Pierre qui roule/1

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Michel Lévy frères (p. 3-106).


I


J’étais en tournée d’inspection des finances dans la petite ville d’Arvers, en Auvergne, et j’étais logé depuis deux jours à l’hôtel du Grand Monarque. Quel grand monarque ? et pourquoi cette enseigne classique, si répandue encore dans les villes arriérées ? Est-ce une tradition du règne de Louis XIV ? Je l’ignore absolument, et je le demande à qui le sait. L’image qui caractérisait ce personnage illustre et mystérieux a disparu presque partout. Dans mon enfance, je me souviens d’en avoir vu une qui le représentait habillé en Turc.

L’hôtesse du Grand Monarque, madame Ouchafol était une femme avenante et bien pensante, dévouée à tout ce qui tenait aux pouvoirs constitués quelconques, noblesse ancienne ou nouvelle, roture opulente, position officielle ou influence locale, le tout sans préjudice des égards dus aux petits fonctionnaires et aux voyageurs de commerce, qui constituent le bénéfice soutenu, le roulement périodique d’une auberge. En outre, madame Ouchafol avait des sentiments religieux, et tenait tête aux esprits forts de son endroit.

Un soir que je fumais mon cigare sur le balcon de l’hôtel, je vis, sur la place qui sépare l’église de la mairie et de l’auberge, un grand garçon dont la figure et la prestance ne pouvaient passer nulle part inaperçues. Il donnait le bras à une paysanne fort laide. Deux gars un peu avinés, espèces d’artisans endimanchés, le suivaient, promenant comme lui des filles en cornette, mais assez gentilles. Pourquoi ce beau garçon, dont la mise bourgeoise ne manquait pas de goût et qui ne paraissait point ivre, avait-il choisi pour danseuse ou pour commère la plus laide et la moins requinquée ?

Ce petit problème n’eût point fixé mon attention au delà d’une minute, si madame Ouchafol, qui époussetait les feuilles poudreuses d’un oranger rachitique placé sur le balcon, n’eût pris soin de me le faire remarquer.

— Vous regardez le beau Laurence, n’est-ce pas ? me dit-elle en laissant tomber sur l’Antinoüs en goguette le regard le plus ironique et le plus dédaigneux.

Et, répondant à ma réponse sans l’attendre :

— C’est un joli garçon, je ne dis pas le contraire ; mais voyez ! toujours en mauvaise compagnie ! Je veux bien qu’il soit fils de paysan ; mais il a un oncle riche et titré, et, d’ailleurs, quand on a reçu de l’éducation, qu’on porte les habits d’un monsieur, on ne va pas trinquer dans les noces de village avec les premiers venus, surtout on ne traverse pas la ville en plein jour avec des gotons comme ça sous son bras !… Mais ce gars-là est fou, il ne respecte rien, et il y a une chose surprenante, monsieur : c’est qu’il ne s’adresse jamais à une jolie fille qui pourrait lui faire honneur. Il trimballe toujours des monstres, et pas des plus sévères, je vous prie de le croire !

— Je croirai tout ce que vous voudrez, madame Ouchafol ; mais comment expliquez-vous ce goût bizarre ?

— Je ne me charge pas de l’expliquer ! On ne peut rien comprendre à la conduite de ce pauvre enfant, car enfin, monsieur, je m’intéresse à lui. Sa marraine est mon amie d’enfance, et souvent nous nous désolons ensemble de le voir si mal tourner.

— C’est donc un franc vaurien ?

— Ah ! monsieur, si ce n’était que ça ! s’il n’était qu’un peu coureur et libertin ! si on pouvait dire : « Il s’amuse, il s’étourdit, c’est un mauvais sujet qui se rangera comme tant d’autres ! » mais point, monsieur. Il boit un peu ; mais il ne fait pas de dettes ; il n’a point précisément de mauvaises mœurs ; il n’est pas batailleur non plus, quoiqu’à l’occasion, quand il voit, dans les fêtes de village ou dans les bals d’artisans, un homme à terre, il cogne sur ceux qui l’assomment, et cogne bien, à ce qu’on dit. Enfin il pourrait être quelque chose, car il n’est point sot ni paresseux ; mais voyez un peu ! monsieur a des idées et surtout une idée… qui fait le désespoir de ses parents !

— Vous me rendez curieux de connaître cette fameuse idée.

— Je vous dirais bien qu’au lieu d’accepter un emploi dans les droits réunis, ou dans le télégraphe, ou un bureau de tabac, ou quelque chose au greffe, à l’enregistrement, à la mairie, car on lui a offert tout cela, il a préféré vivre dans le faubourg avec son père, qui est un ancien métayer et qui a acheté un terrain dont il a fait une pépinière. Ce pauvre père Laurence est un brave homme, très-laborieux, qui n’a plus que cet enfant-là et qui aurait voulu l’élever au-dessus de son état, espérant que son frère aîné, qui est très-riche, le prendrait en amitié et en ferait son héritier : point du tout ; le jeune homme, qui était parti après son baccalauréat pour la Normandie, où réside l’oncle riche, s’est laissé entraîner à un égarement épouvantable, monsieur, et il a disparu pendant deux ou trois ans, sans presque donner de ses nouvelles.

— Quel égarement, madame Ouchafol ?

— Ah ! monsieur, permettez-moi de ne pas vous le dire par estime pour le père Laurence, qui cultive des fruits le long de ses murs, et qui m’a toujours fourni de belles pêches et de beaux raisins, sans parler des légumes qu’il cultive aussi dans le bas de son enclos, ce qui fait qu’il m’achète le fumier de mon écurie, et le paye mieux que bien des gens plus haut placés ; par amitié aussi pour la marraine du jeune homme, qui est mon amie, comme je vous ai dit, même que nous avons fait ensemble notre première communion, je dois cacher le malheur et la honte que le beau Laurence, comme on l’appelle ici, a fait jaillir sur ses proches, et qui jaillirait sur toute la ville, si par malheur la chose venait à se savoir.

Il devenait évident que madame Ouchafol mourait d’envie de faire jaillir jusqu’à moi le mystère de l’égarement du beau Laurence. Plus taquin que curieux dans ce moment-là, je la punis de ses réticences en prenant mon chapeau et en allant respirer l’air du soir le long d’un joli ruisseau qui côtoie la pente où la ville est gracieusement jetée.

Beaucoup de petites villes sont ainsi, charmantes de tournure et d’ensemble au dehors, affreuses et malpropres au dedans : une dent de rocher, un rayon de soleil couchant sur un vieux clocher, une belle ligne boisée derrière, un ruisseau au pied, suffisent pour composer un tableau qui les encadre au mieux, et dont elles sont l’accident principal arrangé là comme à souhait.

J’étais tout entier au plaisir calme de la contemplation, et je voyais les derniers reflets du couchant s’éteindre dans un ciel admirablement pur. Ce présage de beau temps pour le lendemain me rappela le projet que j’avais formé d’aller voir une cascade qu’un de mes prédécesseurs dans l’emploi que j’occupais m’avait recommandée. Il était trop tard pour entreprendre une promenade quelconque ; mais, comme je passais près d’un cabaret rustique d’où sortaient du bruit et de la lumière, je résolus d’y demander des renseignements. Je tombai au milieu d’une noce villageoise. On buvait et on dansait. La première personne qui s’aperçut de ma présence fut précisément le beau Laurence.

— Eh ! père Tournache, s’écria-t-il d’une belle voix forte et claire qui dominait toutes les autres, un voyageur ! servez-le. Il ne faut pas, parce qu’on s’amuse chez vous, oublier les gens qui ont le droit de s’y reposer. — Venez, monsieur, ajoutât-il en me donnant sa chaise, il n’y a plus place nulle part. Prenez la mienne, je vais danser une bourrée dans la grange, et, en passant, je dirai qu’on vous serve.

— Je ne veux déranger personne, lui répondis-je, touché de sa politesse, mais peu alléché par l’aspect et l’odeur du festin. Je venais demander un renseignement…

— Peut-on vous le donner ?

— Vous probablement mieux qu’un autre ; je voudrais savoir de quel côté et à quelle distance sont le rocher et la cascade de la Volpie.

— Très-bien, venez avec moi, je vais vous donner une idée de ça.

Comme, cette fois, malgré sa courtoisie et son obligeance, le beau garçon me paraissait un peu gris, je le suivis plutôt par politesse que dans l’espoir d’avoir une explication bien claire.

— Tenez, me dit-il après m’avoir conduit, en titubant quelque peu, à dix pas de la maisonnette, vous voyez cette longue côte uniforme qui ferme l’horizon ? Elle est plus élevée qu’elle ne paraît ; c’est une vraie montagne qui exige une heure de marche. À présent, voyez-vous une espèce de brèche placée de biais au point le plus élevé, juste au-dessus de la pointe du clocher de la ville ? C’est là.

— J’avoue que je ne vois rien. Il fait nuit, et, demain, j’aurai peut-être quelque peine à m’orienter ; ne pourrais-je trouver dans ce faubourg un guide pour m’y conduire ?

— J’allais vous proposer ma compagnie pour après demain, vu que je compte y aller ; mais, demain, c’est trop tôt.

— Je le regrette.

— Et moi aussi ; mais, que voulez-vous ! il faut absolument que je sois ivre cette nuit, et il est probable que je dormirai demain toute la journée.

— C’est une nécessité urgente que vous soyez ivre ?

— Oui, je n’ai pu faire autrement que de boire un peu pour fêter la noce d’un camarade d’enfance. Dans un quart d’heure, si j’en reste là, je serai triste ; j’ai le premier vin raisonneur et lucide. J’aime mieux m’achever, devenir gai, tendre, fou et idiot ; après ça, on dort, et tout est dit.

— Il n’y a pas de mal à devenir gai, tendre, fou et même idiot, comme vous le prétendez : mais, quelquefois, dans le vin, on devient méchant. Vous ne craignez donc pas que cela vous arrive ?

— Non ; je me persuade que le vin, quand il n’est pas empoisonné, ne développe et ne révèle en nous que les qualités et les défauts qui s’y trouvent. Je ne suis pas méchant, je ne bois pas d’absinthe, je suis sûr de moi.

— À la bonne heure ; mais vous parliez d’aller danser ?

— Oui, la danse grise aussi. Cette grande cornemuse qui vous braille aux oreilles, le mouvement, la chaleur, la poussière, tout cela, c’est charmant, allez !

En parlant ainsi, il eut un accent de tristesse, presque de désespoir, où je crus voir la révélation de quelque douleur secrète ou de quelque remords acharné. Les paroles de l’hôtesse me revinrent à l’esprit, et je fus saisi d’un sentiment de pitié pour cet homme si beau, qui s’expliquait si bien et qui paraissait si doux et si franc.

— Si, au lieu de vous achever si vite, lui dis-je, vous restiez un peu ici à fumer un bon cigare avec moi ?

— Non, je deviendrais mélancolique, et je vous ennuierais.

— Cela me regarde, je pense ?

— Cela me regarde aussi. Tenez, je vois bien que vous êtes un homme distingué et qu’il serait agréable de causer avec vous ; N’allez à la Volpie qu’après-demain.

— Rendez-moi le service d’y venir demain et de ne pas vous enivrer cette nuit.

— Ah çà ! vous avez l’air de vous intéresser à moi ? Est-ce que vous me connaissez ?

— Je vous vois aujourd’hui pour la première fois.

— Bien vrai ? Je sais que vous êtes l’inspecteur des finances logé depuis deux jours chez la mère Ouchafol ; vous courez la province pendant quatre mois tous les ans… Vous ne m’avez rencontré nulle part ?

— Nulle part. Vous êtes donc connu hors d’ici ?

— J’ai voyagé dans presque toute la France pendant trois ans. Dites-moi pourquoi vous me conseillez de ne pas boire.

— Parce que je n’aime ni les choses souillées ni les hommes détériorés. Affaire d’ordre et de propreté, voilà tout !

Il rêva un instant, puis me demanda mon âge.

— Le vôtre à peu près, trente ans ?

— Non, moi, vingt-six. J’ai donc l’air d’en avoir trente ?

— Je vous vois mal dans le crépuscule.

Il reprit tristement :

— Je crois, au contraire, que vous voyez bien. J’ai perdu quatre ans de ma vie, puisque mon visage a quatre ans de trop. Je ne ferai pas d’excès cette nuit, et, si vous voulez aller demain à la Volpie, je frapperai à votre porte à quatre heures du matin. Je sais qu’il faut que vous soyez en ville à midi. Le percepteur m’a parlé de vous, il dit que vous êtes un homme charmant.

— Merci, je compte sur vous.

— Voulez-vous voir danser la vraie bourrée d’Auvergne avant de vous retirer ?

— Je la danserai même avec vous, si on me le permet.

— On en sera enchanté, mais il faut que je vous présente comme mon ami.

— Soit ! il n’est pas impossible que je le devienne.

— J’en accepte l’augure.

Il me plaisait, je ne m’en défendais pas, et, quel que fût l’épouvantable égarement que lui reprochait l’hôtesse du Grand Monarque, la curiosité qu’il éveillait en moi était presque de la sympathie.

Dans la grange où il m’introduisit, et où le bruit, la poussière et la chaleur annoncés par lui ne laissaient rien à désirer, je fus accueilli avec beaucoup de cordialité et invité à boire à discrétion.

— Non, non, leur cria Laurence, il ne boit pas, lui, mais il danse. Tenez, l’ami, faites-moi vis-à-vis.

Il avait invité la mariée, j’invitai la grande fille laide que, du balcon de l’hôtel, j’avais vue à son bras une heure auparavant. Je croyais ne pas faire de jaloux, mais je m’aperçus bientôt qu’elle était fort courtisée, peut-être à cause de son air enjoué et hardi, peut-être aussi parce qu’elle avait de l’esprit. J’eusse voulu la faire causer sur le compte de Laurence ; le vacarme, qui était pour ainsi dire suffocant, ne me permit pas d’engager une conversation suivie.

Laurence dansait devant moi, et certainement il y mettait de la coquetterie. Il avait ôté son paletot de coutil et son gilet, comme les autres. Sa chemise, d’un blanc encore irréprochable, dessinait sa taille fine, ses larges épaules et sa poitrine bombée ; la sueur faisait boucler ses cheveux abondants, d’un noir de jais ; son œil, tout à l’heure éteint, lançait des flammes. Il avait la grâce inséparable des belles formes et des fines attaches, et, bien qu’il dansât la bourrée classique comme un vrai paysan, il faisait de cette chose lourde et monotone une danse de caractère pleine de verve et de plastique. Il avait bien un peu de vin dans les jambes, mais en peu d’instants cette incertitude se dissipa, et il me sembla qu’il tenait à m’apparaître dans tous ses avantages physiques pour dissiper la mauvaise opinion qu’il avait pu m’inspirer à première vue.

Tout en me demandant pour quelles fins il avait parcouru presque toute la France, il me vint à l’esprit qu’il avait pu être modèle. Quand il retourna dans le cabaret, où je le suivis et où on le pria de chanter, je me persuadai qu’il avait été chanteur ambulant ; mais il avait la voix fraîche et disait les chansons du pays avec une simplicité charmante qui était d’un artiste et non d’un virtuose de carrefour.

Peu à peu mes idées sur son compte s’embrouillèrent. J’avais chaud, et j’avais accepté sans méfiance quelques rasades d’un vin clairet qui semblait très-innocent, mais qui par le fait était extraordinairement capiteux. Je sentis que, si je ne voulais pas donner le mauvais exemple à celui que je venais de sermonner, et que, si je ne voulais pas être accusé par madame Ouchafol de quelque « épouvantable égarement », il fallait me soustraire aux épanchements bachiques de ces bons faubouriens. Je m’esquivai donc adroitement, et, tout en regagnant la ville, j’eus la confusion de sentir que je ne marchais pas très-droit, que je voyais doubles les poteaux du fil électrique, et que j’avais des envies de rire et de chanter tout à fait insolites.

À mesure que je croyais approcher de la ville, le trouble augmentait. Mes pieds devenaient lourds, et, quand j’eus marché un peu plus que de raison, je constatai que la ville n’était plus sur la colline, ou que je n’étais plus sur le chemin de la ville. Belle situation pour un fonctionnaire, et surtout pour un homme des plus sobres qui, de sa vie, n’avait été surpris par l’ivresse !

Je pensai, car mon cerveau était resté parfaitement lucide, que cette ivresse était venue trop vite pour ne pas s’en aller de même. Je résolu d’attendre qu’elle fût dissipée, et, avisant une masure ouverte qui semblait abandonnée, j’y entrai et me jetai sur un tas de paille, sans trop m’apercevoir du voisinage d’un âne qui dormait debout, le nez dans son râtelier vide.

Je fis comme l’âne, je m’endormis d’un sommeil aussi paisible que le sien. Quand je m’éveillai, le jour commençait à poindre, l’âne dormait toujours, et pourtant il avait des inquiétudes dans les jambes, et faisait de temps à autre résonner la chaîne de ses entraves. J’eus quelque peine à m’expliquer comment je me trouvais en ce lieu et en cette compagnie ; enfin la mémoire me revint, je me levai, je secouai mon vêtement, je lissai mes cheveux, je me réhabilitai un peu à mes propres yeux en constatant que je n’avais pas perdu mon chapeau, et, me sentant parfaitement dégrisé, je repris sans peine le chemin de l’hôtel du Grand Monarque en me disant que madame Ouchafol ne manquerait pas d’attribuer ma rentrée tardive à quelque bonne fortune. Je n’eus que le temps de faire ma toilette et d’avaler une tasse de café ; à quatre heures sonnantes, le beau Laurence frappait à ma porte. Il n’avait pas dormi, lui, il avait dansé et chanté toute la nuit ; mais il ne s’était pas enivré, il m’avait tenu parole. Il s’était jeté dans la rivière en quittant la noce ; ce bain l’avait rafraîchi et reposé ; il se vantait de nager et de plonger comme une sarcelle. Il était gai, actif, superbe, et rajeuni de quatre ans. Je lui en fis mon compliment sincère, sans pouvoir surmonter la mauvaise honte qui s’empara de moi lorsqu’il remarqua que mon lit n’était pas défait. Infamie ! j’osai lui répondre que j’avais travaillé toute la nuit ; heureusement, l’âne, seul témoin de ma honte, était incapable de la divulguer.

Laurence avait soupé à deux heures du matin, il n’avait ni faim ni soif. Il s’était muni pour tout bagage d’un bâton et d’un album qu’il me permit de regarder. Il dessinait très-bien, traduisant la nature avec hardiesse et avec conscience. Nous prîmes à travers champs, et bientôt nous gravîmes la longue montagne sur un chemin très-dur, mais délicieux d’ombrages et d’accidents.

La conversation ne s’engagea réellement que lorsque nous eûmes atteint les âpres rochers où la Volpie se laisse tomber et s’engouffre dans une brisure anguleuse et profonde. C’est une petite chose très-belle, difficile à aborder pour la bien voir.

Nous y restâmes deux heures, et c’est là que Laurence me révéla le mystère épouvantable de son existence.

Je supprime l’entretien qui peu à peu amena cette expansion. Il m’avoua sincèrement éprouver depuis longtemps le besoin d’ouvrir son cœur à un homme assez indulgent et assez civilisé pour le comprendre. Il se figurait que j’étais cet homme-là. Je lui promis qu’il ne s’en repentirait pas, et il parla ainsi :


HISTOIRE DE PIERRE QUI ROULE

Je sais que je suis beau, non-seulement je l’ai ouï dire, mais on me l’a dit dans des circonstances que je n’oublierai jamais. D’ailleurs, je suis assez cultivé comme artiste pour savoir ce qui constitue la beauté, et je me sais doué de toutes les qualités qu’elle exige.

Vous rendrez bientôt justice au peu de vanité que j’en tire, quand vous saurez qu’elle est la source de mes plus grands chagrins. J’ai aimé une femme qui m’a repoussé parce que je n’étais pas laid.

Vous savez que je me nomme Pierre Laurence, et que je suis le fils d’un paysan des environs, aujourd’hui pépiniériste et maraîcher. Mon père est le meilleur des hommes, absolument inculte, ce qui ne me gêne pas pour adorer sa droiture et sa douceur. Mon oncle est le baron Laurence, parvenu, anobli par Louis-Philippe et enrichi par l’industrie. Il s’est fixé en Normandie dans un beau vieux château où j’ai été le voir une fois, après mes études, par l’ordre de mon père, qui croyait à son souvenir et à ses promesses. Je ne sais s’il est égoïste, s’il dédaigne l’humble famille d’où il est sorti, ou si je n’ai pas eu le don de lui plaire. Il est certain que, sortant des écoles, imbu d’idées nouvelles et affligé d’une indomptable fierté, j’ai dû lui laisser voir que je ne venais pas à lui de moi-même, que j’aimais mieux mourir que de partager ses opinions et de convoiter son héritage. Bref, il m’a demandé de quoi j’avais besoin, je lui ai répondu crânement que je n’avais besoin de rien. Il m’a dit que j’étais un beau garçon parce que je lui ressemblais, qu’il était aise de me voir, et qu’il sortait pour aller chauffer sa candidature à la députation. Je suis reparti pour Paris sans déboucler ma valise ; il y a de cela sept ans, je ne l’ai jamais revu, je ne lui ai jamais écrit. Je suis bien sûr qu’il me déshéritera : il est garçon, mais il a une gouvernante. Je ne lui en veux nullement pour cela. Je sais que, sauf son dévouement à tous les pouvoirs, c’est un très-honnête homme, convenablement charitable. Il ne me doit rien. Je n’ai pas le moindre reproche à lui faire. Il a gagné lui-même sa fortune, il est bien libre d’en disposer à sa guise.

Mon père ne prend pas la chose aussi philosophiquement. S’il a fait des sacrifices pour mon éducation, c’est dans l’espoir que je serais un monsieur. Ce n’est pas ma faute. Je ne demandais pas mieux que d’être un paysan. J’avais l’âme heureuse dans notre humble milieu, et j’y suis toujours revenu en regrettant d’en être sorti. Mon seul plaisir, à l’heure qu’il est, c’est encore d’arroser les fleurs et les légumes de notre enclos, de tailler les arbres, de rouler la brouette et de forcer mon vieux père de se reposer un peu.

J’aime mes compagnons d’enfance. Leurs façons rustiques sont loin de me déplaire ; autant que je peux m’étourdir de mes chagrins, c’est avec eux que je le tente. Boire et chanter, travailler et causer avec ces braves gens, voilà encore ce qu’il y a de plus clair dans mes amusements. J’abuse un peu de mes forces ; tantôt je voudrais les conserver pour m’élancer à la poursuite de mon rêve, tantôt je voudrais les éteindre pour l’oublier.

Tout le monde peut vous dire dans le pays que je suis très-bon, très-loyal, très-discret et très-dévoué. Seulement, les bourgeois me reprochent de n’avoir pas d’ambition et pas d’état, comme si ce n’en était pas un de cultiver la terre !

Mon père est aisé dans la mesure de ses besoins, il a une vingtaine de mille francs placés, et je ne lui ai jamais fait payer la dette la plus minime. Moi, j’avais hérité dix mille francs de ma mère. Je les ai mangés, voici comme.

Après avoir passé mes examens de baccalauréat à Paris et salué mon oncle en Normandie, je revins ici pour demander à mon père ce qu’il souhaitait que je fisse.

— Il faut retourner à Paris, me dit-il, il faut y devenir avocat ou magistrat. Tu parles facilement, tu ne peux manquer de devenir un grand parleur. Étudie la loi. Je sais qu’il faut une dizaine de mille francs pour vivre là-bas quelques années. Je vendrai la moitié de mes biens. Si je manque, étant vieux, tu t’occuperas de ne pas me laisser sans pain.

Je refusai l’offre de mon père. Je sacrifiai seulement mon héritage personnel ; il y consentit, et je retournai à Paris, résolu à travailler et à devenir un grand parleur pour complaire à l’auteur de mes jours, un peu aussi pour me satisfaire. Je ne sais quel instinct de tempérament me poussait à me mettre en vue, à étendre ou à arrondir mes bras flexibles et forts, à me bercer du son de ma voix puissante. Que vous dirai-je ? une sorte d’exhibition de mes avantages naturels m’apparaissait comme un devoir ou comme un droit, je ne sais lequel ; mais l’ambition n’y a jamais été pour rien, comme vous allez voir.

Il y avait encore à cette époque un quartier latin. Les étudiants n’avaient point passé la Seine. Ils n’entretenaient pas des demoiselles, ils dansaient encore avec des grisettes, espèce qui déjà tendait à disparaître et qui a disparu depuis. C’était au lendemain de 1848.

J’étais trop solidement trempé pour craindre de mener de front le travail et le plaisir. J’eus vite des amis. Un garçon fort et hardi, libéral et affectueux, doux et bruyant, voit toujours se grouper une phalange autour de lui. Nous étions de toutes les luttes au bal, au théâtre, aux cours et dans la rue.

Je ne vous raconterai pas mes aventures et mes agitations de la première année. Je revins au pays pour les vacances. J’avais travaillé et pas trop dépensé. Mon père était enchanté de moi et disait :

— M. le baron se ravisera.

Mes camarades du faubourg me trouvaient délicieux parce que je redevenais paysan avec eux. L’hiver suivant, après la rentrée des écoles, une femme décida de ma vie.

Nous étions de toutes les premières représentations à l’Odéon. Nous faisions grand bruit pour les pièces dont nous ne voulions pas et pour celles que nous voulions soutenir. Il y avait alors à ce théâtre une petite amoureuse que l’on appelait sur l’affiche mademoiselle Impéria. Elle jouait inaperçue dans ce qu’on appelle le répertoire. Elle était merveilleusement jolie, distinguée, froide par nature, par inexpérience ou par timidité ; le public ne s’occupait point d’elle. À cette époque-là, on pouvait jouer pendant dix ans les Isabelles ou les Lucindes de Molière et les seconds rôles de la tragédie sans que le public y prît garde, et sans qu’à moins de haute protection on obtînt le moindre avancement.

Cette jeune fille n’avait aucun appui au ministère, aucun ami dans la presse, elle ne briguait même pas les sympathies du public. Elle disait bien, elle avait une grâce décente : on sentait en elle une conscience d’artiste, mais pas d’inspiration, pas d’entrain et pas l’ombre de coquetterie. Ses yeux n’interrogeaient jamais les avant-scènes, et, quand, pour obéir aux effets de son rôle, elle les baissait, elle ne laissait pas tomber sur l’orchestre ce regard voilé et lascif qui semble dire : « Je sais très-bien ce que mon personnage a l’air d’ignorer. »

Je ne saurais dire pourquoi, après l’avoir vue avec indifférence dans plusieurs bouts de rôles, je fus frappé de sa physionomie modeste et fière au point de demander à mes camarades durant un entr’acte s’ils ne la trouvaient pas charmante. Ils la déclarèrent jolie, mais sans charme sur la scène. L’un d’eux lui avait vu jouer Agnès, il prétendait qu’elle n’avait rien compris à cette création classique, et une discussion s’engagea. Agnès devait-elle être une madrée qui fait l’innocente, ou une véritable enfant qui dit des choses très-fortes sans en pénétrer le sens ? Je soutins la dernière opinion, et, quoique je ne tinsse guère à avoir raison, la première fois que l’École des Femmes parut sur l’affiche, je quittai le café Molière pour voir la pièce. Je ne sais pourquoi j’eus la fausse honte de ne le dire à personne. Les étudiants n’écoutent jamais le répertoire, qui est cependant imposé, en vue de leur instruction, au second Théâtre-Français. Nous sommes tous censés connaître les classiques par cœur, et beaucoup se déclarent saturés de ce vieux régal, qui n’en connaissent que de courts fragments et n’en ont jamais pénétré l’esprit ni apprécié le mérite.

J’étais dans ce cas comme bien d’autres, et, au bout de quelques scènes, je sentis comme un remords de n’avoir jamais apprécié un chef-d’œuvre si aimable. Nous ne sommes plus romantiques, nous sommes trop sceptiques pour cela ; le romantisme n’en a pas moins pénétré dans l’air que nous respirons ; nous en avons gardé le côté injuste et superbe, et nous méprisons les classiques sans rendre beaucoup plus de justice à ceux qui les ont démodés.

À mesure que je goûtais l’œuvre burlesque et profonde du vieux maître, j’étais frappé du charme de la cruelle Agnès : je dis cruelle parce que Arnolphe est certes un personnage malheureux et intéressant malgré sa folie, il aime et il n’est point aimé ! Il est égoïste en amour, il est homme. Sa souffrance s’exhale par échappées en vers admirables qui ont, quoi qu’on en ait, un écho dans le cœur de tous les hommes épris. Il y a dans presque toutes les pièces de Molière un fonds de douleur navrante qui, à un moment donné, efface le ridicule du jaloux trompé. Le gros public ne s’en doute pas. Les acteurs qui creusent leurs rôles en sont frappés, et cette nuance profonde les gène, car, s’ils obéissent au sens plein de larmes de la nuance, le gros public n’y comprend rien, croit qu’ils parodient la souffrance, et rit encore plus fort. Au milieu de ce gros rire, il y a bien peu de personnes qui disent à l’oreille de leur voisin que Molière est un aigle blessé, une âme profondément triste. Cela est pourtant, car, moi aussi, je l’ai creusé, et dans tous ses cocus, je retrouve le misanthrope. Arnolphe est un Alceste bourgeois, Agnès, une Célimène en herbe.

Mais mademoiselle Impéria rendait Agnès intéressante par la bonne foi absolue de son innocence, par certains accents non plaintifs, plutôt énergiques et indignés contre l’oppression. Tout en me demandant si elle était dans le vrai, il me fut impossible de ne pas être saisi et dominé par sa figure et son attitude. La nuit, je rêvai d’elle ; le lendemain, je ne pus travailler ; le surlendemain, je me promenai, sous prétexte de bouquiner, le long des galeries de l’Odéon, toujours revenant à la petite porte en treillis par où entrent et sortent les employés du théâtre et les artistes en répétition ; mais j’eus beau attendre et guetter, on répétait une pièce nouvelle où Impéria n’avait pas de rôle. Tout ce que je pus parvenir à savoir en écoutant causer les allants et venants, c’est qu’elle était convoquée pour le lendemain à l’effet de suivre les répétitions, l’actrice chargée du rôle d’ingénue étant souffrante et risquant d’être malade le jour de la première. Je vis paraître un gamin muni d’un bulletin pour elle, et, comme il portait ce petit papier au bout de ses doigts, d’un air distrait, je le suivis avec une intention perfide, je feignis d’être aussi distrait que lui, je le heurtai au moment où il se glissait à travers les omnibus qui stationnent à côté du théâtre. Le papier tomba, je le ramassai et je le lui rendis après l’avoir essuyé sur ma manche, bien qu’il ne fût pas sali. J’avais eu le temps de lire l’adresse : « À Mademoiselle Impéria, rue Carnot, n° 17. »

Quand le gamin fut reparti, j’eus l’idée de lui donner cinq francs et de faire la course à sa place le n’osai pas.

D’ailleurs, j’étais enivré de ma découverte comme d’un triomphe. La première chose que rêve un amoureux naïf, c’est de savoir l’adresse de son idéal, comme si cela lui faisait faire un pas vers le succès

Je n’en suivis pas moins le petit messager à distance. Je le vis entrer au n° 17, une des plus pauvres maisons de cette pauvre rue, qui n’était ni pavée ni éclairée au gaz. Je doublai le pas, et je me croisai avec lui comme il sortait en criant au portier de remettre le bulletin aussitôt que mademoiselle Chose serait rentrée.

Mademoiselle Chose ! profanation ! J’ignorais le laisser aller de tout ce qui tient au théâtre, même aux théâtres sérieux. Je m’enhardis, elle n’était pas là. Je pouvais, par le concierge, apprendre quelque chose sur son compte. J’entrai résolûment sous un péristyle sombre, et, à mon tour, je demandai mademoiselle Impéria à travers la vitre.

— Sortie, répondit brusquement une vieille femme grasse, qui avait pourtant une bonne figure.

— Quand rentrera-t-elle ?

— Je ne sais pas.

Et, me toisant de la tête aux pieds, d’un air demi-railleur, demi-bienveillant, elle ajouta :

— Avez-vous sa permission pour lui rendre visite ?

— Mais certainement, répondis-je misérablement troublé.

— Faites voir ! reprit la vieille femme en tendant la main.

J’allais m’enfuir, elle me retint en disant :

— Écoutez, mon petit, vous êtes de ces jolis garçons qui croient qu’il n’y a qu’à se montrer ; il en vient tous les jours, et ça ennuie cette jeune actrice, qui est sage comme un petit ange. Nous sommes chargés de dire aux beaux messieurs qu’elle ne reçoit jamais personne. Ainsi ne prenez pas la peine de revenir ; voilà, bonsoir, portez-vous bien.

Et elle releva à grand bruit, en ricanant, le vasistas qu’elle avait abaissé pour me parler.

Je me retirai mortifié et enchanté. Impéria était vertueuse, peut-être innocente comme elle le paraissait. J’étais amoureux fou. Je ne me moquais plus de mon caprice, j’y tenais comme à ma vie.

Je ne vous raconterai pas tout ce que j’imaginai, tout ce que je tentai pour m’introduire dans le théâtre le lendemain. Je n’osai pas ; mais, le jour suivant, voyant entrer et sortir beaucoup de gens de tout état par cette petite porte, qui ne me semblait pas gardée, et qui n’est jamais fermée, je la poussai résolument et passai devant une toute petite niche de concierge que gardait un enfant. J’avais saisi le moment où deux ouvriers entraient, j’étais sur leurs talons ; l’enfant, qui jouait avec un chat, entendant des pas et des voix qu’il connaissait de reste, ne leva seulement pas les yeux sur moi.

Les ouvriers qui me précédaient montèrent cinq ou six marches firent demi-tour, à droite, montèrent deux ou trois autres marches qui venaient buter l’escalier principal, poussèrent une lourde porte battante et disparurent. Je m’arrêtai irrésolu un instant. L’enfant m’aperçut alors et me cria

— Qui demandez-vous ?

— Monsieur Eugène ! répondis-je à tout hasard, et sans savoir pourquoi ce nom me venait sur les lèvres plutôt qu’un autre.

— Connais pas, reprit le jeune gars. C’est peut-être M. Constant que vous voulez dire ?

— Oui, oui, pardon ! C’est cela ! M. Constant.

— Montez devant vous !

Et il reprit son chat, qu’il était fort occupé à débarbouiller avec un bonnet de femme, celui de sa mère probablement.

Qu’allais-je dire à M. Constant ? et qu’était-ce que M. Constant ? Je me disposais à suivre les ouvriers par la porte battante

— C’est pas par là ! me cria de nouveau l’enfant ; ça, c’est le théâtre !

— Je le sais bien, parbleu ! repris-je d’un ton courroucé. J’ai affaire là d’abord.

Il se laissa éblouir par mon audace. En deux enjambées, je me trouvai sur le plancher, attiré par l’obscurité rassurante que j’avais entrevue, et où il me fallut quelques instants pour me rendre compte du lieu où j’étais.

C’était au fond du théâtre, et mon premier mouvement fut de me glisser derrière une toile qui, je me le rappellerai toujours, représentait un bout de jardin avec de colossales fleurs d’hortensia que je pris d’abord pour des citrouilles. Je m’y tins palpitant et indécis jusqu’à ce que mes deux machinistes, passant près de moi et s’emparant de deux cordes à poulies, me dissent :

— S’il vous plaît, monsieur, ôtez-vous de là ! gare à la plantation !

Ils m’enlevaient mon refuge et mon abri ; deux autres ouvriers, opérant en sens contraire, déroulaient le cylindre qui allait remplacer le jardin par un fond d’appartement, et ceux-ci me crièrent à leur tour :

— Place à la plantation !

La plantation ! qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Quand on est en fraude, on croit aisément à des allusions directes. Je me rappelai l’enseigne de l’enclos paternel : Plantation de Thomas Laurence ! et je m’imaginai qu’on me raillait. Il n’en était pourtant rien. La plantation, au théâtre, consiste à placer des toiles et des pièces de décor quelconque qui servent à la répétition, pour figurer la disposition du décor que représentera la pièce, et pour régler les entrées et les sorties des personnages. Si le décor de la pièce doit changer, les machinistes, après chaque acte de la répétition, changent ou modifient la plantation.

Je me réfugiai sur un grand escalier de bois qui monte en perron au fond de la scène derrière les décors, et je me hasardai à gagner la plate-forme du haut. Je me trouvai en face d’un coiffeur qui peignait une splendide perruque à la Louis XIV, et qui ne fit aucune attention à moi. Une voix qui partait je ne sais d’où cria :

— Constant !

Le coiffeur ne bougea pas. Ce n’était pas lui. Je respirai.

— Constant ! cria une autre voix.

Et quelqu’un ouvrit à ma droite la porte rembourrée d’une pièce garnie de banquettes rouges qui me sembla devoir être le foyer des acteurs. Le coiffeur s’émut alors, car le personnage qui m’apparaissait et que je n’osais pas regarder semblait investi de la suprême autorité.

— Monsieur Jourdain, dit l’artiste en cheveux Constant est par là.

Et, se dirigeant vers la gauche, dans un couloir sombre, il se mit à crier à son tour :

— Constant ! M. le régisseur vous demande.

J’allais être pris entre deux feux, le régisseur en personne d’une part, de l’autre ce fantastique personnage de Constant, à qui j’avais prétendu vouloir parler, et que je ne connaissais en aucune façon. Je m’enfuis par où j’étais venu, et, cherchant toujours les ténèbres, je me précipitai dans la coulisse de gauche, où je tombai sur un pompier en petite tenue, qui me dit en jurant :

— Faites donc attention ! est-ce que vous ne voyez pas clair ?

Comme je lui demandai très-poliment pardon et qu’il n’était chargé que de veiller au danger d’incendie, Une fit pas de difficulté pour me dire où je pouvais me réfugier afin de ne gêner personne. Il me montrait une sorte de pont volant qui descendait du théâtre à l’orchestre et que je franchis d’un saut, bien qu’il fût très-mal assuré.

La salle était aussi sombre que la scène ; j’essayai de m’asseoir, et, me trouvant fort mal à l’aise, je constatai que les sièges des stalles étaient relevés, et que de grandes bandes de toile verte étaient tendues sur toutes les rangées de l’orchestre. Et puis on allumait quelque chose sur la scène, plusieurs personnes descendaient le pont volant et venaient vers moi. Je m’esquivai encore. Je gagnai les couloirs du rez-de-chaussée, et, avisant une loge ouverte, je m’y blottis et restai coi. Là, à moins d’une quinte de toux ou d’un éternuement indiscret, je pouvais n’être pas découvert.

Mais à quoi cela m’avançait-il ? D’abord, Impéria n’était pas de la répétition ; sa compagne, chef d’emploi, était rétablie et tenait son rôle, sans aucune velléité de se faire remplacer. Impéria, simple en cas, doublure en disponibilité, devait être dans la salle, à étudier la mise en scène et à écouter les observations que l’auteur et le directeur de la scène faisaient à l’ingénue. Comment distinguer et reconnaître quelqu’un dans cette salle immense à peu près vide, éclairée seulement par trois quinquets accrochés à des poteaux plantés sur le théâtre et jetant une lueur glauque avec de grandes ombres sur les objets environnants ? De ce peu de lumière enfumée, que rendait plus trompeuse encore un brusque rayon de soleil tombant des frises sur un angle de décor en saillie, rien ne pénétrait dans l’intérieur de la salle. Tout le public se composait d’une dizaine de personnes assises à l’orchestre et me tournant le dos. C’était peut-être le directeur, le costumier, le chef de claque, un des médecins, enfin des personnes de la maison, artistes ou employés, plus trois ou quatre femmes, l’une desquelles devait être celle auprès de qui j’avais aspiré à me trouver ; mais comment m’approcher d’elle ? Certes, il était interdit aux étrangers à l’établissement de s’introduire aux répétitions, et je ne pouvais sans mensonge me réclamer de personne, vu que, mon mensonge facilement déjoué, j’étais honteusement expulsé, sans avoir le droit d’exiger qu’on y mît des formes.

De temps en temps, un bruit de balai, de tapis secoué, de portes fermées sans précaution, partait du haut de la salle. Un des personnages assis à l’orchestre criait : « Chut ! silence donc ! » et, se retournant, semblait explorer toutes choses d’un regard pénétrant et irrité que je m’imaginais sentir tomber sur moi. Je me faisais petit, je retenais mon haleine. Je n’osais sortir, de peur de trahir ma présence. Enfin, ce cerbère, le régisseur, se leva, interrompit la répétition, et déclara que le nettoyage des loges et galeries devait être effectué avant ou après les répétitions, va qu’il était impossible de travailler avec ce vacarme et ces distractions. On m’enlevait ainsi un dernier espoir, car l’idée m’était venue de gagner un de ces employés subalternes et de prendre sa place le lendemain.

Une autre idée me traversa la cervelle. Était-il impossible de se présenter comme comédien ? Ce que j’apercevais de la répétition me faisait constater le peu d’initiative de l’artiste et comme quoi on lui mâche sa besogne. Je n’avais pas la moindre idée de ce que l’on appelle la mise en scène, et la plupart des spectateurs ne s’en doutent pas davantage. On croit naïvement que cet ordre admirable, cette adresse de mouvements, cette sûreté d’entrecroisements qui sont établis sur la scène, et qui servent à l’échange des répliques sans préméditation apparente, à la mise en lumière des effets, au dégagement et au relief des moindres situations, sont des résultats spontanés dus à l’intelligence des acteurs ou à la logique des scènes. Il n’en est pourtant rien. Ou les artistes ordinaires manquent d’intelligence, ou ils en ont trop, ou ils ne font rien ressortir, ou ils se préoccupent trop de l’effet à produire, et y sacrifieraient volontiers la vraisemblance d’attitude et de situation des autres personnages. La mise en scène est comme une consigne militaire qui règle le maintien, le geste, la physionomie de chacun, même ceux du moindre personnage. On pourrait marquer à la craie sur le plancher l’espace où chacun peut se mouvoir à un moment donné, le nombre de pas qu’il doit faire, mesurer le développement de son bras en certain geste, déterminer la place précise où doit tomber un objet, dessiner la pose du corps dans les fictions de sommeil, d’évanouissement, de chute burlesque ou dramatique. Tout cela est réglé au répertoire classique par des traditions absolues. Dans les créations nouvelles, tout cela exige de longs tâtonnements, des essais auxquels on renonce ou sur lesquels on insiste : de là des discussions quelquefois passionnées où l’auteur juge en dernier ressort au risque de se tromper, s’il manque de coup d’œil, de goût et d’expérience. Les artistes, du moins ceux qui ont une certaine autorité de talent, discutent aussi ; ils réclament contre des exigences justes ou injustes. Les petits ne disent rien ; ils souffrent et s’effacent. S’ils sont gauches ou disgracieux, on est obligé de sacrifier un effet que l’on jugeait utile et de tirer le parti qu’on peut de leurs moyens naturels ; encore faut-il leur tracer l’emploi de ces moyens pour qu’ils n’y changent rien durant cent représentations. L’acteur qui improvise ses effets à la représentation risque de tuer la pièce ; il trouble tous ceux qui jouent avec lui. Ce n’est pas seulement un mot déplacé dans une réplique qui les gêne, c’est un geste inattendu, c’est une pose insolite. La mise en scène est donc une opération collective, l’acteur n’y est pas plus libre que le soldat dans une manœuvre.

En voyant cela, je pensai qu’on pouvait bien, sans études spéciales, apprendre vite le métier, sauf à n’avoir pas d’autre talent que celui qu’on vous trace et qu’on vous siffle, car j’entendais aussi que l’on dictait et serinait les intonations aux commençants et même aux expérimentés, quand ils faisaient par mégarde un contresens.

— Pourquoi, me dis-je, ne me soumettrais-je pas à cet apprentissage, dût-il ne me mener à rien qu’au bonheur d’approcher de celle que j’aime ? Je le tenterai.

Dès que mon parti fut pris, je me sentis plus à l’aise dans ma cachette. L’illusion se complète vite dans un cerveau de vingt ans. Il me sembla que je faisais déjà partie de la troupe, que j’étais de la maison, que j’avais le droit d’être où j’étais.

Quand une volonté se dessine dans mon esprit, je n’ai pas de repos que je ne l’aie mise à exécution. La répétition du second acte finissait, on en restait là ; on discutait en élevant la voix, de la scène aux stalles d’orchestre et réciproquement, sur la nécessité de reprendre ces deux actes le lendemain ou de commencer à débrouiller le troisième. Le directeur s’était levé et se dirigeait vers l’escalier volant pour remonter sur les planches.

Je saisis ce moment pour sortir de ma loge et pour m’élancer avec aplomb vers la sortie de l’orchestre. Je m’y trouvai en même temps que les trois femmes : l’une était grande et sèche, l’autre vieille et grasse, la troisième était jeune, mais ce n’était pas Impéria. Je n’avais donc plus d’autre émotion à combattre que celle de me mesurer avec l’autorité. Je remontai sur le théâtre, où je me mêlai audacieusement à un groupe qui entourait l’auteur et le directeur. Celui-ci insistait sur la nécessité d’une coupure à faire dans la pièce. L’auteur, abattu, cédait à contre-cœur.

— Venez dans mon cabinet, lui dit le directeur, nous réglerons cela tout de suite.

Ce directeur, je n’avais pas songé, tant j’étais ému, à le reconnaître ; tout le monde le connaissait pourtant ; c’était Bocage, le grand acteur Bocage en personne. Je ne l’avais jamais vu jouer, moi, nouveau à Paris ; mais sa noble figure était comme un des monuments du quartier, et il suffisait d’être étudiant pour aimer Bocage. Il nous laissait chanter la Marseillaise dans les entr’actes, et, quand nous la demandions, l’orchestre nous la donnait sans marchander. Cela dura jusqu’au jour où la Marseillaise fut décrétée séditieuse. Bocage résista, il fut destitué.

Sa vue me donna un courage héroïque. Il n’y avait pas un moment à perdre. Je l’abordai résolument.

— Que me voulez-vous, monsieur ? me dit-il avec une brusquerie polie.

— Je voudrais vous parler cinq minutes.

— Cinq minutes, c’est beaucoup ; je ne les ai pas.

— Trois minutes ! deux !

— En voilà déjà une de passée. Attendez-moi un quart d’heure au foyer des artistes.

Il passa outre, et je l’entendis qui disait :

— Constant, qu’est-ce que c’est que ce grand garçon que vous avez laissé entrer jusque sur le théâtre ?

— Un grand garçon ? fit Constant, qui n’était autre que le concierge factotum de l’Odéon.

— Oui, un très-beau garçon.

Constant entre-bâilla la porte du foyer des acteurs, me lança un regard de ses petits yeux perçants, et laissa retomber la porte en disant :

— Ma foi, je n’en sais rien ! Qu’est-ce qui l’a fait entrer ?

— Dites que c’est moi, me jeta en passant d’un air insouciant le premier jeune comique, le Frontin de la troupe.

Il pénétrait dans le foyer, Bocage n’avait fait que le traverser. Constant, appelé et tiraillé par cinq ou six autres personnes et faisant tête aux demandes et aux questions avec le sang-froid d’un homme habitué à vivre dans le tumulte, sortait par l’autre porte. Je me trouvai seul un instant avec le comique adoré du public.

— Est-ce vrai, lui dis-je, que je peux me réclamer de vous ?

— Parbleu ! reprit-il sans me regarder.

Et il disparut en criant au coiffeur :

— Et ma perruque, Thomas, ma perruque pour ce soir ?

Je me trouvai seul dans une pièce basse, en carré long, ornée de portraits d’auteurs et de comédiens célèbres, mais ne regardant rien et comptant les pulsations de mon cœur agité. Quand la pendule sonna cinq heures, il y avait trois quarts d’heure que j’attendais. Les mouvements et les bruits du théâtre s’étaient peu à peu éteints ; tout le monde était allé dîner. Je n’osais faire un pas, le directeur m’avait certainement oublié.

Enfin, Constant reparut, la serviette à la main. Il s’était souvenu de moi au milieu de son repas, l’excellent homme !

— M. Bocage est encore là, me dit-il ; voulez-vous lui parler ?

— Certes, répondis-je.

Et il me conduisit dans un des cabinets de la direction, où je me trouvai en présence de Bocage. Le grand artiste me regarda d’un bel œil caressant qui ne manquait pas de finesse, me montra un siège, me pria d’attendre un instant, donna en moins d’une minute cinq ou six ordres à Constant, écrivit quelques lignes sur une demi-douzaine de feuilles de papier, et, quand nous fûmes seuls, me demanda ce que je voulais, d’un ton plein d’aménité qui signifiait pourtant : « Dépêchez-vous. »

— Je voudrais entrer au théâtre.

Il me regarda encore.

— Vous n’y feriez certes pas mauvaise figure. Un beau jeune premier ! De quelle part venez-vous ?

— Je n’ai aucune recommandation.

— Alors, vous ne sortez pas du Conservatoire ?

— Non, monsieur, je suis étudiant en droit.

— Et vous voulez quitter une carrière où sans doute vos parents…

— Je ne veux pas la quitter, monsieur Bocage. Je suis un piocheur, bien que j’aime le plaisir. Je compte poursuivre mes études et me faire recevoir avocat ; après quoi, je verrai.

— Vous croyez donc qu’on peut se passer d’études spéciales pour entrer au théâtre ?

— Je n’en ai fait aucune, je puis en faire.

— Alors, faites-en, si vous pouvez, et revenez nous voir. Je ne peux juger à présent que votre extérieur.

— Est-il suffisant ?

— Plus que suffisant. La voix est belle, la prononciation excellente. Vous me paraissez avoir de l’aisance dans les mouvements.

— Voilà tout ce qu’il faut ?

— Oh ! non, certes ! Il faut du travail. Je vous engage à commencer.

— Puisque vous êtes si bon, si patient que de m’accorder un instant d’attention, dites-moi ce qu’il faut faire.

Il réfléchit un instant et reprit :

— Il faudrait voir beaucoup jouer la comédie. Suivez-vous les théâtres ?

— Ni plus ni moins que les autres étudiants.

— Ce n’est pas assez. Tenez, votre physionomie me plaît, mais je ne vous connais pas. Apportez-moi demain la preuve que vous êtes un très-honnête garçon, et vous aurez non-seulement vos entrées dans la salle, mais encore vos entrées dans le théâtre, pour que vous puissiez suivre les travaux du répertoire ; c’est tout ce que je peux faire pour vous quant à présent. Je n’ai pas besoin de vous dire que, si vous manquiez de discrétion et de convenance dans les rapports qui pourront s’établir entre vous, les artistes et les employés, je ne pourrais pas vous empêcher d’être immédiatement expulsé.

— Je vous apporterai demain la preuve que vous n’avez rien à craindre. Je serais un misérable, si je vous faisais repentir de vos bontés pour moi ! Il sentit la sincérité de mon émotion, des larmes de reconnaissance et de joie m’étaient venues au bord des paupières. Il me tendit la main et prit son chapeau en me disant :

— À demain, à la même heure qu’aujourd’hui.

Je courus à l’instant même à la recherche de toutes les personnes dont j’étais connu. Sans leur faire pressentir mon amour pour une comédienne, je leur dis que je pouvais obtenir mes entrées au théâtre, si elles voulaient rendre bon compte de moi. En deux heures, j’eus une liste de plus de vingt signatures. Mon maître d’hôtel, mon tailleur, mon bottier et mon chapelier attestèrent avec un égal enthousiasme que j’étais un charmant garçon, irréprochable sous tous les rapports. Mes camarades firent encore mieux, ils voulurent m’accompagner, le lendemain, la carte d’étudiant au chapeau, chez le directeur. On ne les laissa pas entrer, Constant était sur ses gardes ; mais Bocage les vit de la fenêtre, leur sourit en répondant à leurs saluts, et me signa mes entrées complètes dans l’établissement. C’était une grande faveur, que l’on accordait à quelques jeunes artistes seulement, et je n’étais rien encore.

Dès le soir même, j’assistais à la représentation. Hélas ! Impéria ne jouait guère que le vendredi, mais je résolus de me lier avec les acteurs de mon âge et de prendre pied au foyer des artistes pour avoir la certitude de l’y rencontrer.

Tout naturellement, j’allai remercier le jeune comique de la protection qu’il m’avait offerte. Il savait déjà mon aventure. Il avait vu l’espèce d’ovation qui m’avait recommandé à la confiance de Bocage. Il me présenta à ses camarades comme un aspirant garanti, me débita mille lazzis éblouissants, et me laissa tout ébahi de cet esprit de théâtre, auprès duquel celui des étudiants de seconde année est bien lourd, bien pâle et bien provincial encore.

Au bout de trois jours, j’étais là comme chez moi, sauf que je m’avisais de tout ce qui me manquait pour être au ton de la maison. Je sentais bien aussi que cette espèce de surnumérariat de tolérance ne me donnait pas le droit de prendre mes aises. Je tremblais de mériter le moindre reproche de la part d’un directeur qui m’avait si généreusement ouvert la porte. Je m’imposais donc une réserve et une politesse d’autant plus faciles que, sentant mon infériorité, je n’aurais pas été bien brillant dans la plaisanterie. Je dois dire aussi que généralement les acteurs étaient gens de savoir-vivre et de belles manières ; sans raideur et sans affectation, ils avaient le ton de la meilleure compagnie, et il est certain que je m’instruisais encore plus en les écoutant causer dans l’entr’acte qu’en les voyant travailler. Deux ou trois avaient pourtant le droit de tout dire, mais ils n’en abusaient pas tout haut devant les femmes ; toutes savaient se faire respecter au théâtre, quelles que fussent leurs mœurs privées à la ville.

Je prenais donc là des leçons de tenue et cette simplicité d’allures qui est le cachet de la bonne éducation. Toutes ces personnes avaient appris par principes la meilleure manière d’être qu’on puisse porter dans le monde, et ils eussent paru, dans le plus grand monde, tout aussi grands seigneurs que sur la scène. Ils avaient pris l’habitude d’être ainsi, il n’y avait plus de différence, même quand ils s’égayaient, entre les personnages qu’ils venaient de représenter et ceux qu’ils étaient réellement. Je compris tout ce qui me manquait pour être un homme civilisé ; l’amour me suggérait l’ambition de plaire. Je fus presque content de n’avoir pas encore à rencontrer le regard d’Impéria, et, pour ne pas retarder la métamorphose que je m’imposais, je quittai l’estaminet, je divorçai avec le billard, je disparus de la Closerie, je consacrai à mes études de droit et à des études littéraires tout le temps que je ne passais pas au théâtre. Mes amis s’en plaignirent ; ils ne m’avaient jamais vu si sérieux et si rangé.

Enfin, le vendredi arriva. Depuis cinq jours que j’étais certain de la voir de près, de lui parler peut-être, je n’avais pas une seule fois osé prononcer le nom d’Impéria, et, soit hasard, soit indifférence, il n’avait jamais été fait la moindre mention d’elle autour de moi. Phèdre était sur l’affiche, le nom d’Impéria y était aussi ; elle jouait Aricie. J’avais déjà appris à m’habiller convenablement avec ma modeste garde-robe. Je passai une heure à ma toilette ; je me regardai au miroir comme eût fait une femme ; je me demandai cent fois si ma figure, qui avait plu à Bocage et à Constant, ne lui déplairait pas. J’oubliai de dîner. J’arrivai sous les galeries de l’Odéon avant que le gaz fût allumé ; j’étais dans un trouble mortel en même temps qu’une joie enivrante me causait des vertiges.

Enfin l’heure sonne, j’entre au foyer ; personne encore qu’une vieille femme accompagnant une grande fille maigre, vêtue à la grecque, qui se regardait avec effroi dans la glace et se disait près de s’évanouir. Je salue, je m’assieds sur une banquette. Je me demande si cette robe et ces bandelettes blanches sont la toilette un peu soignée d’une figurante. Œnone arrive dans sa tunique écarlate recouverte d’un large péplum fauve. Elle s’assied sur un fauteuil, les pieds sur les chenets, et s’écrie :

— Quel fichu temps !

Les vieilles tragédiennes copient souvent les allures sous-lieutenant de l’Empire qu’affectait mademoiselle Georges. La comédie donne de la tenue ; la tragédie, qui entre dans le surhumain, produit par réaction le besoin de rentrer le plus avant possible dans la réalité.

La vieille femme en tartan qui accompagne la jeune Grecque va faire à Œnone une grande révérence en la suppliant de donner un coup d’œil à la toilette de sa fille.

— Tiens ! s’écrie la nourrice de Phèdre, c’est donc elle qui fait Aricie ce soir ?

— Pour la première fois, madame Régine. Elle a grand’peur, ma pauvre enfant ! Moi, je lui dis que c’est une bonne chance que mademoiselle Impéria soit malade ; sans cela…

— Impéria est malade ? s’écrie Thésée en entrant ; tant pis ! Est-ce sérieux ?

— Il paraît ! reprend la mère, car mademoiselle Impéria ne céderait pas son rôle pour un bobo.

Hippolyte entre à son tour.

— Est-ce que vous saviez ça, que la petite Impéria était malade ?

— On vient de me l’apprendre. Il paraît même que c’est sérieux.

— Quoi donc ? dit Œnone, qu’est-ce qu’elle a, cette enfant ?

— Voilà le docteur, dit Théramène. — Qu’est-ce qu’elle a, notre Aricie ?

— Je crains une fièvre typhoïde, répond le docteur.

— Diable ! pauvre petite ! c’est dommage ! C’est aujourd’hui que vous l’avez vue ?

— Il y a deux heures.

— Ça s’est donc déclaré tout d’un coup, que nous n’en savions rien ? reprend Œnone.

— Tellement vite, dit la mère de la nouvelle Aricie, que ma fille n’a pas pu seulement avoir un raccord.

— Elle ne pense qu’à sa fille, celle-là ! dit Œnone en se levant ; moi, je suis très-chagrinée. Impéria est pauvre, sans famille, sans soutien d’aucun genre, vous savez ? Je parie qu’il n’y a pas un chat auprès d’elle et pas vingt francs dans sa petite bourse ! Messieurs, mesdames, on se cotisera dans l’entr’acte, et, aussitôt que je serai morte, je cours chez la malade. Qu’est-ce qui vient avec moi pour m’aider à la veiller, si elle a le délire ?

— Moi ! m’écriai-je, pâle et hors d’état de me contenir davantage.

— Qui ça, vous ? dit Œnone en me regardant d’un air ébahi.

— Mesdames et messieurs, on commence ! cria l’avertisseur en agitant sa cloche.

Cette brusque interruption me sauva de l’attention qui allait s’attacher à mon trouble et à mon désespoir. Je courus chez Impéria. Il n’y avait dans la loge du concierge qu’un bonhomme sourd qui finit par comprendre que je m’informais de la jeune actrice et qui me répondit :

— Il paraît que ça ne va pas très-bien ; ma femme est auprès d’elle.

Je m’élançai vers l’escalier en lui criant que je venais de la part du médecin du théâtre. Il me montra le fond du couloir et une porte entr’ouverte au rez-de-chaussée. Je traversai deux petites pièces très-pauvres, mais d’une propreté exquise, qui donnaient sur un bout de jardin, et je me trouvai en face de la portière, à qui je répétai le mensonge que je venais de faire à son mari.

Elle me reconnut tout de suite, et me dit en hochant la tête :

— Est-ce encore un conte que vous me faites ?

— Comment saurais-je que mademoiselle Impéria est malade, si je ne venais du théâtre ?

— Comment s’appelle le médecin ?

Je le lui nommai.

— Je commence à vous croire. Après tout, dans l’état où elle est… Entrez avec moi.

Elle rouvrit la porte, qu’elle tenait demi-fermée derrière elle, et je la suivis ; mais, quand je fus dans cette chambre où sur un lit d’enfant dormait, écrasée par la fièvre, la pauvre jeune artiste, je fus saisi de crainte et de repentir. Il me sembla que j’outrageais une agonie, et je n’osai ni m’approcher d’elle ni la regarder.

— Eh bien, tâtez-lui donc le pouls ! me dit la bonne femme, voyez si la fièvre augmente… Elle n’a pas sa connaissance, allez !

Il me fallait tâter le pouls ou renoncer à mon rôle de médecin. Je dus soulever ce pauvre bras inerte et prendre dans ma main cette main mignonne, brûlante de fièvre. Rien de plus chaste à coup sûr que cette investigation, mais je n’étais pas élève en médecine ; je ne pouvais rien pour elle, je n’avais pas le droit de lui imposer mon dévouement. Si elle eût pu ouvrir les yeux et voir sa main dans celle d’un inconnu, elle si austère et si farouche, son mal eût empiré par ma faute. En faisant ces réflexions tristes, je regardai machinalement une carte photographiée posée sur la petite table : c’était le portrait d’un homme ni beau ni jeune, un parent sans doute, peut-être son père. Il me sembla que ce visage fin et doux m’adressait un reproche. Je m’éloignai du lit, et je me décidai à dire la vérité à l’humble gardienne de la jeune fille.

— Je ne suis pas médecin !

— Ah ! voyez-vous ! je m’en doutais !

— Mais je suis attaché au théâtre, et je sais que les artistes s’inquiètent de l’isolement de leur jeune camarade…, de sa pauvreté aussi. Ils vont faire une collecte, et une de ces dames se propose de la veiller. N’ayant rien à faire ce soir et craignant que vous ne fussiez embarrassée, je vous apporte ma cotisation. Je vois que vous lui êtes dévouée, et votre figure me dit que vous êtes bonne et honnête. Ne la laissez manquer de rien, soignez-la comme si elle était votre fille, on vous aidera. Moi, je ne me permettrai de revenir que si on m’appelle, je n’ai pas le droit d’offrir mes services…

— Mais vous êtes amoureux d’elle, comme tant d’autres, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un crime ; vous avez l’air bon et honnête, vous aussi. Je vous permets de venir demander de ses nouvelles à la loge. Voilà tout. Vous êtes trop jeune pour faire un mari ; elle ne veut point d’amant, et ce n’est pas moi qui lui conseillerai une sottise. Allons, retirez-vous et soyez tranquille ; qu’on lui apporte ou non de l’argent, que l’on m’aide ou ne m’aide pas, elle sera soignée comme ma fille, c’est vous qui l’avez dit ; c’est gentil, mais c’était inutile. Adieu ! remportez votre argent ; j’en ai, moi, si la petite en manque.

Je n’osai pas retourner au théâtre, je sentais que j’allais être interrogé et que je me trahirais. Dans l’état où je laissais la pauvre Impéria, je n’aurais pu prendre un air dégagé, ni inventer un nouveau mensonge.

D’ailleurs, j’étais las de mentir, et je rougissais de mes ruses. La sincérité est le fond de mon caractère.

Pour mettre d’accord ma conscience et mon amour, je pris la résolution de me consacrer réellement au théâtre. Jusque-là, je ne m’étais pas posé sérieusement la question ; je ne m’étais pas demandé non plus si ma passion serait assez durable pour me conduire au mariage. Cette vieille honnête femme qui venait de me dire mon fait si simplement avait touché le fond de la situation. Je n’étais peut-être pas trop pauvre pour épouser une fille qui n’avait rien, mais j’étais trop jeune pour lui donner confiance. Je n’avais pas d’état, le théâtre seul pouvait m’en donner un tout de suite, si je savais tirer parti de mes dons naturels. Il ne me fallait peut-être que quelques mois pour être convenablement rétribué, et, s’il me fallait quelques années, qu’importe, si Impéria m’aimait et daignait se fiancer à moi ?

Je n’oubliai pas mon père au milieu de mon rêve ; celui de ce cher brave homme était de me voir devenir beau parleur. Il entendait par là devenir avocat ou substitut, la chose n’était pas bien nette dans son esprit ; mais il ne pouvait pas avoir de préjugés contre le théâtre, il ne savait ce que c’était. Je ne crois pas qu’il fût entré une seule fois en sa vie dans une salle de spectacle. J’avais sur lui un ascendant que chaque année augmentait. Je ne pouvais pas désespérer de lui faire comprendre que, quand on est un beau parleur, il vaut quelquefois mieux réciter les belles choses qu’ont écrites les autres que de débiter des sottises qu’on tire de soi.

En songeant ainsi, j’arpentais le quartier environnant, je parcourais la rue Notre-Dame-des-Champs, je longeais le jardin du Luxembourg, la rue de l’Ouest, la rue Va vin, et je revenais vers la pauvre rue Carnot, guettant dans l’ombre l’arrivée d’Œnone, que j’y vis entrer à dix heures avec une autre femme. Ces dames, comme je l’ai su plus tard, connaissaient très-peu Impéria ; mais elles étaient bonnes. À très-peu d’exceptions près, tous les acteurs sont bons. Quels que soient leurs travers, leurs passions, leurs vices même, ils sont d’une charité, d’un dévouement admirables les uns pour les autres. J’ai été par la suite à même de constater que nulle autre profession ne comporte autant de fraternité compatissante.

Je passai la nuit à errer comme une ombre à travers le vent et la pluie. À peine fit-il jour, que je frappai timidement au n° 17. On m’ouvrit aussitôt, et je vis debout la bonne portière qui me dit en souriant :

— Déjà levé ? Allons, vous l’aimez bien, à ce qu’il paraît ? Réjouissez-vous, elle va beaucoup mieux. Elle a reconnu ses camarades. Elle n’a presque plus de fièvre. Je viens de dormir un peu, et je retourne auprès d’elle. Ces dames vont s’en aller pour revenir à midi.

— Me permettez-vous de venir savoir à onze heures… ?

— Oui, mais, si elle est sauvée, vous nous laisserez tranquilles, pas vrai ?

J’allai me jeter sur mon lit.

À onze heures, madame Romajoux — c’était le nom de cette portière — m’apprit que le médecin était venu. Il avait dit :

— Ce ne sera rien, nous en serons quittes pour la peur ; qu’elle ne sorte pas avant cinq ou six jours, et tout sera dit.

En entendant prononcer le nom de madame Romajoux, je lui dis, saisissant un prétexte pour prolonger l’entretien, qu’elle ou son mari devait être de l’Auvergne.

— Nous en sommes tous deux, répondit-elle. Et vous ?

— Je suis d’Arvers.

— Nous de Volvic ; c’est assez loin. Comment vous appelle-t-on ?

Je lui dis au hasard un nom qui n’était pas le mien.

— Qu’est-ce qu’ils font, vos parents ?

— Ils sont paysans.

— Comme nous étions ! Mais dites donc, mon pays, vous êtes du monde comme nous, et vous pensez à cette demoiselle ?

— Elle est actrice, j’étudie pour être acteur, et je ne suppose pas qu’elle soit fille de prince.

— C’est ce qui vous trompe. Il y a peut-être des princes dans sa famille. C’est une demoiselle noble.

— Qui s’appelle ?…

— Je ne vous le dirai pas ; elle cache son nom. Elle travaille au théâtre et chez elle pour payer la pension de son père, qui est… qui est incurable et dans la misère ; mais en voilà assez, vous me feriez causer, et je ne dois pas dire ce qu’elle m’a confié. Voyons, oubliez cette jolie fille. Elle n’est pas pour vos beaux yeux, et je suppose que vous la détourneriez de son devoir ; seriez-vous bien fier d’avoir fait tomber une petite perle fine dans le ruisseau ? Si vous avez du cœur, laissez-la en paix.

— Je la respecte tellement, que je vous prie de ne pas lui parler de moi.

— Soyez tranquille ! je n’ai pas envie qu’elle se perde, et je ne lui dis pas tout l’argent que je refuse et tous les galants que j’éconduis.

— Continuez, ma chère payse, continuez ! Vous êtes une femme adorable.

Elle se mit à rire, mais l’heure approchait où le médecin pouvait me surprendre. Je m’enfuis et j’allai voir la répétition. On allait débrouiller le dernier acte et on changeait la plantation du décor. Il y avait un quart d’heure de repos pour les acteurs.

— Ah ! le voilà ! s’écria madame Régine en me voyant entrer au foyer ; expliquez-nous, mon petit, d’où vous connaissez notre Impéria.

— Moi ! je ne la connais pas, répondis-je ; je ne lui ai jamais dit un mot.

— Sur l’honneur ?

— Sur l’honneur.

— Mais vous en tenez pour elle ?

— Pourquoi donc ?

— Vous m’avez offert de la veiller comme si vous étiez son frère ou… Il rougit, messieurs ! voyez comme il rougit !

— On rougit aisément et sans motif à mon âge, surtout quand on se voit interrogé par une personne de talent comme vous.

— Merci, vous êtes bien gentil ; après ?

— Après, après… Vous avez dit devant moi hier que cette demoiselle était pauvre, respectable, sans famille ; vous avez parlé de fièvre, de délire. Son malheur et votre dévouement surtout m’ont attendri, saisi… Je me suis offert sans songer à l’inconvenance de mon premier mouvement, — et voilà tout.

Elle me regarda dans les yeux avec malice, et ajouta :

— Est-ce que c’est vrai que vous vous êtes fait admettre comme cela chez nous pour apprendre le théâtre ?

J’étais sûr de moi cette fois, et je lui répondis de manière à la convaincre.

L’incident n’eut pas de suites. On parla d’Impéria, on l’estimait beaucoup, bien qu’en dehors du théâtre on ne la connût pas ; mais on appréciait sa bonne tenue, sa déférence aux conseils, sa décence et sa fierté.

— Est-il vrai, bien vrai, dit quelqu’un, qu’elle soit un astre de pureté comme elle le paraît ?

— Moi, j’en suis sûre, repartit madame Régine. Si vous aviez vu ce pauvre petit ménage, si propre, si décent, si caché ! D’ailleurs, vous savez bien ce que Bellamare nous a dit de sa pupille ?

— Oui ! elle avait dix-sept ans quand il nous l’a amenée, mais elle en a dix-huit.

— Eh bien, c’est tout comme, repartit Régine. Dame ! je ne vous réponds pas que, quand elle en aura vingt…

On fut interrompu par la reprise du travail, et on descendit au théâtre. Je restai seul dans le foyer avec le chef d’orchestre, un homme excellent et plein d’esprit, qui relisait le manuscrit des premiers actes pour voir où il aurait à placer quelques phrases musicales. Il était très-bon et très-paternel avec moi ; je me hasardai à lui demander ce que c’était que Bellamare, et, comme ce personnage va jouer un rôle important dans mon récit, j’appelle votre attention sur les détails qui me furent donnés.

— Bellamare ? me dit le chef d’orchestre, vous n’avez pas encore entendu parler de Bellamare ? C’est l’ami de la maison, un ancien acteur d’ici. Il jouait les comiques et il avait du talent ; mais il parlait du nez, et sa voix ne portait pas sur une aussi vaste scène. Il avait eu de grands succès en province. Ici, le public le toléra et ne voulut pas l’adopter, si bien qu’au bout de quelques années il s’en retourna en province avec une troupe qu’il recruta et dressa à sa guise. Il a fait ainsi tantôt bien, tantôt mal ses affaires, mais toujours avec tant de délicatesse et de générosité, qu’il s’est acquis une véritable considération, et que, quand il s’enfonce, il trouve toujours des mains amies et confiantes qui le ramènent sur l’eau. Il n’a pas cessé d’entretenir des relations d’amitié avec nous tous, et, tous les ans, il vient nous voir au moment où nous fermons, pour engager les artistes sans emploi à courir la province avec lui. Ceux qu’il ne peut employer lui-même, il les recommande, il les renseigne, il leur trouve de l’occupation. Tout ce qui vient de Bellamare est bien accueilli partout. Enfin c’est une autorité et une notoriété dans la partie… Et j’y songe ! ce que vous avez de mieux à faire, quand vous aurez un peu profité de ce que vous voyez ici, c’est de demander à Bellamare de vous faire débuter n’importe où… Si vous pouvez obtenir qu’il vous attache à sa troupe, vous aurez en lui un conseil précieux, un professeur de premier ordre pour le sérieux encore plus que pour le comique ; car, si la nature lui a refusé les moyens, l’intelligence y supplée, et c’est peut-être le maître le plus habile qui existe. Il voit d’un coup d’œil tout ce que l’on peut tirer d’un sujet, et, quand il a fait engager ici la petite Impéria l’an dernier, il a dit à ces messieurs : « Elle sera correcte, mais froide, cette première année. Je la reprendrai aux prochaines vacances, et vous la rendrai meilleure. La troisième année, vous ne voudrez plus la lâcher, et vous lui donnerez dix mille francs d’appointements. »

— Et en attendant ? repris-je.

— Elle en gagne dix-huit cents, ce qui est bien insuffisant pour une fille honnête qui a des parents à sa charge ; mais c’est tout ce que peut espérer une débutante. Celle-ci est heureusement très-adroite et très-courageuse. Tout en apprenant ses rôles, elle fait de la guipure très-belle que ces dames lui achètent sans la marchander. On sait qu’elle a besoin, et vraiment, quoiqu’on ne soit pas rigoriste ici, on ne peut pas s’empêcher de l’admirer. On sait bien que ça ne durera probablement pas, que la misère finit presque toujours par user la volonté, qu’un jour vient où le besoin de se reposer et de s’amuser l’emporte sur les principes…

— À moins qu’un honnête artiste ne se présente pour l’épouser ?

— C’est une chance comme une autre. Je parie que vous y songeriez, si vous aviez un état et dix ans de plus !

— Maestro, lui dis-je, on prétend que la jeunesse est le plus beau temps de la vie ?

— C’est une opinion assez généralement répandue.

— Eh bien, moi, je trouve que cette opinion-là n’a pas le sens commun. Toutes les fois qu’à mon âge on est supposé former un projet quelconque, tout le monde se dépêche de vous crier : « Vous êtes trop jeune ! »

— Ah ! est-ce que… ?

— Non, je suis trop bien averti qu’un homme de vingt ans n’est bon à rien !

Je le quittai en maudissant mes belles années, et en me jurant, quand même, que je m’attacherais à Bellamare comme à la planche de salut.

Trois jours après, comme j’entrais dans ce même foyer des artistes, je tressaillis en voyant Impéria assise auprès du feu, et attendant la fin du deuxième acte en répétition, pour assister au troisième. La pauvre enfant était encore pâle et brisée. Son petit manteau était bien mince, sa chaussure bien mouillée. Elle se séchait d’un air indifférent et calme, les yeux fixés sur les tisons qui ne brûlaient guère. J’appelai Constant pour qu’il ranimât le feu. Elle le remercia sans s’apercevoir de mon initiative.

— Eh bien, lui dit Constant, ça va donc mieux ? Savez-vous que ça vous a changée ? Est-ce que ce n’est pas trop tôt pour sortir ?

— Il faut bien faire son devoir, monsieur Constant, répondit-elle de cette voix pure et vibrante qui me remuait le cœur.

Elle prit sa broderie et se mit à faire cette merveilleuse guipure qu’elle faisait si vite et si bien. Je la regardais en profil perdu, car je n’osais faire un pas pour la voir en face. Elle était dix fois plus jolie au jour qu’aux lumières. Sa peau était d’une finesse lustrée, ses longues paupières brunes caressaient ses joues, sa belle chevelure châtain clair se tordait sur sa nuque blanche et ferme où frisottait un nuage de petits cheveux échappés de la coiffure. Elle était plus petite que je ne pensais, franchement petite, mais si bien proportionnée et si élégante de lignes, qu’elle m’avait semblé presque grande sur la scène : ses pieds et ses mains, son oreille mignonne, étaient des chefs-d’œuvre. Il m’arriva de tousser, car j’avais pris presque une pleurésie à passer la nuit dehors durant sa fièvre. Elle se retourna comme surprise, et, en me rendant mon salut, elle eut un petit clignotement froid ou méfiant qui semblait dire : « Quel est ce monsieur ? » mais son attention ne s’attacha pas à un nouveau visage de plus ou de moins ; elle reporta les yeux sur son ouvrage, et rien ne me donna l’espoir que ma maudite heureuse figure l’eût frappée.

Je pris mon courage à deux mains, comme on dit. Je feignis de regarder le portrait de Talma, placé du côté de la cheminée. Je m’étais rapproché ; mais je lui tournais presque le dos, et alors je m’imaginai qu’elle se préparait à laisser la cheminée libre pour ne pas se trouver près de moi. Je ne voulus pas voir s’accomplir son mouvement de retraite, et, toussant encore, cette fois pour me donner une contenance, je sortis par la porte qui conduit au théâtre. J’allai m’asseoir à l’orchestre, et j’entendis M. Bocage dire au régisseur, en lui montrant l’ingénue qui répétait :

— Léon, cette petite ne va pas du tout, elle est impossible ! À la fin de l’acte, il faudra y renoncer. Impéria ne serait pas plus passionnée, mais elle ne serait pas gauche et vulgaire. Est-ce qu’elle n’est pas guérie ?

— Je ne crois pas.

— Faites donc demander…

Je me hasardai à dire que mademoiselle Impéria était au foyer.

— Et pourquoi diable y reste-t-elle ? — Mon cher enfant, ajouta-t-il en s’adressant à moi, ayez l’obligeance d’aller lui dire que nous désirons, dans son intérêt, qu’elle soit là.

Je ne fis qu’un bond du théâtre au foyer, et je rendis compte de ma mission d’une façon si humble, qu’elle en fut étonnée et ne put réprimer un léger sourire.

— Oui, monsieur, répondit-elle, je vais avoir la bonté d’obéir.

Elle fourra son ouvrage dans sa poche et alla s’asseoir à l’entrée de l’orchestre. Bocage lui fit un signe de tête auquel elle répondit par un salut à la fois digne et respectueux. D’un autre signe, il me rappela, et, me passant son chauffe-pieds de fourrure :

— Cette enfant est encore souffrante, me dit-il, donnez-lui ça.

Je mis presque un genou en terre pour placer cette fourrure sous les pieds d’Impéria. Elle me remercia avec l’aisance d’une femme habituée aux égards, et remercia d’un nouveau salut son directeur. Elle recevait cette charité comme une bonne princesse reçoit l’hommage qui lui est dû. Je fus frappé en ce moment de l’expression ferme et calme de sa physionomie, j’en fus même effrayé. Elle n’avait pas besoin, elle, d’étudier les autres acteurs pour avoir des manières nobles et simples, elle leur en eût remontré à tous. Que je me sentais gauche et petit devant elle !

Pendant que l’ingénue pataugeait dans la dernière scène de l’acte, le régisseur impatienté, après avoir échangé quelques mots avec l’auteur, vint auprès d’Impéria :

— Faites attention à ce qu’on reproche à votre camarade. Le rôle va lui être retiré. Soyez prête à le répéter demain.

Impéria ne répondit rien, une larme coula sur sa joue.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est ? reprit le régisseur.

— Ah ! monsieur, je n’avais pas encore été forcée de faire de la peine à quelqu’un !

— Il faut vous habituer à ça, mon enfant, c’est le théâtre !

Le lendemain, elle remplaçait mademoiselle Corinne, qui se déclarait son implacable ennemie.

La pièce marchait mieux et plus vite. Je remarquai que, lorsqu’on avait à chauffer un peu le jeu trop posé d’Impéria, on lui parlait toujours avec une extrême déférence, et que, dans les parties du rôle où ressortaient ses qualités, on l’encourageait beaucoup. Évidemment, on avait pour elle une considération au-dessus de son âge et de sa position. Elle le devait à sa tenue et à sa douceur, qui imposaient à la fois le respect et l’intérêt. Au foyer, cette secrète influence se faisait sentir encore plus. Les acteurs sont des enfants parfois mutins, légers et prêts à tout casser ; mais ce sont des enfants impressionnables, des observateurs délicats, des instruments très-sensibles qu’un souffle met en vibration. Superbes et cruels dans le dénigrement, ils sont toujours prêts à l’enthousiasme, et il arrive souvent que deux ennemis irréconciliables s’applaudissent l’un l’autre avec transport sous le coup d’une admiration sincère. Ils ont la liberté de jugement des virtuoses irresponsables. Leur vie intellectuelle est un laisser aller cruel ou généreux à l’excès. Obligés de débiter les choses bonnes ou mauvaises qu’on leur impose, ils ne se défendent de rien, de l’engouement pas plus que du dédain.

Impéria était donc appréciée, et, lorsqu’elle se trouva pour la première fois en contact avec la troupe dans une pièce nouvelle, grand sujet d’émotion toujours pour les sujets qui en sont ou qui regrettent de ne pas en être, on se convainquit pleinement de cette pureté d’âme et de cette noblesse de caractère que l’on n’avait encore fait qu’entrevoir et pressentir. On s’occupa d’elle, on la contraignit à causer en lui parlant comme elle méritait qu’on lui parlât, on mit de la coquetterie à l’apprivoiser, et, quand elle traversait le foyer au milieu d’une causerie un peu trop montée de ton, le jeune Frontin disait :

— Chut, messieurs, voilà l’ange qui passe !

Enfin, la voyant affranchie de toute méfiance, j’osai me mêler aux conversations qui s’établissaient autour d’elle et du groupe des femmes. C’était toujours à quelque autre que je parlais. Elle fut la dernière à qui je me permis d’adresser la parole ; mais la destinée me poussait, et ces premières paroles de ma part furent malgré moi une déclaration.

On parlait mariage à propos de la publication de bans d’un jeune tragique de la troupe, qui épousait une jeune et belle soubrette.

— Ils ont raison, ces enfants, disait l’un.

— En voilà une folie ! disait l’autre.

Et, chacun donnant son avis sur les avantages et les charges de la famille, mon ami Frontin m’interpella :

— Et le beau surnuméraire, dit-il, l’aspirant garanti, qu’est-ce qu’il en pense ?

— Moi, répondis-je, je suis un enfant, j’ai la confiance de mon âge ; je ne comprends pas qu’on n’épouse pas la femme qu’on aime.

— C’est très-gentil, dit Régine ; mais, comme à votre âge on aime toutes les femmes, cela fait bien des mariages qu’on se mettrait sur les bras.

— À mon âge, repris-je éperdûment en m’adressant à Impéria, qui souriait, on n’aime qu’une femme…

— À la fois peut-être ! reprit Régine ; mais à coup sûr c’est la première qui vous passe sous le nez qu’on prend pour son idéal.

— L’idéal ? ça n’existe pas ! dit le gros personnage chargé des rôles de financier, en s’adressant au raisonneur.

Le raisonneur plaça ici un discours qui semblait emprunté à son répertoire. Il était devenu très-disert à force de raisonner en scène. Il dit que l’idéal était une chose relative, que chacun le bâtissait de toutes pièces dans son cerveau, le parait des séductions auxquelles son tempérament le rendait accessible.

— J’ai connu, dit-il, un homme de talent délicat et d’apparence exquise qui avait pour idéal une femme grasse, sachant bien faire la cuisine. — À votre âge, ajouta-t-il en s’adressant à moi, c’est le contraire, on aime les femmes diaphanes, qui ne vivent que de rosée.

— Ne t’en défends pas, me cria le jeune comique, un jeune premier doit être comme ça. Couper son pain en mouillettes et le tremper pour son déjeuner dans un bouton de rose ; rien d’assez subtil, rien d’assez parfumé pour Lindor ou pour Célio : aussi rien de moins propre aux soucis du ménage ! Voyez-vous d’ici Cinthio del Sole occupé à débarbouiller ses marmots ? Non, l’acceso, celui qui toujours brûle, est trop beau, trop propre et trop enrubanné pour tomber dans la graisse du pot-au-feu ! — Qu’en dit la judicieuse Impéria ?

— Quoi ? dit Impéria, qui ne s’attendait pas à l’interpellation ; de qui parle-t-on ?

— Regardez le berger Paris qui vous contemple en rougissant, reprit le comique en me poussant devant elle. Comment trouvez-vous celui-là ?

— Très-bien élevé, toujours ! répondit Impéria sans lever les yeux sur moi ; c’est tout ce que je sais de monsieur.

— C’est toujours ça, reprit le Frontin ; vous n’en pourriez dire autant de moi !

— Je n’ai pas à me plaindre de vous plus que des autres.

— Est-elle jésuite ! elle me déteste ! Allons, je me formerai ! L’aspirant me donnera des leçons ; il me fera répéter le salut du matin, la présentation du fauteuil, la manière de ramasser l’ouvrage qui tombe et d’y replacer l’aiguille sans tirer le point, car il sait faire tout cela, lui, le sournois !

— Je saurais me dévouer davantage, répondis-je, et sans ridicule peut-être !

— Te dévouer jusqu’à la mort, n’est-ce pas ? repartit Frontin avec emphase.

Et, comme Impéria surprise me regardait enfin avec quelque attention, je répétai : « Jusqu’à la mort ! » avec un accent de conviction passionnée qui la fit légèrement tressaillir.

— Le coup est porté ! s’écria Frontin ; la flèche est décochée, là, droit au cœur !

— Au cœur de qui ? demanda-t-elle avec une tranquillité désespérante.

— Au seul cœur que je sache encore libre dans la compagnie.

— Le mien ? Qu’en savez-vous, monsieur *** ?

— Ah ! c’est différent, pardon ! je ne supposais pas… On disait… Voyez les femmes, et comme les Agnès vous trompent !

— Je ne suis pas une Agnès. Personne ne me tyrannise.

— Mais Horace…

— Je ne connais pas Horace.

— Voyons, reprit Régine, dis-nous donc la vérité, petite ! Tu es honnête ; donc, tu n’es pas prude, et tu n’es pas arrivée à dix-huit ans sans préférer quelqu’un ?

J’étais prêt à me trouver mal, et on fit remarquer ma pâleur ; Impéria eut la cruauté implacable de la vertu, elle répondit en souriant :

— Vous tenez à le savoir ? Eh bien, je ne tiens pas à le cacher. Il y a, bien loin d’ici, quelqu’un que j’aime très-sincèrement.

Je ne sais si on lui fit des questions indiscrètes, ni comment elle s’en débarrassa… Je sortis précipitamment, et j’allai promener mon désespoir sous les marronniers du Luxembourg.

Quelle blessure, quelle chute, quelle colère et quelle douleur ! Je peux rire aujourd’hui de la cause ; mais mon cœur saigne encore au souvenir de l’effet.

Il fut si profond, que je m’en effrayai moi-même. Étais-je donc fou ? Comment et pourquoi étais-je à ce point épris d’une personne que je connaissais depuis si peu de jours et à qui je parlais pour la première fois ? Que savais-je d’elle après tout ? Pourquoi m’étais-je planté dans la cervelle d’arriver le premier dans sa vie et de lui plaire à première vue ?

Comme je redescendais l’allée de l’Observatoire, je me croisai avec Léonce, un de nos jeunes premiers, joli garçon très-braque et très-mauvais acteur, qu’il m’eût été bien facile de remplacer d’emblée, si j’eusse été mauvais camarade. Il avait l’air sombre et désolé.

— Ah ! mon cher Laurence, s’écria-t-il en se jetant presque dans mes bras, si tu savais comme je souffre !

— Quoi donc ? qu’as-tu ?

— Elle aime quelqu’un !

— Qui, elle ?

— Impéria ! elle vient de le dire tout haut et d’un air de bravade pour nous tous !

— Je le sais bien, j’y étais !

— Tu étais là ? Tiens, c’est vrai, c’est à propos de toi ;… mais ce n’est pas à cause de toi qu’elle a parlé comme elle l’a fait ! c’est à cause de moi, va, et pour me désespérer.

— Tu l’aimes donc ?

— Éperdûment !

Je n’en savais rien, et en cela j’étais aussi fou que lui, qui se croyait le seul aspirant. Je me gardai bien de lui ouvrir mon cœur, et je feignis de le plaindre, enchanté d’avoir quelqu’un à qui parler d’elle. Il l’aimait depuis qu’elle était entrée à l’Odéon, lui sortant du Conservatoire, elle venant de la province. Il s’était enquis, il avait cherché avec persévérance, il savait la véritable naissance, la véritable destinée d’Impéria. Il s’était juré de ne jamais trahir les secrets qu’il avait surpris, et il me les racontait, à moi, qu’il connaissait depuis huit jours et qu’il tutoyait pour la première fois.

Impéria s’appelait Nancie de Valclos. Elle était du Dauphiné. Son père, le marquis de Valclos, était un homme intelligent, généreux, très-estimé dans son pays. Il adorait sa femme, qui était très-belle, et il faisait lui-même l’éducation de sa fille, dont il était fier à juste titre. Madame de Valclos, qui n’avait jamais fait parler d’elle, eut tout à coup, à quarante ans, une aventure horriblement scandaleuse avec un officier de la garnison. Le mari tua l’amant, la femme se suicida ; M. de Valclos devint fou au bout de trois mois, après avoir jeté toute sa fortune dans une entreprise absurde, où le poussa l’impatience de réaliser son avoir pour s’expatrier avec sa fille.

— Mademoiselle de Valclos se trouva autant dire orpheline à l’âge de vingt ans, car elle nous trompe, observa Léonce au milieu de son récit. Elle a vingt-deux ans. Elle cache son âge pour déguiser par tous les moyens son identité ; elle pourrait aussi bien faire croire qu’elle est encore plus jeune qu’elle ne le dit. Une figure aussi parfaite n’a pas d’âge.

Il poursuivit :

— Comme M. de Valclos avait été dupé à la veille de l’aliénation mentale bien constatée, et lorsqu’il était déjà fou probablement, sa fille eût pu plaider et repêcher au moins quelques débris de son patrimoine. On le lui conseilla, elle refusa froidement. L’aventure de sa mère, cause de la démence de son père, avait fait trop de bruit pour qu’elle l’ignorât, et il était impossible de plaider sans faire allusion à cette cause. Elle se laissa entièrement dépouiller, et, lorsqu’elle put constater qu’il ne lui resterait pas même de quoi nourrir son malheureux père, elle songea à travailler.

» Quoiqu’elle eût des talents et de l’instruction, elle ne trouva pas de ressources immédiates, et elle prit secrètement un parti extrême. Bellamare, l’impresario galant homme dont tu as dû entendre parler chez nous, avait donné à diverses reprises des représentations dans la ville qu’elle habitait. Il avait même, dans les temps heureux de la famille de Valclos, dirigé la comédie de société au château de Valclos. Il y avait passé quelques jours, il y avait rempli un rôle et fait débuter, devant les parents et les amis, la petite Nancie, alors âgée de douze ans. Il l’avait trouvée si bien douée, qu’il avait dit devant elle en riant :

» — C’est grand dommage qu’elle soit riche. Il y a en elle l’étoffe d’une artiste.

» L’enfant n’avait jamais oublié cette parole. La pauvre demoiselle se la rappela, et courut trouver Bellamare, qui jouait à Besançon. Elle n’eut pas besoin de lui raconter sa triste histoire, il la savait. Il lui dit du théâtre tout ce qu’un honnête homme doit en dire à une honnête fille. Elle ne s’en effraya pas. Il paraît même qu’elle lui répondit :

» — Moi, je suis invulnérable. Le souvenir de nos malheurs et de nos déchirements est entré en moi comme un fer rouge ; jamais je ne serai tentée de commettre une faute.

» Bellamare céda, jura de lui servir de père, et, ne voulant point partir avec elle d’un lieu où elle était connue, il lui donna rendez-vous en Belgique, où elle débuta sous le nom d’Impéria et où personne ne soupçonna le mystère de sa vie. On ne sut pas en Dauphiné ce qu’elle était devenue. On apprit qu’elle avait conduit son père du coté de Lyon, chez un ménage de vieux domestiques qui lui étaient complètement dévoués et qui le soignaient comme un enfant. Sa folie est douce, à ce qu’il paraît. Il a entièrement perdu la mémoire, et ce ne serait pas un service à lui rendre que de la lui faire retrouver. On croit que mademoiselle de Valclos est partie comme institutrice pour la Russie. Ici, on n’a rien découvert non plus. Il n’y a que le père Bocage qui sache tout, et moi… qui ai tout appris,… hélas ! et, te l’avouerai-je ? en écoutant à travers une porte !… C’est que j’en suis fou ! vois-tu. C’est que, pour lui plaire et la persuader, je suis capable de tout ; c’est que… Mais tout est perdu ! Elle est, elle sera toujours vertueuse, c’est vrai, mais elle aime quelqu’un !

— Qui crois-tu que ce puisse être ? demandai-je à Léonce en feignant de m’intéresser à son chagrin.

— Ah ! qui peut savoir ? s’écria-t-il en faisant de grands gestes : elle a dit quelqu’un bien loin d’ici ! C’est peut-être un artiste qu’elle a connu à Bruxelles,… peut-être un noble à qui elle était fiancée en Dauphiné avant ses malheurs.

— Si c’est un noble, il se conduit comme un vilain en l’abandonnant au rude travail qu’elle fait. Il est sans doute riche, et il l’oublie ! Quand elle en sera bien sûre, elle l’oubliera aussi !

— Oui ; c’est un espoir que tu me donnes, je t’en remercie ! et puis je me dis aussi qu’elle a peut être inventé cet amour-là pour mettre le mien à l’épreuve.

— Elle sait donc que tu l’aimes ?

— Oui, certes ! Je le lui ai écrit, il y a déjà quelque temps, dans les termes les plus persuasifs et les plus respectueux.

— En lui offrant le mariage ?

— Oui ; mon père est notaire, il a de la fortune, et j’en aurai.

— Et il consentira au mariage ?

— Il faudra bien !

— Et Impéria t’a répondu ?…

— Rien. Elle n’a pas eu l’air d’avoir reçu ma lettre.

— Ce qui ne t’empêche pas d’espérer ?

— J’espérais ; à présent, je crains ! Que me conseilles-tu ?

— Rien. Observe-la et attends.

— Alors, tu crois que je ne dois pas y renoncer ?

— Je n’en sais absolument rien.

— Allons dîner ensemble, reprit-il ; tu me laisseras te parler d’elle. Si je restais seul, je sens que je ferais quelque folie.

Je l’écoutai divaguer toute la soirée, la plupart du temps sans entendre un mot de ce qu’il me disait. Je le trouvais stupidement présomptueux d’aspirer à l’attention d’Impéria, et je prenais pour mon compte les puériles consolations que je lui offrais. Sans songer que j’étais aussi fat que lui, je me plaisais à me persuader qu’elle avait menti pour se débarrasser des poursuites de Léonce, et que ce n’était pas moi qu’elle avait eu l’intention de décourager.

En voyant Léonce si ridicule, je profitai pourtant de ma rivalité pour me promettre de n’agir en rien comme lui. Il ne cacha son grand désespoir à personne, et le bruit qu’il en fit empêcha qu’on n’en fît à propos de moi. Je me montrai très-gai, très-dégagé, et, niant que j’eusse fait aucune déclaration indirecte à Impéria, je prétendis avoir exprimé ma manière de voir en général sur l’amour et le dévouement : je réussis à ne pas être trop bête et à détourner, sinon les soupçons, du moins les lazzis. Léonce sembla les provoquer par sa sottise, et il me rendit le service de les accaparer.

Impéria eut un petit succès dans la pièce nouvelle ; elle joua bien et plut généralement. Elle n’en parut pas enivrée le moins du monde, et à nos compliments elle répondit qu’elle ne se dissimulait pas tout ce qui lui restait à apprendre encore pour être quelqu’un au théâtre. Cependant, elle prit de l’aplomb. Elle montait un petit degré de l’échelle et paraissait satisfaite. On sut que Bellamare lui avait écrit pour la féliciter et l’encourager. Mademoiselle Corinne se laissa vaincre par sa douceur et sa raison, d’autant plus qu’elle avait été sévèrement contredite par tout le monde quand elle avait essayé de calomnier Impéria.

La pièce nouvelle amenait tous les soirs Impéria au théâtre. Elle avait déjà un rôle dans la prochaine pièce que l’on ne tarda point à répéter. Elle passait donc presque tout son temps à travailler, et je pouvais la voir à toute heure ; mais, ne voulant pas que mon père put croire que la paresse me faisait changer d’état, et ne voulant rien décider sans son consentement, j’eus soin de continuer mes études de droit, et je me retirais à neuf heures du soir pour travailler jusqu’à deux heures du matin. Je me levais tard, j’étais au théâtre à midi pour tout le reste du jour, sauf l’heure du dîner. Impéria faisait le rude métier de répéter trois et quatre heures dans la journée et de jouer trois ou quatre heures le soir avec un changement de costume à chaque entr’acte. Le reste du temps, elle faisait de la guipure ou étudiait son rôle chez elle. Elle ne perdait pas un instant, et le calme qu’elle portait dans cette terrible vie était inconcevable. Elle avait tant d’intelligence et d’instruction, que rien ne lui était étranger, et qu’elle causait de tout avec une aisance modeste. Elle ne paraissait jamais triste et jamais gaie. La découverte de son âge véritable m’avait un peu calmé dans les premiers jours, non qu’elle fût moins belle et moins désirable pour être une fille majeure ; mais comme ces deux ans qu’elle avait de plus que moi me rejetaient en arrière ! comme le chef d’orchestre avait eu raison de me dire que j’étais trop jeune pour me permettre d’énoncer des projets d’avenir quelconque !

Malgré ce nouvel obstacle bien évident pour moi, malgré le soin que j’apportai à paraître sage, je sentis bientôt se réveiller l’intensité de mon désir ; c’était comme une démence, une idée fixe. Les prétentions insensées de Léonce me donnaient la force de cacher mon mal, non celle de le vaincre. J’étais attiré par Impéria, à son insu, comme le papillon par la lumière ; je voulais absolument me brûler. Elle était plus que moi par la naissance et l’éducation, par sa position déjà presque faite et son avenir déterminé, par son talent, incomplet encore, mais que je n’atteindrais peut-être jamais, par son âge enfin, qui lui donnait plus de raison que je n’en avais, par son expérience du malheur, qui lui donnait plus de force et de mérite.

Que pouvais-je lui offrir ? Une figure que l’on vantait et qui ne lui plaisait peut-être pas, une petite somme qui représentait de quoi vivre pauvrement durant les deux ou trois années de mon apprentissage, et un amour enthousiaste qu’elle n’avait pas de motifs pour croire durable.

C’est ce qu’elle me fit parfaitement comprendre lorsqu’elle fut forcée de remarquer mes soins et de deviner l’émotion de mon silence. Je m’observai encore plus, car tout ce que je craignais au monde, c’est qu’elle ne me prît en méfiance et ne me priât de ne plus jamais lui adresser la parole. Je m’attachai à détourner ses soupçons, et autant j’avais désiré qu’elle sût mon amour, autant je m’appliquai à lui faire croire qu’elle s’était trompée ou que j’avais renoncé à ma chimère. Je poussai la dissimulation et la couardise jusqu’à faire un doigt de cour à mademoiselle Corinne, tremblant qu’elle ne prît au sérieux les compliments que je lui adressais. Elle ne s’en soucia guère, elle visait à des conquêtes plus solides. Léonce, éconduit sévèrement par Impéria, donna le change à son dépit en essayant de prendre Corinne au sérieux. Elle se moqua de lui, et, quant à moi, elle me dit, en bonne camarade, qu’elle regrettait ma situation précaire, et ne comptait pas faire un mariage d’amour.

Dieu sait que je ne lui avais parlé ni d’amour ni de mariage. Je m’étais contenté de lui parler de sa beauté, qui était assez problématique ; néanmoins, mon naïf stratagème réussit. Impéria, qui était au fond bien naïve elle-même, se laissa persuader que je ne songeais point à elle, et, dès lors, elle me parla avec la même douceur et la même confiance qu’elle accordait aux autres.

Je restais partagé entre le désir et la crainte de la détromper, lorsqu’un beau jour elle me força de la rassurer complètement. On venait de parler précisément de Corinne, qui s’en laissait conter par tout le monde sans faire cas de personne, et, comme d’habitude, la causerie générale était interrompue par l’appel de l’avertisseur. Je me vis enfin seul avec Impéria pour la première fois.

— Je vous trouve un peu cruel pour ma camarade, me dit-elle ; est-ce par dépit ?

— Je vous jure bien que non ! répondis-je.

— C’est que vous êtes tous sans pitié, je le vois bien, pour les femmes qui ne répondent pas à vos flatteries.

— Si j’avais à accuser mademoiselle Corinne, ce serait parce que, sans y répondre, elle les écoute ; mais que vous importent nos dépits et nos rancunes d’enfant, à vous qui ne vous laisseriez pas même dire la vérité ?

— Comment cela ?

— Si on vous disait le bien qu’on pense de vous, vous vous fâcheriez. Vous n’avez donc point à craindre que l’on vous éprouve par des flatteries banales.

Impéria n’essaya pas de m’embarrasser par un marivaudage. Elle alla droit au fait.

— Si vous pensez du bien de moi, reprit-elle, vous pouvez me le dire sans m’offenser. Je crois avoir déclaré devant vous que mon cœur appartenait à un absent. Je vous le répète pour vous mettre à l’aise, parce que, s’il est vrai que vous m’estimez, vous ne me mettrez jamais à aucune épreuve.

Je lui répondis que j’allais lui donner la preuve de mon respect en la suppliant de me regarder comme un serviteur dévoué.

— Après la déclaration que vous venez de faire, ajoutai-je, et que, du reste, je n’avais point oubliée, je crois que vous devez voir dans la fidélité du dévouement que je vous offre l’absence de curiosité impertinente et de prétention déplacée.

— Ce que vous dites là est très-bien et très-bon, reprit-elle en me tendant la main, et je vous en remercie.

— Vous acceptez mon dévouement ?

— Et votre amitié, puisqu’elle est absolument désintéressée.

Elle quitta le foyer en me souriant ; moi, je restai à pleurer en silence : je venais de brûler mes vaisseaux.

Un matin, pendant que l’on répétait la dernière pièce qui devait être jouée avant la fermeture annuelle, je me trouvai seul au foyer avec un homme de taille moyenne et fort bien fait, dont la physionomie me fit l’effet d’un de ces souvenirs qu’on ne peut plus préciser. Il pouvait avoir de trente-cinq à quarante ans. Il avait les yeux petits, le teint brun assez coloré, la figure large et carrée sans être massive, la bouche grande, le nez court et busqué, le menton plat, bien rasé, les cheveux collés au front et aux tempes. Tout cela constituait une laideur enjouée, aimable au possible. Le moindre sourire relevait plaisamment les coins de sa lèvre, et creusait les fossettes indécises de ses joues. Ses prunelles noires étaient d’une vivacité perçante, sa mâchoire avait des angles d’une indomptable énergie ; mais la pureté de son front et la délicatesse de ses narines corrigeaient par je ne sais quoi de net et d’exquis les appétits d’une nature belliqueuse et sensuelle. Il était impossible de ne pas reconnaître en lui à première vue un acteur comique d’un certain ordre, et je me demandais si ce n’était pas une célébrité, lorsqu’il m’adressa la parole pour me demander si j’appartenais au théâtre. Je faillis lui répondre par un éclat de rire, tant sa voix et sa prononciation nasales étaient bizarres ; mais je me contins vite, car cette voix était un trait de lumière : je me trouvais enfin en présence de l’illustre impresario Bellamare. En même temps, par une liaison d’idées bien logique, je retrouvais le souvenir de sa figure : je l’avais vue photographiée sur une carte au chevet d’Impéria.

Je le saluai respectueusement, et en trois mots je le renseignai sur mon compte, lui exprimant le désir de débuter le plus tôt possible en province. Il me regarda un peu comme un maquignon regarde un cheval, en tournant autour de moi, en examinant les pieds, les genoux, les dents, les cheveux, et en me priant de faire quelques pas devant lui, mais tout cela d’un air joueur et paternel qui ne pouvait me blesser.

— Diable ! dit-il après un instant de réflexion, il faudra que vous soyez bien mauvais pour ne pas plaire à une moitié du public, celle qui porte des jupes. Vous avez vingt ans, et vous étudiez le droit ? Savez-vous danser ?

— La bourrée d’Auvergne, oui ! et, en outre, je possède toutes les danses de caractère des bals d’étudiants ; mais je ne compte pas…

— Je ne vous parle pas de danser sur les planches, mais savoir danser est nécessaire ; ça fait qu’on marche avec aisance, sinon avec distinction. Ça ne rend pourtant pas toujours adroit en scène. Voyons ! prenez-moi cette chaise de canne. Oh ! d’une seule main, s’il vous plaît ; elle n’est pas lourde ! Pourquoi de la droite, puisqu’elle était plus à portée de la gauche ? Il faut savoir se servir également des deux mains. Tenez, prenez la chaise ainsi, et faites cela !

Il la prit, la plaça au milieu de la chambre et s’assit dessus. Je m’imaginai que c’était la chose la plus facile du monde et qu’il se moquait de moi ; pourtant, lorsque je voulus faire la même chose :

— Ce n’est pas disgracieux, me dit-il, mais c’est très-gauche. Il faudrait faire comme cela dans le rôle d’un jeune timide qui s’assied dans un salon pour la première fois de sa vie. Vous avez posé la chaise de façon à vous asseoir à côté et à faire une chute des plus ridicules ; aussi avez-vous eu le soin de regarder derrière vous avant de vous asseoir, ce qui est une maladresse insigne, et puis, vous vous êtes laissé tomber dessus avec brusquerie, comme si vous étiez en colère ou écrasé de fatigue. Il ne faut pas qu’on sente le mouvement de l’acteur en scène. Il doit se trouver assis comme s’il n’avait pas de corps, car c’est toujours une chose très-vulgaire que de s’asseoir. Le meuble lui-même destiné à cet usage est une chose risible, quand on y songe ! Il faut que l’acteur fasse oublier et l’emploi du meuble et l’action de s’en servir par un escamotage ingénieux ; dans le tragique, il faut que tout soit noble, surtout ce mouvement-là, qui est le plus délicat et le plus difficile de tous. Dans le comique, il le faut gracieux, même quand il est bouffon. Ce qui n’est ni gracieux ni noble est forcément indécent. Tenez, regardez-moi ! voilà comment vous vous êtes assis !

Et il me copia si drôlement, que je me mis à rire. Alors, il se leva et se rassit plusieurs fois, changeant de place, et me révélant ce dont aucun des acteurs que j’avais vus répéter et jouer ne m’avait encore donné la moindre idée : la grâce dans le naturel, le comble de l’art caché sous le détail le moins apprécié, la perfection de l’expression dans l’action la plus insignifiante.

— Sur dix mille spectateurs, ajouta-t-il, il y en a peut-être trois qui vous sauront gré de vous asseoir ainsi, et qui sauront qu’il y a là toute une science, résultat d’une longue élude ; mais, sur ces dix mille spectateurs, il n’y en aura pas un seul qui ne soit influencé à son insu par l’aisance de vos moindres actions. Sans savoir pourquoi c’est bien, tous sentiront que c’est bien, et je vous donne là en deux mots tout le mystère du métier.

— Je serais bien heureux, repris-je, de faire partie de votre compagnie et de recevoir vos leçons.

— Ça pourra s’arranger, reprit-il. Serez-vous ici dans une heure ?

— J’y serai tout le temps que vous voudrez.

— Bien, attendez-moi.

Probablement, il alla tout de suite aux informations sur mon compte. Quand nous nous rejoignîmes, il donnait le bras à Impéria.

— Je vous prends, dit-il. C’est arrangé ; tout le monde dit du bien de vous, et mademoiselle Impéria comme les autres. Qu’est-ce que vous voulez gagner, mon cher enfant ? Vous devez savoir qu’un débutant n’est pas rétribué de façon à allumer son cigare avec des billets de banque. Je lui répondis que je ne prétendais à aucune rétribution tant que je ne serais pas sûr de lui être utile. En ne recevant de lui que ses bons conseils, je serais encore son obligé.

— Sans doute, dit-il, tous les débutants devraient comprendre ce que vous dites là ; mais il faut vivre de quelque chose, avoir de quoi s’habiller décemment…

— J’ai quelque argent et des habits. Je peux très-bien attendre deux ou trois mois, si mon apprentissage exige ce temps-là.

— Je vois que vous êtes un honnête garçon, et que vous savez Bellamare incapable d’abuser de votre délicatesse ; vous ne vous en repentirez pas. Venez demain chez moi, je vous donnerai un rôle court à apprendre ; après-demain, vous viendrez l’étudier avec moi, mais sachez-le bien !

Il me donna son adresse et me quitta en me serrant la main.

Quand je pris de lui ma première leçon, bien qu’il me traitât en vérité avec la même indulgence que si j’eusse été son fils, je fus très-effrayé de son appréciation.

— Écoutez, me dit-il en se résumant à la fin de la leçon ; certainement, c’est un grand avantage d’être doué comme vous l’êtes, et, si vous étiez un sot, vous pourriez vous persuader aisément que vous n’avez rien à apprendre. Vous êtes un garçon intelligent, et vous allez comprendre que la beauté de votre personne et la perfection de votre organe sont des causes de chute autant que des causes de succès. Dès que vous apparaîtrez en scène, bien vêtu et bien maquillé, attendez-vous à un murmure d’approbation ; mais, tout de suite après, le public sera sévère et méfiant. Dès les premières paroles que vous direz cependant, il y aura encore un doux murmure ; votre voix est admirable. Et après ? Vous direz bien, je m’en charge. Nouveau danger ! Dès lors, le public, éveillé et attentif, sera d’une exigence épouvantable. L’homme de nos jours, le Français surtout, est ainsi fait. Nous ne sommes plus au temps oh, sous l’heureux ciel des civilisations méridionales. la beauté était estimée presque à l’égal d’une vertu. L’antiquité nous a transmis les noms d’artistes qui n’ont eu d’autre mérite que celui d’être beaux. Aujourd’hui, nul ne garde le souvenir d’un artiste sans talent, fût-il de sa personne Antinoüs ou Méléagre. On exige tout de nos jours, tout, rien que cela ; mais ce que l’on exige peut-être le moins, c’est la beauté plastique. Elle n’a que le prestige du premier moment. Elle ennuie, elle agace, elle irrite, si l’art ne sait pas lui donner le charme, qui est tout autre chose, et qui s’applique quelquefois à la laideur pour la rendre aimable et sympathique. Les idées modernes sont au réalisme, et, dans une certaine mesure, c’est un progrès, car l’homme n’est pas fait pour ne servir que de modèle à la statuaire, et ce n’est pas un avantage moral pour lui de se différencier des autres hommes par une perfection physique : s’il en est vain, on le ridiculise ; s’il n’en tire pas parti, on le croit inintelligent. Il faut donc savoir être beau, ce qui est beaucoup plus difficile que de savoir être laid, et, dans notre art, qui consiste à tout produire personnellement et directement, le premier point est de bien savoir ce que l’on est, afin de savoir ce qu’il faut être.

» Eh bien, je vais vous dire, en artiste, en peintre et en physiologiste, — car je suis un peu tout cela, — ce que vous êtes en récitant votre rôle : un Apollon d’estaminet, ni plus ni moins. Le regard étincelant, trop hardi ; le sourire très-franc, trop crispé par des nerfs imprégnés d’alcool ; le corps très-souple et très-fort, adonné à des poses fantasques qui manquent de sens et d’originalité ; la parole nette et sonore, pleine d’inflexions fausses et cherchant de préférence les intonations les moins musicales et les moins naturelles. Vous seriez un détestable comique. Vous iriez toujours au delà. Vous avez, on dirait, l’esprit tendu et agité ; vous arriveriez difficilement à la bonhomie, et vous ne sauriez dire d’une façon naturelle : Eh bien, comment ça va-t-il ? Vous auriez pu jouer le drame romantique ; on n’en fait plus, et le goût va de plus en plus au drame bourgeois. Si on vous faisait des rôles où, malgré l’habit noir, votre personnage aurait des allures énergiques et une certaine excentricité de caractère, vous seriez bon ; mais on trouve une ou deux fois dans sa vie le rôle qui s’approprie exactement au type que l’on peut représenter complètement. Avant d’être connu, il faut passer par toute sorte de personnages insignifiants ou antipathiques à notre nature. La grande affaire en commençant est donc de s’assouplir, d’effacer au besoin la personnalité, de se rendre, en un mot, propre à tout faire convenablement, sans espérer faire admirer et applaudir le monsieur que l’on est. Quand vous vous serez peu à peu débarrassé de vous-même, de celui qui était un joli étudiant, mais qui n’avait rien d’un artiste supportable, vous commencerez à chercher, à inventer, à créer. Trois ans d’études au moins, mon garçon, peuvent faire de vous un charmant jeune premier rôle. C’est un bon emploi ; il exige, outre tout ce que vous avez, tout ce que vous n’avez pas. Il est payé très-cher, parce que les beaux types intelligents sont rarissimes. Si vous n’engraissez pas, votre buste vaut de l’or. Dès à présent, vos jambes valent beaucoup d’argent, et en tout état de choses votre organe est un capital ; malheureusement, tout cela n’est rien, et pire que rien, je vous le répète, si vous faites fausse route. Vous ne serez pas insignifiant, vous serez passionné ; mais vous pouvez avoir l’énergie ridicule et l’emportement capitanesque. Méfiez-vous de ça. Si vous êtes docile, je vous sauverai de ce danger-là ; mais, si vous n’avez pas un grand fonds de sensibilité et de vérité, vous deviendrez froid et banal. Voilà, pour conclure, ce que ma conscience me commande de vous dire ; vous avez à travailler énormément le plus difficile et le plus ingrat des métiers. Le résultat peut être une vie de gloire et de fortune ; il peut aussi être nul, et je ne réponds pas du tout que, dans trois ans, vous ne soyez un fruit sec. Le métier, qui est indispensable, emporte dix-neuf fois sur vingt l’originalité. Réfléchissez donc avant de quitter votre carrière et votre milieu pour le théâtre. Vous me direz demain si vous vous sentez le courage de transformer radicalement votre individu au risque de devenir un être absolument effacé, découragé, vidé !

» Et méditez encore ceci : c’est qu’on peut changer de carrière tant que l’on marche dans les routes battues de la société, tandis que l’homme engagé dans la bohème du théâtre ne peut rentrer dans un autre milieu. Ce n’est point parce que le préjugé vous repousse. Cela, peu importe ! un homme énergique en triomphe et conquiert partout la place qu’il sait prendre ; mais, après le théâtre, il n’y a plus d’autre énergie disponible. Le théâtre use, brûle, dévore. On y vit aussi longtemps qu’ailleurs, à la condition de ne pas le quitter et d’entretenir cette force factice, cette surexcitation nerveuse, cette ivresse, qui ne se trouvent que là ; une fois rentré dans le repos, même quand on en a senti le besoin impérieux, l’ennui vous ronge, l’esprit se remplit de fantômes, le train de la vie réelle vous écœure, les sentiments vrais se confondent avec les fictions du passé, les journées semblent des siècles, et, le soir, à l’heure où l’on voyait la rampe se lever pour éclairer votre visage et le public accourir pour s’occuper de votre personne, on s’imagine être cloué vivant dans une bière.

» Non, mon enfant, n’abordez pas le théâtre, si vous n’y êtes pas poussé par une vocation irrésistible, car c’est une loterie où les gagnants, après avoir tout risqué, sont forcés de mettre toujours leur vie et leur âme.

» Je devais vous dire cela. Ne vous imaginez pas que ce soit l’effet de l’épreuve que nous venons de faire. Si je n’écoutais que mon intérêt, je vous cacherais ma pensée, car, tel que vous êtes, avant très-peu de temps, vous me serez très-utile. On n’est pas difficile en province, on n’y est pas gâté, et, pour un succès d’aspect, vous, avez tout ce qu’il faut. À un acteur déjà lancé, je ne fais pas d’observation ; mais vous m’intéressez, vous me plaisez, et vous vous jetez tête baissée dans l’inconnu : je vous devais la vérité.

Je le remerciai chaleureusement et promis de réfléchir ; mais je ne réfléchis point, je ne pensai qu’à Impéria, dont il m’était impossible de me voir éternellement séparé. Je rassemblai toutes les forces de ma volonté pour une entreprise désespérée, et, un mois après, je partais pour la province avec Impéria, Bellamare et la troupe qu’il avait recrutée. J’ai donc été comédien, monsieur, comédien pendant trois ans, et je m’y suis toujours comporté en honnête homme, j’en suis sorti sans reproche ; mais je n’en ai pas moins rompu avec l’avenir auquel je pouvais prétendre, et j’ai failli faire mourir mon père de chagrin, comme je vous le dirai un autre jour, car il y a longtemps que je parle, et vous devez être las de m’entendre.

— Nullement ; si vous n’êtes pas fatigué, continuez. Je désire savoir la suite de votre amour pour la charmante Impéria.

— Et je compte vous la dire, mais pas tout de suite, si vous le permettez. Pour reprendre haleine, je croquerai le profil de la cascade.

— Fort bien. Encore un mot pourtant : quel est donc l’épouvantable égarement dont certaines bonnes âmes de l’endroit vous accusent ?

— Vous le demandez ? J’ai été comédien, et, selon elles, c’est plus qu’il n’en faut pour être damné.