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Pierre Loti, correspondant du Monde illustré

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PIERRE LOTI, CORRESPONDANT
DU « MONDE ILLUSTRÉ »



Sur le perron de sa villa de Stamboul.
L’annonce de la mort de Pierre Loti n’a, hélas ! pas surpris, ceux qui, avec désespoir avaient pu suivre les progrès du mal qui vient de l’emporter.

J’étais, il y a peu de jours, retournée à Rochefort dans la demeure familiale où Loti, après chaque voyage, aimait à se reposer, parmi les siens, dans la vieille maison où, avant lui, ses parents avaient vécu.

Quels souvenirs inoubliables laissera, à ceux qui ont pu y pénétrer, près du grand magicien, cette maison ! Comment décrire les reliques, les souvenirs, les fragments admirables rapportés par Loti des lointaines contrées qu’il a évoquées dans son œuvre ?

Une maison… non, un monde ! Le dernier des palais enchantés auxquels, grands enfants, nous demandons, toujours, à croire. Hélas ! déjà durant la maladie, la maison semblait vide, désaffectée. Loti vivait confiné dans cinq pièces : sa chambre semblable à une cellule, blanchie à la chaux, et une petite salle à manger qui ouvrait sur le jardinet qu’il chérissait. Ses amis garderont cette dernière vision du grand pèlerin, assis auprès du feu et enveloppé d’une cape brune semblable aux burnous des Bédouins, d’un Loti le plus souvent isolé dans le silence et le regard fixé très loin sur une vision mystérieuse.

Comment décrire les salles de palais qui se cachent derrière la façade de la plus modeste des maisons de province ! Chaque pièce, pagode ou mosquée, chaque bibelot évoque une des merveilleuses histoires contées par le Maître absent. Il vit encore dans ce décor qu’il a créé et ses paroles chantent. Les souvenirs surgissent de l’ombre qui, pareille à un suaire, voile l’or des boiseries, les faïences bleues et les broderies fleuries.


Les Monolythes de l’Île de Pâques.

Car Loti a conservé les innombrables souvenirs récoltés au cours de sa vie nomade. Ils évoquent pour nous ses mélancoliques héroïnes. Comment ne pas sentir toute la sincérité de l’amour inspiré par Aziyadé devant sa pierre tombale pieusement conservée dans la mosquée si chère à Loti. Comment ne pas sentir son cœur se serrer en songeant à cette Djenane dont le portrait semble nous fixer de ses grands yeux, tandis que pour obéir aux coutumes, elle cache derrière un éventail les lèvres que les hommes ne doivent pas profaner du regard.

Pour la centième fois, je repose à Loti la même question :

— Alors… c’était une histoire vraie ?

— Mais, répond-il, inlassablement… je n’ai jamais rien inventé ! j’ai dit ce que j’ai vu ! Et Loti parle alors de son fameux journal où il a noté toute sa vie…

— Cela remplit un tas de gros cahiers, dit-il très simplement.

Fixer avec génie ses visions, les faire revivre, telle est l’œuvre de Loti. Peu de personnes savent que toute sa vie Loti aimait à dessiner et peindre, comme il prenait des notes.


Salonique, le 22 Juillet 1876. Les soptas, portant d’anciennes armes et d’anciens vêtements trouvés dans les mosquées, promènent les vieux drapeaux verts de Mahomet, pour réchauffer le zèle des croyants et les emmener au combat.

Il y a peu de jours, lors de ma dernière visite à Rochefort, feuilletant de lourds cahiers où Loti conservait et ses premiers articles et les reproductions de ses dessins, j’ai eu l’occasion de voir des croquis envoyés au Monde Illustré par le jeune aspirant de marine Julien Viaud. Ces croquis remontent à l’époque de sa vie évoquée par son dernier livre : « Le journal d’un officier pauvre ». Ils ont été exécutés entre 1872 et 1876. En les voyant, on a l’impression que Pierre Loti existait déjà tel que nous l’avons admiré et aimé. La suite des dessins, les articles envoyés à cette époque par lui au Monde Illustré témoignent qu’il avait déjà les rancunes et les amitiés que nous avons vu grandir dans son œuvre. Une drôlerie impayable éclate déjà dans certains détails, drôlerie dont Loti aimait à éclairer ses pages les plus émouvantes. Les amis de l’écrivain connaissaient bien cet humour si curieux chez un être d’une justesse nostalgique. Comment ne pas sourire devant ce dessin représentant des personnages gravement assis autour d’une table où ils « travaillent, affirme Loti, à rendre le pain à l’Orient et à l’Europe »…


L’investiture de S. M. Abd ul Hamid (1876). Le Sultan arrive à la Mosquée d’Eyoub.



L’ouverture du Parlement turc (1877). Arrivée des députés et des grands dignitaires de l’État à la porte de Doma-Bagtché.

Bien que cette correspondance soit vieille de quelques dizaines d’années, Julien Viaud est dès cette époque l’ami fervent du peuple turc.

Nous savons ce que Pierre Loti a écrit depuis en l’honneur de « ses amis les Turcs ». Constamment la question de l’Islam trop souvent mal comprise, le préoccupait et le chagrinait. Pendant la guerre, il fut accablé de douleur.

Parmi les correspondances envoyées par Loti au Monde Illustré de 1870 à 1878, un passage est particulièrement évocateur de son œuvre, ce sont ces lignes qui font revivre les vieux turcs de Stamboul.

« Stamboul, écrivait-il alors, était en grand émoi dans la nuit du 27 au 28 du mois dernier : la lune haut perchée dans un ciel sans nuage offrait aux musulmans le terrible spectacle d’une éclipse. Or les Turcs ont toujours, sur ce phénomène, les idées les plus singulières. Ils sont dans la ferme croyance qu’il est produit par un dragon qui se jette sur la lune et cherche à la dévorer. Or ils ont pour cet astre une vénération toute particulière. Leurs armes ne sont-elles pas composées d’un croissant et d’une étoile ? Ce combat du dragon contre la lune leur offre donc un intérêt tout spécial, aussi chacun d’eux durant cette nuit-là faisait de son mieux pour venir en aide à l’astre protecteur de la Turquie.

Dès que le phénomène se manifesta, les Turcs sortirent en foule dans les rues ou montèrent sur les plates-formes de leurs demeures. L’un tirait des coups de fusil, l’autre déchargeait son revolver, celui-ci frappait à coups redoublés sur une casserole, celui-là faisait retentir les cymbales dont il s’était armé. Les hadjas montaient dans les minarets, et leurs voix plus ou moins harmonieuses invoquaient le secours d’Allah et de son prophète pour le triomphe de la lune. Les bandes de chiens des rues, effarés par ce mouvement insolite, couraient en aboyant avec fureur.

Au bout de quelques heures de ce vacarme infernal, on vit la lune, parfaitement rétablie, briller de tout son éclat dans le beau ciel d’Orient, et les acteurs de cette scène extraordinaire rentrèrent chez eux, après force congratulations sur l’efficacité du concours par eux prêté à la lune, dans sa lutte contre le dragon. »

Cette courte description est complétée par une gravure qui reproduit la même scène et qui, tout en soulignant l’élégance des minarets et le charme du Bosphore, réserve une place d’honneur aux chats qui, gravement assis sur les toits, regardent s’agiter les hommes. Il serait intéressant de réunir, un jour, ces pages oubliées et de reproduire tous les dessins qui complètent l’œuvre de Pierre Loti.


À Constantinople, pendant l’éclipse de lune de 1877.

Il dort, maintenant, dans ce tombeau qu’il avait préparé lui-même, soucieux de reposer loin des villes et de l’agitation qu’il détestait et raillait. L’ombre des palmiers qu’il avait fait planter se répandra sur sa tombe, creusée dans l’Île où s’est écoulée son enfance. Car Loti, hanté par l’idée de la mort, s’était préoccupé de l’endroit où il reposerait. Il aimait à en parler avec son fils qui était pour lui l’ami le plus précieux et sera maintenant le pieux exécuteur de ses volontés. Comment ne pas évoquer devant sa tombe une des sombres pensées qui expliquent son incurable tristesse : « Aimer de tout son cœur des êtres et des choses que chaque journée, chaque heure travaille à user, à décrépir, à emporter par morceaux. Et après avoir lutté, lutté avec angoisse pour retenir des parcelles de tout ce qui s’en va, passer à son tour. »

Valentine Thomson.

Les bois gravés du Monde Illustré que nous reproduisons ont été exécutés d’après des croquis de Pierre Loti.