Pierre qui roule/Texte entier

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Michel Lévy frères.



ŒUVRES


DE


GEORGE SAND


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS




ŒUVRES COMPLÈTES


DE


GEORGE SAND


FORMAT GRAND IN-18

Les Amours de l’âge d’or 1 vol.
Adriani 1 —
André 1 —
Antonia 1 —
Autour de la table 1 —
Le Beau Laurence 1 —
Les Beaux Messieurs de Bois-Doré 2 —
Cadio 1 —
Césarine Dietrich 1 —
Le Château des Désertes 1 —
Le Château de Pictordu 1 —
Le Chêne parlant 1 —
Le Compagnon du tour de France 2 —
La Comtesse de Rudolstadt 2 —
La Confession d’une jeune fille 2 —
Constance Verrier 1 —
Consuelo 3 —
Correspondance 3 —
Contes d’une grand’mère 1 —
La Coupe 1 —
Les Dames vertes 1 —
La Daniella 2 —
La Dernière Aldini 1 —
Le Dernier Amour 1 —
Dernières pages 1 —
Les Deux Frères 1 —
Le Diable aux champs 1 —
Elle et Lui 1 —
La Famille de Germandre 1 —
La Filleule 1 —
Flamarande 1 —
Flavie 1 —
Francia 1 —
François le Champi 1 —
Histoire de ma vie 4 —
Un Hiver à Majorque — Spiridion 1 —
L’Homme de neige 3 —
Horace 1 —
Impressions et Souvenirs 1 —
Indiana 1 —
Isidora 1 —
Jacques 1 —
Jean de la Roche 1 —
Jean Ziska — Gabriel 1 —
Jeanne 1 —

Journal d’un voyageur pendant la guerre 1 vol.
Laura 1 —
Légendes rustiques 1 —
Lélia — Métella — Cora 2 —
Lettres d’un Voyageur 1 —
Lucrezia-Floriani — Lavinia 1 —
Mademoiselle La Quintinie 1 —
Mademoiselle Merquem 1 —
Les Maîtres mosaïstes 1 —
Les Maîtres sonneurs 1 —
Malgrétout 1 —
La Mare au Diable 1 —
Le Marquis de Villemer 1 —
Ma Sœur Jeanne 1 —
Mauprat 1 —
Le Meunier d’Angibault 1 —
Monsieur Sylvestre 1 —
Mont-Revêche 1 —
Nanon 1 —
Narcisse 1 —
Nouvelles 1 —
Nouvelles lettres d’un Voyageur 1 —
Pauline 1 —
La Petite Fadette 1 —
Le Péché de M. Antoine 2 —
Le Piccinino 2 —
Pierre qui roule 1 —
Promenades autour d’un village 1 —
Questions d’art et de littérature 1 —
Questions politiques et sociales 2 —
Le Secrétaire intime 1 —
Les sept Cordes de la Lyre 1 —
Simon 1 —
Souvenirs de 1848 1 —
Tamaris 1 —
Teverino — Léone Léoni 1 —
Théâtre complet 4 —
Théâtre de Nohant 1 —
La Tour de Percemont — Marianne 1 —
L’Uscoque 1 —
Valentine 1 —
Valvèdre 1 —
La Ville noire 1 —



294-08. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — P5-08.
PIERRE


QUI ROULE


PAR


GEORGE SAND


TROISIÈME ÉDITION


PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS

rue auber, 3, place de l’opéra


——

LIBRAIRIE NOUVELLE

boulevard des italiens, 15, au coin de la rue de grammont



1872


Droits de reproduction et de traduction réservés




À


MON AMI BERTON PÈRE




PIERRE QUI ROULE





I


J’étais en tournée d’inspection des finances dans la petite ville d’Arvers, en Auvergne, et j’étais logé depuis deux jours à l’hôtel du Grand Monarque. Quel grand monarque ? et pourquoi cette enseigne classique, si répandue encore dans les villes arriérées ? Est-ce une tradition du règne de Louis XIV ? Je l’ignore absolument, et je le demande à qui le sait. L’image qui caractérisait ce personnage illustre et mystérieux a disparu presque partout. Dans mon enfance, je me souviens d’en avoir vu une qui le représentait habillé en Turc.

L’hôtesse du Grand Monarque, madame Ouchafol était une femme avenante et bien pensante, dévouée à tout ce qui tenait aux pouvoirs constitués quelconques, noblesse ancienne ou nouvelle, roture opulente, position officielle ou influence locale, le tout sans préjudice des égards dus aux petits fonctionnaires et aux voyageurs de commerce, qui constituent le bénéfice soutenu, le roulement périodique d’une auberge. En outre, madame Ouchafol avait des sentiments religieux, et tenait tête aux esprits forts de son endroit.

Un soir que je fumais mon cigare sur le balcon de l’hôtel, je vis, sur la place qui sépare l’église de la mairie et de l’auberge, un grand garçon dont la figure et la prestance ne pouvaient passer nulle part inaperçues. Il donnait le bras à une paysanne fort laide. Deux gars un peu avinés, espèces d’artisans endimanchés, le suivaient, promenant comme lui des filles en cornette, mais assez gentilles. Pourquoi ce beau garçon, dont la mise bourgeoise ne manquait pas de goût et qui ne paraissait point ivre, avait-il choisi pour danseuse ou pour commère la plus laide et la moins requinquée ?

Ce petit problème n’eût point fixé mon attention au delà d’une minute, si madame Ouchafol, qui époussetait les feuilles poudreuses d’un oranger rachitique placé sur le balcon, n’eût pris soin de me le faire remarquer.

— Vous regardez le beau Laurence, n’est-ce pas ? me dit-elle en laissant tomber sur l’Antinoüs en goguette le regard le plus ironique et le plus dédaigneux.

Et, répondant à ma réponse sans l’attendre :

— C’est un joli garçon, je ne dis pas le contraire ; mais voyez ! toujours en mauvaise compagnie ! Je veux bien qu’il soit fils de paysan ; mais il a un oncle riche et titré, et, d’ailleurs, quand on a reçu de l’éducation, qu’on porte les habits d’un monsieur, on ne va pas trinquer dans les noces de village avec les premiers venus, surtout on ne traverse pas la ville en plein jour avec des gotons comme ça sous son bras !… Mais ce gars-là est fou, il ne respecte rien, et il y a une chose surprenante, monsieur : c’est qu’il ne s’adresse jamais à une jolie fille qui pourrait lui faire honneur. Il trimballe toujours des monstres, et pas des plus sévères, je vous prie de le croire !

— Je croirai tout ce que vous voudrez, madame Ouchafol ; mais comment expliquez-vous ce goût bizarre ?

— Je ne me charge pas de l’expliquer ! On ne peut rien comprendre à la conduite de ce pauvre enfant, car enfin, monsieur, je m’intéresse à lui. Sa marraine est mon amie d’enfance, et souvent nous nous désolons ensemble de le voir si mal tourner.

— C’est donc un franc vaurien ?

— Ah ! monsieur, si ce n’était que ça ! s’il n’était qu’un peu coureur et libertin ! si on pouvait dire : « Il s’amuse, il s’étourdit, c’est un mauvais sujet qui se rangera comme tant d’autres ! » mais point, monsieur. Il boit un peu ; mais il ne fait pas de dettes ; il n’a point précisément de mauvaises mœurs ; il n’est pas batailleur non plus, quoiqu’à l’occasion, quand il voit, dans les fêtes de village ou dans les bals d’artisans, un homme à terre, il cogne sur ceux qui l’assomment, et cogne bien, à ce qu’on dit. Enfin il pourrait être quelque chose, car il n’est point sot ni paresseux ; mais voyez un peu ! monsieur a des idées et surtout une idée… qui fait le désespoir de ses parents !

— Vous me rendez curieux de connaître cette fameuse idée.

— Je vous dirais bien qu’au lieu d’accepter un emploi dans les droits réunis, ou dans le télégraphe, ou un bureau de tabac, ou quelque chose au greffe, à l’enregistrement, à la mairie, car on lui a offert tout cela, il a préféré vivre dans le faubourg avec son père, qui est un ancien métayer et qui a acheté un terrain dont il a fait une pépinière. Ce pauvre père Laurence est un brave homme, très-laborieux, qui n’a plus que cet enfant-là et qui aurait voulu l’élever au-dessus de son état, espérant que son frère aîné, qui est très-riche, le prendrait en amitié et en ferait son héritier : point du tout ; le jeune homme, qui était parti après son baccalauréat pour la Normandie, où réside l’oncle riche, s’est laissé entraîner à un égarement épouvantable, monsieur, et il a disparu pendant deux ou trois ans, sans presque donner de ses nouvelles.

— Quel égarement, madame Ouchafol ?

— Ah ! monsieur, permettez-moi de ne pas vous le dire par estime pour le père Laurence, qui cultive des fruits le long de ses murs, et qui m’a toujours fourni de belles pêches et de beaux raisins, sans parler des légumes qu’il cultive aussi dans le bas de son enclos, ce qui fait qu’il m’achète le fumier de mon écurie, et le paye mieux que bien des gens plus haut placés ; par amitié aussi pour la marraine du jeune homme, qui est mon amie, comme je vous ai dit, même que nous avons fait ensemble notre première communion, je dois cacher le malheur et la honte que le beau Laurence, comme on l’appelle ici, a fait jaillir sur ses proches, et qui jaillirait sur toute la ville, si par malheur la chose venait à se savoir.

Il devenait évident que madame Ouchafol mourait d’envie de faire jaillir jusqu’à moi le mystère de l’égarement du beau Laurence. Plus taquin que curieux dans ce moment-là, je la punis de ses réticences en prenant mon chapeau et en allant respirer l’air du soir le long d’un joli ruisseau qui côtoie la pente où la ville est gracieusement jetée.

Beaucoup de petites villes sont ainsi, charmantes de tournure et d’ensemble au dehors, affreuses et malpropres au dedans : une dent de rocher, un rayon de soleil couchant sur un vieux clocher, une belle ligne boisée derrière, un ruisseau au pied, suffisent pour composer un tableau qui les encadre au mieux, et dont elles sont l’accident principal arrangé là comme à souhait.

J’étais tout entier au plaisir calme de la contemplation, et je voyais les derniers reflets du couchant s’éteindre dans un ciel admirablement pur. Ce présage de beau temps pour le lendemain me rappela le projet que j’avais formé d’aller voir une cascade qu’un de mes prédécesseurs dans l’emploi que j’occupais m’avait recommandée. Il était trop tard pour entreprendre une promenade quelconque ; mais, comme je passais près d’un cabaret rustique d’où sortaient du bruit et de la lumière, je résolus d’y demander des renseignements. Je tombai au milieu d’une noce villageoise. On buvait et on dansait. La première personne qui s’aperçut de ma présence fut précisément le beau Laurence.

— Eh ! père Tournache, s’écria-t-il d’une belle voix forte et claire qui dominait toutes les autres, un voyageur ! servez-le. Il ne faut pas, parce qu’on s’amuse chez vous, oublier les gens qui ont le droit de s’y reposer. — Venez, monsieur, ajoutât-il en me donnant sa chaise, il n’y a plus place nulle part. Prenez la mienne, je vais danser une bourrée dans la grange, et, en passant, je dirai qu’on vous serve.

— Je ne veux déranger personne, lui répondis-je, touché de sa politesse, mais peu alléché par l’aspect et l’odeur du festin. Je venais demander un renseignement…

— Peut-on vous le donner ?

— Vous probablement mieux qu’un autre ; je voudrais savoir de quel côté et à quelle distance sont le rocher et la cascade de la Volpie.

— Très-bien, venez avec moi, je vais vous donner une idée de ça.

Comme, cette fois, malgré sa courtoisie et son obligeance, le beau garçon me paraissait un peu gris, je le suivis plutôt par politesse que dans l’espoir d’avoir une explication bien claire.

— Tenez, me dit-il après m’avoir conduit, en titubant quelque peu, à dix pas de la maisonnette, vous voyez cette longue côte uniforme qui ferme l’horizon ? Elle est plus élevée qu’elle ne paraît ; c’est une vraie montagne qui exige une heure de marche. À présent, voyez-vous une espèce de brèche placée de biais au point le plus élevé, juste au-dessus de la pointe du clocher de la ville ? C’est là.

— J’avoue que je ne vois rien. Il fait nuit, et, demain, j’aurai peut-être quelque peine à m’orienter ; ne pourrais-je trouver dans ce faubourg un guide pour m’y conduire ?

— J’allais vous proposer ma compagnie pour après demain, vu que je compte y aller ; mais, demain, c’est trop tôt.

— Je le regrette.

— Et moi aussi ; mais, que voulez-vous ! il faut absolument que je sois ivre cette nuit, et il est probable que je dormirai demain toute la journée.

— C’est une nécessité urgente que vous soyez ivre ?

— Oui, je n’ai pu faire autrement que de boire un peu pour fêter la noce d’un camarade d’enfance. Dans un quart d’heure, si j’en reste là, je serai triste ; j’ai le premier vin raisonneur et lucide. J’aime mieux m’achever, devenir gai, tendre, fou et idiot ; après ça, on dort, et tout est dit.

— Il n’y a pas de mal à devenir gai, tendre, fou et même idiot, comme vous le prétendez : mais, quelquefois, dans le vin, on devient méchant. Vous ne craignez donc pas que cela vous arrive ?

— Non ; je me persuade que le vin, quand il n’est pas empoisonné, ne développe et ne révèle en nous que les qualités et les défauts qui s’y trouvent. Je ne suis pas méchant, je ne bois pas d’absinthe, je suis sûr de moi.

— À la bonne heure ; mais vous parliez d’aller danser ?

— Oui, la danse grise aussi. Cette grande cornemuse qui vous braille aux oreilles, le mouvement, la chaleur, la poussière, tout cela, c’est charmant, allez !

En parlant ainsi, il eut un accent de tristesse, presque de désespoir, où je crus voir la révélation de quelque douleur secrète ou de quelque remords acharné. Les paroles de l’hôtesse me revinrent à l’esprit, et je fus saisi d’un sentiment de pitié pour cet homme si beau, qui s’expliquait si bien et qui paraissait si doux et si franc.

— Si, au lieu de vous achever si vite, lui dis-je, vous restiez un peu ici à fumer un bon cigare avec moi ?

— Non, je deviendrais mélancolique, et je vous ennuierais.

— Cela me regarde, je pense ?

— Cela me regarde aussi. Tenez, je vois bien que vous êtes un homme distingué et qu’il serait agréable de causer avec vous ; N’allez à la Volpie qu’après-demain.

— Rendez-moi le service d’y venir demain et de ne pas vous enivrer cette nuit.

— Ah çà ! vous avez l’air de vous intéresser à moi ? Est-ce que vous me connaissez ?

— Je vous vois aujourd’hui pour la première fois.

— Bien vrai ? Je sais que vous êtes l’inspecteur des finances logé depuis deux jours chez la mère Ouchafol ; vous courez la province pendant quatre mois tous les ans… Vous ne m’avez rencontré nulle part ?

— Nulle part. Vous êtes donc connu hors d’ici ?

— J’ai voyagé dans presque toute la France pendant trois ans. Dites-moi pourquoi vous me conseillez de ne pas boire.

— Parce que je n’aime ni les choses souillées ni les hommes détériorés. Affaire d’ordre et de propreté, voilà tout !

Il rêva un instant, puis me demanda mon âge.

— Le vôtre à peu près, trente ans ?

— Non, moi, vingt-six. J’ai donc l’air d’en avoir trente ?

— Je vous vois mal dans le crépuscule.

Il reprit tristement :

— Je crois, au contraire, que vous voyez bien. J’ai perdu quatre ans de ma vie, puisque mon visage a quatre ans de trop. Je ne ferai pas d’excès cette nuit, et, si vous voulez aller demain à la Volpie, je frapperai à votre porte à quatre heures du matin. Je sais qu’il faut que vous soyez en ville à midi. Le percepteur m’a parlé de vous, il dit que vous êtes un homme charmant.

— Merci, je compte sur vous.

— Voulez-vous voir danser la vraie bourrée d’Auvergne avant de vous retirer ?

— Je la danserai même avec vous, si on me le permet.

— On en sera enchanté, mais il faut que je vous présente comme mon ami.

— Soit ! il n’est pas impossible que je le devienne.

— J’en accepte l’augure.

Il me plaisait, je ne m’en défendais pas, et, quel que fût l’épouvantable égarement que lui reprochait l’hôtesse du Grand Monarque, la curiosité qu’il éveillait en moi était presque de la sympathie.

Dans la grange où il m’introduisit, et où le bruit, la poussière et la chaleur annoncés par lui ne laissaient rien à désirer, je fus accueilli avec beaucoup de cordialité et invité à boire à discrétion.

— Non, non, leur cria Laurence, il ne boit pas, lui, mais il danse. Tenez, l’ami, faites-moi vis-à-vis.

Il avait invité la mariée, j’invitai la grande fille laide que, du balcon de l’hôtel, j’avais vue à son bras une heure auparavant. Je croyais ne pas faire de jaloux, mais je m’aperçus bientôt qu’elle était fort courtisée, peut-être à cause de son air enjoué et hardi, peut-être aussi parce qu’elle avait de l’esprit. J’eusse voulu la faire causer sur le compte de Laurence ; le vacarme, qui était pour ainsi dire suffocant, ne me permit pas d’engager une conversation suivie.

Laurence dansait devant moi, et certainement il y mettait de la coquetterie. Il avait ôté son paletot de coutil et son gilet, comme les autres. Sa chemise, d’un blanc encore irréprochable, dessinait sa taille fine, ses larges épaules et sa poitrine bombée ; la sueur faisait boucler ses cheveux abondants, d’un noir de jais ; son œil, tout à l’heure éteint, lançait des flammes. Il avait la grâce inséparable des belles formes et des fines attaches, et, bien qu’il dansât la bourrée classique comme un vrai paysan, il faisait de cette chose lourde et monotone une danse de caractère pleine de verve et de plastique. Il avait bien un peu de vin dans les jambes, mais en peu d’instants cette incertitude se dissipa, et il me sembla qu’il tenait à m’apparaître dans tous ses avantages physiques pour dissiper la mauvaise opinion qu’il avait pu m’inspirer à première vue.

Tout en me demandant pour quelles fins il avait parcouru presque toute la France, il me vint à l’esprit qu’il avait pu être modèle. Quand il retourna dans le cabaret, où je le suivis et où on le pria de chanter, je me persuadai qu’il avait été chanteur ambulant ; mais il avait la voix fraîche et disait les chansons du pays avec une simplicité charmante qui était d’un artiste et non d’un virtuose de carrefour.

Peu à peu mes idées sur son compte s’embrouillèrent. J’avais chaud, et j’avais accepté sans méfiance quelques rasades d’un vin clairet qui semblait très-innocent, mais qui par le fait était extraordinairement capiteux. Je sentis que, si je ne voulais pas donner le mauvais exemple à celui que je venais de sermonner, et que, si je ne voulais pas être accusé par madame Ouchafol de quelque « épouvantable égarement », il fallait me soustraire aux épanchements bachiques de ces bons faubouriens. Je m’esquivai donc adroitement, et, tout en regagnant la ville, j’eus la confusion de sentir que je ne marchais pas très-droit, que je voyais doubles les poteaux du fil électrique, et que j’avais des envies de rire et de chanter tout à fait insolites.

À mesure que je croyais approcher de la ville, le trouble augmentait. Mes pieds devenaient lourds, et, quand j’eus marché un peu plus que de raison, je constatai que la ville n’était plus sur la colline, ou que je n’étais plus sur le chemin de la ville. Belle situation pour un fonctionnaire, et surtout pour un homme des plus sobres qui, de sa vie, n’avait été surpris par l’ivresse !

Je pensai, car mon cerveau était resté parfaitement lucide, que cette ivresse était venue trop vite pour ne pas s’en aller de même. Je résolu d’attendre qu’elle fût dissipée, et, avisant une masure ouverte qui semblait abandonnée, j’y entrai et me jetai sur un tas de paille, sans trop m’apercevoir du voisinage d’un âne qui dormait debout, le nez dans son râtelier vide.

Je fis comme l’âne, je m’endormis d’un sommeil aussi paisible que le sien. Quand je m’éveillai, le jour commençait à poindre, l’âne dormait toujours, et pourtant il avait des inquiétudes dans les jambes, et faisait de temps à autre résonner la chaîne de ses entraves. J’eus quelque peine à m’expliquer comment je me trouvais en ce lieu et en cette compagnie ; enfin la mémoire me revint, je me levai, je secouai mon vêtement, je lissai mes cheveux, je me réhabilitai un peu à mes propres yeux en constatant que je n’avais pas perdu mon chapeau, et, me sentant parfaitement dégrisé, je repris sans peine le chemin de l’hôtel du Grand Monarque en me disant que madame Ouchafol ne manquerait pas d’attribuer ma rentrée tardive à quelque bonne fortune. Je n’eus que le temps de faire ma toilette et d’avaler une tasse de café ; à quatre heures sonnantes, le beau Laurence frappait à ma porte. Il n’avait pas dormi, lui, il avait dansé et chanté toute la nuit ; mais il ne s’était pas enivré, il m’avait tenu parole. Il s’était jeté dans la rivière en quittant la noce ; ce bain l’avait rafraîchi et reposé ; il se vantait de nager et de plonger comme une sarcelle. Il était gai, actif, superbe, et rajeuni de quatre ans. Je lui en fis mon compliment sincère, sans pouvoir surmonter la mauvaise honte qui s’empara de moi lorsqu’il remarqua que mon lit n’était pas défait. Infamie ! j’osai lui répondre que j’avais travaillé toute la nuit ; heureusement, l’âne, seul témoin de ma honte, était incapable de la divulguer.

Laurence avait soupé à deux heures du matin, il n’avait ni faim ni soif. Il s’était muni pour tout bagage d’un bâton et d’un album qu’il me permit de regarder. Il dessinait très-bien, traduisant la nature avec hardiesse et avec conscience. Nous prîmes à travers champs, et bientôt nous gravîmes la longue montagne sur un chemin très-dur, mais délicieux d’ombrages et d’accidents.

La conversation ne s’engagea réellement que lorsque nous eûmes atteint les âpres rochers où la Volpie se laisse tomber et s’engouffre dans une brisure anguleuse et profonde. C’est une petite chose très-belle, difficile à aborder pour la bien voir.

Nous y restâmes deux heures, et c’est là que Laurence me révéla le mystère épouvantable de son existence.

Je supprime l’entretien qui peu à peu amena cette expansion. Il m’avoua sincèrement éprouver depuis longtemps le besoin d’ouvrir son cœur à un homme assez indulgent et assez civilisé pour le comprendre. Il se figurait que j’étais cet homme-là. Je lui promis qu’il ne s’en repentirait pas, et il parla ainsi :


HISTOIRE DE PIERRE QUI ROULE

Je sais que je suis beau, non-seulement je l’ai ouï dire, mais on me l’a dit dans des circonstances que je n’oublierai jamais. D’ailleurs, je suis assez cultivé comme artiste pour savoir ce qui constitue la beauté, et je me sais doué de toutes les qualités qu’elle exige.

Vous rendrez bientôt justice au peu de vanité que j’en tire, quand vous saurez qu’elle est la source de mes plus grands chagrins. J’ai aimé une femme qui m’a repoussé parce que je n’étais pas laid.

Vous savez que je me nomme Pierre Laurence, et que je suis le fils d’un paysan des environs, aujourd’hui pépiniériste et maraîcher. Mon père est le meilleur des hommes, absolument inculte, ce qui ne me gêne pas pour adorer sa droiture et sa douceur. Mon oncle est le baron Laurence, parvenu, anobli par Louis-Philippe et enrichi par l’industrie. Il s’est fixé en Normandie dans un beau vieux château où j’ai été le voir une fois, après mes études, par l’ordre de mon père, qui croyait à son souvenir et à ses promesses. Je ne sais s’il est égoïste, s’il dédaigne l’humble famille d’où il est sorti, ou si je n’ai pas eu le don de lui plaire. Il est certain que, sortant des écoles, imbu d’idées nouvelles et affligé d’une indomptable fierté, j’ai dû lui laisser voir que je ne venais pas à lui de moi-même, que j’aimais mieux mourir que de partager ses opinions et de convoiter son héritage. Bref, il m’a demandé de quoi j’avais besoin, je lui ai répondu crânement que je n’avais besoin de rien. Il m’a dit que j’étais un beau garçon parce que je lui ressemblais, qu’il était aise de me voir, et qu’il sortait pour aller chauffer sa candidature à la députation. Je suis reparti pour Paris sans déboucler ma valise ; il y a de cela sept ans, je ne l’ai jamais revu, je ne lui ai jamais écrit. Je suis bien sûr qu’il me déshéritera : il est garçon, mais il a une gouvernante. Je ne lui en veux nullement pour cela. Je sais que, sauf son dévouement à tous les pouvoirs, c’est un très-honnête homme, convenablement charitable. Il ne me doit rien. Je n’ai pas le moindre reproche à lui faire. Il a gagné lui-même sa fortune, il est bien libre d’en disposer à sa guise.

Mon père ne prend pas la chose aussi philosophiquement. S’il a fait des sacrifices pour mon éducation, c’est dans l’espoir que je serais un monsieur. Ce n’est pas ma faute. Je ne demandais pas mieux que d’être un paysan. J’avais l’âme heureuse dans notre humble milieu, et j’y suis toujours revenu en regrettant d’en être sorti. Mon seul plaisir, à l’heure qu’il est, c’est encore d’arroser les fleurs et les légumes de notre enclos, de tailler les arbres, de rouler la brouette et de forcer mon vieux père de se reposer un peu.

J’aime mes compagnons d’enfance. Leurs façons rustiques sont loin de me déplaire ; autant que je peux m’étourdir de mes chagrins, c’est avec eux que je le tente. Boire et chanter, travailler et causer avec ces braves gens, voilà encore ce qu’il y a de plus clair dans mes amusements. J’abuse un peu de mes forces ; tantôt je voudrais les conserver pour m’élancer à la poursuite de mon rêve, tantôt je voudrais les éteindre pour l’oublier.

Tout le monde peut vous dire dans le pays que je suis très-bon, très-loyal, très-discret et très-dévoué. Seulement, les bourgeois me reprochent de n’avoir pas d’ambition et pas d’état, comme si ce n’en était pas un de cultiver la terre !

Mon père est aisé dans la mesure de ses besoins, il a une vingtaine de mille francs placés, et je ne lui ai jamais fait payer la dette la plus minime. Moi, j’avais hérité dix mille francs de ma mère. Je les ai mangés, voici comme.

Après avoir passé mes examens de baccalauréat à Paris et salué mon oncle en Normandie, je revins ici pour demander à mon père ce qu’il souhaitait que je fisse.

— Il faut retourner à Paris, me dit-il, il faut y devenir avocat ou magistrat. Tu parles facilement, tu ne peux manquer de devenir un grand parleur. Étudie la loi. Je sais qu’il faut une dizaine de mille francs pour vivre là-bas quelques années. Je vendrai la moitié de mes biens. Si je manque, étant vieux, tu t’occuperas de ne pas me laisser sans pain.

Je refusai l’offre de mon père. Je sacrifiai seulement mon héritage personnel ; il y consentit, et je retournai à Paris, résolu à travailler et à devenir un grand parleur pour complaire à l’auteur de mes jours, un peu aussi pour me satisfaire. Je ne sais quel instinct de tempérament me poussait à me mettre en vue, à étendre ou à arrondir mes bras flexibles et forts, à me bercer du son de ma voix puissante. Que vous dirai-je ? une sorte d’exhibition de mes avantages naturels m’apparaissait comme un devoir ou comme un droit, je ne sais lequel ; mais l’ambition n’y a jamais été pour rien, comme vous allez voir.

Il y avait encore à cette époque un quartier latin. Les étudiants n’avaient point passé la Seine. Ils n’entretenaient pas des demoiselles, ils dansaient encore avec des grisettes, espèce qui déjà tendait à disparaître et qui a disparu depuis. C’était au lendemain de 1848.

J’étais trop solidement trempé pour craindre de mener de front le travail et le plaisir. J’eus vite des amis. Un garçon fort et hardi, libéral et affectueux, doux et bruyant, voit toujours se grouper une phalange autour de lui. Nous étions de toutes les luttes au bal, au théâtre, aux cours et dans la rue.

Je ne vous raconterai pas mes aventures et mes agitations de la première année. Je revins au pays pour les vacances. J’avais travaillé et pas trop dépensé. Mon père était enchanté de moi et disait :

— M. le baron se ravisera.

Mes camarades du faubourg me trouvaient délicieux parce que je redevenais paysan avec eux. L’hiver suivant, après la rentrée des écoles, une femme décida de ma vie.

Nous étions de toutes les premières représentations à l’Odéon. Nous faisions grand bruit pour les pièces dont nous ne voulions pas et pour celles que nous voulions soutenir. Il y avait alors à ce théâtre une petite amoureuse que l’on appelait sur l’affiche mademoiselle Impéria. Elle jouait inaperçue dans ce qu’on appelle le répertoire. Elle était merveilleusement jolie, distinguée, froide par nature, par inexpérience ou par timidité ; le public ne s’occupait point d’elle. À cette époque-là, on pouvait jouer pendant dix ans les Isabelles ou les Lucindes de Molière et les seconds rôles de la tragédie sans que le public y prît garde, et sans qu’à moins de haute protection on obtînt le moindre avancement.

Cette jeune fille n’avait aucun appui au ministère, aucun ami dans la presse, elle ne briguait même pas les sympathies du public. Elle disait bien, elle avait une grâce décente : on sentait en elle une conscience d’artiste, mais pas d’inspiration, pas d’entrain et pas l’ombre de coquetterie. Ses yeux n’interrogeaient jamais les avant-scènes, et, quand, pour obéir aux effets de son rôle, elle les baissait, elle ne laissait pas tomber sur l’orchestre ce regard voilé et lascif qui semble dire : « Je sais très-bien ce que mon personnage a l’air d’ignorer. »

Je ne saurais dire pourquoi, après l’avoir vue avec indifférence dans plusieurs bouts de rôles, je fus frappé de sa physionomie modeste et fière au point de demander à mes camarades durant un entr’acte s’ils ne la trouvaient pas charmante. Ils la déclarèrent jolie, mais sans charme sur la scène. L’un d’eux lui avait vu jouer Agnès, il prétendait qu’elle n’avait rien compris à cette création classique, et une discussion s’engagea. Agnès devait-elle être une madrée qui fait l’innocente, ou une véritable enfant qui dit des choses très-fortes sans en pénétrer le sens ? Je soutins la dernière opinion, et, quoique je ne tinsse guère à avoir raison, la première fois que l’École des Femmes parut sur l’affiche, je quittai le café Molière pour voir la pièce. Je ne sais pourquoi j’eus la fausse honte de ne le dire à personne. Les étudiants n’écoutent jamais le répertoire, qui est cependant imposé, en vue de leur instruction, au second Théâtre-Français. Nous sommes tous censés connaître les classiques par cœur, et beaucoup se déclarent saturés de ce vieux régal, qui n’en connaissent que de courts fragments et n’en ont jamais pénétré l’esprit ni apprécié le mérite.

J’étais dans ce cas comme bien d’autres, et, au bout de quelques scènes, je sentis comme un remords de n’avoir jamais apprécié un chef-d’œuvre si aimable. Nous ne sommes plus romantiques, nous sommes trop sceptiques pour cela ; le romantisme n’en a pas moins pénétré dans l’air que nous respirons ; nous en avons gardé le côté injuste et superbe, et nous méprisons les classiques sans rendre beaucoup plus de justice à ceux qui les ont démodés.

À mesure que je goûtais l’œuvre burlesque et profonde du vieux maître, j’étais frappé du charme de la cruelle Agnès : je dis cruelle parce que Arnolphe est certes un personnage malheureux et intéressant malgré sa folie, il aime et il n’est point aimé ! Il est égoïste en amour, il est homme. Sa souffrance s’exhale par échappées en vers admirables qui ont, quoi qu’on en ait, un écho dans le cœur de tous les hommes épris. Il y a dans presque toutes les pièces de Molière un fonds de douleur navrante qui, à un moment donné, efface le ridicule du jaloux trompé. Le gros public ne s’en doute pas. Les acteurs qui creusent leurs rôles en sont frappés, et cette nuance profonde les gène, car, s’ils obéissent au sens plein de larmes de la nuance, le gros public n’y comprend rien, croit qu’ils parodient la souffrance, et rit encore plus fort. Au milieu de ce gros rire, il y a bien peu de personnes qui disent à l’oreille de leur voisin que Molière est un aigle blessé, une âme profondément triste. Cela est pourtant, car, moi aussi, je l’ai creusé, et dans tous ses cocus, je retrouve le misanthrope. Arnolphe est un Alceste bourgeois, Agnès, une Célimène en herbe.

Mais mademoiselle Impéria rendait Agnès intéressante par la bonne foi absolue de son innocence, par certains accents non plaintifs, plutôt énergiques et indignés contre l’oppression. Tout en me demandant si elle était dans le vrai, il me fut impossible de ne pas être saisi et dominé par sa figure et son attitude. La nuit, je rêvai d’elle ; le lendemain, je ne pus travailler ; le surlendemain, je me promenai, sous prétexte de bouquiner, le long des galeries de l’Odéon, toujours revenant à la petite porte en treillis par où entrent et sortent les employés du théâtre et les artistes en répétition ; mais j’eus beau attendre et guetter, on répétait une pièce nouvelle où Impéria n’avait pas de rôle. Tout ce que je pus parvenir à savoir en écoutant causer les allants et venants, c’est qu’elle était convoquée pour le lendemain à l’effet de suivre les répétitions, l’actrice chargée du rôle d’ingénue étant souffrante et risquant d’être malade le jour de la première. Je vis paraître un gamin muni d’un bulletin pour elle, et, comme il portait ce petit papier au bout de ses doigts, d’un air distrait, je le suivis avec une intention perfide, je feignis d’être aussi distrait que lui, je le heurtai au moment où il se glissait à travers les omnibus qui stationnent à côté du théâtre. Le papier tomba, je le ramassai et je le lui rendis après l’avoir essuyé sur ma manche, bien qu’il ne fût pas sali. J’avais eu le temps de lire l’adresse : « À Mademoiselle Impéria, rue Carnot, n° 17. »

Quand le gamin fut reparti, j’eus l’idée de lui donner cinq francs et de faire la course à sa place le n’osai pas.

D’ailleurs, j’étais enivré de ma découverte comme d’un triomphe. La première chose que rêve un amoureux naïf, c’est de savoir l’adresse de son idéal, comme si cela lui faisait faire un pas vers le succès

Je n’en suivis pas moins le petit messager à distance. Je le vis entrer au n° 17, une des plus pauvres maisons de cette pauvre rue, qui n’était ni pavée ni éclairée au gaz. Je doublai le pas, et je me croisai avec lui comme il sortait en criant au portier de remettre le bulletin aussitôt que mademoiselle Chose serait rentrée.

Mademoiselle Chose ! profanation ! J’ignorais le laisser aller de tout ce qui tient au théâtre, même aux théâtres sérieux. Je m’enhardis, elle n’était pas là. Je pouvais, par le concierge, apprendre quelque chose sur son compte. J’entrai résolûment sous un péristyle sombre, et, à mon tour, je demandai mademoiselle Impéria à travers la vitre.

— Sortie, répondit brusquement une vieille femme grasse, qui avait pourtant une bonne figure.

— Quand rentrera-t-elle ?

— Je ne sais pas.

Et, me toisant de la tête aux pieds, d’un air demi-railleur, demi-bienveillant, elle ajouta :

— Avez-vous sa permission pour lui rendre visite ?

— Mais certainement, répondis-je misérablement troublé.

— Faites voir ! reprit la vieille femme en tendant la main.

J’allais m’enfuir, elle me retint en disant :

— Écoutez, mon petit, vous êtes de ces jolis garçons qui croient qu’il n’y a qu’à se montrer ; il en vient tous les jours, et ça ennuie cette jeune actrice, qui est sage comme un petit ange. Nous sommes chargés de dire aux beaux messieurs qu’elle ne reçoit jamais personne. Ainsi ne prenez pas la peine de revenir ; voilà, bonsoir, portez-vous bien.

Et elle releva à grand bruit, en ricanant, le vasistas qu’elle avait abaissé pour me parler.

Je me retirai mortifié et enchanté. Impéria était vertueuse, peut-être innocente comme elle le paraissait. J’étais amoureux fou. Je ne me moquais plus de mon caprice, j’y tenais comme à ma vie.

Je ne vous raconterai pas tout ce que j’imaginai, tout ce que je tentai pour m’introduire dans le théâtre le lendemain. Je n’osai pas ; mais, le jour suivant, voyant entrer et sortir beaucoup de gens de tout état par cette petite porte, qui ne me semblait pas gardée, et qui n’est jamais fermée, je la poussai résolument et passai devant une toute petite niche de concierge que gardait un enfant. J’avais saisi le moment où deux ouvriers entraient, j’étais sur leurs talons ; l’enfant, qui jouait avec un chat, entendant des pas et des voix qu’il connaissait de reste, ne leva seulement pas les yeux sur moi.

Les ouvriers qui me précédaient montèrent cinq ou six marches firent demi-tour, à droite, montèrent deux ou trois autres marches qui venaient buter l’escalier principal, poussèrent une lourde porte battante et disparurent. Je m’arrêtai irrésolu un instant. L’enfant m’aperçut alors et me cria

— Qui demandez-vous ?

— Monsieur Eugène ! répondis-je à tout hasard, et sans savoir pourquoi ce nom me venait sur les lèvres plutôt qu’un autre.

— Connais pas, reprit le jeune gars. C’est peut-être M. Constant que vous voulez dire ?

— Oui, oui, pardon ! C’est cela ! M. Constant.

— Montez devant vous !

Et il reprit son chat, qu’il était fort occupé à débarbouiller avec un bonnet de femme, celui de sa mère probablement.

Qu’allais-je dire à M. Constant ? et qu’était-ce que M. Constant ? Je me disposais à suivre les ouvriers par la porte battante

— C’est pas par là ! me cria de nouveau l’enfant ; ça, c’est le théâtre !

— Je le sais bien, parbleu ! repris-je d’un ton courroucé. J’ai affaire là d’abord.

Il se laissa éblouir par mon audace. En deux enjambées, je me trouvai sur le plancher, attiré par l’obscurité rassurante que j’avais entrevue, et où il me fallut quelques instants pour me rendre compte du lieu où j’étais.

C’était au fond du théâtre, et mon premier mouvement fut de me glisser derrière une toile qui, je me le rappellerai toujours, représentait un bout de jardin avec de colossales fleurs d’hortensia que je pris d’abord pour des citrouilles. Je m’y tins palpitant et indécis jusqu’à ce que mes deux machinistes, passant près de moi et s’emparant de deux cordes à poulies, me dissent :

— S’il vous plaît, monsieur, ôtez-vous de là ! gare à la plantation !

Ils m’enlevaient mon refuge et mon abri ; deux autres ouvriers, opérant en sens contraire, déroulaient le cylindre qui allait remplacer le jardin par un fond d’appartement, et ceux-ci me crièrent à leur tour :

— Place à la plantation !

La plantation ! qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Quand on est en fraude, on croit aisément à des allusions directes. Je me rappelai l’enseigne de l’enclos paternel : Plantation de Thomas Laurence ! et je m’imaginai qu’on me raillait. Il n’en était pourtant rien. La plantation, au théâtre, consiste à placer des toiles et des pièces de décor quelconque qui servent à la répétition, pour figurer la disposition du décor que représentera la pièce, et pour régler les entrées et les sorties des personnages. Si le décor de la pièce doit changer, les machinistes, après chaque acte de la répétition, changent ou modifient la plantation.

Je me réfugiai sur un grand escalier de bois qui monte en perron au fond de la scène derrière les décors, et je me hasardai à gagner la plate-forme du haut. Je me trouvai en face d’un coiffeur qui peignait une splendide perruque à la Louis XIV, et qui ne fit aucune attention à moi. Une voix qui partait je ne sais d’où cria :

— Constant !

Le coiffeur ne bougea pas. Ce n’était pas lui. Je respirai.

— Constant ! cria une autre voix.

Et quelqu’un ouvrit à ma droite la porte rembourrée d’une pièce garnie de banquettes rouges qui me sembla devoir être le foyer des acteurs. Le coiffeur s’émut alors, car le personnage qui m’apparaissait et que je n’osais pas regarder semblait investi de la suprême autorité.

— Monsieur Jourdain, dit l’artiste en cheveux Constant est par là.

Et, se dirigeant vers la gauche, dans un couloir sombre, il se mit à crier à son tour :

— Constant ! M. le régisseur vous demande.

J’allais être pris entre deux feux, le régisseur en personne d’une part, de l’autre ce fantastique personnage de Constant, à qui j’avais prétendu vouloir parler, et que je ne connaissais en aucune façon. Je m’enfuis par où j’étais venu, et, cherchant toujours les ténèbres, je me précipitai dans la coulisse de gauche, où je tombai sur un pompier en petite tenue, qui me dit en jurant :

— Faites donc attention ! est-ce que vous ne voyez pas clair ?

Comme je lui demandai très-poliment pardon et qu’il n’était chargé que de veiller au danger d’incendie, Une fit pas de difficulté pour me dire où je pouvais me réfugier afin de ne gêner personne. Il me montrait une sorte de pont volant qui descendait du théâtre à l’orchestre et que je franchis d’un saut, bien qu’il fût très-mal assuré.

La salle était aussi sombre que la scène ; j’essayai de m’asseoir, et, me trouvant fort mal à l’aise, je constatai que les sièges des stalles étaient relevés, et que de grandes bandes de toile verte étaient tendues sur toutes les rangées de l’orchestre. Et puis on allumait quelque chose sur la scène, plusieurs personnes descendaient le pont volant et venaient vers moi. Je m’esquivai encore. Je gagnai les couloirs du rez-de-chaussée, et, avisant une loge ouverte, je m’y blottis et restai coi. Là, à moins d’une quinte de toux ou d’un éternuement indiscret, je pouvais n’être pas découvert.

Mais à quoi cela m’avançait-il ? D’abord, Impéria n’était pas de la répétition ; sa compagne, chef d’emploi, était rétablie et tenait son rôle, sans aucune velléité de se faire remplacer. Impéria, simple en cas, doublure en disponibilité, devait être dans la salle, à étudier la mise en scène et à écouter les observations que l’auteur et le directeur de la scène faisaient à l’ingénue. Comment distinguer et reconnaître quelqu’un dans cette salle immense à peu près vide, éclairée seulement par trois quinquets accrochés à des poteaux plantés sur le théâtre et jetant une lueur glauque avec de grandes ombres sur les objets environnants ? De ce peu de lumière enfumée, que rendait plus trompeuse encore un brusque rayon de soleil tombant des frises sur un angle de décor en saillie, rien ne pénétrait dans l’intérieur de la salle. Tout le public se composait d’une dizaine de personnes assises à l’orchestre et me tournant le dos. C’était peut-être le directeur, le costumier, le chef de claque, un des médecins, enfin des personnes de la maison, artistes ou employés, plus trois ou quatre femmes, l’une desquelles devait être celle auprès de qui j’avais aspiré à me trouver ; mais comment m’approcher d’elle ? Certes, il était interdit aux étrangers à l’établissement de s’introduire aux répétitions, et je ne pouvais sans mensonge me réclamer de personne, vu que, mon mensonge facilement déjoué, j’étais honteusement expulsé, sans avoir le droit d’exiger qu’on y mît des formes.

De temps en temps, un bruit de balai, de tapis secoué, de portes fermées sans précaution, partait du haut de la salle. Un des personnages assis à l’orchestre criait : « Chut ! silence donc ! » et, se retournant, semblait explorer toutes choses d’un regard pénétrant et irrité que je m’imaginais sentir tomber sur moi. Je me faisais petit, je retenais mon haleine. Je n’osais sortir, de peur de trahir ma présence. Enfin, ce cerbère, le régisseur, se leva, interrompit la répétition, et déclara que le nettoyage des loges et galeries devait être effectué avant ou après les répétitions, va qu’il était impossible de travailler avec ce vacarme et ces distractions. On m’enlevait ainsi un dernier espoir, car l’idée m’était venue de gagner un de ces employés subalternes et de prendre sa place le lendemain.

Une autre idée me traversa la cervelle. Était-il impossible de se présenter comme comédien ? Ce que j’apercevais de la répétition me faisait constater le peu d’initiative de l’artiste et comme quoi on lui mâche sa besogne. Je n’avais pas la moindre idée de ce que l’on appelle la mise en scène, et la plupart des spectateurs ne s’en doutent pas davantage. On croit naïvement que cet ordre admirable, cette adresse de mouvements, cette sûreté d’entrecroisements qui sont établis sur la scène, et qui servent à l’échange des répliques sans préméditation apparente, à la mise en lumière des effets, au dégagement et au relief des moindres situations, sont des résultats spontanés dus à l’intelligence des acteurs ou à la logique des scènes. Il n’en est pourtant rien. Ou les artistes ordinaires manquent d’intelligence, ou ils en ont trop, ou ils ne font rien ressortir, ou ils se préoccupent trop de l’effet à produire, et y sacrifieraient volontiers la vraisemblance d’attitude et de situation des autres personnages. La mise en scène est comme une consigne militaire qui règle le maintien, le geste, la physionomie de chacun, même ceux du moindre personnage. On pourrait marquer à la craie sur le plancher l’espace où chacun peut se mouvoir à un moment donné, le nombre de pas qu’il doit faire, mesurer le développement de son bras en certain geste, déterminer la place précise où doit tomber un objet, dessiner la pose du corps dans les fictions de sommeil, d’évanouissement, de chute burlesque ou dramatique. Tout cela est réglé au répertoire classique par des traditions absolues. Dans les créations nouvelles, tout cela exige de longs tâtonnements, des essais auxquels on renonce ou sur lesquels on insiste : de là des discussions quelquefois passionnées où l’auteur juge en dernier ressort au risque de se tromper, s’il manque de coup d’œil, de goût et d’expérience. Les artistes, du moins ceux qui ont une certaine autorité de talent, discutent aussi ; ils réclament contre des exigences justes ou injustes. Les petits ne disent rien ; ils souffrent et s’effacent. S’ils sont gauches ou disgracieux, on est obligé de sacrifier un effet que l’on jugeait utile et de tirer le parti qu’on peut de leurs moyens naturels ; encore faut-il leur tracer l’emploi de ces moyens pour qu’ils n’y changent rien durant cent représentations. L’acteur qui improvise ses effets à la représentation risque de tuer la pièce ; il trouble tous ceux qui jouent avec lui. Ce n’est pas seulement un mot déplacé dans une réplique qui les gêne, c’est un geste inattendu, c’est une pose insolite. La mise en scène est donc une opération collective, l’acteur n’y est pas plus libre que le soldat dans une manœuvre.

En voyant cela, je pensai qu’on pouvait bien, sans études spéciales, apprendre vite le métier, sauf à n’avoir pas d’autre talent que celui qu’on vous trace et qu’on vous siffle, car j’entendais aussi que l’on dictait et serinait les intonations aux commençants et même aux expérimentés, quand ils faisaient par mégarde un contresens.

— Pourquoi, me dis-je, ne me soumettrais-je pas à cet apprentissage, dût-il ne me mener à rien qu’au bonheur d’approcher de celle que j’aime ? Je le tenterai.

Dès que mon parti fut pris, je me sentis plus à l’aise dans ma cachette. L’illusion se complète vite dans un cerveau de vingt ans. Il me sembla que je faisais déjà partie de la troupe, que j’étais de la maison, que j’avais le droit d’être où j’étais.

Quand une volonté se dessine dans mon esprit, je n’ai pas de repos que je ne l’aie mise à exécution. La répétition du second acte finissait, on en restait là ; on discutait en élevant la voix, de la scène aux stalles d’orchestre et réciproquement, sur la nécessité de reprendre ces deux actes le lendemain ou de commencer à débrouiller le troisième. Le directeur s’était levé et se dirigeait vers l’escalier volant pour remonter sur les planches.

Je saisis ce moment pour sortir de ma loge et pour m’élancer avec aplomb vers la sortie de l’orchestre. Je m’y trouvai en même temps que les trois femmes : l’une était grande et sèche, l’autre vieille et grasse, la troisième était jeune, mais ce n’était pas Impéria. Je n’avais donc plus d’autre émotion à combattre que celle de me mesurer avec l’autorité. Je remontai sur le théâtre, où je me mêlai audacieusement à un groupe qui entourait l’auteur et le directeur. Celui-ci insistait sur la nécessité d’une coupure à faire dans la pièce. L’auteur, abattu, cédait à contre-cœur.

— Venez dans mon cabinet, lui dit le directeur, nous réglerons cela tout de suite.

Ce directeur, je n’avais pas songé, tant j’étais ému, à le reconnaître ; tout le monde le connaissait pourtant ; c’était Bocage, le grand acteur Bocage en personne. Je ne l’avais jamais vu jouer, moi, nouveau à Paris ; mais sa noble figure était comme un des monuments du quartier, et il suffisait d’être étudiant pour aimer Bocage. Il nous laissait chanter la Marseillaise dans les entr’actes, et, quand nous la demandions, l’orchestre nous la donnait sans marchander. Cela dura jusqu’au jour où la Marseillaise fut décrétée séditieuse. Bocage résista, il fut destitué.

Sa vue me donna un courage héroïque. Il n’y avait pas un moment à perdre. Je l’abordai résolument.

— Que me voulez-vous, monsieur ? me dit-il avec une brusquerie polie.

— Je voudrais vous parler cinq minutes.

— Cinq minutes, c’est beaucoup ; je ne les ai pas.

— Trois minutes ! deux !

— En voilà déjà une de passée. Attendez-moi un quart d’heure au foyer des artistes.

Il passa outre, et je l’entendis qui disait :

— Constant, qu’est-ce que c’est que ce grand garçon que vous avez laissé entrer jusque sur le théâtre ?

— Un grand garçon ? fit Constant, qui n’était autre que le concierge factotum de l’Odéon.

— Oui, un très-beau garçon.

Constant entre-bâilla la porte du foyer des acteurs, me lança un regard de ses petits yeux perçants, et laissa retomber la porte en disant :

— Ma foi, je n’en sais rien ! Qu’est-ce qui l’a fait entrer ?

— Dites que c’est moi, me jeta en passant d’un air insouciant le premier jeune comique, le Frontin de la troupe.

Il pénétrait dans le foyer, Bocage n’avait fait que le traverser. Constant, appelé et tiraillé par cinq ou six autres personnes et faisant tête aux demandes et aux questions avec le sang-froid d’un homme habitué à vivre dans le tumulte, sortait par l’autre porte. Je me trouvai seul un instant avec le comique adoré du public.

— Est-ce vrai, lui dis-je, que je peux me réclamer de vous ?

— Parbleu ! reprit-il sans me regarder.

Et il disparut en criant au coiffeur :

— Et ma perruque, Thomas, ma perruque pour ce soir ?

Je me trouvai seul dans une pièce basse, en carré long, ornée de portraits d’auteurs et de comédiens célèbres, mais ne regardant rien et comptant les pulsations de mon cœur agité. Quand la pendule sonna cinq heures, il y avait trois quarts d’heure que j’attendais. Les mouvements et les bruits du théâtre s’étaient peu à peu éteints ; tout le monde était allé dîner. Je n’osais faire un pas, le directeur m’avait certainement oublié.

Enfin, Constant reparut, la serviette à la main. Il s’était souvenu de moi au milieu de son repas, l’excellent homme !

— M. Bocage est encore là, me dit-il ; voulez-vous lui parler ?

— Certes, répondis-je.

Et il me conduisit dans un des cabinets de la direction, où je me trouvai en présence de Bocage. Le grand artiste me regarda d’un bel œil caressant qui ne manquait pas de finesse, me montra un siège, me pria d’attendre un instant, donna en moins d’une minute cinq ou six ordres à Constant, écrivit quelques lignes sur une demi-douzaine de feuilles de papier, et, quand nous fûmes seuls, me demanda ce que je voulais, d’un ton plein d’aménité qui signifiait pourtant : « Dépêchez-vous. »

— Je voudrais entrer au théâtre.

Il me regarda encore.

— Vous n’y feriez certes pas mauvaise figure. Un beau jeune premier ! De quelle part venez-vous ?

— Je n’ai aucune recommandation.

— Alors, vous ne sortez pas du Conservatoire ?

— Non, monsieur, je suis étudiant en droit.

— Et vous voulez quitter une carrière où sans doute vos parents…

— Je ne veux pas la quitter, monsieur Bocage. Je suis un piocheur, bien que j’aime le plaisir. Je compte poursuivre mes études et me faire recevoir avocat ; après quoi, je verrai.

— Vous croyez donc qu’on peut se passer d’études spéciales pour entrer au théâtre ?

— Je n’en ai fait aucune, je puis en faire.

— Alors, faites-en, si vous pouvez, et revenez nous voir. Je ne peux juger à présent que votre extérieur.

— Est-il suffisant ?

— Plus que suffisant. La voix est belle, la prononciation excellente. Vous me paraissez avoir de l’aisance dans les mouvements.

— Voilà tout ce qu’il faut ?

— Oh ! non, certes ! Il faut du travail. Je vous engage à commencer.

— Puisque vous êtes si bon, si patient que de m’accorder un instant d’attention, dites-moi ce qu’il faut faire.

Il réfléchit un instant et reprit :

— Il faudrait voir beaucoup jouer la comédie. Suivez-vous les théâtres ?

— Ni plus ni moins que les autres étudiants.

— Ce n’est pas assez. Tenez, votre physionomie me plaît, mais je ne vous connais pas. Apportez-moi demain la preuve que vous êtes un très-honnête garçon, et vous aurez non-seulement vos entrées dans la salle, mais encore vos entrées dans le théâtre, pour que vous puissiez suivre les travaux du répertoire ; c’est tout ce que je peux faire pour vous quant à présent. Je n’ai pas besoin de vous dire que, si vous manquiez de discrétion et de convenance dans les rapports qui pourront s’établir entre vous, les artistes et les employés, je ne pourrais pas vous empêcher d’être immédiatement expulsé.

— Je vous apporterai demain la preuve que vous n’avez rien à craindre. Je serais un misérable, si je vous faisais repentir de vos bontés pour moi ! Il sentit la sincérité de mon émotion, des larmes de reconnaissance et de joie m’étaient venues au bord des paupières. Il me tendit la main et prit son chapeau en me disant :

— À demain, à la même heure qu’aujourd’hui.

Je courus à l’instant même à la recherche de toutes les personnes dont j’étais connu. Sans leur faire pressentir mon amour pour une comédienne, je leur dis que je pouvais obtenir mes entrées au théâtre, si elles voulaient rendre bon compte de moi. En deux heures, j’eus une liste de plus de vingt signatures. Mon maître d’hôtel, mon tailleur, mon bottier et mon chapelier attestèrent avec un égal enthousiasme que j’étais un charmant garçon, irréprochable sous tous les rapports. Mes camarades firent encore mieux, ils voulurent m’accompagner, le lendemain, la carte d’étudiant au chapeau, chez le directeur. On ne les laissa pas entrer, Constant était sur ses gardes ; mais Bocage les vit de la fenêtre, leur sourit en répondant à leurs saluts, et me signa mes entrées complètes dans l’établissement. C’était une grande faveur, que l’on accordait à quelques jeunes artistes seulement, et je n’étais rien encore.

Dès le soir même, j’assistais à la représentation. Hélas ! Impéria ne jouait guère que le vendredi, mais je résolus de me lier avec les acteurs de mon âge et de prendre pied au foyer des artistes pour avoir la certitude de l’y rencontrer.

Tout naturellement, j’allai remercier le jeune comique de la protection qu’il m’avait offerte. Il savait déjà mon aventure. Il avait vu l’espèce d’ovation qui m’avait recommandé à la confiance de Bocage. Il me présenta à ses camarades comme un aspirant garanti, me débita mille lazzis éblouissants, et me laissa tout ébahi de cet esprit de théâtre, auprès duquel celui des étudiants de seconde année est bien lourd, bien pâle et bien provincial encore.

Au bout de trois jours, j’étais là comme chez moi, sauf que je m’avisais de tout ce qui me manquait pour être au ton de la maison. Je sentais bien aussi que cette espèce de surnumérariat de tolérance ne me donnait pas le droit de prendre mes aises. Je tremblais de mériter le moindre reproche de la part d’un directeur qui m’avait si généreusement ouvert la porte. Je m’imposais donc une réserve et une politesse d’autant plus faciles que, sentant mon infériorité, je n’aurais pas été bien brillant dans la plaisanterie. Je dois dire aussi que généralement les acteurs étaient gens de savoir-vivre et de belles manières ; sans raideur et sans affectation, ils avaient le ton de la meilleure compagnie, et il est certain que je m’instruisais encore plus en les écoutant causer dans l’entr’acte qu’en les voyant travailler. Deux ou trois avaient pourtant le droit de tout dire, mais ils n’en abusaient pas tout haut devant les femmes ; toutes savaient se faire respecter au théâtre, quelles que fussent leurs mœurs privées à la ville.

Je prenais donc là des leçons de tenue et cette simplicité d’allures qui est le cachet de la bonne éducation. Toutes ces personnes avaient appris par principes la meilleure manière d’être qu’on puisse porter dans le monde, et ils eussent paru, dans le plus grand monde, tout aussi grands seigneurs que sur la scène. Ils avaient pris l’habitude d’être ainsi, il n’y avait plus de différence, même quand ils s’égayaient, entre les personnages qu’ils venaient de représenter et ceux qu’ils étaient réellement. Je compris tout ce qui me manquait pour être un homme civilisé ; l’amour me suggérait l’ambition de plaire. Je fus presque content de n’avoir pas encore à rencontrer le regard d’Impéria, et, pour ne pas retarder la métamorphose que je m’imposais, je quittai l’estaminet, je divorçai avec le billard, je disparus de la Closerie, je consacrai à mes études de droit et à des études littéraires tout le temps que je ne passais pas au théâtre. Mes amis s’en plaignirent ; ils ne m’avaient jamais vu si sérieux et si rangé.

Enfin, le vendredi arriva. Depuis cinq jours que j’étais certain de la voir de près, de lui parler peut-être, je n’avais pas une seule fois osé prononcer le nom d’Impéria, et, soit hasard, soit indifférence, il n’avait jamais été fait la moindre mention d’elle autour de moi. Phèdre était sur l’affiche, le nom d’Impéria y était aussi ; elle jouait Aricie. J’avais déjà appris à m’habiller convenablement avec ma modeste garde-robe. Je passai une heure à ma toilette ; je me regardai au miroir comme eût fait une femme ; je me demandai cent fois si ma figure, qui avait plu à Bocage et à Constant, ne lui déplairait pas. J’oubliai de dîner. J’arrivai sous les galeries de l’Odéon avant que le gaz fût allumé ; j’étais dans un trouble mortel en même temps qu’une joie enivrante me causait des vertiges.

Enfin l’heure sonne, j’entre au foyer ; personne encore qu’une vieille femme accompagnant une grande fille maigre, vêtue à la grecque, qui se regardait avec effroi dans la glace et se disait près de s’évanouir. Je salue, je m’assieds sur une banquette. Je me demande si cette robe et ces bandelettes blanches sont la toilette un peu soignée d’une figurante. Œnone arrive dans sa tunique écarlate recouverte d’un large péplum fauve. Elle s’assied sur un fauteuil, les pieds sur les chenets, et s’écrie :

— Quel fichu temps !

Les vieilles tragédiennes copient souvent les allures sous-lieutenant de l’Empire qu’affectait mademoiselle Georges. La comédie donne de la tenue ; la tragédie, qui entre dans le surhumain, produit par réaction le besoin de rentrer le plus avant possible dans la réalité.

La vieille femme en tartan qui accompagne la jeune Grecque va faire à Œnone une grande révérence en la suppliant de donner un coup d’œil à la toilette de sa fille.

— Tiens ! s’écrie la nourrice de Phèdre, c’est donc elle qui fait Aricie ce soir ?

— Pour la première fois, madame Régine. Elle a grand’peur, ma pauvre enfant ! Moi, je lui dis que c’est une bonne chance que mademoiselle Impéria soit malade ; sans cela…

— Impéria est malade ? s’écrie Thésée en entrant ; tant pis ! Est-ce sérieux ?

— Il paraît ! reprend la mère, car mademoiselle Impéria ne céderait pas son rôle pour un bobo.

Hippolyte entre à son tour.

— Est-ce que vous saviez ça, que la petite Impéria était malade ?

— On vient de me l’apprendre. Il paraît même que c’est sérieux.

— Quoi donc ? dit Œnone, qu’est-ce qu’elle a, cette enfant ?

— Voilà le docteur, dit Théramène. — Qu’est-ce qu’elle a, notre Aricie ?

— Je crains une fièvre typhoïde, répond le docteur.

— Diable ! pauvre petite ! c’est dommage ! C’est aujourd’hui que vous l’avez vue ?

— Il y a deux heures.

— Ça s’est donc déclaré tout d’un coup, que nous n’en savions rien ? reprend Œnone.

— Tellement vite, dit la mère de la nouvelle Aricie, que ma fille n’a pas pu seulement avoir un raccord.

— Elle ne pense qu’à sa fille, celle-là ! dit Œnone en se levant ; moi, je suis très-chagrinée. Impéria est pauvre, sans famille, sans soutien d’aucun genre, vous savez ? Je parie qu’il n’y a pas un chat auprès d’elle et pas vingt francs dans sa petite bourse ! Messieurs, mesdames, on se cotisera dans l’entr’acte, et, aussitôt que je serai morte, je cours chez la malade. Qu’est-ce qui vient avec moi pour m’aider à la veiller, si elle a le délire ?

— Moi ! m’écriai-je, pâle et hors d’état de me contenir davantage.

— Qui ça, vous ? dit Œnone en me regardant d’un air ébahi.

— Mesdames et messieurs, on commence ! cria l’avertisseur en agitant sa cloche.

Cette brusque interruption me sauva de l’attention qui allait s’attacher à mon trouble et à mon désespoir. Je courus chez Impéria. Il n’y avait dans la loge du concierge qu’un bonhomme sourd qui finit par comprendre que je m’informais de la jeune actrice et qui me répondit :

— Il paraît que ça ne va pas très-bien ; ma femme est auprès d’elle.

Je m’élançai vers l’escalier en lui criant que je venais de la part du médecin du théâtre. Il me montra le fond du couloir et une porte entr’ouverte au rez-de-chaussée. Je traversai deux petites pièces très-pauvres, mais d’une propreté exquise, qui donnaient sur un bout de jardin, et je me trouvai en face de la portière, à qui je répétai le mensonge que je venais de faire à son mari.

Elle me reconnut tout de suite, et me dit en hochant la tête :

— Est-ce encore un conte que vous me faites ?

— Comment saurais-je que mademoiselle Impéria est malade, si je ne venais du théâtre ?

— Comment s’appelle le médecin ?

Je le lui nommai.

— Je commence à vous croire. Après tout, dans l’état où elle est… Entrez avec moi.

Elle rouvrit la porte, qu’elle tenait demi-fermée derrière elle, et je la suivis ; mais, quand je fus dans cette chambre où sur un lit d’enfant dormait, écrasée par la fièvre, la pauvre jeune artiste, je fus saisi de crainte et de repentir. Il me sembla que j’outrageais une agonie, et je n’osai ni m’approcher d’elle ni la regarder.

— Eh bien, tâtez-lui donc le pouls ! me dit la bonne femme, voyez si la fièvre augmente… Elle n’a pas sa connaissance, allez !

Il me fallait tâter le pouls ou renoncer à mon rôle de médecin. Je dus soulever ce pauvre bras inerte et prendre dans ma main cette main mignonne, brûlante de fièvre. Rien de plus chaste à coup sûr que cette investigation, mais je n’étais pas élève en médecine ; je ne pouvais rien pour elle, je n’avais pas le droit de lui imposer mon dévouement. Si elle eût pu ouvrir les yeux et voir sa main dans celle d’un inconnu, elle si austère et si farouche, son mal eût empiré par ma faute. En faisant ces réflexions tristes, je regardai machinalement une carte photographiée posée sur la petite table : c’était le portrait d’un homme ni beau ni jeune, un parent sans doute, peut-être son père. Il me sembla que ce visage fin et doux m’adressait un reproche. Je m’éloignai du lit, et je me décidai à dire la vérité à l’humble gardienne de la jeune fille.

— Je ne suis pas médecin !

— Ah ! voyez-vous ! je m’en doutais !

— Mais je suis attaché au théâtre, et je sais que les artistes s’inquiètent de l’isolement de leur jeune camarade…, de sa pauvreté aussi. Ils vont faire une collecte, et une de ces dames se propose de la veiller. N’ayant rien à faire ce soir et craignant que vous ne fussiez embarrassée, je vous apporte ma cotisation. Je vois que vous lui êtes dévouée, et votre figure me dit que vous êtes bonne et honnête. Ne la laissez manquer de rien, soignez-la comme si elle était votre fille, on vous aidera. Moi, je ne me permettrai de revenir que si on m’appelle, je n’ai pas le droit d’offrir mes services…

— Mais vous êtes amoureux d’elle, comme tant d’autres, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un crime ; vous avez l’air bon et honnête, vous aussi. Je vous permets de venir demander de ses nouvelles à la loge. Voilà tout. Vous êtes trop jeune pour faire un mari ; elle ne veut point d’amant, et ce n’est pas moi qui lui conseillerai une sottise. Allons, retirez-vous et soyez tranquille ; qu’on lui apporte ou non de l’argent, que l’on m’aide ou ne m’aide pas, elle sera soignée comme ma fille, c’est vous qui l’avez dit ; c’est gentil, mais c’était inutile. Adieu ! remportez votre argent ; j’en ai, moi, si la petite en manque.

Je n’osai pas retourner au théâtre, je sentais que j’allais être interrogé et que je me trahirais. Dans l’état où je laissais la pauvre Impéria, je n’aurais pu prendre un air dégagé, ni inventer un nouveau mensonge.

D’ailleurs, j’étais las de mentir, et je rougissais de mes ruses. La sincérité est le fond de mon caractère.

Pour mettre d’accord ma conscience et mon amour, je pris la résolution de me consacrer réellement au théâtre. Jusque-là, je ne m’étais pas posé sérieusement la question ; je ne m’étais pas demandé non plus si ma passion serait assez durable pour me conduire au mariage. Cette vieille honnête femme qui venait de me dire mon fait si simplement avait touché le fond de la situation. Je n’étais peut-être pas trop pauvre pour épouser une fille qui n’avait rien, mais j’étais trop jeune pour lui donner confiance. Je n’avais pas d’état, le théâtre seul pouvait m’en donner un tout de suite, si je savais tirer parti de mes dons naturels. Il ne me fallait peut-être que quelques mois pour être convenablement rétribué, et, s’il me fallait quelques années, qu’importe, si Impéria m’aimait et daignait se fiancer à moi ?

Je n’oubliai pas mon père au milieu de mon rêve ; celui de ce cher brave homme était de me voir devenir beau parleur. Il entendait par là devenir avocat ou substitut, la chose n’était pas bien nette dans son esprit ; mais il ne pouvait pas avoir de préjugés contre le théâtre, il ne savait ce que c’était. Je ne crois pas qu’il fût entré une seule fois en sa vie dans une salle de spectacle. J’avais sur lui un ascendant que chaque année augmentait. Je ne pouvais pas désespérer de lui faire comprendre que, quand on est un beau parleur, il vaut quelquefois mieux réciter les belles choses qu’ont écrites les autres que de débiter des sottises qu’on tire de soi.

En songeant ainsi, j’arpentais le quartier environnant, je parcourais la rue Notre-Dame-des-Champs, je longeais le jardin du Luxembourg, la rue de l’Ouest, la rue Va vin, et je revenais vers la pauvre rue Carnot, guettant dans l’ombre l’arrivée d’Œnone, que j’y vis entrer à dix heures avec une autre femme. Ces dames, comme je l’ai su plus tard, connaissaient très-peu Impéria ; mais elles étaient bonnes. À très-peu d’exceptions près, tous les acteurs sont bons. Quels que soient leurs travers, leurs passions, leurs vices même, ils sont d’une charité, d’un dévouement admirables les uns pour les autres. J’ai été par la suite à même de constater que nulle autre profession ne comporte autant de fraternité compatissante.

Je passai la nuit à errer comme une ombre à travers le vent et la pluie. À peine fit-il jour, que je frappai timidement au n° 17. On m’ouvrit aussitôt, et je vis debout la bonne portière qui me dit en souriant :

— Déjà levé ? Allons, vous l’aimez bien, à ce qu’il paraît ? Réjouissez-vous, elle va beaucoup mieux. Elle a reconnu ses camarades. Elle n’a presque plus de fièvre. Je viens de dormir un peu, et je retourne auprès d’elle. Ces dames vont s’en aller pour revenir à midi.

— Me permettez-vous de venir savoir à onze heures… ?

— Oui, mais, si elle est sauvée, vous nous laisserez tranquilles, pas vrai ?

J’allai me jeter sur mon lit.

À onze heures, madame Romajoux — c’était le nom de cette portière — m’apprit que le médecin était venu. Il avait dit :

— Ce ne sera rien, nous en serons quittes pour la peur ; qu’elle ne sorte pas avant cinq ou six jours, et tout sera dit.

En entendant prononcer le nom de madame Romajoux, je lui dis, saisissant un prétexte pour prolonger l’entretien, qu’elle ou son mari devait être de l’Auvergne.

— Nous en sommes tous deux, répondit-elle. Et vous ?

— Je suis d’Arvers.

— Nous de Volvic ; c’est assez loin. Comment vous appelle-t-on ?

Je lui dis au hasard un nom qui n’était pas le mien.

— Qu’est-ce qu’ils font, vos parents ?

— Ils sont paysans.

— Comme nous étions ! Mais dites donc, mon pays, vous êtes du monde comme nous, et vous pensez à cette demoiselle ?

— Elle est actrice, j’étudie pour être acteur, et je ne suppose pas qu’elle soit fille de prince.

— C’est ce qui vous trompe. Il y a peut-être des princes dans sa famille. C’est une demoiselle noble.

— Qui s’appelle ?…

— Je ne vous le dirai pas ; elle cache son nom. Elle travaille au théâtre et chez elle pour payer la pension de son père, qui est… qui est incurable et dans la misère ; mais en voilà assez, vous me feriez causer, et je ne dois pas dire ce qu’elle m’a confié. Voyons, oubliez cette jolie fille. Elle n’est pas pour vos beaux yeux, et je suppose que vous la détourneriez de son devoir ; seriez-vous bien fier d’avoir fait tomber une petite perle fine dans le ruisseau ? Si vous avez du cœur, laissez-la en paix.

— Je la respecte tellement, que je vous prie de ne pas lui parler de moi.

— Soyez tranquille ! je n’ai pas envie qu’elle se perde, et je ne lui dis pas tout l’argent que je refuse et tous les galants que j’éconduis.

— Continuez, ma chère payse, continuez ! Vous êtes une femme adorable.

Elle se mit à rire, mais l’heure approchait où le médecin pouvait me surprendre. Je m’enfuis et j’allai voir la répétition. On allait débrouiller le dernier acte et on changeait la plantation du décor. Il y avait un quart d’heure de repos pour les acteurs.

— Ah ! le voilà ! s’écria madame Régine en me voyant entrer au foyer ; expliquez-nous, mon petit, d’où vous connaissez notre Impéria.

— Moi ! je ne la connais pas, répondis-je ; je ne lui ai jamais dit un mot.

— Sur l’honneur ?

— Sur l’honneur.

— Mais vous en tenez pour elle ?

— Pourquoi donc ?

— Vous m’avez offert de la veiller comme si vous étiez son frère ou… Il rougit, messieurs ! voyez comme il rougit !

— On rougit aisément et sans motif à mon âge, surtout quand on se voit interrogé par une personne de talent comme vous.

— Merci, vous êtes bien gentil ; après ?

— Après, après… Vous avez dit devant moi hier que cette demoiselle était pauvre, respectable, sans famille ; vous avez parlé de fièvre, de délire. Son malheur et votre dévouement surtout m’ont attendri, saisi… Je me suis offert sans songer à l’inconvenance de mon premier mouvement, — et voilà tout.

Elle me regarda dans les yeux avec malice, et ajouta :

— Est-ce que c’est vrai que vous vous êtes fait admettre comme cela chez nous pour apprendre le théâtre ?

J’étais sûr de moi cette fois, et je lui répondis de manière à la convaincre.

L’incident n’eut pas de suites. On parla d’Impéria, on l’estimait beaucoup, bien qu’en dehors du théâtre on ne la connût pas ; mais on appréciait sa bonne tenue, sa déférence aux conseils, sa décence et sa fierté.

— Est-il vrai, bien vrai, dit quelqu’un, qu’elle soit un astre de pureté comme elle le paraît ?

— Moi, j’en suis sûre, repartit madame Régine. Si vous aviez vu ce pauvre petit ménage, si propre, si décent, si caché ! D’ailleurs, vous savez bien ce que Bellamare nous a dit de sa pupille ?

— Oui ! elle avait dix-sept ans quand il nous l’a amenée, mais elle en a dix-huit.

— Eh bien, c’est tout comme, repartit Régine. Dame ! je ne vous réponds pas que, quand elle en aura vingt…

On fut interrompu par la reprise du travail, et on descendit au théâtre. Je restai seul dans le foyer avec le chef d’orchestre, un homme excellent et plein d’esprit, qui relisait le manuscrit des premiers actes pour voir où il aurait à placer quelques phrases musicales. Il était très-bon et très-paternel avec moi ; je me hasardai à lui demander ce que c’était que Bellamare, et, comme ce personnage va jouer un rôle important dans mon récit, j’appelle votre attention sur les détails qui me furent donnés.

— Bellamare ? me dit le chef d’orchestre, vous n’avez pas encore entendu parler de Bellamare ? C’est l’ami de la maison, un ancien acteur d’ici. Il jouait les comiques et il avait du talent ; mais il parlait du nez, et sa voix ne portait pas sur une aussi vaste scène. Il avait eu de grands succès en province. Ici, le public le toléra et ne voulut pas l’adopter, si bien qu’au bout de quelques années il s’en retourna en province avec une troupe qu’il recruta et dressa à sa guise. Il a fait ainsi tantôt bien, tantôt mal ses affaires, mais toujours avec tant de délicatesse et de générosité, qu’il s’est acquis une véritable considération, et que, quand il s’enfonce, il trouve toujours des mains amies et confiantes qui le ramènent sur l’eau. Il n’a pas cessé d’entretenir des relations d’amitié avec nous tous, et, tous les ans, il vient nous voir au moment où nous fermons, pour engager les artistes sans emploi à courir la province avec lui. Ceux qu’il ne peut employer lui-même, il les recommande, il les renseigne, il leur trouve de l’occupation. Tout ce qui vient de Bellamare est bien accueilli partout. Enfin c’est une autorité et une notoriété dans la partie… Et j’y songe ! ce que vous avez de mieux à faire, quand vous aurez un peu profité de ce que vous voyez ici, c’est de demander à Bellamare de vous faire débuter n’importe où… Si vous pouvez obtenir qu’il vous attache à sa troupe, vous aurez en lui un conseil précieux, un professeur de premier ordre pour le sérieux encore plus que pour le comique ; car, si la nature lui a refusé les moyens, l’intelligence y supplée, et c’est peut-être le maître le plus habile qui existe. Il voit d’un coup d’œil tout ce que l’on peut tirer d’un sujet, et, quand il a fait engager ici la petite Impéria l’an dernier, il a dit à ces messieurs : « Elle sera correcte, mais froide, cette première année. Je la reprendrai aux prochaines vacances, et vous la rendrai meilleure. La troisième année, vous ne voudrez plus la lâcher, et vous lui donnerez dix mille francs d’appointements. »

— Et en attendant ? repris-je.

— Elle en gagne dix-huit cents, ce qui est bien insuffisant pour une fille honnête qui a des parents à sa charge ; mais c’est tout ce que peut espérer une débutante. Celle-ci est heureusement très-adroite et très-courageuse. Tout en apprenant ses rôles, elle fait de la guipure très-belle que ces dames lui achètent sans la marchander. On sait qu’elle a besoin, et vraiment, quoiqu’on ne soit pas rigoriste ici, on ne peut pas s’empêcher de l’admirer. On sait bien que ça ne durera probablement pas, que la misère finit presque toujours par user la volonté, qu’un jour vient où le besoin de se reposer et de s’amuser l’emporte sur les principes…

— À moins qu’un honnête artiste ne se présente pour l’épouser ?

— C’est une chance comme une autre. Je parie que vous y songeriez, si vous aviez un état et dix ans de plus !

— Maestro, lui dis-je, on prétend que la jeunesse est le plus beau temps de la vie ?

— C’est une opinion assez généralement répandue.

— Eh bien, moi, je trouve que cette opinion-là n’a pas le sens commun. Toutes les fois qu’à mon âge on est supposé former un projet quelconque, tout le monde se dépêche de vous crier : « Vous êtes trop jeune ! »

— Ah ! est-ce que… ?

— Non, je suis trop bien averti qu’un homme de vingt ans n’est bon à rien !

Je le quittai en maudissant mes belles années, et en me jurant, quand même, que je m’attacherais à Bellamare comme à la planche de salut.

Trois jours après, comme j’entrais dans ce même foyer des artistes, je tressaillis en voyant Impéria assise auprès du feu, et attendant la fin du deuxième acte en répétition, pour assister au troisième. La pauvre enfant était encore pâle et brisée. Son petit manteau était bien mince, sa chaussure bien mouillée. Elle se séchait d’un air indifférent et calme, les yeux fixés sur les tisons qui ne brûlaient guère. J’appelai Constant pour qu’il ranimât le feu. Elle le remercia sans s’apercevoir de mon initiative.

— Eh bien, lui dit Constant, ça va donc mieux ? Savez-vous que ça vous a changée ? Est-ce que ce n’est pas trop tôt pour sortir ?

— Il faut bien faire son devoir, monsieur Constant, répondit-elle de cette voix pure et vibrante qui me remuait le cœur.

Elle prit sa broderie et se mit à faire cette merveilleuse guipure qu’elle faisait si vite et si bien. Je la regardais en profil perdu, car je n’osais faire un pas pour la voir en face. Elle était dix fois plus jolie au jour qu’aux lumières. Sa peau était d’une finesse lustrée, ses longues paupières brunes caressaient ses joues, sa belle chevelure châtain clair se tordait sur sa nuque blanche et ferme où frisottait un nuage de petits cheveux échappés de la coiffure. Elle était plus petite que je ne pensais, franchement petite, mais si bien proportionnée et si élégante de lignes, qu’elle m’avait semblé presque grande sur la scène : ses pieds et ses mains, son oreille mignonne, étaient des chefs-d’œuvre. Il m’arriva de tousser, car j’avais pris presque une pleurésie à passer la nuit dehors durant sa fièvre. Elle se retourna comme surprise, et, en me rendant mon salut, elle eut un petit clignotement froid ou méfiant qui semblait dire : « Quel est ce monsieur ? » mais son attention ne s’attacha pas à un nouveau visage de plus ou de moins ; elle reporta les yeux sur son ouvrage, et rien ne me donna l’espoir que ma maudite heureuse figure l’eût frappée.

Je pris mon courage à deux mains, comme on dit. Je feignis de regarder le portrait de Talma, placé du côté de la cheminée. Je m’étais rapproché ; mais je lui tournais presque le dos, et alors je m’imaginai qu’elle se préparait à laisser la cheminée libre pour ne pas se trouver près de moi. Je ne voulus pas voir s’accomplir son mouvement de retraite, et, toussant encore, cette fois pour me donner une contenance, je sortis par la porte qui conduit au théâtre. J’allai m’asseoir à l’orchestre, et j’entendis M. Bocage dire au régisseur, en lui montrant l’ingénue qui répétait :

— Léon, cette petite ne va pas du tout, elle est impossible ! À la fin de l’acte, il faudra y renoncer. Impéria ne serait pas plus passionnée, mais elle ne serait pas gauche et vulgaire. Est-ce qu’elle n’est pas guérie ?

— Je ne crois pas.

— Faites donc demander…

Je me hasardai à dire que mademoiselle Impéria était au foyer.

— Et pourquoi diable y reste-t-elle ? — Mon cher enfant, ajouta-t-il en s’adressant à moi, ayez l’obligeance d’aller lui dire que nous désirons, dans son intérêt, qu’elle soit là.

Je ne fis qu’un bond du théâtre au foyer, et je rendis compte de ma mission d’une façon si humble, qu’elle en fut étonnée et ne put réprimer un léger sourire.

— Oui, monsieur, répondit-elle, je vais avoir la bonté d’obéir.

Elle fourra son ouvrage dans sa poche et alla s’asseoir à l’entrée de l’orchestre. Bocage lui fit un signe de tête auquel elle répondit par un salut à la fois digne et respectueux. D’un autre signe, il me rappela, et, me passant son chauffe-pieds de fourrure :

— Cette enfant est encore souffrante, me dit-il, donnez-lui ça.

Je mis presque un genou en terre pour placer cette fourrure sous les pieds d’Impéria. Elle me remercia avec l’aisance d’une femme habituée aux égards, et remercia d’un nouveau salut son directeur. Elle recevait cette charité comme une bonne princesse reçoit l’hommage qui lui est dû. Je fus frappé en ce moment de l’expression ferme et calme de sa physionomie, j’en fus même effrayé. Elle n’avait pas besoin, elle, d’étudier les autres acteurs pour avoir des manières nobles et simples, elle leur en eût remontré à tous. Que je me sentais gauche et petit devant elle !

Pendant que l’ingénue pataugeait dans la dernière scène de l’acte, le régisseur impatienté, après avoir échangé quelques mots avec l’auteur, vint auprès d’Impéria :

— Faites attention à ce qu’on reproche à votre camarade. Le rôle va lui être retiré. Soyez prête à le répéter demain.

Impéria ne répondit rien, une larme coula sur sa joue.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est ? reprit le régisseur.

— Ah ! monsieur, je n’avais pas encore été forcée de faire de la peine à quelqu’un !

— Il faut vous habituer à ça, mon enfant, c’est le théâtre !

Le lendemain, elle remplaçait mademoiselle Corinne, qui se déclarait son implacable ennemie.

La pièce marchait mieux et plus vite. Je remarquai que, lorsqu’on avait à chauffer un peu le jeu trop posé d’Impéria, on lui parlait toujours avec une extrême déférence, et que, dans les parties du rôle où ressortaient ses qualités, on l’encourageait beaucoup. Évidemment, on avait pour elle une considération au-dessus de son âge et de sa position. Elle le devait à sa tenue et à sa douceur, qui imposaient à la fois le respect et l’intérêt. Au foyer, cette secrète influence se faisait sentir encore plus. Les acteurs sont des enfants parfois mutins, légers et prêts à tout casser ; mais ce sont des enfants impressionnables, des observateurs délicats, des instruments très-sensibles qu’un souffle met en vibration. Superbes et cruels dans le dénigrement, ils sont toujours prêts à l’enthousiasme, et il arrive souvent que deux ennemis irréconciliables s’applaudissent l’un l’autre avec transport sous le coup d’une admiration sincère. Ils ont la liberté de jugement des virtuoses irresponsables. Leur vie intellectuelle est un laisser aller cruel ou généreux à l’excès. Obligés de débiter les choses bonnes ou mauvaises qu’on leur impose, ils ne se défendent de rien, de l’engouement pas plus que du dédain.

Impéria était donc appréciée, et, lorsqu’elle se trouva pour la première fois en contact avec la troupe dans une pièce nouvelle, grand sujet d’émotion toujours pour les sujets qui en sont ou qui regrettent de ne pas en être, on se convainquit pleinement de cette pureté d’âme et de cette noblesse de caractère que l’on n’avait encore fait qu’entrevoir et pressentir. On s’occupa d’elle, on la contraignit à causer en lui parlant comme elle méritait qu’on lui parlât, on mit de la coquetterie à l’apprivoiser, et, quand elle traversait le foyer au milieu d’une causerie un peu trop montée de ton, le jeune Frontin disait :

— Chut, messieurs, voilà l’ange qui passe !

Enfin, la voyant affranchie de toute méfiance, j’osai me mêler aux conversations qui s’établissaient autour d’elle et du groupe des femmes. C’était toujours à quelque autre que je parlais. Elle fut la dernière à qui je me permis d’adresser la parole ; mais la destinée me poussait, et ces premières paroles de ma part furent malgré moi une déclaration.

On parlait mariage à propos de la publication de bans d’un jeune tragique de la troupe, qui épousait une jeune et belle soubrette.

— Ils ont raison, ces enfants, disait l’un.

— En voilà une folie ! disait l’autre.

Et, chacun donnant son avis sur les avantages et les charges de la famille, mon ami Frontin m’interpella :

— Et le beau surnuméraire, dit-il, l’aspirant garanti, qu’est-ce qu’il en pense ?

— Moi, répondis-je, je suis un enfant, j’ai la confiance de mon âge ; je ne comprends pas qu’on n’épouse pas la femme qu’on aime.

— C’est très-gentil, dit Régine ; mais, comme à votre âge on aime toutes les femmes, cela fait bien des mariages qu’on se mettrait sur les bras.

— À mon âge, repris-je éperdûment en m’adressant à Impéria, qui souriait, on n’aime qu’une femme…

— À la fois peut-être ! reprit Régine ; mais à coup sûr c’est la première qui vous passe sous le nez qu’on prend pour son idéal.

— L’idéal ? ça n’existe pas ! dit le gros personnage chargé des rôles de financier, en s’adressant au raisonneur.

Le raisonneur plaça ici un discours qui semblait emprunté à son répertoire. Il était devenu très-disert à force de raisonner en scène. Il dit que l’idéal était une chose relative, que chacun le bâtissait de toutes pièces dans son cerveau, le parait des séductions auxquelles son tempérament le rendait accessible.

— J’ai connu, dit-il, un homme de talent délicat et d’apparence exquise qui avait pour idéal une femme grasse, sachant bien faire la cuisine. — À votre âge, ajouta-t-il en s’adressant à moi, c’est le contraire, on aime les femmes diaphanes, qui ne vivent que de rosée.

— Ne t’en défends pas, me cria le jeune comique, un jeune premier doit être comme ça. Couper son pain en mouillettes et le tremper pour son déjeuner dans un bouton de rose ; rien d’assez subtil, rien d’assez parfumé pour Lindor ou pour Célio : aussi rien de moins propre aux soucis du ménage ! Voyez-vous d’ici Cinthio del Sole occupé à débarbouiller ses marmots ? Non, l’acceso, celui qui toujours brûle, est trop beau, trop propre et trop enrubanné pour tomber dans la graisse du pot-au-feu ! — Qu’en dit la judicieuse Impéria ?

— Quoi ? dit Impéria, qui ne s’attendait pas à l’interpellation ; de qui parle-t-on ?

— Regardez le berger Paris qui vous contemple en rougissant, reprit le comique en me poussant devant elle. Comment trouvez-vous celui-là ?

— Très-bien élevé, toujours ! répondit Impéria sans lever les yeux sur moi ; c’est tout ce que je sais de monsieur.

— C’est toujours ça, reprit le Frontin ; vous n’en pourriez dire autant de moi !

— Je n’ai pas à me plaindre de vous plus que des autres.

— Est-elle jésuite ! elle me déteste ! Allons, je me formerai ! L’aspirant me donnera des leçons ; il me fera répéter le salut du matin, la présentation du fauteuil, la manière de ramasser l’ouvrage qui tombe et d’y replacer l’aiguille sans tirer le point, car il sait faire tout cela, lui, le sournois !

— Je saurais me dévouer davantage, répondis-je, et sans ridicule peut-être !

— Te dévouer jusqu’à la mort, n’est-ce pas ? repartit Frontin avec emphase.

Et, comme Impéria surprise me regardait enfin avec quelque attention, je répétai : « Jusqu’à la mort ! » avec un accent de conviction passionnée qui la fit légèrement tressaillir.

— Le coup est porté ! s’écria Frontin ; la flèche est décochée, là, droit au cœur !

— Au cœur de qui ? demanda-t-elle avec une tranquillité désespérante.

— Au seul cœur que je sache encore libre dans la compagnie.

— Le mien ? Qu’en savez-vous, monsieur *** ?

— Ah ! c’est différent, pardon ! je ne supposais pas… On disait… Voyez les femmes, et comme les Agnès vous trompent !

— Je ne suis pas une Agnès. Personne ne me tyrannise.

— Mais Horace…

— Je ne connais pas Horace.

— Voyons, reprit Régine, dis-nous donc la vérité, petite ! Tu es honnête ; donc, tu n’es pas prude, et tu n’es pas arrivée à dix-huit ans sans préférer quelqu’un ?

J’étais prêt à me trouver mal, et on fit remarquer ma pâleur ; Impéria eut la cruauté implacable de la vertu, elle répondit en souriant :

— Vous tenez à le savoir ? Eh bien, je ne tiens pas à le cacher. Il y a, bien loin d’ici, quelqu’un que j’aime très-sincèrement.

Je ne sais si on lui fit des questions indiscrètes, ni comment elle s’en débarrassa… Je sortis précipitamment, et j’allai promener mon désespoir sous les marronniers du Luxembourg.

Quelle blessure, quelle chute, quelle colère et quelle douleur ! Je peux rire aujourd’hui de la cause ; mais mon cœur saigne encore au souvenir de l’effet.

Il fut si profond, que je m’en effrayai moi-même. Étais-je donc fou ? Comment et pourquoi étais-je à ce point épris d’une personne que je connaissais depuis si peu de jours et à qui je parlais pour la première fois ? Que savais-je d’elle après tout ? Pourquoi m’étais-je planté dans la cervelle d’arriver le premier dans sa vie et de lui plaire à première vue ?

Comme je redescendais l’allée de l’Observatoire, je me croisai avec Léonce, un de nos jeunes premiers, joli garçon très-braque et très-mauvais acteur, qu’il m’eût été bien facile de remplacer d’emblée, si j’eusse été mauvais camarade. Il avait l’air sombre et désolé.

— Ah ! mon cher Laurence, s’écria-t-il en se jetant presque dans mes bras, si tu savais comme je souffre !

— Quoi donc ? qu’as-tu ?

— Elle aime quelqu’un !

— Qui, elle ?

— Impéria ! elle vient de le dire tout haut et d’un air de bravade pour nous tous !

— Je le sais bien, j’y étais !

— Tu étais là ? Tiens, c’est vrai, c’est à propos de toi ;… mais ce n’est pas à cause de toi qu’elle a parlé comme elle l’a fait ! c’est à cause de moi, va, et pour me désespérer.

— Tu l’aimes donc ?

— Éperdûment !

Je n’en savais rien, et en cela j’étais aussi fou que lui, qui se croyait le seul aspirant. Je me gardai bien de lui ouvrir mon cœur, et je feignis de le plaindre, enchanté d’avoir quelqu’un à qui parler d’elle. Il l’aimait depuis qu’elle était entrée à l’Odéon, lui sortant du Conservatoire, elle venant de la province. Il s’était enquis, il avait cherché avec persévérance, il savait la véritable naissance, la véritable destinée d’Impéria. Il s’était juré de ne jamais trahir les secrets qu’il avait surpris, et il me les racontait, à moi, qu’il connaissait depuis huit jours et qu’il tutoyait pour la première fois.

Impéria s’appelait Nancie de Valclos. Elle était du Dauphiné. Son père, le marquis de Valclos, était un homme intelligent, généreux, très-estimé dans son pays. Il adorait sa femme, qui était très-belle, et il faisait lui-même l’éducation de sa fille, dont il était fier à juste titre. Madame de Valclos, qui n’avait jamais fait parler d’elle, eut tout à coup, à quarante ans, une aventure horriblement scandaleuse avec un officier de la garnison. Le mari tua l’amant, la femme se suicida ; M. de Valclos devint fou au bout de trois mois, après avoir jeté toute sa fortune dans une entreprise absurde, où le poussa l’impatience de réaliser son avoir pour s’expatrier avec sa fille.

— Mademoiselle de Valclos se trouva autant dire orpheline à l’âge de vingt ans, car elle nous trompe, observa Léonce au milieu de son récit. Elle a vingt-deux ans. Elle cache son âge pour déguiser par tous les moyens son identité ; elle pourrait aussi bien faire croire qu’elle est encore plus jeune qu’elle ne le dit. Une figure aussi parfaite n’a pas d’âge.

Il poursuivit :

— Comme M. de Valclos avait été dupé à la veille de l’aliénation mentale bien constatée, et lorsqu’il était déjà fou probablement, sa fille eût pu plaider et repêcher au moins quelques débris de son patrimoine. On le lui conseilla, elle refusa froidement. L’aventure de sa mère, cause de la démence de son père, avait fait trop de bruit pour qu’elle l’ignorât, et il était impossible de plaider sans faire allusion à cette cause. Elle se laissa entièrement dépouiller, et, lorsqu’elle put constater qu’il ne lui resterait pas même de quoi nourrir son malheureux père, elle songea à travailler.

» Quoiqu’elle eût des talents et de l’instruction, elle ne trouva pas de ressources immédiates, et elle prit secrètement un parti extrême. Bellamare, l’impresario galant homme dont tu as dû entendre parler chez nous, avait donné à diverses reprises des représentations dans la ville qu’elle habitait. Il avait même, dans les temps heureux de la famille de Valclos, dirigé la comédie de société au château de Valclos. Il y avait passé quelques jours, il y avait rempli un rôle et fait débuter, devant les parents et les amis, la petite Nancie, alors âgée de douze ans. Il l’avait trouvée si bien douée, qu’il avait dit devant elle en riant :

» — C’est grand dommage qu’elle soit riche. Il y a en elle l’étoffe d’une artiste.

» L’enfant n’avait jamais oublié cette parole. La pauvre demoiselle se la rappela, et courut trouver Bellamare, qui jouait à Besançon. Elle n’eut pas besoin de lui raconter sa triste histoire, il la savait. Il lui dit du théâtre tout ce qu’un honnête homme doit en dire à une honnête fille. Elle ne s’en effraya pas. Il paraît même qu’elle lui répondit :

» — Moi, je suis invulnérable. Le souvenir de nos malheurs et de nos déchirements est entré en moi comme un fer rouge ; jamais je ne serai tentée de commettre une faute.

» Bellamare céda, jura de lui servir de père, et, ne voulant point partir avec elle d’un lieu où elle était connue, il lui donna rendez-vous en Belgique, où elle débuta sous le nom d’Impéria et où personne ne soupçonna le mystère de sa vie. On ne sut pas en Dauphiné ce qu’elle était devenue. On apprit qu’elle avait conduit son père du coté de Lyon, chez un ménage de vieux domestiques qui lui étaient complètement dévoués et qui le soignaient comme un enfant. Sa folie est douce, à ce qu’il paraît. Il a entièrement perdu la mémoire, et ce ne serait pas un service à lui rendre que de la lui faire retrouver. On croit que mademoiselle de Valclos est partie comme institutrice pour la Russie. Ici, on n’a rien découvert non plus. Il n’y a que le père Bocage qui sache tout, et moi… qui ai tout appris,… hélas ! et, te l’avouerai-je ? en écoutant à travers une porte !… C’est que j’en suis fou ! vois-tu. C’est que, pour lui plaire et la persuader, je suis capable de tout ; c’est que… Mais tout est perdu ! Elle est, elle sera toujours vertueuse, c’est vrai, mais elle aime quelqu’un !

— Qui crois-tu que ce puisse être ? demandai-je à Léonce en feignant de m’intéresser à son chagrin.

— Ah ! qui peut savoir ? s’écria-t-il en faisant de grands gestes : elle a dit quelqu’un bien loin d’ici ! C’est peut-être un artiste qu’elle a connu à Bruxelles,… peut-être un noble à qui elle était fiancée en Dauphiné avant ses malheurs.

— Si c’est un noble, il se conduit comme un vilain en l’abandonnant au rude travail qu’elle fait. Il est sans doute riche, et il l’oublie ! Quand elle en sera bien sûre, elle l’oubliera aussi !

— Oui ; c’est un espoir que tu me donnes, je t’en remercie ! et puis je me dis aussi qu’elle a peut être inventé cet amour-là pour mettre le mien à l’épreuve.

— Elle sait donc que tu l’aimes ?

— Oui, certes ! Je le lui ai écrit, il y a déjà quelque temps, dans les termes les plus persuasifs et les plus respectueux.

— En lui offrant le mariage ?

— Oui ; mon père est notaire, il a de la fortune, et j’en aurai.

— Et il consentira au mariage ?

— Il faudra bien !

— Et Impéria t’a répondu ?…

— Rien. Elle n’a pas eu l’air d’avoir reçu ma lettre.

— Ce qui ne t’empêche pas d’espérer ?

— J’espérais ; à présent, je crains ! Que me conseilles-tu ?

— Rien. Observe-la et attends.

— Alors, tu crois que je ne dois pas y renoncer ?

— Je n’en sais absolument rien.

— Allons dîner ensemble, reprit-il ; tu me laisseras te parler d’elle. Si je restais seul, je sens que je ferais quelque folie.

Je l’écoutai divaguer toute la soirée, la plupart du temps sans entendre un mot de ce qu’il me disait. Je le trouvais stupidement présomptueux d’aspirer à l’attention d’Impéria, et je prenais pour mon compte les puériles consolations que je lui offrais. Sans songer que j’étais aussi fat que lui, je me plaisais à me persuader qu’elle avait menti pour se débarrasser des poursuites de Léonce, et que ce n’était pas moi qu’elle avait eu l’intention de décourager.

En voyant Léonce si ridicule, je profitai pourtant de ma rivalité pour me promettre de n’agir en rien comme lui. Il ne cacha son grand désespoir à personne, et le bruit qu’il en fit empêcha qu’on n’en fît à propos de moi. Je me montrai très-gai, très-dégagé, et, niant que j’eusse fait aucune déclaration indirecte à Impéria, je prétendis avoir exprimé ma manière de voir en général sur l’amour et le dévouement : je réussis à ne pas être trop bête et à détourner, sinon les soupçons, du moins les lazzis. Léonce sembla les provoquer par sa sottise, et il me rendit le service de les accaparer.

Impéria eut un petit succès dans la pièce nouvelle ; elle joua bien et plut généralement. Elle n’en parut pas enivrée le moins du monde, et à nos compliments elle répondit qu’elle ne se dissimulait pas tout ce qui lui restait à apprendre encore pour être quelqu’un au théâtre. Cependant, elle prit de l’aplomb. Elle montait un petit degré de l’échelle et paraissait satisfaite. On sut que Bellamare lui avait écrit pour la féliciter et l’encourager. Mademoiselle Corinne se laissa vaincre par sa douceur et sa raison, d’autant plus qu’elle avait été sévèrement contredite par tout le monde quand elle avait essayé de calomnier Impéria.

La pièce nouvelle amenait tous les soirs Impéria au théâtre. Elle avait déjà un rôle dans la prochaine pièce que l’on ne tarda point à répéter. Elle passait donc presque tout son temps à travailler, et je pouvais la voir à toute heure ; mais, ne voulant pas que mon père put croire que la paresse me faisait changer d’état, et ne voulant rien décider sans son consentement, j’eus soin de continuer mes études de droit, et je me retirais à neuf heures du soir pour travailler jusqu’à deux heures du matin. Je me levais tard, j’étais au théâtre à midi pour tout le reste du jour, sauf l’heure du dîner. Impéria faisait le rude métier de répéter trois et quatre heures dans la journée et de jouer trois ou quatre heures le soir avec un changement de costume à chaque entr’acte. Le reste du temps, elle faisait de la guipure ou étudiait son rôle chez elle. Elle ne perdait pas un instant, et le calme qu’elle portait dans cette terrible vie était inconcevable. Elle avait tant d’intelligence et d’instruction, que rien ne lui était étranger, et qu’elle causait de tout avec une aisance modeste. Elle ne paraissait jamais triste et jamais gaie. La découverte de son âge véritable m’avait un peu calmé dans les premiers jours, non qu’elle fût moins belle et moins désirable pour être une fille majeure ; mais comme ces deux ans qu’elle avait de plus que moi me rejetaient en arrière ! comme le chef d’orchestre avait eu raison de me dire que j’étais trop jeune pour me permettre d’énoncer des projets d’avenir quelconque !

Malgré ce nouvel obstacle bien évident pour moi, malgré le soin que j’apportai à paraître sage, je sentis bientôt se réveiller l’intensité de mon désir ; c’était comme une démence, une idée fixe. Les prétentions insensées de Léonce me donnaient la force de cacher mon mal, non celle de le vaincre. J’étais attiré par Impéria, à son insu, comme le papillon par la lumière ; je voulais absolument me brûler. Elle était plus que moi par la naissance et l’éducation, par sa position déjà presque faite et son avenir déterminé, par son talent, incomplet encore, mais que je n’atteindrais peut-être jamais, par son âge enfin, qui lui donnait plus de raison que je n’en avais, par son expérience du malheur, qui lui donnait plus de force et de mérite.

Que pouvais-je lui offrir ? Une figure que l’on vantait et qui ne lui plaisait peut-être pas, une petite somme qui représentait de quoi vivre pauvrement durant les deux ou trois années de mon apprentissage, et un amour enthousiaste qu’elle n’avait pas de motifs pour croire durable.

C’est ce qu’elle me fit parfaitement comprendre lorsqu’elle fut forcée de remarquer mes soins et de deviner l’émotion de mon silence. Je m’observai encore plus, car tout ce que je craignais au monde, c’est qu’elle ne me prît en méfiance et ne me priât de ne plus jamais lui adresser la parole. Je m’attachai à détourner ses soupçons, et autant j’avais désiré qu’elle sût mon amour, autant je m’appliquai à lui faire croire qu’elle s’était trompée ou que j’avais renoncé à ma chimère. Je poussai la dissimulation et la couardise jusqu’à faire un doigt de cour à mademoiselle Corinne, tremblant qu’elle ne prît au sérieux les compliments que je lui adressais. Elle ne s’en soucia guère, elle visait à des conquêtes plus solides. Léonce, éconduit sévèrement par Impéria, donna le change à son dépit en essayant de prendre Corinne au sérieux. Elle se moqua de lui, et, quant à moi, elle me dit, en bonne camarade, qu’elle regrettait ma situation précaire, et ne comptait pas faire un mariage d’amour.

Dieu sait que je ne lui avais parlé ni d’amour ni de mariage. Je m’étais contenté de lui parler de sa beauté, qui était assez problématique ; néanmoins, mon naïf stratagème réussit. Impéria, qui était au fond bien naïve elle-même, se laissa persuader que je ne songeais point à elle, et, dès lors, elle me parla avec la même douceur et la même confiance qu’elle accordait aux autres.

Je restais partagé entre le désir et la crainte de la détromper, lorsqu’un beau jour elle me força de la rassurer complètement. On venait de parler précisément de Corinne, qui s’en laissait conter par tout le monde sans faire cas de personne, et, comme d’habitude, la causerie générale était interrompue par l’appel de l’avertisseur. Je me vis enfin seul avec Impéria pour la première fois.

— Je vous trouve un peu cruel pour ma camarade, me dit-elle ; est-ce par dépit ?

— Je vous jure bien que non ! répondis-je.

— C’est que vous êtes tous sans pitié, je le vois bien, pour les femmes qui ne répondent pas à vos flatteries.

— Si j’avais à accuser mademoiselle Corinne, ce serait parce que, sans y répondre, elle les écoute ; mais que vous importent nos dépits et nos rancunes d’enfant, à vous qui ne vous laisseriez pas même dire la vérité ?

— Comment cela ?

— Si on vous disait le bien qu’on pense de vous, vous vous fâcheriez. Vous n’avez donc point à craindre que l’on vous éprouve par des flatteries banales.

Impéria n’essaya pas de m’embarrasser par un marivaudage. Elle alla droit au fait.

— Si vous pensez du bien de moi, reprit-elle, vous pouvez me le dire sans m’offenser. Je crois avoir déclaré devant vous que mon cœur appartenait à un absent. Je vous le répète pour vous mettre à l’aise, parce que, s’il est vrai que vous m’estimez, vous ne me mettrez jamais à aucune épreuve.

Je lui répondis que j’allais lui donner la preuve de mon respect en la suppliant de me regarder comme un serviteur dévoué.

— Après la déclaration que vous venez de faire, ajoutai-je, et que, du reste, je n’avais point oubliée, je crois que vous devez voir dans la fidélité du dévouement que je vous offre l’absence de curiosité impertinente et de prétention déplacée.

— Ce que vous dites là est très-bien et très-bon, reprit-elle en me tendant la main, et je vous en remercie.

— Vous acceptez mon dévouement ?

— Et votre amitié, puisqu’elle est absolument désintéressée.

Elle quitta le foyer en me souriant ; moi, je restai à pleurer en silence : je venais de brûler mes vaisseaux.

Un matin, pendant que l’on répétait la dernière pièce qui devait être jouée avant la fermeture annuelle, je me trouvai seul au foyer avec un homme de taille moyenne et fort bien fait, dont la physionomie me fit l’effet d’un de ces souvenirs qu’on ne peut plus préciser. Il pouvait avoir de trente-cinq à quarante ans. Il avait les yeux petits, le teint brun assez coloré, la figure large et carrée sans être massive, la bouche grande, le nez court et busqué, le menton plat, bien rasé, les cheveux collés au front et aux tempes. Tout cela constituait une laideur enjouée, aimable au possible. Le moindre sourire relevait plaisamment les coins de sa lèvre, et creusait les fossettes indécises de ses joues. Ses prunelles noires étaient d’une vivacité perçante, sa mâchoire avait des angles d’une indomptable énergie ; mais la pureté de son front et la délicatesse de ses narines corrigeaient par je ne sais quoi de net et d’exquis les appétits d’une nature belliqueuse et sensuelle. Il était impossible de ne pas reconnaître en lui à première vue un acteur comique d’un certain ordre, et je me demandais si ce n’était pas une célébrité, lorsqu’il m’adressa la parole pour me demander si j’appartenais au théâtre. Je faillis lui répondre par un éclat de rire, tant sa voix et sa prononciation nasales étaient bizarres ; mais je me contins vite, car cette voix était un trait de lumière : je me trouvais enfin en présence de l’illustre impresario Bellamare. En même temps, par une liaison d’idées bien logique, je retrouvais le souvenir de sa figure : je l’avais vue photographiée sur une carte au chevet d’Impéria.

Je le saluai respectueusement, et en trois mots je le renseignai sur mon compte, lui exprimant le désir de débuter le plus tôt possible en province. Il me regarda un peu comme un maquignon regarde un cheval, en tournant autour de moi, en examinant les pieds, les genoux, les dents, les cheveux, et en me priant de faire quelques pas devant lui, mais tout cela d’un air joueur et paternel qui ne pouvait me blesser.

— Diable ! dit-il après un instant de réflexion, il faudra que vous soyez bien mauvais pour ne pas plaire à une moitié du public, celle qui porte des jupes. Vous avez vingt ans, et vous étudiez le droit ? Savez-vous danser ?

— La bourrée d’Auvergne, oui ! et, en outre, je possède toutes les danses de caractère des bals d’étudiants ; mais je ne compte pas…

— Je ne vous parle pas de danser sur les planches, mais savoir danser est nécessaire ; ça fait qu’on marche avec aisance, sinon avec distinction. Ça ne rend pourtant pas toujours adroit en scène. Voyons ! prenez-moi cette chaise de canne. Oh ! d’une seule main, s’il vous plaît ; elle n’est pas lourde ! Pourquoi de la droite, puisqu’elle était plus à portée de la gauche ? Il faut savoir se servir également des deux mains. Tenez, prenez la chaise ainsi, et faites cela !

Il la prit, la plaça au milieu de la chambre et s’assit dessus. Je m’imaginai que c’était la chose la plus facile du monde et qu’il se moquait de moi ; pourtant, lorsque je voulus faire la même chose :

— Ce n’est pas disgracieux, me dit-il, mais c’est très-gauche. Il faudrait faire comme cela dans le rôle d’un jeune timide qui s’assied dans un salon pour la première fois de sa vie. Vous avez posé la chaise de façon à vous asseoir à côté et à faire une chute des plus ridicules ; aussi avez-vous eu le soin de regarder derrière vous avant de vous asseoir, ce qui est une maladresse insigne, et puis, vous vous êtes laissé tomber dessus avec brusquerie, comme si vous étiez en colère ou écrasé de fatigue. Il ne faut pas qu’on sente le mouvement de l’acteur en scène. Il doit se trouver assis comme s’il n’avait pas de corps, car c’est toujours une chose très-vulgaire que de s’asseoir. Le meuble lui-même destiné à cet usage est une chose risible, quand on y songe ! Il faut que l’acteur fasse oublier et l’emploi du meuble et l’action de s’en servir par un escamotage ingénieux ; dans le tragique, il faut que tout soit noble, surtout ce mouvement-là, qui est le plus délicat et le plus difficile de tous. Dans le comique, il le faut gracieux, même quand il est bouffon. Ce qui n’est ni gracieux ni noble est forcément indécent. Tenez, regardez-moi ! voilà comment vous vous êtes assis !

Et il me copia si drôlement, que je me mis à rire. Alors, il se leva et se rassit plusieurs fois, changeant de place, et me révélant ce dont aucun des acteurs que j’avais vus répéter et jouer ne m’avait encore donné la moindre idée : la grâce dans le naturel, le comble de l’art caché sous le détail le moins apprécié, la perfection de l’expression dans l’action la plus insignifiante.

— Sur dix mille spectateurs, ajouta-t-il, il y en a peut-être trois qui vous sauront gré de vous asseoir ainsi, et qui sauront qu’il y a là toute une science, résultat d’une longue élude ; mais, sur ces dix mille spectateurs, il n’y en aura pas un seul qui ne soit influencé à son insu par l’aisance de vos moindres actions. Sans savoir pourquoi c’est bien, tous sentiront que c’est bien, et je vous donne là en deux mots tout le mystère du métier.

— Je serais bien heureux, repris-je, de faire partie de votre compagnie et de recevoir vos leçons.

— Ça pourra s’arranger, reprit-il. Serez-vous ici dans une heure ?

— J’y serai tout le temps que vous voudrez.

— Bien, attendez-moi.

Probablement, il alla tout de suite aux informations sur mon compte. Quand nous nous rejoignîmes, il donnait le bras à Impéria.

— Je vous prends, dit-il. C’est arrangé ; tout le monde dit du bien de vous, et mademoiselle Impéria comme les autres. Qu’est-ce que vous voulez gagner, mon cher enfant ? Vous devez savoir qu’un débutant n’est pas rétribué de façon à allumer son cigare avec des billets de banque. Je lui répondis que je ne prétendais à aucune rétribution tant que je ne serais pas sûr de lui être utile. En ne recevant de lui que ses bons conseils, je serais encore son obligé.

— Sans doute, dit-il, tous les débutants devraient comprendre ce que vous dites là ; mais il faut vivre de quelque chose, avoir de quoi s’habiller décemment…

— J’ai quelque argent et des habits. Je peux très-bien attendre deux ou trois mois, si mon apprentissage exige ce temps-là.

— Je vois que vous êtes un honnête garçon, et que vous savez Bellamare incapable d’abuser de votre délicatesse ; vous ne vous en repentirez pas. Venez demain chez moi, je vous donnerai un rôle court à apprendre ; après-demain, vous viendrez l’étudier avec moi, mais sachez-le bien !

Il me donna son adresse et me quitta en me serrant la main.

Quand je pris de lui ma première leçon, bien qu’il me traitât en vérité avec la même indulgence que si j’eusse été son fils, je fus très-effrayé de son appréciation.

— Écoutez, me dit-il en se résumant à la fin de la leçon ; certainement, c’est un grand avantage d’être doué comme vous l’êtes, et, si vous étiez un sot, vous pourriez vous persuader aisément que vous n’avez rien à apprendre. Vous êtes un garçon intelligent, et vous allez comprendre que la beauté de votre personne et la perfection de votre organe sont des causes de chute autant que des causes de succès. Dès que vous apparaîtrez en scène, bien vêtu et bien maquillé, attendez-vous à un murmure d’approbation ; mais, tout de suite après, le public sera sévère et méfiant. Dès les premières paroles que vous direz cependant, il y aura encore un doux murmure ; votre voix est admirable. Et après ? Vous direz bien, je m’en charge. Nouveau danger ! Dès lors, le public, éveillé et attentif, sera d’une exigence épouvantable. L’homme de nos jours, le Français surtout, est ainsi fait. Nous ne sommes plus au temps oh, sous l’heureux ciel des civilisations méridionales. la beauté était estimée presque à l’égal d’une vertu. L’antiquité nous a transmis les noms d’artistes qui n’ont eu d’autre mérite que celui d’être beaux. Aujourd’hui, nul ne garde le souvenir d’un artiste sans talent, fût-il de sa personne Antinoüs ou Méléagre. On exige tout de nos jours, tout, rien que cela ; mais ce que l’on exige peut-être le moins, c’est la beauté plastique. Elle n’a que le prestige du premier moment. Elle ennuie, elle agace, elle irrite, si l’art ne sait pas lui donner le charme, qui est tout autre chose, et qui s’applique quelquefois à la laideur pour la rendre aimable et sympathique. Les idées modernes sont au réalisme, et, dans une certaine mesure, c’est un progrès, car l’homme n’est pas fait pour ne servir que de modèle à la statuaire, et ce n’est pas un avantage moral pour lui de se différencier des autres hommes par une perfection physique : s’il en est vain, on le ridiculise ; s’il n’en tire pas parti, on le croit inintelligent. Il faut donc savoir être beau, ce qui est beaucoup plus difficile que de savoir être laid, et, dans notre art, qui consiste à tout produire personnellement et directement, le premier point est de bien savoir ce que l’on est, afin de savoir ce qu’il faut être.

» Eh bien, je vais vous dire, en artiste, en peintre et en physiologiste, — car je suis un peu tout cela, — ce que vous êtes en récitant votre rôle : un Apollon d’estaminet, ni plus ni moins. Le regard étincelant, trop hardi ; le sourire très-franc, trop crispé par des nerfs imprégnés d’alcool ; le corps très-souple et très-fort, adonné à des poses fantasques qui manquent de sens et d’originalité ; la parole nette et sonore, pleine d’inflexions fausses et cherchant de préférence les intonations les moins musicales et les moins naturelles. Vous seriez un détestable comique. Vous iriez toujours au delà. Vous avez, on dirait, l’esprit tendu et agité ; vous arriveriez difficilement à la bonhomie, et vous ne sauriez dire d’une façon naturelle : Eh bien, comment ça va-t-il ? Vous auriez pu jouer le drame romantique ; on n’en fait plus, et le goût va de plus en plus au drame bourgeois. Si on vous faisait des rôles où, malgré l’habit noir, votre personnage aurait des allures énergiques et une certaine excentricité de caractère, vous seriez bon ; mais on trouve une ou deux fois dans sa vie le rôle qui s’approprie exactement au type que l’on peut représenter complètement. Avant d’être connu, il faut passer par toute sorte de personnages insignifiants ou antipathiques à notre nature. La grande affaire en commençant est donc de s’assouplir, d’effacer au besoin la personnalité, de se rendre, en un mot, propre à tout faire convenablement, sans espérer faire admirer et applaudir le monsieur que l’on est. Quand vous vous serez peu à peu débarrassé de vous-même, de celui qui était un joli étudiant, mais qui n’avait rien d’un artiste supportable, vous commencerez à chercher, à inventer, à créer. Trois ans d’études au moins, mon garçon, peuvent faire de vous un charmant jeune premier rôle. C’est un bon emploi ; il exige, outre tout ce que vous avez, tout ce que vous n’avez pas. Il est payé très-cher, parce que les beaux types intelligents sont rarissimes. Si vous n’engraissez pas, votre buste vaut de l’or. Dès à présent, vos jambes valent beaucoup d’argent, et en tout état de choses votre organe est un capital ; malheureusement, tout cela n’est rien, et pire que rien, je vous le répète, si vous faites fausse route. Vous ne serez pas insignifiant, vous serez passionné ; mais vous pouvez avoir l’énergie ridicule et l’emportement capitanesque. Méfiez-vous de ça. Si vous êtes docile, je vous sauverai de ce danger-là ; mais, si vous n’avez pas un grand fonds de sensibilité et de vérité, vous deviendrez froid et banal. Voilà, pour conclure, ce que ma conscience me commande de vous dire ; vous avez à travailler énormément le plus difficile et le plus ingrat des métiers. Le résultat peut être une vie de gloire et de fortune ; il peut aussi être nul, et je ne réponds pas du tout que, dans trois ans, vous ne soyez un fruit sec. Le métier, qui est indispensable, emporte dix-neuf fois sur vingt l’originalité. Réfléchissez donc avant de quitter votre carrière et votre milieu pour le théâtre. Vous me direz demain si vous vous sentez le courage de transformer radicalement votre individu au risque de devenir un être absolument effacé, découragé, vidé !

» Et méditez encore ceci : c’est qu’on peut changer de carrière tant que l’on marche dans les routes battues de la société, tandis que l’homme engagé dans la bohème du théâtre ne peut rentrer dans un autre milieu. Ce n’est point parce que le préjugé vous repousse. Cela, peu importe ! un homme énergique en triomphe et conquiert partout la place qu’il sait prendre ; mais, après le théâtre, il n’y a plus d’autre énergie disponible. Le théâtre use, brûle, dévore. On y vit aussi longtemps qu’ailleurs, à la condition de ne pas le quitter et d’entretenir cette force factice, cette surexcitation nerveuse, cette ivresse, qui ne se trouvent que là ; une fois rentré dans le repos, même quand on en a senti le besoin impérieux, l’ennui vous ronge, l’esprit se remplit de fantômes, le train de la vie réelle vous écœure, les sentiments vrais se confondent avec les fictions du passé, les journées semblent des siècles, et, le soir, à l’heure où l’on voyait la rampe se lever pour éclairer votre visage et le public accourir pour s’occuper de votre personne, on s’imagine être cloué vivant dans une bière.

» Non, mon enfant, n’abordez pas le théâtre, si vous n’y êtes pas poussé par une vocation irrésistible, car c’est une loterie où les gagnants, après avoir tout risqué, sont forcés de mettre toujours leur vie et leur âme.

» Je devais vous dire cela. Ne vous imaginez pas que ce soit l’effet de l’épreuve que nous venons de faire. Si je n’écoutais que mon intérêt, je vous cacherais ma pensée, car, tel que vous êtes, avant très-peu de temps, vous me serez très-utile. On n’est pas difficile en province, on n’y est pas gâté, et, pour un succès d’aspect, vous, avez tout ce qu’il faut. À un acteur déjà lancé, je ne fais pas d’observation ; mais vous m’intéressez, vous me plaisez, et vous vous jetez tête baissée dans l’inconnu : je vous devais la vérité.

Je le remerciai chaleureusement et promis de réfléchir ; mais je ne réfléchis point, je ne pensai qu’à Impéria, dont il m’était impossible de me voir éternellement séparé. Je rassemblai toutes les forces de ma volonté pour une entreprise désespérée, et, un mois après, je partais pour la province avec Impéria, Bellamare et la troupe qu’il avait recrutée. J’ai donc été comédien, monsieur, comédien pendant trois ans, et je m’y suis toujours comporté en honnête homme, j’en suis sorti sans reproche ; mais je n’en ai pas moins rompu avec l’avenir auquel je pouvais prétendre, et j’ai failli faire mourir mon père de chagrin, comme je vous le dirai un autre jour, car il y a longtemps que je parle, et vous devez être las de m’entendre.

— Nullement ; si vous n’êtes pas fatigué, continuez. Je désire savoir la suite de votre amour pour la charmante Impéria.

— Et je compte vous la dire, mais pas tout de suite, si vous le permettez. Pour reprendre haleine, je croquerai le profil de la cascade.

— Fort bien. Encore un mot pourtant : quel est donc l’épouvantable égarement dont certaines bonnes âmes de l’endroit vous accusent ?

— Vous le demandez ? J’ai été comédien, et, selon elles, c’est plus qu’il n’en faut pour être damné.




II


Quand Laurence eut un peu dessiné et un peu rêvé, comme s’il eût senti le besoin de résumer ses souvenirs, il reprit son récit :


Je ne devais voir mon père qu’aux vacances, et j’avais trois mois de liberté jusque-là. Je lui écrivis que j’allais voyager avec un ami pour mon instruction. Cette courte explication suffisait au brave homme. Étranger à tout genre d’études, ignorant du mécanisme social dans toute autre sphère que la sienne, il pouvait parfaitement croire que j’allais travailler en me promenant, puisque je lui affirmais ma résolution de songer sans relâche à mon avenir.

Avant de vous lancer avec moi dans la vie nomade, je dois vous faire connaître les principaux personnages auxquels j’associais ma destinée. Les uns quittèrent Paris avec nous, les autres furent ralliés en route.

L’inséparable de Bellamare et son meilleur ami peut-être, en même temps que son antipode comme caractère et comme aspect, était un homme dont l’histoire bizarre mérite d’être contée. Il portait le nom de Moranbois et s’appelait réellement Hilarion, lui, l’homme le moins gai de la terre. Il ne s’était jamais connu de famille. Enfant de l’hospice, il avait gardé les pourceaux chez un paysan qui le battait et le laissait mourir de faim. Enlevé moitié de gré, moitié de force, par des saltimbanques qui passaient, il n’avait cependant paru propre à rien pour le divertissement du public ; on l’avait vite abandonné sur un chemin, où un Auvergnat l’avait ramassé pour porter sa balle. Ce métier lui plut ; on le nourrissait convenablement, il aimait à voyager, et l’Auvergnat n’était pas un méchant homme. Il se trouva qu’Hilarion était un brave enfant, très-résigné, très-patient et très-fidèle. L’Auvergnat n’avait qu’un défaut : c’était un maître ivrogne, et bien souvent, fléchissant sous le poids de sa marchandise, il la semait sur les chemins. Hilarion, avec un peu d’exercice, devint un cheval de bât capable de porter tout le fonds de commerce de son patron. En outre, comme il avait bon cœur, il ne l’oubliait pas au revers des fossés, où il faisait de fréquents sommes le long des routes. Quand il le voyait tituber ou divaguer, il l’emmenait prudemment en rase campagne, loin des querelles et à l’abri des voleurs. Il veillait sur le maître et sur la cargaison ; il cumulait les fonctions du cheval et celles du chien.

L’Auvergnat se mit à chérir Hilarion, et il l’associa à ses bénéfices. L’enfant eût ainsi gagné et amassé quelque chose ; mais, quand le patron avait soif, il lui empruntait sa part de gain et oubliait de la lui rendre. Il est vrai qu’Hilarion oubliait de la réclamer.

Cette amitié et cette association durèrent longtemps ; Hilarion avait vingt ans quand l’Auvergnat mourut hydropique dans un hôpital, laissant un peu d’argent que son jeune associé porta aux héritiers, sans en rien distraire pour payer ses services.

C’étaient de pauvres paysans chargés de famille, auxquels il n’eut le courage de rien demander. Il les quitta sans se préoccuper de ce qu’il allait devenir. À force de voir les autres insouciants de son sort, il s’était habitué à faire comme les autres. Déjà misanthrope, il n’avait rien vu et rien connu de bon dans la vie, si ce n’est son Auvergnat ivrogne, qui ne l’avait pas maltraité, mais qui ne l’avait pas non plus récompensé. Il ne faisait pourtant en lui-même aucun reproche à sa mémoire. Cet homme lui avait appris à lire et à écrire tant bien que mal ; plus, un peu de bâton pour se défendre au besoin. Il avait développé sa force physique, son sang-froid dans le danger, son aptitude à la vie ambulante. En marchant seul devant lui, Hilarion croyait qu’un homme courageux, fort et sobre, ne peut pas mourir de faim, même au milieu des égoïstes.

Il se trompait ; il faut un premier capital, si minime qu’il soit. Aucun travail ne peut se passer de l’instrument du travail. Hilarion n’avait pas de quoi acheter la plus mince pacotille. Il ne savait comment utiliser ses mains vides, lorsqu’en passant, après deux jours de jeûne, sur une place publique, il vit un hercule qui tombait tous les fantassins de la garnison, et s’avisa que ses poings pouvaient bien lui servir. Il lui sembla que cet athlète était plus adroit que robuste, et il se présenta pour lutter contre lui, après avoir observé son jeu. Seulement, en pariant de le vaincre, il avoua à l’assistance qu’il mourait de faim et de soif.

— Bois et mange, lui dit l’alcide de carrefour d’un ton superbe, je ne tombe pas ceux qui se tombent tout seuls.

Une collecte improvisée permit au nouveau venu de dévorer un morceau de pain et d’avaler un verre de vin ; après quoi, il descendit dans l’arène.

C’était bien véritablement une arène, le cirque romain de Nîmes, et, quand Hilarion Moranbois racontait son histoire, il disait que, voyant pour la première fois ce vaste monument d’une si belle proportion, sans savoir ce que c’était, sans avoir la moindre idée du passé, la moindre notion d’histoire, il s’était senti fort et vaillant comme dix mille hommes.

L’hercule de profession fut tombé par l’hercule improvisé. Le lendemain, il demanda sa revanche. Hilarion avait bien dîné, les amateurs de l’endroit avaient festoyé sa victoire au cabaret. Il remporta une victoire nouvelle et si éclatante, que d’autres lutteurs ambulants furent convoqués pour se mesurer avec lui. Il les tomba tous et fut engagé moyennant partage d’un quart de la recette. Pourtant, il quitta cette troupe, parce qu’on lui proposa de se laisser tomber par un homme masqué qui n’était autre que l’hercule dont il avait pris la place. On lui faisait de belles offres pour se prêter à cette comédie qui réussit toujours sur le public et qui devait faire de l’argent. Son amour-propre l’emporta sur son intérêt, il refusa avec hauteur, s’emporta, battit son directeur, creva d’un coup de poing la grosse caisse, qu’on lui fit payer le centuple de ce qu’elle valait, et se sauva, les mains encore vides, pour se rendre à Arles, où on lui avait dit qu’il trouverait d’autres arènes. Il avait décidément le goût des monuments classiques.

Il rencontra en route mademoiselle Plume-au-Vent, qui dansait une espèce de tarentelle mêlée de montferrine en s’accompagnant du tambour de basque et du triangle avec beaucoup d’adresse ; ce furent ses premières amours. Ils débutèrent ensemble dans plusieurs villes de passage, l’une desquelles faillit lui être funeste.

Le soir de son arrivée, comme il venait d’exhiber ses talents sur la place, il fut appelé discrètement par une soubrette qui le conduisit, à travers un dédale de rues obscures, à une maison de bonne apparence perdue au milieu des jardins. Là, une dame maigre et brune, à l’œil vif et impérieux, lui parla en ces termes :

— Voulez-vous entrer chez moi comme aide-jardinier ? Vous ne ferez rien, vous dormirez le jour ; la nuit, vous veillerez en montant la garde sans bruit dans le jardin. Je suis obsédée par un officier de la garnison qui est follement épris de moi et qui menace de m’enlever. C’est un enragé, un diable qui le ferait comme il le dit et qui est très-fort, je vous en préviens. Mes gens sont poltrons, gagnés par lui peut-être, et vous voyez que, seule dans cette demeure isolée, je ne recevrais pas de secours du dehors. Frappez donc cet homme si vous le voyez rôder sous mes fenêtres ou même dans mon enclos. Ne le tuez pas, mais traitez le de façon à lui ôter l’envie de revenir. Chaque fois que vous lui donnerez une leçon de ce genre, vous recevrez cent francs.

— Mais s’il est plus fort que moi ? répondit Hilarion, s’il me tue ?

— Qui ne risque rien n’a rien, répliqua la dame.

— C’est assez juste, pensa le lutteur.

Et il accepta.

Huit nuits se passèrent sans qu’une feuille remuât, sans qu’un grain de sable grinçât dans le jardin. À la neuvième nuit, par un beau clair de lune, un officier, dont le signalement répondait à celui qu’on avait donné à Hilarion, ouvrit une grille dont il avait la clef, et, sans prendre aucune précaution, se dirigea vers la maison. Hilarion répugnait à se jeter sur lui par surprise. Il eut la simplicité de l’avertir qu’il allait lui faire un mauvais parti, s’il ne se retirait au plus vite. L’inconnu lui rit au nez, le traita d’imbécile et le menaça de le rouler dans les cloches à melons, s’il faisait la mauvaise tête. Hilarion ne put souffrir ce langage, la lutte s’engagea. L’impertinence du visiteur l’avait mis en colère, et la vigoureuse défense qu’il faisait ne permettait pas de le ménager. Hilarion le roula dans les artichauts et l’y laissa si malade, qu’il le crut mort. Il courut avertir la dame, qui vint avec un flambeau et sa fille de chambre constater l’événement.

— Malheureux, qu’avez-vous fait ? s’écria-t-elle ; vous avez assassiné mon mari, qui revenait de voyage ! Sauvez-vous, et que je n’entende jamais parler de vous !

Hilarion restait stupéfait.

— Réclame tes cent francs, lui dit tout bas et précipitamment la soubrette : elle savait très-bien que c’était monsieur ! elle t’en veut de ne l’avoir pas tué tout à fait.

Hilarion fut si terrifié d’avoir commis un crime en croyant faire office de bon gardien, qu’il ne voulut rien réclamer et s’enfuit en jurant qu’on ne l’y prendrait plus.

Il retrouva à Arles mademoiselle Plume-au-Vent, qui s’était déjà associée avec un géant alsacien et un nain prétendu lapon. Il y fit assez bien ses affaires ; mais l’âge de la conscription était venu, et il tira le n° 1. Il fut soldat sept ans en Algérie et s’en trouva bien. Il y acheva son éducation, c’est-à-dire qu’il y apprit le français et l’arabe, et, comme il écrivait assez correctement et calculait très-juste, comme il était un fantassin propre, ponctuel et brave, ses camarades, qui l’aimaient malgré sa rudesse, crurent qu’il aurait de l’avancement. Il n’en fut rien, et, nonobstant sa bonne tenue et son assiduité au service, il fut rayé du tableau pour cause d’insubordination. Il est vrai de dire qu’il détestait ses supérieurs, quels qu’ils fussent, et qu’il leur répondait mal. Soumis à la règle, il ne pouvait supporter le commandement personnel dès qu’il lui semblait dépasser les limites de l’autorité stricte, ou ne pas les atteindre scrupuleusement. Un esprit de critique très-singulier chez un homme si mal classé dans le monde, très-fâcheux dans la position où il se trouvait, s’était développé en lui et tendait à devenir le fond de son caractère, l’obstacle de son avenir. Il eut plus de punitions que de récompenses, et, quand il eut fait son temps, n’espérant rien d’un rengagement, il revint en France aussi seul, aussi dénué qu’il en était sorti.

Au régiment, il s’était beaucoup exercé à tous les genres de gymnastique, et dans tous il avait été le premier. Il n’aimait pourtant pas l’état de gymnaste, et la perspective de recommencer ses exercices en plein vent ne lui souriait pas. Il fut pendant quelques années portefaix sur le port à Toulon, homme de peine, comme on dit, expression douloureuse qui peint de reste une existence dure et sombre. On ne sait pas combien la force physique est un don fatal et périlleux. L’homme exploite tout, et la vigueur exceptionnelle d’Hilarion l’exposait à tous les genres d’exploitation. Il fut tâté par les voleurs et presque embauché à son insu pour des tentatives de meurtre. Éclairé à temps, il devint définitivement d’une défiance extrême, prit les malfaiteurs en exécration et en vit volontiers partout ; sa misanthropie en augmenta, et, comme, au milieu de la fatigue et de la tristesse, il réfléchissait plus qu’il n’appartenait à sa misérable condition, il devint une sorte de Diogène. Seul dans la vie, il se fît encore plus seul par ses habitudes et ses pensées.

Très-désintéressé, très-insouciant du lendemain, très-indifférent pour lui-même, il ne tira parti de rien, pas même de ses belles actions. Il se distingua dans plusieurs sauvetages et fut plusieurs fois médaillé, mais sans songer à demander aucun secours, sans vouloir faire partie d’aucune association, sans consentir au moindre remercîment. Il avait coutume de dire que, n’aimant pas le genre humain, il n’exposait sa vie que pour le plaisir d’essayer ses muscles et d’exercer son coup d’œil. Quelques personnes du Midi, qui plus tard l’ont retrouvé dans la civilisation, se sont rappelé l’étrange et farouche personnage qu’elles avaient vu portefaix à Toulon, et qu’elles avaient même employé par curiosité de son caractère. Silencieux, absorbé, hautain, il avait toujours l’œil défiant et dur, la parole acerbe, volontiers injurieuse et toujours cynique, le geste provocateur, et tout à coup un calme dédaigneux succédait à la menace. Tout lui était sujet d’irritation, et presque aussitôt objet de mépris ou d’indifférence.

Un beau jour, il rencontra un enfant complètement abandonné qui s’attacha à lui. C’était un assez joli petit garçon, très-pusillanime, que la rébarbative figure d’Hilarion n’effraya pourtant pas. Touché de cette preuve de confiance ou frappé de cette bizarrerie, il emmena l’enfant dans son bouge, le nourrit et l’éleva à sa manière, mais sans réussir le moins du monde à modifier ses instincts de paresse, de couardise et de gloriole. Cet être faible et vain, qui n’était autre que le jeune premier Léonce, dont je vous ai parlé dans la première partie de mon récit, devint le tyran d’Hilarion. L’homme le plus farouche a besoin apparemment d’être dominé par quelque secrète pitié ; pour complaire à Léonce, pour lui procurer des jouets et des habits neufs, pour le soustraire aux moqueries et aux brutalités des autres enfants, en un mot, pour le surveiller et l’avoir toujours près de lui, Hilarion quitta le port et les ballots de Toulon et reprit son ancien état de lutteur, sa vie d’aventures, son maillot à paillettes, son diadème de clinquant et son ancien sobriquet de Coq-en-Bois.

C’est dans cet équipage qu’il travailla un jour, il y a quelque dix ans, sous les yeux de Bellamare que le hasard avait amené à la foire de Beaucaire. La figure sinistre, la voix rauque, la prononciation fantastique du personnage n’alléchèrent certes pas l’impresario, et il ne put qu’admirer la force de son biceps ; mais, le lendemain, comme Bellamare revenait dans un cabriolet de louage, il rencontra sur sa route l’hercule qui s’en allait de son côté, portant Léonce sur ses épaules, Léonce âgé de dix à douze ans, mais trop grand prince pour voyager autrement que sur le dos des autres. Hilarion Coq-en-Bois se souvenait d’avoir, porté la balle à l’âge où il se fût volontiers fait porter lui-même, et, ne se sentant ni assez de charme dans l’esprit ni assez de séduction dans le caractère pour amuser son pupille, il faisait pour lui ce qu’il pouvait, ce qu’il savait faire ; il lui épargnait toute fatigue physique et se fatiguait à sa place : n’était-il pas né homme de peine ?

C’est en s’abandonnant à ces réflexions philosophiques qu’à une montée, Coq-en-Bois vit devant lui un cabriolet qui rasait le précipice d’une manière inquiétante. Il jugea que le conducteur de ce véhicule dormait, et il doubla le pas ; mais, avant qu’il eût pu l’atteindre, le cheval eut peur d’une chèvre, fit un écart à droite, puis un à gauche… C’en était fait de Bellamare, car l’homme qui conduisait sa voiture de louage avait, en dormant, laissé tomber les rênes. Heureusement, Coq-en-Bois avait lestement déposé son fardeau, il avait couru, il avait saisi Une roue avec sa poigne d’hercule. Le cheval, qui avait déjà perdu pied, roula seul dans l’abîme, les deux tiges du brancard s’étant heureusement cassées net avec les traits. Le cabriolet, enrayé par Coq-en-Bois, recula, et Bellamare, en sautant à terre, vit que son sauveur avait une main déchirée par l’effort inouï qu’il venait de faire au risque d’être emporté aussi dans la chute.

Ainsi commença leur amitié. Ils voyagèrent ensemble jusqu’à Lyon, et le lutteur, pressé de questions, raconta son histoire. La modestie farouche avec laquelle il parla des actions héroïques de sa vie, ce je ne sais quoi de grand et de trivial qui, à chaque mot, révélait son noble et maussade caractère, frappa vivement l’artiste.

La fantaisie de Bellamare était de découvrir et de perfectionner des types ; il s’imagina, non sans raison, qu’un homme si solide à la fatigue, si résigné à toutes les éventualités, si ferme et si fier, si méfiant et si incorruptible, serait pour lui et sa troupe un factotum précieux. Coq-en-Bois, — disons maintenant Moranbois, car la première chose que fit Bellamare fut de lui trouver un nom sortable dont l’euphonisme ne fût pas trop neuf pour ses oreilles, — Moranbois n’avait qu’un défaut réellement insupportable, la grossièreté de son langage. Il promit de s’en corriger et ne put jamais tenir parole, mais il déploya au service de Bellamare tant de qualités essentielles, probité, dévouement, courage, intelligence pratique, que l’impresario ne consentit jamais à se séparer de lui. Il poussa même l’amitié jusqu’à se charger de faire de Léonce un artiste. Il n’en put faire qu’un joli garçon sans cervelle, frotté de l’esprit des autres et comédien plus que médiocre ; mais il le fit engager en province et même à Paris, où il végète encore dans de pâles emplois. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce personnage infatué de lui-même croit qu’il est victime de l’injustice, qu’il accuse tous les directeurs de l’avoir sacrifié par jalousie de ses succès auprès des femmes, enfin qu’il a complètement oublié le dévouement paternel de Moranbois, qu’il se soucie de lui comme d’une nèfle, et le verrait sur la paille sans se rappeler qu’il lui doit tout. Cette race d’ingrats par sottise donne beaucoup dans la vie dramatique ; mais ne la coudoie-t-on pas aussi ailleurs ? M’est avis que partout elle abonde.

Moranbois, homme de confiance de Bellamare, trouva bientôt qu’il n’avait pas assez à faire de voyager en courrier pour louer les salles de spectacle, pour préparer les logements, pour s’aboucher avec les hôteliers, taverniers, lampistes, coiffeurs et machinistes, commander les affiches, organiser les moyens de transport, etc. Il voulait s’utiliser en raison de ses forces, et, un beau jour, la troupe de Bellamare se tordit de rire en entendant l’ex-porte-balle, l’ex-portefaix, l’ex-lutteur, déclarer qu’il avait assez de santé pour jouer la comédie par-dessus le marché. Offensé de l’hilarité de l’auditoire, il traita tous les acteurs de bouche-trous, de jolis cœurs et de baladins (j’adoucis singulièrement les épithètes).

On était habitué à ses boutades, on rit davantage. Il se fâcha sérieusement et se vanta de jouer mieux que personne les brigands de mélodrame.

— Pourquoi pas ? dit Bellamare. Apprends un rôle, répétons-le à nous deux, et nous verrons.

Moranbois essaya, et donna la grosse note de l’emploi de la façon la plus satisfaisante ; mais la fantaisie lui manquait. Bellamare lui souffla des idées et lui apprit à tirer parti de ses défauts naturels. Docile avec ce maître ingénieux et persuasif, Moranbois devint un brigand très-supportable pour la province. Il ne compromit rien et plut beaucoup au populaire. Son succès ne l’enivra pourtant pas, il consentit à remplir les derniers rôles dans les pièces où il n’était qu’une utilité. Il ne se crut jamais rabaissé pour dire trois lignes, pour représenter un voleur, un paysan, un ivrogne, un ouvrier, dans une courte scène, même pour endosser la livrée et porter une lettre : cette humilité était d’autant plus touchante qu’il avait la conviction secrète d’être un grand comédien, satisfaction erronée, mais naïve, qui ne le rendit pas plus fier, ce dont Bellamare lui sut gré.

Mais je ne vous ai pas encore dit le plus bizarre résultat de l’association d’un être exquis de finesse et lettré comme était Bellamare et de l’être rugueux, mal dégrossi, toujours impossible de manières et de langage dont je vous trace le portrait. Bellamare, qui remarque et note toutes choses sans avoir l’air de prendre garde à rien, découvrit que M. Hilarion Moranbois était un critique très-net et très-sûr. En le menant avec lui dans les théâtres de Paris, il fut frappé de son jugement sur les pièces, de son coup d’œil pour les acteurs. Il le promena dans les musées pour voir s’il avait des yeux en dehors du théâtre ; Moranbois s’arrêta d’instinct devant les toiles des maîtres, et s’enthousiasma pour les statues grecques, pour les bustes romains. Il ne sut pas dire ce que c’était que le beau idéal et ce que c’était que le beau réaliste ; mais il constata la différence à sa manière, et Bellamare reconnut qu’il avait profondément compris.

Il le consulta sur l’esprit et le sens des monuments, sur l’art du décor, et il le trouva plein d’idées et d’invention. C’en était fait, la spécialité de Moranbois s’était révélée. Il était l’homme de prompte appréciation et de bon conseil par excellence. Quand, à Paris, où il suivait son directeur pas à pas, il voyait une répétition, en dix paroles, souvent brutales et malséantes, il disait à l’oreille de Bellamare en quels endroits la pièce tomberait, en quels endroits elle se relèverait, et quel serait définitivement son sort. Il ne se trompait jamais. Il était à lui tout seul le public vibrant et susceptible, naïf et corrompu, généreux envers le moindre effort, cruel envers la moindre défaillance, toujours prêt à rire ou à pleurer, mais implacable quand on l’ennuie. Il était l’instinct personnifié ; son âme, restée fruste dans l’âge mûr, était comme le thermomètre des foules. Quels auteurs haut placés sur l’échelle littéraire se fussent avisés de consulter cet homme au long nez aquilin, au crâne élevé parsemé de cheveux rares, à la face longue et convexe, à la joue creuse et bistrée, à l’œil petit, enfoncé, clair et morne, ce triste personnage à l’habit râpé, au gilet à carreaux écossais, à la cravate en corde, aux mains noueuses dépourvues de gants, qui se tenait dans un coin avec les machinistes et qu’on eût pu prendre pour l’un des moins attentifs ? Et si l’on eût dit à cette élite des gens de lettres : « Le pauvre hère que vous voyez là, qui vous écoute et vous juge, c’est un ancien saltimbanque qui portait une roue de charrette sur son menton, et qui jonglait avec des boulets de canon pas du tout creux ; eh bien, demandez-lui son avis et suivez-le, c’est le public incarné par qui vous serez sifflé ou porté en triomphe !… » quelle surprise pour les maîtres de l’art, quel dédain peut-être !

Bellamare consultait Moranbois comme un oracle, et l’oracle était infaillible. Je vous ai raconté cette longue histoire, je vous ai dit tous ces détails qui ouvrent dans mon récit une trop complaisante parenthèse, pour vous donner une idée de cette bohème intellectuelle du théâtre qui se recrute à tous les étages, par conséquent à toutes les extrémités de l’échelle sociale. C’est là que les destinées les plus diverses, les éducations les plus dissemblables, les facultés les plus opposées, semblent apportées comme les débris de toute sorte que le flot charrie et amoncelle au hasard sur un écueil. Ce qui se bâtit là avec les ruines d’un monde de passions évanouies, d’ambitions déçues, de productions spontanées, de rêves ardents, de mornes désespoirs, de forces indomptables, de maladies mentales, d’éclosions merveilleuses, d’inspirations folles, sublimes, stupides, c’est le palais de fées qu’on appelle l’art dramatique, le sanctuaire, ouvert à tous les vents, de la fiction splendide ou misérable. C’est quelque chose de fuyant comme un songe, de confus comme une émeute, où tout ce qui est faux s’attelle à la représentation du vrai, où la pourpre du couchant et l’azur des nuits sont de la lumière électrique, où les arbres sont de la toile peinte, la brume un rideau de gaze, les rochers et les colonnades de la détrempe : vous savez tout cela, vous connaissez tous les artifices, vous devinez tous les trucs ; mais ce que vous ne savez pas, c’est la fantasmagorie du monde moral qui vit là d’une vie factice comme le reste. Ce vieillard courbé, à la voix grêle, à l’œil éteint, qui tous les soirs fait dire à un millier de spectateurs : « Où ont-ils péché ce vieux bonhomme qui joue au naturel un octogénaire et qui a encore de la mémoire ? » c’est un garçon de vingt-cinq ans qui a toutes ses dents, tous ses cheveux, qui est frais et dispos, et que sa maîtresse attend dès qu’il aura essuyé ses rides et posé sur un champignon de bois son faux crâne dénudé. Il se redresse, il chante d’une voix mâle en descendant les escaliers quatre à quatre. Son emploi de vieillard lui est léger, et sa gaieté n’en souffre pas. — Auprès de lui, vous avez admiré le contraste de ce beau vainqueur dont l’œil ardent et la voix fraîche expriment la passion ou la galanterie triomphante. Hélas ! il y a quarante ans qu’il est jeune, et ses amantes lui coûtent bien cher, — Cet excellent comique qui vous fait pâmer de rire, c’est un désespéré qui songe au suicide ou qui s’enivre pour s’étourdir. Ce valet de troisième ordre dont l’emploi classique consiste à recevoir des coups de pied dans le dos, c’est un érudit qui fait des études archéologiques très-importantes ou un lettré qui collectionne des ouvrages rares. Cet autre, qui représente les tyrans ou les traîtres, est un père de famille qui mène ses enfants à la campagne aussitôt qu’il a un jour de congé. En voici un autre qui fait de la peinture charmante et qui représente les épiciers ; un autre, qui joue les gens du grand monde, les ducs et les princes, a la passion des échecs ou celle de la pèche à la ligne ; d’autres sont chasseurs, canotiers, pianistes, mécaniciens, que sais-je ? Et ces dames ? Celle-ci est une courtisane et joue les ingénues h ravir ; celle-là est une respectable mère de famille, et elle joue les courtisanes avec supériorité ; celle-ci a une diction merveilleuse d’élégance et de pureté, elle sait à peine lire ses rôles et n’en comprend pas le premier mot ; celle-là dit mal et paraît sans intelligence, elle est très-correctement instruite, et pourrait tenir un pensionnat. Voici une duègne austère, c’est une diseuse de mots risqués ; voilà une paysanne ronde et hardie, une soubrette égrillarde,… chut ! ce sont des dévotes renforcées, peut-être des colombes mystiques du père Trois-Étoiles, qui, a la spécialité des conversions dramatiques.

Ainsi tout est contraste, apparence vaine, mensonge officiel dans cette existence simulée du théâtre. Parfois aussi l’acteur s’incarne dans son personnage et n’en sort plus. Tel qui n’aimait : que la pipe et le billard devient un profond politique parce qu’il a joué des personnages historiques sérieux ; tel autre qui se croyait républicain radical devient conservateur parce qu’il joue les financiers. Ainsi, tantôt le contraste s’efface ; la fiction et la réalité se confondent dans l’homme à tel point que celui qui a droit à un prix Montyon renoncerait à son état plutôt que de consentir à représenter une mauvaise action en scène ; tantôt le contraste s’accuse et arrive à la dernière limite, à ce point que le plus désintéressé des hommes peut exceller à représenter la figure de Shylock.

J’ai eu un camarade de théâtre qui s’était fait trappiste pendant quelques années et qui m’a raconté des choses étranges et romanesques sur l’intérieur des couvents. Il paraît que la vie monastique est aussi un écueil où viennent échouer les débris les plus disparates de la société humaine, et que les caprices de la destinée y sont personnifiés à peu près comme au théâtre ; mais là tout s’éteint et cesse d’être, la règle abrutissante vient à bout de toute* les excentricités. Au théâtre, rien ne se confond, tout prend du relief, les personnalités s’accusent de plus en plus. Il y a de l’emploi pour toutes, et vous voyez, moi qui vous parle, j’ai été paysan, étudiant, comédien, paysan encore, paysan à jamais peut-être, mais paysan malgré lui désormais. Dans quelle série sociale pourrais-je être chiffré ? Tout ce qui a passé par le couvent ou par le théâtre est, sauf de rares exceptions, à jamais déclassé.

Revenons à la troupe de Bellamare. Il avait alors un grand premier rôle qui lui coûtait fort cher et qui lui causait beaucoup d’ennuis. Il le subissait dans l’espoir que je pourrais le remplacer à la fin du trimestre. Ce personnage, qui n’était plus jeune, mais qui avait encore de belles apparences, ne manquait pas de talent ; malheureusement, sa manie était de n’en vouloir que pour lui seul. Il répétait en amateur, sans jamais indiquer ses effets, tant il était occupé à guetter ceux des autres afin de les paralyser ou de les supprimer. En province, on allège souvent le texte des pièces que l’on joue. Selon les interprètes qu’on est forcé d’avoir ou selon la susceptibilité du public local, on retranche des mots qui ne seraient pas compris ou qui le seraient mal, des situations qui nécessiteraient un décor impossible, des rôles entiers qui manquent dans le personnel. Ces coupures, parfois ingénieuses, parfois absurdes, selon le génie du directeur, passent bien souvent inaperçues, Lambesq, notre premier rôle, n’avait qu’une idée en tête, celle d’effacer tous les rôles qui n’étaient pas le sien. Dans une scène à trois, il voulait se faire attribuer les répliques du second interlocuteur ; dans une scène à deux, il voulait faire lui-même les questions et les réponses. Je me souviendrai toujours de la neuvième scène du troisième acte du Mariage de Figaro, où la grâce et la gentillesse de Suzanne lui portaient ombrage. Dans cette scène, coupée en dialogue vif et serré, il déclara à la répétition que mademoiselle Anna ne lui donnait pas la réplique assez vite et que son rôle à lui languissait d’autant. Il proposa donc très-sérieusement de la modifier ainsi ; écoutez d’abord comme le dialogue s’engage :

SUZANNE, essoufflée.

Monseigneur !… pardon, monseigneur !

LE COMTE ALMAVIVA.

Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ?

SUZANNE.

Vous êtes en colère !

LE COMTE.

Vous voulez quelque chose apparemment ?

SUZANNE.

C’est que ma maîtresse a ses vapeurs. Je venais vous prier de nous prêter votre flacon d’éther. Je l’aurais rapporté dans l’instant.

LE COMTE.

Non, non, gardez-le pour vous-même, il ne tardera pas à vous être utile, etc.


Lambesq imagina de ne pas laisser dire un mot à Suzanne. À peine était-elle sortie de la coulisse, qu’il lui coupait la parole en s’écriant :

Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ? Vous me voyez en colère ! Votre maîtresse a ses vapeurs ! Elle veut que je lui prête mon flacon d’éther ! Eh bien, le voici, mais ne le rapportez pas, gardez-le pour vous-même, il ne tardera pas à vous être utile.

Toute la scène, qui est de quatre pages, devait se continuer ainsi en monologue.

— Pourquoi pas ? disait Lambesq ; Almaviva est un roué ; donc, ce n’est pas une bête. Il sait fort bien que Suzanne vient le trouver sous un prétexte futile. Ce prétexte, c’est les nerfs de madame. Puisqu’il a toujours un flacon d’éther sur lui, il comprend de reste qu’on vient le lui emprunter. Dans le courant de la scène, il a cependant une surprise : c’est au moment où Suzanne lui donne de l’espoir ; mais est-il besoin que Suzanne parle ? Ses yeux, son sourire, son trouble simulé, ne suffisent-ils pas pour que le galant interprète et traduise ? Voyez comme cela fait bien !

Et il récitait ainsi toute la fin du dialogue :

— Si vous consentiez à m’entendre !… N’est-ce pas votre devoir d’écouter Mon Excellence ? Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l’avoir pas dit plus tôt ? Mais il n’est jamais trop tard pour dire la vérité. Tu te rendras sur la brune au jardin ; est-ce que tu ne t’y promènes pas tous les soirs ? Tu m’as traité si durement ce matin !… Il est vrai que le page était derrière le fauteuil ! Tuas raison, je l’oubliais !… Cependant, entendons-nous, mon cœur, point de rendez-vous, point de dot, point de mariage ! Tu me disais : point de mariage, point de droit du seigneur ? Où prend-elle ce qu’elle dit ? D’honneur, j’en raffolerai !… Mais ta maîtresse attend ce flacon, délicieuse créature, je veux t’embrasser… Voilà du monde ! — Elle est à moi !

C’est avec cette aisance que Lambesq arrangeait Beaumarchais et les autres, anciens et modernes, quand il abordait une troupe où il avait ses coudées franches. Bellamare ne le laissait point faire, et il tenait Bellamare pour un routinier têtu et inepte. Il s’emportait, boudait, faisait manquer les répétitions, et, à l’heure de la représentation, personne ne savait quelle folie il allait improviser pour se mettre en évidence et tâter le spectateur récalcitrant par un soulignage obstiné de mots, de regards et de gestes, qui n’était pas toujours approuvé, mais qui forçait tous ses camarades déroutés à lui céder le monopole de l’effet.

Un autre premier rôle qui faisait à volonté les amoureux, les raisonneurs et les traîtres, c’était Léon, qui n’avait aucune autre ressemblance avec Léonce que celle du nom. Léon était beau, bon, brave et généreux. Il aimait l’art et le comprenait, mais il n’aimait pas le métier, et il était habituellement mélancolique. Il se sentait fait pour une plus haute expression de son intelligence que le récitage des rôles. Il écrivait des pièces que nous jouions quelquefois et qui n’étaient pas sans mérite ; mais une timidité pour ainsi dire bilieuse, une méfiance de lui-même qui allait jusqu’à l’inertie, l’empêchaient de se produire. Il était fils de famille, et il avait fait de bonnes études. Une discussion avec ses parents l’avait jeté sur le théâtre. Il y était très-aimé, très-utile et très-estimé ; cependant il ne se trouvait heureux nulle part et vivait replié sur lui-même. J’ai travaillé à conquérir son amitié, je l’ai obtenue, j’ignore si je l’ai conservée.

Mademoiselle Régine, qui avait rempli de temps en temps les seconds et troisièmes rôles à l’Odéon, était des nôtres et tenait les premiers emplois en province. Elle était Phèdre, Athalie, Clytemnestre. Elle n’était ni belle ni jeune, grasseyait un peu trop et manquait de noblesse ; mais elle avait du feu, de l’audace, et enlevait les applaudissements à la force du poignet. C’était une très-bonne personne, d’une moralité assez médiocre, d’un cœur généreux, d’un grand appétit, d’une gaieté intarissable, et d’une santé de fer ; elle était très-dévouée à Bellamare, très-bonne camarade avec nous, se rendant utile ou agréable à tous, mais exploitant un peu tout le monde à l’occasion.

Isabelle Champlein, dite Lucinde, représentait les grandes coquettes. Elle était fort belle, sauf qu’elle avait le nez trop long. Ce nez n’avait jamais pu être engagé à Paris ; une disgrâce physique condamne à la province à perpétuité beaucoup de talents réels. Lucinde n’était pas une personne ordinaire. Elle comprenait ses rôles, elle avait un bel organe, elle disait bien, s’habillait avec luxe et avec goût. Entretenue par un riche propriétaire de vignobles qui, étant marié en Bourgogne, ne pouvait la faire vivre auprès de lui, elle lui était très-fidèle, autant par prudence que par amour de son art et de sa personne. Elle tenait à conserver sa voix pleine, ses belles formes et sa merveilleuse mémoire. Probe et avare, égoïste et froide, elle ne faisait ni bien ni mal aux autres. Son service au théâtre était très-assidu. On n’eut jamais un reproche à lui faire ; mais elle discutait ses arrangements avec âpreté et se faisait payer très-cher.

Nous avions une gentille soubrette, espiègle, alerte, vive comme une fusée sur la scène. À la ville, Anna Leroy était une blonde sentimentale qui lisait des romans et se trouvait toujours aux prises avec quelque passion douloureuse. Elle aimait tantôt Lambesq, tantôt Léon ; tantôt moi. Elle était si sincère et si douce, que je ne feignis jamais d’être épris d’elle. Je la respectai, Léon la dédaigna parce que Lambesq l’avait compromise et humiliée. Elle vivait dans les larmes, en attendant un nouvel amour qui recommençait toujours la série de ses déceptions et de ses plaintes.

Ainsi les rôles d’homme étaient tenus par Bellamare, Moranbois, Lambesq, Léon et moi ; les rôles de femme par Régine, Impéria, Lucinde et Anna. Une habilleuse qui les servait toutes, et qu’on appelait la Picarde, remplissait les rôles muets ou dotés de trois ou quatre paroles. L’homme qui tenait auprès de nous le même office et qui, en dehors du théâtre, était depuis longtemps attaché à Bellamare en qualité de valet de chambre, ne doit pas être passé sous silence. Il portait l’étrange sobriquet de Purpurin, et s’intitulait Purpurino Purpurini, noble homme vénitien. Cette facétie dont j’ignore l’origine, il ne la savait pas lui-même, était devenue sérieuse dans son esprit. Ne se connaissant pas d’autre parent qu’un grand-oncle qui avait été, disait-il sous-aide porte-foin dans les écuries de Louis XVI, il s’était persuadé, par une liaison d’idées difficile à saisir, qu’il pouvait être d’origine vénitienne et de race patricienne. Bellamare racontait plaisamment les étranges notions de Purpurin sur toutes choses, sans chercher à les expliquer. Ce personnage l’amusait, disait-il, à force de l’impatienter, et il avait le privilège de l’étonner toujours par quelque sottise impossible à prévoir, par quelque fantaisie impossible à définir. En fait, c’était un maître sot, aux trois quarts fou, plein d’estime pour lui-même et de dédain pour les gens placés au-dessous de lui. Il n’avait qu’une vertu, qui était de chérir Bellamare et de partager au besoin sa mauvaise fortune avec une confiance superstitieuse dans sa destinée.

— Il faut bien, disait-il, que M. Bellamare soit ce qu’il est, c’est-à-dire un homme de cœur et de génie, pour que je me sois attaché à la personne d’un artiste, moi qui ai servi dans de grandes maisons du faubourg Saint-Germain, et à un républicain, moi qui suis légitimiste de père en fils.

Si on lui eût objecté qu’étant Vénitien d’origine, il devait être républicain par principe, il eût été fort étonné et eût répondu par quelque raison tirée de l’histoire de la Chine ou de l’Apocalypse, car il ne restait jamais court, et ses répliques faisaient faire de telles enjambées à son esprit fantasque, qu’on restait court soi-même en discutant avec lui.

— Il me ferme toujours la bouche par l’inattendu de sa cervelle, disait Bellamare. Un jour que je lui demandais pourquoi il m’apportait des bas bleus pour jouer Figaro, il me répondit que les cadenettes allaient bien à M. Lambesq. Une autre fois, je me plaignais de la migraine, il prétendit que c’était la faute du barbier qui l’avait mal rasé. Et c’est toujours ainsi comme au jeu des propos interrompus.

Purpurin s’utilisait quand même sur la scène ; il jouait les niais, et il les jouait tellement à contresens, prenant l’air capable qui lui était naturel pour rendre la naïveté de son personnage, qu’il arrivait, à son insu, à être très-comique. C’était toujours la même figure, celle d’un sot, c’est-à-dire la sienne, qu’il montrait au public, et le public ne se doutait pas de l’innocence du procédé. Il croyait que Purpurin créait ce type burlesque, et il le trouvait fort plaisant.

Vous pensez peut-être qu’un succès acquis à si bon marché satisfaisait l’amour-propre de Purpurin ? Nullement, il était comique par-dessous la jambe et méprisait profondément son emploi. Il avait la passion des vers, ne rêvait que tragédie et rôle tragique. Il tourmentait Bellamare et Moranbois pour qu’on lui fit faire le récit de Théramène, et je dois dire que ce récit dans sa bouche, eût fait fureur, car il était impossible d’entendre une chose plus étonnante et plus désopilante.

La troupe de Bellamare était très-excentrique. Elle jouait un peu de tout, le drame, la comédie de genre, le vaudeville, la tragédie et la comédie classiques. Le répertoire était considérable et se renouvelait au pied levé avec une facilité incroyable. Connaissant bien la province et les goûts des diverses localités, Bellamare appropriait merveilleusement à ce public varié le choix des ouvrages qu’il lui donnait. Certaines villes n’aiment que le drame larmoyant ou terrible ; certaines autres n’aiment que le genre bouffon ; d’autres ne veulent que des ouvrages nouveaux, les dernières productions venant de la capitale ; d’autres enfin sort classiques et veulent des alexandrins.

Bellamare demandait à ses acteurs pour première qualité la facilité pour apprendre les rôles, la docilité pour la mise en scène. Il savait qu’il est impossible de produire en province une troupe composée de gens d’élite ; mais il savait aussi que ce qui manque le plus aux représentations des artistes ambulants, c’est l’ensemble, et il appliquait toute sa volonté à l’obtenir ; moyennant quoi, avec des acteurs médiocres, il réussissait à donner des pièces bien sues et bien jouées.

C’est à Orléans que nous commençâmes à donner nos représentations, et c’est là que je fis mes débuts devant un public peu nombreux et peu encourageant. Je n’étais pourtant pas très-effrayé ; Impéria était absente. Elle avait quitté Paris la première pour aller, je présume, voir son malheureux père : elle ne devait nous rejoindre que le surlendemain.

C’était pour moi un grand soulagement de pouvoir risquer mon premier pas sans avoir ce juge que je redoutais plus que tout au monde. Je débutais, d’ailleurs, dans un rôle de peu d’importance, un petit amoureux de M. Scribe. Il ne fallait qu’un peu de tenue, et grâce à Bellamare, j’étais fort bien de ma personne ; mais je me sentais très-froid, et, au second acte, je me trouvai complètement glacé en découvrant la jolie tête fine d’Impéria, qui me regardait de la coulisse ; elle était arrivée depuis un instant, et, sachant combien Bellamare s’intéressait à moi, elle s’intéressait à mon début. Elle m’écoutait, elle m’étudiait, rien de moi ne pouvait échapper à son examen. Un vertige passa devant mes yeux, qui devinrent troubles et hagards probablement. Je me sentis inondé de lumière, bien que le luminaire ne fût pas brillant, et j’aurais voulu me perdre dans je ne sais quel crépuscule qui eût voilé mes défauts. La crainte d’être ridicule me paralysa, et au moment où je devais me passionner un peu, je me sentis si gauche et si mauvais, que j’eus une envie folle de me sauver dans la coulisse ; j’ignore comment j’y rentrai et si je n’écourtai pas mon rôle. J’étais prêt à me trouver mal, je chancelais comme un homme ivre. Bellamare entrait en scène, il n’eut que le temps de me dire en passant :

— Du courage donc ! ça va très-bien !

— Non, ça va très-mal, dis-je à Impéria, qui me tendait la main comme pour me soutenir ; n’est-ce pas que je suis mauvais, archimauvais ?

— Bah ! répondit-elle, vous êtes timide, voilà tout, bien plus timide que je n’aurais cru et que vous ne vous y attendiez vous-même probablement. C’est toujours comme cela, mais cela passe avec l’habitude.

J’étais passé inaperçu pour le public, mais non pour mes camarades. Léon, qui m’aimait déjà, était triste. Lambesq, qui déjà me détestait, était rayonnant ; il affectait de me plaindre. Léon m’évitait ; il ne se sentait pas le courage de m’avertir. Régine disait sans se gêner :

— Quel dommage qu’il n’ait rien dans le ventre ! un si beau garçon !

Jusqu’à Purpurin qui murmurait entre ses dents :

— Ce n’est pas encore M. Laurence qui fera oublier M. Talma !

Je me retirais tristement dans mon galetas, certain de ne pas fermer l’œil de la nuit, quand Moranbois vint m’appeler pour prendre un bock avec lui. Je n’aspirais qu’à me cacher, et je refusai.

— Tu es fier, me dit-il, parce que tu as été au collège et parce que j’ai été élevé sur le fumier ?

— Si vous le prenez ainsi, repris-je, je boirai tout ce que vous voudrez.

Quand nous fûmes assis dans le coin d’une brasserie :

— Je veux te parler, dit-il, et c’est de la part de Bellamare, qui n’a pas le temps ce soir. Ne faut-il pas qu’il babille avec cette princesse qu’il appelle sa fille ?

— C’est de mademoiselle Impéria que vous parlez de la sorte !

— Oui, je me permets ça, ne t’en déplaise, blanc-bec ! Impéria n’est pas plus qu’une autre pour moi. Elle ne fait rien de mal encore ; mais patience, son tour viendra, et Bellamare, qui voit toujours des anges voltiger dans son plafond, reconnaîtra plus tard qu’il ne faut croire à aucune fille de théâtre, qu’elle ait des bas percés ou des bas de soie ; mais laissons ça. Bellamare m’a chargé de te consoler de ta mésaventure de ce soir. Le fait est que tu as été bien mauvais. Je m’attendais à ça ; mais tu as dépassé mon attente.

— Si c’est comme ça que vous me consolez…

— Ne faudrait-il pas des compliments à monsieur ?

— Je sais que j’ai été détestable, et j’en ai du chagrin, un profond chagrin. Quel plaisir trouvez-vous à l’augmenter ?

— Si tu le prends comme ça, petit, c’est différent. Explique-moi alors pourquoi, ayant répété passablement, tu as été tout à coup si froid et si triste ?

— Est-ce que je sais ? est-ce que la timidité peut s’expliquer ?

— Ah ! voilà ! tu es arrivé là sans émotion et te croyant au-dessus de ton public. Tu as fait comme le sauvage, qui boit du vin sans savoir qu’il va se soûler… Eh bien, méfie-toi à l’avenir, aie peur d’avance, tu auras moins peur en scène. C’est un tribut qu’il faut payer avant ou pendant. Je te dis ça pour ton bien et de la part de ton directeur. Il croit que rien n’est perdu et que la prochaine fois, ça ira mieux.

— Il le croit parce qu’il est bon, indulgent et optimiste ; mais, vous qui êtes sincère, vous n’en croyez pas un mot !

— Veux tu que je te dise ton affaire, là, sans phrase et sans grimace ?

— Oui, dites-moi tout !

— Eh bien, mon gars, tu ne réussiras point, si tu continues à vouloir plaire à Impéria.

Et, comme, surpris de la pénétration de l’hercule, je tressaillais en posant mon verre, il ajouta en attachant ses yeux pâles et fixes sur les miens :

— Ça t’étonne, que Moranbois voie plus clair que tes autres ? C’est comme ça, il voit tout. Tu es coiffé de cette demoiselle, tu es avec nous pour être auprès d’elle. C’est une mijaurée difficile et une vraie cabotine, qui ne voit que le succès. Quand on ne travaille pas pour le seul plaisir de bien faire, on travaille mal, voilà, et, quand on a une femelle dans la trompette, on ne fait que des bêtises. Je t’ai averti, suffit, je n’ai plus rien à te dire.

Et il me quitta sans me permettre de répliquer.

J’eus le loisir de peser les tristes conséquences de ma mésaventure, car je ne fermai pas l’œil de la nuit. Ma défaite prit naturellement à mes yeux des proportions insensées. L’insomnie est un verre grossissant qui dessine sur les parois du cerveau des cheveux à l’état de poutres et des fourmis à l’état d’hippopotames. Je ne m’assoupissais que pour m’éveiller en sursaut sous une grêle de pommes qu’un vent d’orage amenait jusque sur mes couvertures. Parfois, il me semblait que, dans cette bonne ville d’Orléans, où certes personne ne songeait à moi, on se promenait une lanterne à la main dans les rues, et que le but de cette illumination était pour tous les citadins de s’aborder en disant : « Avez-vous remarqué comme ce jeune acteur a été mauvais dans la comédie ? »

— Tu n’as pas été mauvais, me dit Léon le lendemain. Tu as perdu l’occasion d’être bon, voilà tout.

— Mais peut-on être bon dans un rôle nul ?

— On peut y être convenable, c’est-à-dire chercher la limite juste du personnage. Tu as trouvé cette limite à la répétition ; pourquoi es-tu resté en deçà ?

— J’ai été paralysé.

— C’est un bien petit accident, et ce sera peut-être le seul. Tâche de ne pas faire comme moi, qui, dès le premier jour, ai échoué pour ne plus me relever.

— Que me dis-tu là ? Si j’avais le quart de ton talent, je me trouverais bien heureux !

— Mon cher Laurence, je n’ai pas l’ombre de talent. Ne parlons pas de cela, ça m’attriste et ne remédie à rien.

Comme il paraissait triste en effet, je n’osai insister. Il était de ceux qui ne veulent point être consolés ; mais dans quelle surprise me plongeait son découragement ! Qu’avait-il donc rêvé, lui qui ne se contentait pas d’avoir du succès dans tous ses rôles, et qui faisait des passions plus qu’il n’en voulait ?

Je demandai là-dessus l’avis de Bellamare. Il réfléchit un peu et me dit :

— Léon parle et pense comme un ambitieux déçu : à l’entendre, on le prendrait souvent pour un ingrat ; mais, quand on le voit agir, on sent la générosité soutenue d’un noble caractère. Je ne peux donc attribuer son dégoût de la vie qu’à une disposition maladive de son organisation. S’il était au plus haut de l’échelle, au sommet de tous les genres de triomphe, il rêverait encore quelque gloire plus pure, fallût-il, pour la trouver, monter dans la lune ; mais parlons de toi, mon garçon. Tu as été troublé hier soir. Ça ne fait rien, ça. Il faut rapprendre ta leçon et recommencer demain. Tu as, cette fois, un meilleur rôle dans la seconde pièce, tu vas prendre ta revanche.

Au lieu de prendre ma revanche, je fus plus froid qu’à mon début. La même terreur s’empara de moi, bien que je fusse entré en scène sans émotion apparente. Ma figure, ma personne, soutenaient le regard sans trouble, et j’avais l’air d’avoir de l’aisance. Aussitôt que ma propre voix frappait mon oreille, le vertige tourbillonnait dans ma tête, je me hâtais de réciter mon rôle comme une corvée dont il me tardait d’être débarrassé, et je faisais au spectateur l’effet d’un monsieur suffisant qui dédaigne son auditoire et ne se donne pas la peine de jouer. L’émotion de l’acteur prend toutes les formes imaginables pour trahir sa volonté. Il n’y a pas de fausse apparence qu’elle n’emprunte, pas de mensonge qu’elle n’invente pour se déguiser. Ce qui se produisait en moi était le phénomène le plus douloureux qui pût m’atteindre, car j’étais sincèrement modeste, désireux de bien faire, et j’étais condamné au masque de l’impertinence. Le fait n’était pas absolument nouveau pour Bellamare, qui avait vu de tout dans son professorat ambulant ; néanmoins, je présentais un cas si tranché, qu’il en fut un peu démonté, et je vis dans son regard expressif plus de compassion que d’espérance.

Pour moi, j’étais si désespéré, que mes camarades durent me consoler, Moranbois lui-même me dit à sa manière quelques paroles encourageantes ; mais Impéria ne me disait rien, et, là, je sentais saigner ma blessure. Elle me parlait à tout autre égard avec douceur et bienveillance ; seulement, elle évitait la moindre allusion à mon désastre, et je ne savais que penser de son appréciation de mon avenir. Je résolus d’en avoir le cœur net, et je m’enhardis à rechercher un tête-à-tête avec elle.

L’occasion était bien plus facile à trouver en province qu’à Paris. Si le sort des mauvaises troupes est misérable et navrant, celui des troupes seulement passables est très-agréable dans la plupart des villes. Pour celles qui n’ont le théâtre que de temps à autre, l’arrivée du Roman comique est toujours un événement. Partout d’ailleurs il y a un certain nombre d’amateurs qui ont la passion, non pas tant du spectacle que des acteurs. Il y a partout un essaim de fils de famille pour voltiger et faire la roue autour des actrices. Il y a partout aussi un essaim de jeunes ou vieux lettrés qui ont en poche des manuscrits inédits, et qui, sans espoir de les faire jouer, rêvent au moins le plaisir émouvant de les lire à quelques acteurs. De là des relations dont les intéressés font naturellement tous les frais, des invitations, des parties de campagne avec chasse, pêche, dîners et réjouissances, selon le moyen des personnes. Tout cela est toujours fort gai, grâce à la belle humeur des comédiens, qui savent se tirer avec esprit des guêpiers littéraires, et à la coquetterie des comédiennes, qui savent éviter les pièges de la galanterie quand bon leur semble.

Bellamare n’avait aucune répugnance pour ces parties de plaisir ; il était trop connu partout pour être accusé d’exploiter quoi que ce soit. Il avait trop de savoir et d’esprit pour ne pas payer largement son écot, et ses bons conseils valaient bien tous les dîners du monde. On le savait très-paternel avec ses pensionnaires, et il était rare qu’on l’invitât sans nous tous. Régine aimait à bien manger, et Lucinde à faire de grandes toilettes ; mais Léon, épris de solitude, difficile sur le choix de ses relations et d’une fierté chatouilleuse, refusait presque toujours les invitations. Moranbois, qui était le plus occupé de la troupe et qui, d’ailleurs, n’aimait pas h se contraindre quand nous allions en bonne compagnie, préférait prendre une heure ou deux de repos au café avec Purpurino Purpurini, qu’il accablait d’invectives effroyables tout en le régalant, et qui le traitait de son côté avec un profond dédain. Ces deux ennemis irréconciliables ne pouvaient se passer l’un de l’autre ; on n’a jamais su pourquoi.

J’avoue qu’en recevant la première invitation collective dont notre directeur me fit part, je fus un peu surpris et tout prêt à suivre l’exemple de Léon. Je n’avais pas, comme lui, les idées et les mœurs d’un gentilhomme ; mais j’avais conservé la fierté du paysan qui n’aime pas à recevoir ce qu’il ne peut rendre. Léon ne blâmait pas Bellamare d’aimer cette vie joyeuse et facile, puisqu’il y portait la flamme de son intelligence et le charme de son enjouement ; mais il se jugeait maussade, et rien n’était plus fâcheux, selon lui, qu’un parasite de mauvaise humeur.

Je n’avais pas le même motif pour concevoir des scrupules. J’étais naturellement gai ; mais, comme artiste, je n’avais encore montré que mes défauts. J’étais peut-être condamné à la nullité, je ne pouvais donner au public aucun plaisir, je n’avais aucun droit au bon accueil qu’on faisait aux autres. La discrétion m’eût donc commandé de m’abstenir, mais Impéria était de toutes les parties, et je me décidai à en être, dût ma fierté en souffrir. Je vis bien que Léon me désapprouvait. Je feignis de ne pas m’en apercevoir.

La première partie nous fut offerte par des officiers de la garnison, qui se réunirent une demi-douzaine pour nous associer à un pique-nique projeté entre eux depuis longtemps. Tout était décidé avec nous, lorsque le plus gradé d’entre eux, le capitaine Vachard, changea le projet de promenade en bateau avec dîner sur l’herbe, en celui d’une régate dans les eaux de son frère, M. le baron de Vachard, qui avait une maison de campagne et un parc arrosé par un petit bras de la Loire. L’offre ne parut pas beaucoup plaire aux autres ; mais, dans le militaire, on ne s’amuse pas comme on veut quand un supérieur est de la fête, et on dut renoncer au pique-nique pour accepter l’invitation de M. le baron. Il nous fut suggéré tout bas que le capitaine aimait beaucoup mieux festoyer la cave et le garde-manger de son frère que d’avoir à payer son écot, et qu’il ne s’amusait que là où il ne dépensait rien.

Ces premières cotions qui me furent données sur le caractère du capitaine m’indisposèrent si fort contre lui, que j’ouvris la proposition de renoncer à la fête. Léon se prononça très-nettement sur le tort que nous aurions de subir la fantaisie d’un pareil pingre. Impéria dit qu’elle ferait ce que Bellamare déciderait. Bellamare, qui, à force de rouler, était devenu un peu léger dans les choses de peu d’importance, décida qu’on irait aux voix. La majorité se prononça gaiement pour la régate dans les eaux du baron. On se faisait un plaisir de railler l’hospitalité offerte, si elle donnait prise à la critique, et, pour punir le capitaine du ton d’autorité qu’il avait pris avec ses lieutenants et sous-lieutenants en cette circonstance, les femmes se promettaient de le mènera la baguette.

Il y avait trois lieues à faire en voiture ou à cheval pour se rendre au château du baron. On procura des chevaux de selle aux dames qui voulurent montrer leur savoir-faire ; ni Bellamare, ni Lambesq, ne se souciaient d’équitation, et on nous amena une voiture dans laquelle on m’invita à prendre place avec eux et avec Régine. De cette façon, nos trois jeunes actrices, Impéria, Lucinde et Anna, étaient accompagnées par les officiers, et nous les suivions comme de paisibles et confiants tuteurs. Il nous sembla que Vachard avait prémédité cette sortie triomphale de la ville, et qu’il s’y était réservé le principal rôle, car il se préparait à prendre la tête du cortège avec Impéria, qui montait très-bien et qui se laissait aller sans réflexion à l’innocent plaisir de manier la jument très-douce du capitaine. Je fis tout haut la remarque que nous allions, le directeur, mes camarades et moi, former une arrière-garde des plus ridicules. Un jeune second comique, appelé Marco, que nous avions enrôlé depuis quelques jours, et qui était très-braque, abonda dans mon sens et sauta en croupe derrière Lucinde, jurant qu’il n’en descendrait que par la force des baïonnettes, vu que le devoir du cavalier était de porter le fantassin eu cas d’urgence. Lucinde, dont cette invasion dérangeait le pompeux équilibre, se fâcha tout rouge, et Bellamare dut intervenir tout doucement, car il déclarait n’être pas directeur à la campagne, et cette discussion burlesque se prolongeait au grand dépit de Vachard et aux grands éclats de rire de l’assistance, lorsque j’y coupai court. Voyant tout le monde en belle humeur, et avisant le cheval du capitaine qu’un soldat tenait en main tandis que le capitaine se démenait pour ramener Marco à une conduite plus convenable, je sautai sur ce cheval de bonne mine et bien équipé ; je lui mis les talons au ventre si lestement, que le soldat abasourdi lâcha les rênes, et je partis comme un trait en faisant signe à Impéria de me suivre. Elle m’avait compris, elle m’approuvait, et, d’ailleurs, sa jument avait coutume de suivre la monture dont je m’étais emparé. Je ne savais pas monter à cheval par principes, mais j’avais les jambes nerveuses, le corps souple et la confiance du paysan. Pour être plus sûr de moi, j’avais relevé les étriers et je galopais comme au temps oh, à travers les prés, je rasais l’herbe fraîchement coupée, sur le cheval nu, avec une corde pour tout rein. Impéria, élevée aussi à la campagne et bien dressée à tous les nobles exercices, était une remarquable écuyère. En un clin d’œil, nous eûmes traversé la grande place du Martroy et toute la ville d’Orléans, suivis à une notable distance par la cavalcade, qui riait, criait et applaudissait. Les jeunes officiers étaient enchantés de mon audace et du tour joué au capitaine. Quant à lui, il ne riait pas de bon cœur, comme bien vous pensez ; mais, pour ne pas attirer l’attention sur l’incident ridicule qu’il lui fallait subir, il s’était hâté de monter dans la voiture avec Bellamare et avec Marco, qui avait renoncé à protéger ces dames en me voyant relever si à propos l’honneur de notre compagnie. Naturellement, le cheval de la voiture, dont Vachard avait pris les rênes et qu’il coupait en vain de coups de fouet, ne pouvait rejoindre les cavaliers. Impéria m’avait prié d’attendre ceux-ci ; mais, dès qu’ils furent près de nous, stimulés par leurs encouragements, nous repartîmes à fond de train, résolus à ne pas nous laisser dépasser et à ne pas donner au capitaine la possibilité de nous rejoindre.

Nous arrivâmes ainsi jusqu’à l’endroit où nous devions quitter les rives de la Loire pour entrer dans les terres, et, là, nous ne savions plus le chemin. La course avait donné à ma compagne une animation que je ne lui avais jamais vue.

— Comme vous êtes belle ! m’écriai-je éperdu lorsqu’elle s’arrêta pour me demander de quel côté il fallait nous diriger.

Elle avait confiance en moi, vous vous en souvenez, depuis le jour où j’avais juré de ne pas songer à lui faire la cour. Elle ne prit donc pas mon exclamation et mon émotion en mauvaise part.

— Je devrais être comme cela sur la scène, n’est-ce pas ? répondit-elle, et non pas froide comme je le suis. Eh bien, je pourrais en dire autant de vous ; malheureusement, nous ne pouvons pas jouer la comédie à cheval.

C’était le moment de l’interroger sur ce qu’elle pensait de moi, et l’occasion était toute venue. Nos bêtes avaient besoin de souffler, elles ruisselaient de sueur. Nous leur mîmes la bride sur le cou, pensant bien qu’elles trouveraient elles-mêmes leur chemin, et, comme nous avions en ce moment de l’avance sur les autres, nous pûmes échanger quelques paroles.

— Vous prétendez, dis-je à Impéria, que vous êtes froide au théâtre ; c’est pour me consoler d’être glacial ?

— Vous êtes glacial, c’est vrai ; mais peu importe, si vous n’êtes pas glacé.

— Je crains bien d’être à jamais l’un et l’autre.

— Vous ne pouvez pas le savoir.

— Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

— Rien encore, c’est trop tôt.

— Et, d’ailleurs, cela vous est bien égal ?

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— Il me semblait…

— Pourquoi ?

— Vous ne pouvez pas vous intéresser beaucoup à moi.

— Qu’ai-je donc fait pour perdre la confiance que vous m’accordiez ? Voyons, dites !

— Vous avez l’air de ne plus savoir si j’existe.

— Si j’ai cet air-là, mon air est menteur. Je parle de vous sans cesse avec Bellamare, et je lui disais hier que je vous aimais et vous estimais chaque jour davantage.

— Pourquoi ? je vous en prie, dites-moi pourquoi. Je voudrais tant savoir en quoi je peux mériter votre amitié… et celle de M. Bellamare !

— Je peux très-bien vous dire pourquoi ; vous êtes bon, sincère, dévoué, intelligent, exempt de vices. Enfin vous valez Léon, et vous êtes plus vivant, plus aimable et plus sociable.

— Je suis bien heureux alors ; mais, pourtant, si je n’ai jamais de talent…

— Alors, malheureusement, vous nous quitterez.

— Pourquoi ? Ne pourrais-je pas me rendre utile dans quelque autre emploi que celui d’amoureux ? Bien des gens vivent du théâtre sans avoir de talent.

— Ils en vivent mal. Il ne faut pas faire un état qu’on n’aime pas.

— Mais j’aime le théâtre en dépit de ma nullité, et bien d’autres sont comme moi.

— Alors…, allez devant vous, si vous n’êtes pas ambitieux…

— Je ne suis pas ambitieux, je suis… Je ne sais pas trop ce que je suis.

— Je vais vous le dire. Vous avez des goûts d’artiste, et vous serez artiste probablement, soit que vous réussissiez comme acteur, soit que vous fassiez autre chose. Vous aimez cette vie insouciante à force d’être précaire, ces voyages, ces nouvelles figures et ces nouveaux pays à observer, à goûter ou critiquer ; vous aimez surtout ce que j’aime le plus de tout cela, l’association à un groupe, aimable ou non, mélangé, divertissant ou attendrissant, ou blâmable et impatientant, la vie à plusieurs enfin ! C’est comme la vie de famille après tout, moins ses chaînes sans terme, ses déchirements profonds et ses horribles responsabilités ; mais il me semble qu’avec Bellamare pour directeur on ne peut pas être absolument malheureux, et tout m’amuse ou m’intéresse dans le sort qu’il nous fait.

— Je pense en tout comme vous. Alors, si, manquant à jamais de talent et de succès, je m’attache quand même à cette vie insouciante et douce, vous ne me prendrez pas pour un de ces malheureux fous qui s’acharnent à une illusion ridicule ? Vous ne me mépriserez pas ?

— Non certes, car je suis dans la même situation que vous. Je poursuis l’essai d’une carrière où je ne suis nullement sûre de réussir, et je sens que j’y persisterai d’une façon ou de l’autre, même si je n’arrive pas à avoir un véritable talent. Que voulez-vous ! c’est comme cela ; quand on a pris goût au théâtre, tout le reste ennuie.

— Pourtant, ce n’est pas votre milieu naturel et final ? Vous pouvez rencontrer, d’un jour à l’autre, l’occasion de faire ce qu’on appelle un beau mariage ?

— Je ne veux pas faire un beau mariage !

— Vous n’en voudriez pourtant pas faire un qui vous jetterait dans la misère ?

— Non, à cause des enfants qu’on peut avoir, car, s’il ne s’agissait que de soi,… pour mon compte, je suis indifférente à toutes les privations. Avec de l’ordre et du travail, on arrive toujours à trouver le nécessaire.

— Laissez-moi vous dire que personne ne vous connaît. Tous nos camarades vous croient prudente, froide et même ambitieuse. Bellamare vous a prédit un grand avenir ; on s’imagine que vous sacrifierez tout à ce but.

— Si j’y croyais,… peut être regarderais-je comme un devoir d’y sacrifier tout ; mais j’y crois trop peu pour m’en préoccuper sérieusement. Je fais de mon mieux, j’essaye de comprendre et j’attends.

— Et, en attendant, vous ne souffrez pas ? vous êtes gaie ?

— Mais oui, vous voyez !

— C’est que vous êtes sûre de celui qui vous aime…

— Ai-je dit que quelqu’un m’aimait ?

— Vous avez dit que vous aimiez quelqu’un.

— Ce n’est pas la même chose.

— Vous aimeriez un ingrat ?

— Il n’est peut-être pas ingrat, supposons qu’il ne se doute pas de ma préférence…

— Alors, c’est un aveugle, un imbécile, une vraie brute !

Elle éclata de rire, et sa gaieté me fit bondir de joie. Je m’imaginai qu’elle avait inventé cet amour préservateur des sottes déclarations, dans un jour d’ennui ou de crainte, et que son cœur était aussi libre que son existence. Elle était assez espiègle pour avoir improvisé cette malice, car, depuis que nous étions en voyage, elle avait montré le fond de son caractère, qui était constamment retenu devant les étrangers, mais admirablement enjoué et même taquin avec ses camarades, et, comme elle n’était ni dissimulée ni habile, elle ne pouvait pas chercher à m’en imposer dans le tête-à-tête.

— Alors, m’écriai-je, vous vous êtes moquée de nous, vous n’aimez personne ?

Elle se retourna comme si elle allait me répondre ; mais, avisant un cavalier qui avait devancé les autres et qui s’approchait de nous rapidement, elle pâlit et me dit en me le montrant :

— C’est le capitaine ! Il a pris, je pense, le cheval d’un de ses jeunes officiers. Ils sont donc lâches, ces militaires ? Ils n’auront pas osé nous préserver de l’abordage !

— Eh bien, quoi, après ? que craignez-vous de ce Vachard ?

— Je crains… je ne sais pas, une querelle avec vous !

— Devant vous ? Je ne lui accorderai pas ce délassement. Faisons-le courir, puisqu’il nous y invite.

— C’est cela, répondit-elle, fuyons !

Nous fûmes emportés comme par le vent jusqu’à une vilaine grande maison sottement peinte en rose, et nos chevaux nous engouffrèrent dans une cour où trois pots de géraniums grillés du soleil complétaient, avec deux affreux lions de terre cuite, la décoration du manoir.

Ce fut le baron de Vachard en personne qui nous reçut d’un air stupéfait, mais qui, reconnaissant nos montures, comprit ou supposa que nous étions au nombre de ses invités. C’était un homme de quarante-cinq ans environ, fort peu plus âgé que son frère le capitaine ; peut-être même étaient-ils jumeaux, je ne m’en souviens plus. Ils se ressemblaient extraordinairement, la même petite taille fortement prise, les épaules hautes, le teint coloré, les cheveux blonds grisonnants et rares, le nez court et comme oublié, le yeux saillants, les oreilles proéminentes jetées en avant comme celles des chevaux ombrageux, la mâchoire saillante et très-lourde ; seule, l’expression de ces deux figures fondues dans le même moule différait essentiellement. Celle de l’aîné était douce et stupide, celle du capitaine stupide et irascible. Les habitudes d’ordre ou d’économie nous parurent préoccuper autant l’un que l’autre. Ils avaient en outre une habitude, je devrais dire une infirmité commune, dont nous ne tardâmes pas à nous apercevoir.

Le baron, ayant remarqué que les chevaux étaient dans un état épouvantable, donna des ordres pour leur essuyage, sans nous demander si nous n’avions pas chaud ou soif nous-mêmes ; puis il nous conduisit en silence à un salon très-frais et très-sombre, et, là, après un certain effort, comme pour rassembler ses idées, il nous dit d’un air de détresse :

— Où est donc mon frère ?

— Il nous suit, répondis-je ; il était sur nos talons.

— Ah ! fort bien, reprit-il.

Et il attendit que nous fissions les premiers frais de la conversation ; Impéria, par malice, attendit qu’il s’en chargeât, et j’attendis par curiosité le résultat de cette attente réciproque.

Le baron, qui, soit distraction, soit imbécillité, ne trouvait absolument rien à nous dire, fit, en plissant singulièrement les lèvres, le tour de l’appartement ; on eût dit qu’il sifflait mentalement une réminiscence musicale. Nous en fûmes assurés quand le son, devenu à peu près distinct, nous permit de reconnaître une interprétation sui generis de l’air de bravoure de la Dame blanche. Il s’aperçut de sa préoccupation et nous regarda, fit un grand effort pour rompre le silence et nous déclara qu’il faisait beau temps. Même silence perfide de la part d’Impéria. Il tourna vers moi ses yeux ronds comme pour m’interroger. Je détournai les miens pour savoir comment il sortirait d’embarras. Il en sortit par un temps d’arrêt devant la porte-fenêtre et par une reprise plus distincte du sifflotement de la phrase : Ah ! quel plaisir d’être soldat ! avec l’accompagnement d’un rhythme tambouriné sur la vitre ; après quoi, il s’élança dehors sans paraître se souvenir de nous.

Impéria éclata de rire. Je lui poussai le coude, je venais d’apercevoir dans les profondeurs de l’appartement un personnage que la brusque transition du grand soleil à l’obscurité avait d’abord rendu invisible pour nous. C’était une grande femme brune et grasse, jadis belle, mademoiselle de Sainte-Claire, dont on nous avait parlé, autrefois mademoiselle Clara, alors actrice de province jouant les grandes coquettes, désormais compagne de M. de Vachard et gouvernante de sa maison.

— Ne faites pas attention aux manières du baron, dit-elle sans se déconcerter. Son frère et lui… enfin ! les deux font la paire. Ce n’est pas pour être réjouis par sa conversation que vous êtes venus, n’est-ce pas ? c’est pour passer une journée à la campagne. Ce ne sera pas bien amusant, je vous en avertis. Chez les gens bêtes, tout est bête ; mais le dîner sera soigné, je vous en réponds. Le baron est sur sa bouche, c’est la seule qualité que je lui connaisse. Quant à l’autre, il n’a même pas celle-là ; mais qu’est-ce que vous en avez donc fait, du plus crétin des Vachard ?

— Et, sans attendre aucune réponse, elle nous fit servir des rafraîchissements et continua de nous parler sans façon et sans détour devant les servantes.

— Ah çà ! mes petits enfants, reprit-elle, qui êtes-vous dans la troupe de Balandar ? Ah ! pardon, vous l’appelez Bellamare à présent, c’est son nom de théâtre ; autrefois, il s’appelait Balandar, ce n’était peut-être pas non plus son nom. Nous autres, vous savez, on a le nom qu’on veut ou qu’on peut ! Moi, pour le moment, je suis une ancienne fille noble qui a eu des malheurs. Vous savez, toujours le même truc ! Les Vachard qu’on rencontre sur son chemin n’y croient pas, mais ils aiment à se le persuader, et ils le répètent à leurs amis et connaissances, ça fait bien ! Il a dû vous parler de moi, votre directeur ? Il m’aimait bien autrefois, du temps que j’étais une jeune et jolie fille, mince comme vous, ma petite, et lui… je ne dirai pas, mon garçon, qu’il était beau comme vous, mais il avait la jeunesse, et l’esprit, et un certain charme avec les femmes. Les adore-t-il toujours toutes à la fois, le vaurien ? Ma foi, j’ai été bien jalouse de lui, et je me suis bien vengée ; mais dites-moi donc, petite, ce n’est pas vous celle qu’on dit être ses délices du moment ? la belle Impéria ?

Impéria rougit pour la seconde fois. Elle avait déjà eu le sang au visage quand cette fille lui avait parlé de noblesse d’aventure, elle se troubla tout à fait en recevant l’insulte en pleine poitrine ; mais, comme j’allais répondre, elle me coupa la parole et répliqua avec vivacité :

— Je ne fais les délices de personne, et je ne suis pas belle, comme vous voyez.

— C’est vrai, reprit la Sainte-Claire, vous êtes petite et sans éclat ; mais vous êtes jolie, et, puisque vous venez seule avec ce grand beau garçon que voilà, vous êtes amants, mes tourtereaux, mariés peut-être ? Enfin ce n’est pas vous qui faites pour le quart d’heure de bonheur de votre directeur et de notre capitaine. Ce beau Léandre qui vous accompagne ne souffrirait pas tout ça.

— Il y a donc dans notre troupe, demandai-je, une personne que le capitaine se vante d’avoir charmée ?

— Eh bien, la fameuse Impéria, que je brûle de voir !

— Il s’en vante ? repris-je tout empourpré de colère pendant que la pauvre Impéria pâlissait, et me jetait un de ces regards navrés qui demandent involontairement au premier honnête homme venu protection ou vengeance.

— Il ne s’en vante peut-être pas, répondit la Sainte-Claire, il le confie à tout son régiment, et c’est pour répondre à cette confiance que mon baron, qui n’est pas la libéralité même, s’est fendu aujourd’hui d’un grand dîner pour la maîtresse de son frère. Il faut vous dire que le baron est jaloux de moi, parce que le capitaine m’en conte aussi. Il est donc charmé quand le capitaine en conte à d’autres ; mais le capitaine a beau se distraire, il en reviendra toujours à moi, qui tiens les cordons de la bourse, vous comprenez ?

Impéria passa son bras sous le mien comme pour s’en aller ; elle était si émue, que je crus qu’elle se trouvait mal, et que son nom m’échappa. La Sainte-Claire, en voyant la bévue qu’elle venait de faire, peut-être avec intention, n’éprouva aucune confusion, et, avec l’insouciance des gens mal élevés, se prit à rire aux éclats.

— Allons-nous-en, me dit Impéria en m’emmenant dehors. C’est une honte pour moi d’être en contact avec de pareilles gens.

— Restons, lui répondis-je. Restez, puisque vous êtes avec moi ; méprisez cette duègne effrontée qui ment peut-être par jalousie, et voyons si M. le capitaine se vante en effet…

— Je vous entends, Laurence ! vous voulez lui donner une leçon. Je vous le défends, vous n’en avez pas le droit.

— J’en ai le droit et le devoir ; souvenez-vous, vous avez dit au monde dont vous sortez un éternel adieu. Vous êtes artiste, vous avez en moi, en chacun de vos camarades, un frère dont l’honneur répond du vôtre. J’ignore si Lambesq est de mon avis, mais je sais qu’à ma place Bellamare, Léon, Moranbois lui-même, peut-être aussi le petit Marco, ne vous laisseraient pas insulter. Si nous étions des gentilshommes, notre protection pourrait vous compromettre ; mais nous sommes des histrions, et le préjugé ne nous défend pas d’avoir du cœur.

— Si tous n’en ont pas, répondit-elle, vous êtes de ceux qui en ont beaucoup, je le sais, et c’est pour cela que je ne veux pas…

Elle n’en put dire davantage ; le capitaine, rouge comme une betterave et ruisselant de sueur venait à nous avec l’intention évidente de nous reprocher notre équipée. Je fis trois pas à sa rencontre et le regardai de façon à le déconcerter, car il bégaya quelques mots inintelligibles, fit tomber sa colère sur un géranium qu’il arracha presque du pot de terre où il languissait, ébaucha un sourire forcé, plissa les lèvres comme avait fait son frère en nous accueillant dans son salon et passa outre en sifflotant le même air. Ils avaient le même tic, et au régiment on les avait baptisés les frères Fufu.

Impéria se rassura en voyant que le capitaine ne me cherchait pas querelle et prit le parti de rire de l’aventure.

— Vraiment, je suis sotte, me dit-elle ; j’ai encore des pruderies qui ne conviennent pas à mon état. Je vous jure, Laurence, que je rougis de mon courroux de tout à l’heure. Notre métier est d’amuser les autres, notre philosophie doit être de nous amuser d’eux quand ils sont ridicules et de ne nous laisser atteindre par rien de blessant, surtout quand nous valons quelque chose.

Je lui laissai croire que l’incident était clos, et nous courûmes rejoindre la bande joyeuse, qui déjà s’élançait sur la flotte de M. le baron. Figurez-vous trois mauvais bachots sur une longue mare stagnante, et vous verrez d’ici la régate. En un clin d’œil, je vis, moi, que tous mes camarades avaient de mauvaises intentions et que les jeunes officiers avaient de coupables espérances, le projet ou le désir de tous étant de faire prendre un bain au capitaine. Les femmes nous comprirent et ne voulurent pas monter en barque, excepté la Sainte-Claire, qui bondit lourdement et résolument sur la maîtresse embarcation et prit le gouvernail, tandis que le capitaine s’emparait des avirons et suppliait Impéria de se fier à lui. Au lieu d’elle, ce fut moi qui acceptai l’invitation après m’être entendu par signes avec Marco, qui gouvernait la seconde barque, et Bellamare, qui se chargeait de la troisième. Bientôt, au lieu d’une régate, un combat naval fut improvisé, et les deux barques exécutèrent avec ensemble un furieux abordage contre la notre. Il s’agissait de culbuter le capitaine dans la confusion de la lutte et au milieu d’un vacarme épouvantable. Je tenais à m’en charger tout en paraissant le défendre, puisque je faisais partie de son équipage, et la chose eût été facile avec ce cavalier à jambes courtes, si la Sainte-Claire, qui n’était pas dupe et qui faisait contre fortune bon cœur, ne se fût tournée contre moi en m’appelant traître avec de gros rires et de gros mots. Elle était forte comme un homme et brave comme une femme qui se bat. Je la laissai se prononcer contre moi et tenter de me faire passer par-dessus le bord. Alors je mis enjeu mon adresse naturelle, car je ne devais pas user de ma force avec une femme, si peu femme qu’elle fût, et du même croc-en-jambe je lançai dans les eaux vertes de M. le baron, son aimable frère et sa vaillante gouvernante. De là, je sautai sur l’autre barque, qui se laissa capturer, et je criai victoire, ce qui fît plus d’honneur que de plaisir à Vachard barbotant de conserve avec la Sainte-Claire dans des flots peu profonds, mais peu limpides.

Ils parurent bien prendre la chose, tout le monde s’y trompa, excepté moi ; on trouva le capitaine meilleur enfant qu’on ne le supposait, et le dîner fut d’une gaieté bruyante qui ne permit aucune enbuête particulière sur les événements de la matinée ; mais, comme on passait sous une tonnelle pour prendre le café et fumer, Vachard le jeune, s’approchant de moi, me dit à voix basse, d’un ton sec et net qui contrastait avec son regard aviné :

— Vous m’avez crevé mon cheval et gâté mon uniforme, vous l’avez fait exprès.

— Je l’ai fait exprès, répondis-je tranquillement,

— Il suffit, reprit-il.

Et il s’éloigna.

Le lendemain, dès l’aurore, je reçus la visite de deux officiers, amis du capitaine, qui me sommèrent de rétracter la déclaration que je lui avais faite, ou de lui rendre raison de mes paroles. Je refusai le premier point, j’acceptai le second, et rendez-vous fut pris pour le lendemain à la sortie du spectacle, car j’étais nécessaire à la représentation. Chose bizarre, je ne fus pas ému de ce premier duel comme je l’ai été plus tard en d’autres rencontres. Ma cause me paraissait si juste, je haïssais si cordialement l’homme qui outrageait Impéria et qui avait prétendu la compromettre sous les yeux de ses camarades ! Je me regardais comme le champion naturel de la compagnie, et, bien que j’eusse fort peu d’escrime et que Vachard en eût beaucoup, je ne doutai pas un instant que la destinée ne fût pour le bon droit et la bonne intention. — Chose plus étrange encore, je jouai fort bien ce soir-là. J’avais, il est vrai, un bon rôle que j’avais accepté en tremblant, et que je remplis à la satisfaction de tous. Je me sentais élevé au-dessus de moi-même par ma confiance en moi comme homme, et j’oubliai de douter de moi comme artiste. J’eus même un très-beau moment dans la pièce, et je fus applaudi pour la première et la dernière fois de ma vie. L’excellent Bellamare m’embrassa en pleurant de joie sitôt que le rideau fut tombé ; Impéria me serra les mains avec effusion.

— Allons, belle princesse, dit une voix rauque sortant de derrière moi, embrasse-le aussi, si tu as un peu plus de cœur qu’une cigale.

À cette agréable interpellation de Moranbois, Impéria sourit et me tendit sa joue en disant :

— Si c’est une récompense, qu’il la prenne !

Je l’embrassai avec trop de trouble pour en ressentir du plaisir ; mon cœur m’étouffait. Moranbois me frappa sur l’épaule en me disant à l’oreille :

— Chevalier du beau sexe, on t’attend !

Comment savait-il mon affaire, que j’avais cachée avec le plus grand soin ? Je l’ignore, mais son avertissement me fit bondir de joie. Mes lèvres venaient de boire le parfum de mon idéal, j’avais cent coudées de haut, j’eusse terrassé une légion de diables.

— Ami, dis-je à Moranbois, qui m’avait suivi au vestiaire et m’aidait, contre toute habitude d’obligeance, à m’habiller, tu as été maître d’armes au régiment, comment s’y prend-on, quand on ne sait rien, pour désarmer son homme ?

— On s’y prend comme on peut, répondit-il. As-tu du sang-froid, imbécile ?

— Oui.

— Eh bien, ne doute de rien, va de l’avant, mon crétin, et tu le tueras.

Cette prédiction ne fît sur moi aucune impression sinistre. Avais-je le désir de tuer ? Non certes, je suis très-humain et point vindicatif. Je ne voyais pas clair dans le rêve qui me portait. Je voulais vaincre, je ne me croyais pas assez habile pour choisir le moyen. Je savais mon adversaire redoutable, je ne le redoutais pas, voilà tout ce que je me rappelle de ce drame rapide, où je me jetais en homme passionné. J’eusse regardé en ce moment tout scrupule philosophique comme un argument de la peur.

J’avais pris pour témoins Léon et Marco ; je tenais à ce que la partie fût nettement engagée entre militaires et artistes. Vachard ayant le choix des armes, on se battait à l’épée. Je ne sais ce qui se passa. Pendant deux ou trois minutes, je vis un scintillement au bout de mon bras, je sentis une chaleur brûlante à ma poitrine, comme si mon sang, pressé de me quitter, s’élançait au devant de mille pointes d’épée. Je songeais à parer une attaque quand Vachard roula sur l’herbe. Il me sembla que mon arme avait traversé le vide ; je cherchais mon adversaire devant moi, et il râlait à mes pieds.

Je m’étais cru de sang-froid, je m’aperçus que j’étais complètement ivre, et, quand j’entendis le chirurgien du régiment dire : « Il est mort ! » je crus qu’il s’agissait de moi, et je m’étonnai de me sentir debout.

Je compris enfin que je venais de tuer un homme ; mais je ne sentis aucun remords, car il avait eu vis-à-vis de moi quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent, et j’étais blessé au bras. Je ne m’en aperçus que quand on me pansa, et, dans ce moment, je vis la face livide de Vachard, qui semblait absolument trépassé. J’eus froid par tout le corps, mais ma pensée ne fonctionna pas.

Il fut très-mal, mais il en revint ; il n’était pas digne d’une fin dramatique. Il a perdu son frère et il a épousé la Sainte-Claire, qui s’appelle aujourd’hui madame la baronne de Vachard, mais qui ne donne plus de régates.

Quant à moi, je fus surpris, en quittant le théâtre du duel, de voir Moranbois à mes côtés. Il m’avait suivi, il avait assisté, sans se montrer, à l’affaire ; il me conduisit sans me rien dire à mon domicile, et sans me rien dire, il passa la nuit près de moi. Je fus agité, et je rêvai beaucoup, mais je ne rêvai que de théâtre, nullement de combat. En me réveillant, je vis l’hercule assoupi sur une chaise derrière mes rideaux. Il répondit par une grossièreté à mon remercîment, mais il me serra la main en me disant qu’il était content de moi.

Ma blessure n’était pas grave, et, malgré la défense du chirurgien, dont je n’attendis pas la visite, je courus m’informer de l’état de ma victime. Il semblait désespéré, mais le soir on était plus tranquille, et je pus me rendre à la répétition sans montrer d’émotion et sans avoir le bras en écharpe.

Je supposais que personne ne savait rien au théâtre, car dans la ville rien n’avait encore transpiré ; mais Moranbois avait tout dit à mes camarades, et Bellamare vint à moi les bras ouverts.

— Tu nous as montré hier soir, me dit-il, que tu étais un artiste, mais nous n’avions pas besoin que tu eusses cette affaire d’honneur pour savoir que tu étais un homme. Ah çà ! ne t’habitue pas à ces distractions-là ; à présent que tu as du talent, ce serait désagréable pour moi de voir revenir mon beau jeune premier éborgné ou disloqué. Je mettrai sur ton prochain engagement que je t’interdis le duel pour cause de service.

— En me plaisantant ainsi d’un ton enjoué, il avait une larme au coin de l’œil. Je vis qu’il m’aimait, et je l’embrassai tendrement. Impéria m’embrassa aussi en me disant :

— Ne vous habituez pas à cela non plus. Et elle ajouta ensuite tout bas :

— Laurence, vous êtes bon et brave, mais voilà que tout le monde ici croit… ce qui n’est pas et ne peut pas être. Soyez délicat aussi, et faites bien comprendre que vous ne songez pas à moi.

— Et que vous importe ? lui répondis-je, blessé de sa préoccupation après la crise dont je sortais à peine, et dont les palpitations secouaient encore ma poitrine. Quand on dirait que je vous aime, serait-ce une honte pour vous ?

— Non, certes, dit-elle ; mais…

— Mais quoi ? Votre préféré le trouverait-il mauvais ?

— Si j’ai un préféré, il ne s’occupe pas de moi, je vous l’ai dit. Seulement, j’ai accepté votre amitié et ne puis m’engager davantage. Est-ce que tout va changer entre nous ? Serai-je obligée de me préserver, de m’observer, de vous traiter comme un jeune homme avec qui on compte ses paroles et même ses regards, pour ne pas agir en coquette ou en folle ? Vous savez bien que je veux rester libre, et que, pour cela, il ne faut pas se laisser aimer. Si vous êtes mon ami, vous n’engagerez pas une lutte qui m’a toujours effrayée et mise en fuite. Vous ne voulez pas me gâter un bonheur que j’ai conquis avec tant de peine après des chagrins, des malheurs dont vous n’avez pas l’idée ?

J’étais dominé par elle. Je lui jurai que je serais toujours son fraternel camarade, et qu’elle n’aurait pas à se préserver de mes obsessions. Je ne songeai pas à l’accuser de froideur et d’égoïsme, bien que la chose eût dû me paraître évidente du moment qu’elle n’était pas éprise d’un autre, ou qu’elle surmontait cet amour pour n’en pas subir les conséquences.

Léon était content de moi aussi, et il me le dit avec effusion. Régine m’accabla de caresses, Anna se mit à m’admirer comme un héros, Lambesq me détesta davantage, le petit Marco s’engoua de moi et se fit mon âme damnée. Purpurin, voulant me témoigner son estime, m’appela M. de Laurence, Moranbois, tout en continuant à me brutaliser, cessa de me traiter de paltoquet. L’entourage le plus infime du théâtre se crut ennobli par ma gloire ; en un jour, j’étais devenu le lion de la troupe.

Dans la ville, on commença bientôt à parler de l’événement. Le régiment convint le moins possible de la rude leçon donnée par un cabotin à un officier Vachard n’était ni aimé ni estimé ; mais, quoiqu’au fond on fût pour moi et non pour lui, l’esprit de corps ne permettait point qu’on me donnât raison, et quelques-uns parlèrent d’un coup de tête de ma part, suivi d’un coup de maladroit. Les civils ne consentaient pas à ce que j’eusse un si petit rôle, et, dans les cafés, il y eut des discussions assez aigres a propos de moi. Le militaire aime le comédien, sans lequel il périrait d’ennui en garnison, mais il n’aime pas que le pékin se serve bien de l’épée, tandis que, dans le civil, on est ravi de voir qu’un pékin de la dernière classe, c’est-à-dire un histrion, tienne tête aux capitans.

Dans de plus hautes régions, à la préfecture, chez le général et dans les salons de la ville, on s’émut, on questionna, on commenta ; les gens trop comme il faut furent scandalisés de l’ardeur avec laquelle me prônèrent de jeunes esprits trop avancés ; tant il y a que Bellamare, fin et prudent comme l’expérience, nous rassembla la veille de la représentation annoncée, et nous dit avec son enjouement habituel :

— Mes petits enfants, nous avons cueilli dans cette bonne ville les palmes de la gloire ; mais la gloire des armes nuit à l’artiste, et, de plusieurs renseignements que j’ai fait prendre, il résulte que nous pourrions bien avoir du bruit demain soir au parterre et même à l’orchestre. Nous servirons peut-être de prétexte à des antipathies ou à des rancunes que nous ignorons, mais dont l’administration ou l’opinion voudra nous rendre responsables. Le plus sûr est de coller une bande sur l’affiche et d’aller retenir notre wagon de seconde classe pour ce soir. Nos personnes éloignées, notre gloire restera pure des coups de poing qui pourraient lutter, demain, contre les trognons de pommes ; car, si l’artiste a ses séides, le guerrier a aussi les siens. Filons donc, et que les dieux de l’Olympe, Apollon et Mars, nous protègent !

— Vive Bellamare, qui a toujours raison ! s’écria Marco ; mais aussi vive Laurence, qu’aucun de nous ne désavouera jamais !

— Crions tous : « Vive Laurence ! » reprit Bellamare. Il est notre orgueil quand même !

— Vous comptiez faire ici de l’argent, lui dis-je, et mes lauriers vous coûtent peut-être plus cher qu’ils ne valent.

— Mon fils, répondit-il, l’argent vient toujours à celui qui sait l’attendre, et, ne vint-il jamais, l’honneur vaut mieux.

Avant de partir, je voulus avoir encore des nouvelles de Vachard, et je courus chez lui. C’est le baron en personne qui me reçut dans la salle à manger, où son déjeuner était servi et où, sans me reconnaître, tant il était distrait, il m’offrit une chaise. Je le remerciai, et j’allais me retirer lors qu’il me reconnut.

— Ah ! très-bien ! fit-il ; c’est vous qui… fu… fu… vous qui avez failli tuer mon… fu… fu… Vous en avez du regret…, très-bien… fu-fu… Une querelle absurde, bien malheureuse, bien malheureuse ! mais qu’y faire ? Un militaire… fu… fu… est obligé d’être susceptible, et vous lui aviez pris sa… fu… fu… sa maîtresse…

Je sentis que le sang me montait à la tête et que j’allais chercher querelle au baron pour avoir cru et pour persister à croire au mensonge impudent de son frère.

— Comment va-t-il ? lui dis-je précipitamment ; je n’ai pas autre chose à entendre ; espérez-vous le sauver ?

— Oui, oui, fu… fu… nous l’espérons.

— Eh bien, quand il sera guéri, veuillez lui dire que je n’ai pas voulu quitter le pays sans lui laisser mon adresse, pour le cas où il voudrait recommencer.

Et je lui remis le nom et l’adresse de mon père, qu’il prit et regarda d’un air stupide en disant :

— Recommencer ?… mais non !… Pourquoi ? recommencer avec qui ? Laurence, fu… fu… pépiniériste et maraîcher, ce n’est pas vous ?

— C’est mon père !

— Vous n’êtes donc pas gentilhomme ? on disait, fu… fu… que vous étiez de bonne famille !

— Je suis de bonne famille, ne vous déplaise.

— Alors…, je ne comprends pas…

Et sa stupéfaction se traduisit par un fredonnement si prolongé, que j’en profitai pour hausser les épaules et me retirer.

Je rencontrai devant la porte un des lieutenants mes complices de régate, et il me retint à causer de mon duel pendant un quart d’heure. J’allais le quitter en lui faisant mes adieux, lorsque nous entendîmes un étrange et mystérieux duo partir de l’appartement de l’entre-sol, dont les fenêtres étaient ouvertes : c’était le sifflotement de deux personnes qui semblaient répéter une étude en se donnant la réplique et en se mettant de temps en temps à l’unisson.

— Le capitaine est sauvé, me dit le jeune officier ; il sifflote avec son frère, je reconnais son fu fu.

— Comment ! vous êtes sûr ? Avant hier, il ne valait pas mieux que mort, et, aujourd’hui, il fredonne ?…

— C’est comme ça. Quand il était aux trois quarts trépassé, il sifflotait mentalement, j’en suis sûr, et, quand il sera vraiment mort, il sifflotera dans l’éternité.

— Mais, dans l’état où il est, son imbécile de frère, au lieu de l’exciter, devrait le faire taire ?

— Si vous croyez qu’ils savent ce qu’ils font l’un et l’autre, vous leur attribuez plus de raisonnement qu’ils n’en ont jamais eu. Cette imitation voilée du galoubet ramasseur de bribes musicales leur a été donnée par la Providence pour couvrir à leurs propres yeux et révéler aux yeux des autres le vide absolu de leurs pensées.

C’est ainsi que je m’éloignai du Vachard transpercé par moi de part en part, et qui jamais ne m’en a demandé davantage.

Maintenant, monsieur, j’arriverai vite aux principaux incidents de mon récit, et je passerai sous silence cette foule d’aventures désagréables ou comiques qui se produisent tous les jours dans la vie des voyageurs, dans celle des comédiens surtout. De tous les nomades, nous sommes les plus observateurs et les plus railleurs de la vie humaine, parce que nous cherchons partout des types à saisir et à outrer. Tout personnage ridicule ou excentrique est un modèle qui pose pour nous à son insu. Les acteurs comiques ont une ample et continuelle récolte à faire. Les rôles sérieux, les amoureux particulièrement, sont moins favorisés. Ils peuvent étudier la tenue, l’expression, le costume et l’accent ; mais ils ont bien peu l’occasion (s’ils l’ont jamais de voir agir et d’entendre parler la passion qu’ils sont tenus d’exprimer avec charme ou avec énergie. Ils ont une grâce d’état, c’est qu’ils sont généralement doués de peu d’intelligence, et qu’ils se contentent d’attitudes et d’intonations stéréotypées et apprises par cœur. Pour mon malheur, j’avais un peu de bon sens et de réflexion, et je trouvais que cette façon de dire comme tous les autres était un escamotage de tout travail sérieux et de toute inspiration vraie. Je disais mon souci à Bellamare.

— Tu as raison, me répondait-il, je ne peux t’apprendre que les ficelles qui servent à se rattraper quand on n’a pu saisir la corde. Chacun doit exprimer selon sa propre nature, et les grands artistes sont ceux qui puisent tout en eux-mêmes. Connais-toi, essaye-toi et risque-toi.

Je fis de vains efforts. J’étais rempli de passion, je ne pouvais pas plus l’exprimer au théâtre que dans la vie réelle. Cette nécessité de cacher mon amour à celle qui l’inspirait fut peut-être un trop grand effort de ma volonté, un trop grand sacrifice de moi-même. Je ne pus trouver dans la fiction l’accent qui manquait à mon émotion intime. À Beaugency, où je fis mon second essai, je ne retrouvai pas le souffle qui m’avait animé à Orléans le jour de mon duel. Je fus, au dire de mes camarades, très-bien, c’est-à-dire, selon moi, parfaitement médiocre. J’avais fait un progrès, cependant : je m’étais délivré de l’air impertinent ou ennuyé. J’agissais convenablement ; si mon rôle avait une nuance de timidité, je la rendais au naturel ; enfin j’avais trouvé l’air qui convenait à mon âge et à mon emploi. J’étais devenu supportable, mais je devais rester insignifiant, et le pire de l’affaire, c’est que Bellamare s’en contentait, et que tous mes camarades en prenaient leur parti. Ils m’aimaient ; ils s’étaient mis à m’aimer trop, à ne me demander que de rester avec eux, et à ne plus voir mes défauts.

C’était aussi la disposition d’esprit d’Impéria. J’étais trop beau, disait-elle, pour déplaire au public. J’étais trop bon et trop aimable pour que la troupe pût se passer de moi.

Quant au présent, mon but était rempli. Je n’avais aspiré qu’à vivre auprès d’elle sans lui déplaire ; mais, quant à l’avenir, je ne voyais nullement poindre la fortune ou la renommée qui m’eût permis d’aspirer à être son appui, et il me fallait vivre au jour le jour, très-gai, très-gâté, très-heureux, et au fond très-désespéré.

C’est en quittant Beaugency que m’arriva une aventure bien romanesque et qui a laissé sa trace dans ma vie. Je peux vous la raconter sans compromettre personne, comme vous allez voir.

Nous devions nous rendre à Tours sans nous arrêter à Blois, qu’exploitait en ce moment une autre troupe. Léon demanda à Bellamare s’il lui était indifférent de le laisser dans cette ville jusqu’au surlendemain. Il avait là un ami qui le pressait de s’arrêter chez lui vingt-quatre heures. Bellamare lui répondit qu’il n’avait rien à refuser à un pensionnaire si dévoué, et que, d’ailleurs, il comptait s’arrêter aussi à Blois. Impéria demandait à passer la nuit à l’hôtel pour soigner Anna, qui s’était trouvée assez sérieusement indisposée en sortant de Beaugency, et qui avait besoin d’un peu de repos.

Le reste de la troupe continua de rouler sur la route de Tours, sous la conduite de Moranbois. Bellamare s’installa avec les deux jeunes actrices dans un hôtel de la ville basse, et Léon m’engagea à prendre gîte avec lui chez son ami, qui se ferait un plaisir de me connaître et de m’héberger. J’acceptai à la condition que j’irais après le spectacle, et qu’il me présenterait seulement le lendemain matin à son ami ; Bellamare m’avait donné aussi congé pour vingt-quatre heures.

— Ne te gêne pas, me dit Léon ; mon ami est garçon, et tu seras chez lui parfaitement libre. À quelque heure de la nuit que tu te présentes avec ta valise, la concierge t’ouvrira et te conduira à ta chambre. Je vais avertir, et on comptera sur toi sans t’attendre.

Il me donna l’adresse et quelques indications ; après quoi, il me quitta. J’étais curieux de voir jouer la troupe qui tenait la ville et de savoir si les autres amoureux de province étaient plus ou moins mauvais que moi. Ils étaient plus mauvais, ce qui ne me consola guère. Pendant la représentation, un orage effroyable creva sur la ville, et il pleuvait encore à torrents quand on sortit du spectacle dans un grand tumulte de voitures et de parapluies.

J’avais rencontré, aux abords du théâtre, un jeune artiste que j’avais un peu connu à Paris, et qui m’emmena au café voisin pour attendre la fin de l’averse. Il m’offrit même de partager sa chambre, qui était tout près du théâtre, et voulut me dissuader d’aller chercher mon gîte dans la vieille ville, au revers de la colline, dans des quartiers perdus, disait-il, et oh. il me serait très-difficile de me diriger. Je craignis que, malgré sa promesse, Léon n’eût pris la peine de m’attendre, et, sitôt que le ciel fut un peu éclairci, je me lançai à la recherche du n° 23 de la rue indiquée, dont je vous demande la permission de ne pas me rappeler le nom.

Il me fallut en effet chercher beaucoup, monter je ne sais combien d’escaliers à pic, en descendre plusieurs, et m’orienter au hasard dans des rues pittoresques, étroites, sombres et complètement désertes. L’horloge d’une vieille église sonnait une heure du matin quand je m’assurai enfin que j’étais dans la rue tant cherchée devant la porte du n° 23, vaguement éclairée par la lune. Était-ce bien 23 ? n’était-ce pas 25 ? J’allais sonner quand un guichet s’ouvrit comme si l’on m’eût entendu venir ; on me regarda, la porte s’ouvrit aussi, et une vieille servante, dont je ne vis même pas la figure, me demanda à voix basse :

— Est-ce vous ?

— C’est moi à coup sûr, répondis-je, l’ami que l’on attend…

— Chut ! chut ! reprit-elle ; suivez-moi. Je pensai que tout le monde dormait, ou qu’il y avait quelqu’un de malade dans la maison, et je suivis mon introductrice sur la pointe du pied. Elle avait des chaussons de lisière et marchait comme un fantôme, la face voilée par ses coiffes blanches. Je montai derrière elle la vis d’un escalier de la renaissance faiblement éclairé par une veilleuse, mais qui me parut d’un travail exquis. J’étais dans un de ces vieux hôtels si bien conservés qui font l’intérêt et l’ornement des villes de province, de Blois en particulier. Au premier étage, la vieille s’arrêta, ouvrit une porte à serrure délicatement ouvragée et me dit :

— Entrez, et surtout ne sortez pas !

— Jamais ? lui dis-je en riant.

— Chut ! chut ! reprit-elle d’un ton craintif et en mettant un doigt sur ses lèvres.

Je vis alors sa figure austère et pâle, qui me parut fantastique, et qui s’effaça dans l’ombre de l’escalier comme un rêve.

— Évidemment, pensais-je, il y a dans ce charmant manoir une personne à l’agonie. Ce ne sera pas gai, mais peut-être serai-je de quelque ressource à Léon dans ce moment pénible.

Et je pénétrai dans un appartement délicieux de formes, de sculptures et d’ameublement. Je comptais y trouver Léon. Je traversai sans bruit une antichambre qui précédait un charmant petit salon ou plutôt un boudoir, où il y avait du feu, précaution agréable par ce temps d’orage qui m’avait mouillé et glacé ; des bougies brûlaient dans les candélabres, deux grands fauteuils d’un travail rare occupaient les angles de cette cheminée, mais leurs coussins de gros de Tours, frais et rebondis, n’annonçaient pas qu’on s’y fût assis récemment. Le riche mobilier, rangé avec un soin minutieux, avait l’aspect des habitations inoccupées depuis longtemps. Le lustre faisait scintiller discrètement ses cristaux sous une enveloppe de gaze argentine ; les dossiers et manchettes de guipure des fauteuils étaient d’un blanc et d’un raide irréprochables. Deux jolies armoires à glace contenant l’une des chinoiseries, l’autre des figurines de vieux Saxe, étaient fermées à clef. Il y avait une table à ouvrage indiquant le passage ou le séjour d’une femme ; mais ce meuble était vide, et pas un brin de fil ou de soie n’était resté attaché à sa doublure de velours.

Au fond du boudoir, je vis une portière en tapisserie qui faisait face à la cheminée et que je soulevai avec précaution. Rien qu’obscurité et silence. Je pris une bougie, et je pénétrai dans la plus délicieuse chambre à coucher que j’eusse jamais vue. Elle était bleue, toute tendue de damas de soie couleur du ciel avec des torsades de soie blanche. Un lit, blanc et or, à baldaquin frangé, avec d’amples rideaux de même couleur et de même étoffe que la tenture, occupait comme un monument presque tout un côté de la chambre, qui n’était pas grande, mais qui était très-élevée. En face du lit, une cheminée de marbre blanc, à reliefs de cuivre doré, portait une pendule Louis XVI d’une rare élégance, des flambeaux à trois branches, blanc et or comme la pendule, et deux Amours de marbre blanc qui devaient être l’œuvre d’un maître savant et maniéré. Une commode, un secrétaire et des étagères de bois de rose avec médaillons de vieux sèvres, une petite causeuse de satin de Chine, deux ou trois fauteuils merveilleusement brodés à la main, un tapis rouge brun, semé de délicats ramages bleus, une glace de Venise dans son cadre de fleurs diamantées, deux grands pastels représentant de belles dames très-décolletées et qui avaient le droit de l’être ; que sais-je encore ? des riens exquis posés sur toutes les tablettes, tout signalait la chambre à coucher d’une femme riche et artiste, délicate et recherchée, — voluptueuse peut-être.

Quand j’eus fait l’inventaire de cet asile trop confortable, je me demandai si c’était à moi qu’il était destiné et si la vieille gouvernante n’avait pas fait un quiproquo monstrueux en m’y introduisant à la place de quelque marquise. Puis je me rappelai que Léon avait des parents riches, qu’il avait vécu dans le monde, qu’il avait eu des amis de high life, et que, celui dont je recevais l’hospitalité étant garçon et indépendant, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût meublé dans sa riche maison un bel appartement à l’usage de quelque folle maîtresse ou de quelque personne plus haut placée, qui venait quelquefois en rendez-vous mystérieux chez lui.

Mais pourquoi diable en faisait-on les honneurs à un pauvre cabotin mouillé et crotté qui se fût contenté d’un lit de sangle dans une mansarde sans déroger à ses habitudes ? — Cela me semblait d’une magnificence ironique. N’avait-on pas de plus modeste logement à offrir à un modeste passant dans cette maison princière ? Était-ce là la chambre d’amis ? En ce cas, Léon devait y être, et je me mis à chercher une seconde chambre à coucher sous la même clef.

Il n’y en avait pas. Je pris le parti de m’installer gaiement, sauf à découvrir le lendemain que la gouvernante avait perdu l’esprit. C’était son affaire et non la mienne ; j’étais las, j’avais froid, ma petite blessure me faisait un peu souffrir, et, le premier étonnement faisant place au besoin de repos et de sommeil, je m’assis sur la causeuse, je jetai une allumette dans l’édifice de fagots dressé dans la cheminée, et je commençai à me débarrasser de ma chaussure, dont je rougissais de promener l’empreinte blanchâtre sur le tapis.

En regardant l’image du lit dans la glace de Venise penchée devant moi, je remarquai que la courte-pointe de soie n’avait pas été enlevée, et que rien n’annonçait que ce beau lit ne fût pas un meuble de parade. J’allai soulever les plis du damas, et je vis qu’il n’y avait ni draps ni couvertures sur les matelas de satin blanc. Ceci me donna derechef à réfléchir. Évidemment, on ne m’avait pas destiné ce gîte luxueux, ou bien il y avait quelque part un lit plus modeste à la portée des simples mortels. Je le cherchai vainement. Rien dans les cabinets de toilette, aucune alcôve cachée dans la muraille ; rien pour s’étendre, à moins que l’occupant normal de la chambre bleue ne fût une toute petite dame capable de se blottir dans la causeuse de satin de Chine. Pour moi, qui avais déjà mes cinq pieds cinq pouces de stature, il n’y avait point d’espoir d’en venir à bout, et je me résignai d’abord à dormir assis ; mais, au bout de cinq minutes, j’eus trop chaud, et je m’étendis au milieu de la chambre sur le tapis ; cinq minutes plus tard, j’avais trop froid. Décidément, mon égratignure me donnait un peu de fièvre ; je trouvai que l’hospitalité offerte par Léon était une mauvaise plaisanterie, et la défense de sortir de l’appartement me parut être le cachet transparent d’une mystification. Pourtant, Léon n’était pas facétieux. Un silence absolu régnait dans la maison, à ce point qu’on l’eût crue déserte. Même silence dans la rue. La lune éclairait maintenant en plein cette voie en pente, qui descendait en lacets bordés de murs surmontés d’arbres touffus. Les jardins étaient interrompus çà et là par des maisons que la pente faisait paraître de plus en plus petites ; hôtels anciens ou villas modernes, il n’y avait pas moyen dans la nuit de distinguer la différence, notre siècle n’ayant pas inventé une architecture qui le caractérise.

Je n’osai ouvrir la fenêtre, je pouvais toujours supposer qu’il y avait un précieux sommeil de malade à respecter ; mais je voyais très-bien à travers les vitres bleues, et le tableau que je contemplais en recevait un éclat fantastique comme celui d’un clair de lune d’opéra. Il n’y avait pas de contrevents, les fenêtres renaissance étant à croisillons prismatiques. Les tilleuls en fleur élevaient leurs grosses tètes rondes sur le mur d’en face : un peu plus loin, des pilastres soutenaient sur une terrasse un berceau de vigne ; à droite, une petite fabrique qui pouvait être la loge d’un concierge ressemblait à un tombeau antique. Je ne sais pourquoi cette rue vide et muette, avec ses constructions basses, ses formes élégantes et sa végétation alignée me fit songer à ce que devait être jadis un faubourg de Pompéi ou un quartier de Tusculum vu au crépuscule du matin. L’horloge lointaine sonnant la demie après une heure, je pris le parti de me rouler dans ma couverture de voyage et de m’étendre sur les matelas de satin en ramenant sur moi la vaste courte-pointe de damas bleu ; moyennant quoi, je me trouvai délicieusement couché, et tombai promptement dans cette agréable divagation qui précède un doux sommeil.

C’était la première fois de ma vie que je m’étendais sur une couche aussi riche et aussi moelleuse, ce serait probablement la dernière, je n’étais pas fâché de savourer le parfum de cette richesse élégante et de haut goût. Le fagot continuait à pétiller et à jeter de grandes ondes de flamme sur les tableaux, sur les meubles et sur le plafond, qui était peint en nuages clairs sur fond de ciel rosé. Peu à peu le feu pâlit et revêtit l’ensemble d’un ton lumineux et doux qui devait ressembler à la fameuse grotte d’azur. Je me demandai si j’étais tellement bien que la possession d’une telle habitude pût devenir mon rêve. Je me rappelai la ferme où j’avais été élevé, la grande chambre de famille à plafond de solives brutes, d’où pendaient des grappes d’oignons dorés et de tomates vermeilles en guise de lustres, les murailles chargées de casseroles et de bassines au ventre de cuivre étincelant, les bruits qui traversaient mon premier somme, les enfants qu’on berçait, les chiens qui aboyaient dans la cour quand les bœufs s’agitaient dans retable, ou quand passait au loin le roulier dont le gros char écrasait les cailloux en cadence, et dont les chevaux marchant d’un pas égal faisaient chanter aux grelots de leurs colliers do fa do ré mi do. — Je revis ma mère et les trois pauvres enfants plus jeunes que moi, morts dans la même année. Mon père, encore jeune, me couchant pendant que ma mère allaitait le dernier-né, et ramenant sur ma figure le gros drap de toile de chanvre qui devait préserver mon réveil des mouches, plus matinales que moi.

— Ici, pensai-je, il n’y a pas de mouches, mais il n’y a pas de draps.

Et je me demandai naïvement si c’était la coutume des grands seigneurs de s’en passer. À toutes les questions que je m’adressais, je sentis l’engourdissement du sommeil qui répondait avec sa suprême insouciance : qu’importe ? Un son clair et argentin m’éveilla, c’était la voix du rossignol logé en face dans les jardins, qui pénétrait jusqu’à moi à travers les vitres et les rideaux avec un mince rayon de lune. Je me dis que l’oiseau, artiste éloquent sans se donner de peine et sans craindre de fiasco, amoureux satisfait et protecteur accepté, était, sur sa branche, beaucoup plus heureux que moi sur le duvet et le satin, et je me rendormis profondément ; si profondément, que je n’entendis pas entrer dans la pièce voisine, et ne fus réveillé que par un bruit de pincettes qui tisonnaient le feu du salon.

Je ne sais quelle subite lucidité m’empêcha de crier : « Léon, est-ce toi ? » Avais-je dormi longtemps ? Le feu de ma cheminée était consumé, la lune était arrivée en face de la fenêtre, dont j’avais laissé un des rideaux un peu relevé. Je mis les pieds à terre et marchai sans bruit jusqu’à la portière de tapisserie qui me séparait du boudoir, et que j’entr’ouvris de la largeur d’un cheveu pour regarder avec précaution. Ce que j’avais prévu se réalisait. Une femme élégante, richement vêtue de noir et voilée de dentelle, prenait possession de l’appartement. Était-ce la marquise de mon commentaire ? Il m’était impossible de voir son visage, qui était tourné du côté de la cheminée et que ne me renvoyait pas la glace, placée très-haut, conformément au style du local ; mais, à travers la dentelle noire, je distinguais une splendide chevelure blonde et un cou magnifique. La taille était souple, élancée sans être frêle, les mouvements sûrs, jeunes et gracieux. Je vis tout cela, car elle éleva les bras pour éteindre les bougies des candélabres qui brûlaient encore, elle éloigna de la cheminée un des fauteuils, rapprocha l’autre et mit un coussin sous ses pieds. Elle ne fut plus éclairée que par une bougie ombragée d’un petit chapiteau bleu, s’assit dans une attitude brisée et disparut dans le grand fauteuil, ne laissant voir que la silhouette de son pied charmant devant la flamme. Un petit sac de cuir de Russie et un grand surtout de voyage en étoffe anglaise imperméable étaient posés sur le guéridon. Aucun autre paquet, pas de femme de chambre, aucune personne de la maison s’occupant de la recevoir. Évidemment, c’était une amie intime avec qui l’on ne se gênait point, à qui l’on avait dit comme à moi : « Arrivez quand vous voudrez, vous ne dérangerez personne, et personne ne se dérangera. » Quelque proche parente du maître, une sœur peut-être ? — Une maîtresse, certainement non, il ne l’eût pas laissée seule. Quoi qu’il en fût, elle était là, elle avait froid, elle faisait comme moi, elle se chauffait avant de chercher à se coucher. Que penserait-elle de ce lit sans draps et sans couvertures qui m’avait tant intrigué ? Cela ne me regardait pas ; mais ce qui me causa une bien grave perplexité, c’est l’autre surprise qui l’attendait, celle de trouver un premier occupant dans cette chambre bleue sur laquelle elle paraissait compter aveuglément, puisqu’elle ne se donnait pas, comme moi, la peine de l’explorer d’avance.

On ne pense pas à profiter d’une situation pareille quand on a vingt ans et qu’on porte en soi toutes les pudeurs et toutes les timidités d’un amour idéal. Je ne sentis que l’effroi de la scène qui allait se passer, les cris de la femme croyant à un guet-apens, le ridicule de mon apparente audace» le réveil de mes hôtes accourant au bruit, les rires ou les reproches, que sais-je ? Une situation absurde pour moi, pénible pour la femme, embarrassante pour le maître de la maison. En un instant, je roulai dans ma tête pleine de vertiges tous les moyens de sortir de là sans éclat ; me sauver par la fenêtre, c’était périlleux, mais possible ; seulement, il fallait l’ouvrir, cette fenêtre, et la dame crierait au voleur. Ce serait bien pis si je me cachais sous le lit ou dans les rideaux. J’avais eu le loisir de m’assurer qu’il n’y avait point d’issue au cabinet de toilette. Il n’y avait qu’un parti à prendre, qui était de me montrer tout de suite et de tout expliquer du premier mot, en me hâtant de céder la place. C’est ce que j’allais faire, et je m’y préparais, quand la dame tressaillit à un bruit de pas qui venait de l’antichambre et courut à la rencontre d’un nouvel arrivant. Je profitai de cette diversion pour aller remettre le lit en ordre, pour prendre mon sac et ma couverture et pour me rechausser, afin de n’être pas surpris en flagrant délit d’usurpation de domicile.

Je n’avais pas encore fini ces préparatifs rapides, et j’étais encore assis sur la causeuse, tirant mes bottines d’une main convulsive, lorsque j’entendis résonner dans le boudoir une voix trop particulière pour me laisser un instant de doute : c’était la voix de Bellamare. Tout en compliquant le problème, cette circonstance inattendue me rassura. La dame, ne se trouvant plus en tête-à-tête avec moi, n’aurait pas peur, et, de mon côté, je savais que Bellamare expliquerait ma présence si vite et si bien, qu’il n’y aurait pas un moment de doute sur la pureté de mes intentions. Qui sait d’ailleurs si cette personne avait le projet de rester et s’il ne s’agissait pas d’un rendez-vous d’affaires ? Les choses de théâtre sont parfois soumises à des précautions fort secrètes. Je résolus d’attendre la fin de l’ouverture et de ne point écouter ; mais le silence était si profond autour de nous et le boudoir boisé si sonore qu’en dépit du soin que prit la dame de prononcer sans faire entendre le timbre de sa voix, il me fut impossible de perdre un mot du dialogue que je vais essayer de vous dire mot pour mot :

— On vous a ouvert la porte sans vous faire attendre, n’est-ce pas, monsieur Bellamare ?

— Et sans m’interroger, oui, madame, en me recommandant de ne pas faire de bruit.

— Oui, à cause de la maison voisine, le n° 23, qui est habité en ce moment.

— Je le sais. Deux de mes artistes y sont descendus.

— Deux ? Ah ! mon Dieu ! qui ?

— Je présume que vous ne les connaissez ni l’un ni l’autre ?

— Je les connais tous. J’ai suivi vos représentations à Orléans et à Beaugency. Est-ce que… M. Léon ?…

— Oui, madame, Léon et Laurence.

— Quel singulier hasard ! Me voilà tellement troublée,… je ne sais plus si j’aurai le courage de vous dire… Mon Dieu ! que ma conduite doit vous sembler extraordinaire ! quelle opinion vous devez avoir de moi !

— Je suis un homme qui a tant vu de choses extraordinaires, qu’il ne s’étonne plus de rien, et, quant à mon opinion, elle ne doit pas vous inquiéter. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, je ne sais ni votre nom, ni votre condition, ni votre paya, ni votre demeure, puisque vous n’êtes point ici chez vous ; ni votre âge, ni votre figure, puisque vous me la cachez sous un voile. Vous m’avez écrit que je pouvais vous rendre le repos ou vous donner le bonheur. J’ai fort bien compris qu’il s’agissait d’une affaire de cœur, et je n’ai pas supposé un instant que vous fussiez éprise de mes quarante ans et de ma figure tannée. Votre lettre était pressante et charmante. Je suis humain et obligeant, je suis venu. Vous m’avez demandé le secret, je me fais un devoir de justifier votre confiance. Me voici donc à vos ordres, parlez, allez au fait sans crainte. Les nuits sont courtes en cette saison, ne perdez pas de temps, si vous craignez qu’on ne vous voie sortir d’ici.

— Vous me paraissez si bon, et je vous sais si délicat, que j’aurai du courage. J’aime un jeune homme qui fait partie de votre troupe.

— Laurence ou Léon ?

— Laurence.

— Il mérite qu’on l’aime, c’est un brave et digne garçon.

— Je le sais, j’ai pris sur lui comme sur vous tous les renseignements possibles. Je l’ai vu débuter ; il m’a plu. Il n’a pas beaucoup montré son talent ce soir-là, il était troublé. Sa figure m’a été sympathique, sa voix m’a été au cœur. Un autre soir, je l’ai revu, il a été admirable, il m’a fait trembler et pleurer. J’ai senti que je l’aimais follement ; mais jamais ce secret ne fût sorti de mon cœur sans les événements qui ont suivi cette représentation.

— Le duel avec le capitaine Vachard ?

— Précisément. Je connais ce Vachard, il a voulu me faire la cour, je l’ai mal reçu, il me déplaisait souverainement. Blessé de la brusquerie de mon refus, il m’a calomniée. C’est son habitude, c’est un malhonnête homme. Il m’était donc devenu odieux, bien qu’il ne m’eût fait aucun tort. Ma vie est sans reproche, je pourrais même dire sans émotion, et pas une des personnes qui me connaissent n’a cru à ses mensonges ; mais les hommes d’à présent n’ont pas l’instinct chevaleresque, et il ne s’en est pas trouvé un seul, parmi ceux qui étaient mes défenseurs naturels, qui ait osé dire à cet homme d’épée : « Vous en avez menti ! » Il a fallu qu’à propos d’une autre femme un comédien, un tout jeune homme, lui donnât la leçon qu’il méritait. J’ai été dès ce moment résolue à ne plus combattre la passion que l’artiste m’avait inspirée et à faire sa fortune et son bonheur… s’il y consent !

— Diable ! fortune et bonheur ; quand on peut allier ces deux extrêmes, on consent toujours !

— Attendez ! ce n’est pas pour moi qu’il s’est battu. Je me suis informée de tous les détails ; c’est pour une camarade, c’est pour cette charmante Impéria dont je serais amoureux, si j’étais homme, et que j’ai applaudie depuis, quand même et de tout mon cœur. Je suis bonne et je sais être juste. Si ces jeunes gens s’aiment, ce qui est bien possible et bien naturel à supposer, gardez-moi le secret, je ne vous ai rien dit, et, moi, je me résignerai, je me vaincrai : je n’aurai rien espéré, rien senti ; mais, si, comme quelques-uns le disent, il n’y a absolument rien entre eux, si Laurence a voulu seulement faire respecter en lui la dignité de l’artiste, vous qui devez savoir la vérité, vous dont le caractère et la réputation sont du plus grand poids à mes yeux, vous me rassurerez, et vous m’aiderez à me faire connaître.

— La dernière version est la vraie. Impéria est une personne parfaitement pure, et même assez farouche. Elle a confiance en moi comme si j’étais son père. Si Laurence lui eût parlé d’amour et qu’elle l’eût aimé, elle m’eût pris pour confident et pour conseil. S’il lui eût parlé d’amour et qu’elle n’y eût pas répondu, elle me l’eût peut-être caché ; mais elle l’eût traité avec froideur et méfiance, tandis que je vois régner entre eux une amitié paisible et enjouée.

— Vous êtes sûr alors qu’il n’est pas épris d’elle ?

— Je crois en être sûr. Je peux m’en assurer en l’observant sans rien dire, ou en l’interrogeant de votre part.

— De ma part ? Oh ! non certes, pas encore ! Il faut d’abord que vous me connaissiez. — J’ai vingt-quatre ans, je suis fille d’un artiste qui m’a laissé quelque fortune, j’ai épousé un homme titré qui n’avait rien, qui ne m’a pas rendue heureuse et qui m’a laissée veuve à dix-neuf ans. J’ai été rejoindre mon père, qui est mort aussi l’an dernier, me laissant seule au monde, et, depuis, lors j’ai vécu dans la retraite. Je suis encore en deuil. J’adorais mon père, j’ai juré que, si je me remariais, j’épouserais un artiste, et que je ne me marierais que par amour. J’ai ce droit-là ; j’en ai le moyen, comme on dit vulgairement ; j’ai vingt mille livres de rente, une maison, et tout le bien-être élégant que mon père avait su se créer. Mon mari n’a pas eu le temps de manger ma dot. Je peux donc choisir, et j’ai choisi. C’est à vous de savoir si je suis digne d’être heureuse et capable d’être aimée. Informez-vous, voici sur cette carte mon nom et mon adresse. Je ne crains aucune enquête. Quant à ma personne, il faut que vous la jugiez aussi ; j’ôte mon voile.

À ce mot, sans songer à ma situation, je m’élançai de la causeuse, qui gémit faiblement et qui eût trahi ma présence, si une vive exclamation de Bellamare n’eût couvert ce léger bruit.

— Ah ! madame la comtesse, s’écria-t-il après avoir probablement jeté les yeux sur la carte, vous êtes aussi belle que Laurence est beau, et vous auriez grand tort de douter de votre toute-puissance.

J’étais derrière la portière, j’essayai de l’entr’ouvrir encore, ma main tremblait ; quand j’eus réussi à risquer un œil, il était trop tard : le damné voile noir, cruellement opaque, était retombé sur le visage et sur le buste de ma Galatée. Je restai là, n’osant plus regarder, car, si elle me tournait le dos, Bellamare, placé dans le coin vis-à-vis d’elle, était orienté de façon à voir remuer la tapisserie. J’écoutai, debout et pétrifié, la suite du dialogue.

— Je suis contente que ma figure vous plaise, monsieur Bellamare ; vous lui direz, quand il en sera temps, que je ne suis pas laide.

— Ah ! fichtre ! reprit naïvement Bellamare, sachant bien que l’expression spontanée de la conviction ne blesse jamais une femme, vous êtes belle à rendre fou ! Allons ! je ferai ce que vous voudrez. Je m’informerai prudemment.

— Oui, très-prudemment, mais très-consciencieusement, je l’exige, et, quand vous serez bien sûr que je suis une personne sérieuse qui, après beaucoup d’ennui, de raison et de vertu, a donné accès dans son cœur et dans sa tête à un sentiment vif et à une noble folie, vous m’aiderez à faire accepter ma main à celui que j’ai choisi pour époux.

— Vous savez que Laurence a tout au plus vingt et un ans ?

— Je le sais.

— Que son père est un paysan ?

— Je le sais.

— Qu’il aime le théâtre avec passion ?

— Je le sais.

— Très-bien. Je ne peux pas vous dire que votre choix soit raisonnable selon le monde, vous-même l’avez qualifié et jugé ; vous avez dû prévoir tout ce qu’en dira le monde ?

— Parfaitement ; me blâmez-vous ?

— Moi, blâmer l’amour, le dévouement, le courage et le désintéressement ! J’ai, au contraire, envie de m’agenouiller devant vous, madame la comtesse, et même de vous dire que, dans mon appréciation, vous avez pris le chemin de la sagesse. J’ai toujours vu ce que l’on est convenu d’appeler ainsi conduire aux déceptions et aux regrets ;… mais je crois que voici le jour et que je ferai bien de me retirer…

— Non, non ! monsieur Bellamare, c’est moi qui dois me sauver bien vite, car je veux reprendre le chemin de fer qui part dans une heure.

— Est-ce que vous allez à Tours ?

— Non. Je ne vous suivrai plus dans votre tournée. À présent que je suis tranquille, j’irai attendre chez moi, à la campagne, que vous m’écriviez et que vous me disiez : « Je suis édifié sur votre compte, Laurence a le cœur entièrement libre, il est temps d’agir. » Alors, en quelque lieu que vous soyez, vous me verrez arriver. Adieu, et soyez béni pour le bien que vous m’avez fait. Je laisse entre vos mains le soin de mon honneur et de ma fierté. J’ai votre parole, Laurence ne saura rien ?

— Je le jure.

— Adieu encore. Je m’en vais par les jardins derrière la maison. Cette maison appartient à une de mes amies, qui est en voyage et qui ne doit rien savoir. Une brave femme qui était dans la misère et que j’ai fait entrer ici comme gardienne viendra tout à l’heure vous aider à sortir d’ici. Elle m’est entièrement dévouée et ne me trahira pas.

Bellamare reconduisit la comtesse jusqu’à la porte de l’antichambre. Quand il rentra dans le boudoir, il sauta de surprise en m’y trouvant assis à la place qu’il venait de quitter.



III


Je vous demande la permission, dit Laurence, d’interrompre un peu mon récit. S’il ne vous a pas ennuyé, je veux pouvoir le continuer avec autant d’exactitude et de sincérité que j’ai réussi à le faire jusqu’à présent. Mes souvenirs étaient très-nets, parce qu’ils étaient très-simples et se reportaient sur une préoccupation exclusive. À partir de l’aventure de la chambre bleue, cette préoccupation se dédouble, et j’ai besoin de ressaisir le fil du labyrinthe où je me suis senti longtemps perdu.

— C’est-à-dire, fis-je observer à Laurence, que vous avez aimé à la fois la belle comtesse et la charmante actrice ?

— Oui et non, non et oui ; peut-être, que sais-je ? vous m’aiderez à voir clair en moi-même. Voulez-vous que nous marchions un peu ? je n’ai pas l’habitude de rester ainsi en place et de m’occuper aussi longtemps de moi.

— Rentrons à la ville, lui dis-je ; acceptez mon dîner, et nous reprendrons ce soir ou demain, comme il vous plaira.

Il accepta, mais à la condition que j’irais avec lui chez son père, qu’il n’avait pas vu de la journée, et qui pouvait être inquiet de lui. Nous descendîmes lestement la montagne, et, suivant le cours rapide de la Volpie, nous fûmes bientôt en plaine. Laurence me conduisit à vol d’oiseau à travers de magnifiques prairies jusqu’au faubourg de la ville, qui n’était pas beaucoup plus laid et plus malpropre que la ville elle-même. Entre deux pompeuses murailles de fumier, nous gagnâmes la maison et le clos du père Laurence, qui n’avait rien de poétique, je vous assure. L’absence de femme se faisait sentir dans tous les détails de la cour et de l’intérieur, car on ne pouvait qualifier de femme la vieille virago qui transportait le purin dans un arrosoir tout en allant donner un coup d’œil, voire un coup de main, au pot-au-feu de temps à autre. Le jardin seul était bien tenu, et nous y trouvâmes le vieux Laurence occupé à bêcher un carré. C’était un homme de soixante et dix ans, bien conservé et d’une beauté remarquable, mais sans expression et sourd à ne pas entendre le canon. Il ne pouvait échanger le peu d’idées qu’il paraissait avoir qu’avec son fils, qui, sans élever la voix et en s’accompagnant d’une pantomime assez mystérieuse convenue entre eux, répondait à toutes ses questions. Il comprit que j’étais un visiteur bienveillant et pensa que je prendrais beaucoup d’intérêt à ses légumes, car il ne me fit pas grâce d’un navet, et me raconta avec détail, dans un patois peu compréhensible, l’histoire de tous ses essais horticoles. Ne pouvant lui communiquer mes impressions, je pris mon mal en patience en voyant Laurence s’emparer de la bêche et retourner lestement le reste du carré entamé par son père. Quand il eut fini, il revint me délivrer.

— Il faut me pardonner, dit-il, je n’avais pas fait ma tâche aujourd’hui, et mon pauvre vieux en eût trop fait, car il ne se plaint jamais et me punit seulement en travaillant double.

Je lui demandai si c’était une nécessité de position.

— Non, répondit-il, nous avons de quoi vivre sans nous fatiguer ; mais mon père a la passion de la terre, et, s’il lui laissait un instant de repos, il croirait avoir commis un crime envers elle. C’est un vrai paysan, comme vous voyez, et en dehors de son jardin le monde n’existe pas. Le fumier que nous entassons autour de nous est l’horizon où sa pensée s’arrête, et il enferme là des trésors d’activité, de patience, d’intelligence pratique, de prévoyance et de résignation. Si vous passiez un jour avec lui, vous l’aimeriez malgré vous. Il a toutes les vertus : douceur, chasteté, charité, sacrifice de soi-même.

Il ne comprend pas celui que je lui ai fait en revenant m’associer à son existence ; mais, s’il fallait m’en faire un plus grand, il n’hésiterait pas. Enfin, monsieur, je le respecte et je l’aime de toute mon âme. J’étais bien aise de vous montrer sa belle figure et de vous dire ce que je pense de lui avant de reprendre mon histoire. Nous avons encore une bonne heure avant celle de voire dîner. Nous serons tranquilles ici, c’est un lendemain de noces, tous mes camarades sont fatigués. Je vais vous conduire dans mon jasis microscopique, car j’en ai une, qui me console du prosaïsme de mes habitudes et de mon habitation.

Il me conduisit au fond de l’enclos, qui s’étendait en pente douce au flanc de la colline et qui était entouré de murs assez élevés pour intercepter la vue.

— Autrefois, notre enclos était charmant, me dit Laurence ; on dominait un admirable paysage, et, quand, au retour de ma dernière absence, mon père m’a montré avec orgueil ce rempart qui en fait un tombeau en me disant : « J’espère qu’à présent tu te plairas ici ! » j’ai été pris d’un chagrin affreux ; mais il était si fier de son enceinte et de ses jeunes espaliers, que je n’ai rien dit ; seulement, je me suis réservé la partie que vous allez voir, un bout de terrain grand comme un mouchoir de poche, et qui fait mes délices parce qu’on n’y a rien touché et rien gâté.

Il ouvrit une petite porte dont il avait la clef sur lui, et nous nous trouvâmes sur une étroite langue de terre inculte que supportait un banc de grosses roches.

— Ceci n’est que le dessus, me dit-il quand j’eus admiré la vue ; je possède aussi le dessous. Descendez avec un peu de précaution.

Il disparut entre deux blocs ; je le suivis, et nous descendîmes à pic, de ressaut en ressaut, jusqu’à un petit torrent qui fuyait sans autre bruit qu’un clapotement mystérieux dans une coupure de laves. Nous étions dans une sorte de puits naturel ovale, car aux deux issues la roche se resserrait au point de faire voûte sur l’eau courante, et une végétation admirable remplissait les marges de l’excavation. Les engrais du jardin maraîcher suintaient probablement dans ses parois, et les pluies y entraînaient, en dépit du mur, le meilleur de son terreau et de ses graines, car les plantes d’ornement s’y mariaient à la flore sauvage, qui avait pris des proportions inusitées. Dans le fond, des arums embaumés, des papyrus élégants, des cotonéastres d’une grâce infinie, embrassaient ou coudoyaient des plantains d’eau, des nénufars, des macres et des alimas, qui s’étaient installés d’eux-mêmes dans une mare limpide, espèce de source ou d’égout de terres posé comme un diamant immobile un peu au-dessus du lit de l’eau courante. Tout cela était extrêmement resserré, mais assez profond, et l’ornementation naturelle s’arrangeait avec tant d’élégance et de luxe, que j’en fus charmé.

— J’appelle ceci mon oubliette, me dit Laurence ; c’est un gouffre de fleurs, de roches, de mousse et d’herbes folles, où je viens oublier le passé quand il me tourmente trop. Je m’abîme dans la contemplation d’une guirlande de roses sauvages ou d’une touffe de graminées, et je me figure que je n’ai jamais vécu autrement que les pierres et les feuilles ; elles sont heureuses autant qu’elles peuvent l’être, vivant dans leur milieu naturel et point tourmentées dans leur passive existence. Pourquoi ne serais-je pas aussi contint qu’elles, moi qui, pardessus le marché, ai la faculté de sentir mon bonheur ? Mais je ne puis rester longtemps ainsi, je sens quelquefois que, pendant que ma volonté dit oui, des larmes qui tombent lâchement sur mes mains oisives disent non !

— Alors, ne restons pas ici. Ne m’y racontez pas vos chagrins ; ils détruiraient peut-être à jamais la vertu de votre oubliette.

— Qui sait ? ce sera peut-être le contraire ! les pensées que l’on repousse reviennent avec plus d’obstination. Tenez, je n’aurais peut-être pas demain le courage de continuer mon récit, et je sais que vous devez partir au premier jour. Avalons d’un trait l’amer breuvage !

Et le fils du jardinier, ayant lavé ses mains terreuses dans le ruisseau, reprit ainsi l’historique de sa vie d’artiste :


SUITE DE L’HISTOIRE DE PIERRE QUI ROULE.


LE NAUFRAGE.


Je vous ai laissé dans le boudoir qui attenait à la chambre bleue, Bellamare rentrant pour y reprendre son chapeau, moi sortant de derrière la porte en tapisserie et lui apparaissant comme la statue du Commandeur.

Il fut surpris, inquiet, contrarié : ces émotions passeront rapidement sur son masque expressif et se résolurent irrésistiblement en un immense éclat de rire.

— Vous comprenez, lui dis-je, que je suis venu ici croyant fermement entrer au n° 23 ; on m’a emprisonné ; je n’ai rien compris, j’ai dormi…

— Et tu n’as rien entendu ?

— J’ai entendu tout. J’ai vu la personne, mais avec le voile ; j’ai deviné la taille, je n’ai pas aperçu la figure.

— Tant pis pour toi, une merveille ! la Fornarina blonde !

— Vous êtes amoureux d’elle, cher directeur ?

— Amoureux désintéressé.

— Vous ne l’épouseriez pas ?

— Non certes.

— Pourquoi ?

— Tu ne sais donc pas que je suis marié ?

— Ma foi, non.

— Je le suis et charmé de l’être, parce que, si je ne l’étais pas, j’aurais peut-être la fantaisie du mariage, et que je pourrais tomber encore plus mal.

— Votre femme ?…

— Est au diable, je ne sais où ; mais il ne s’agit pas d’elle. Je suis chargé de te tâter prudemment. La destinée se rit des précautions de l’adorable comtesse. Je n’ai plus qu’à t’interroger, mais pas ici, où nous ne sommes ni chez nous ni chez elle. Je te sais honnête homme, je n’ai pas besoin de te recommander le silence. Sortons prudemment, et ne va pas maintenant chez le voisin. Viens à mon hôtel ; chemin faisant, nous causerons.

La vieille femme qui nous fit sortir ne marqua aucune curiosité, ne nous dit pas un mot, et referma la porte sans aucun bruit. Quand nous fûmes assez loin pour ne pas troubler le silence de cette rue mystérieuse où le jour commençait à se glisser :

— Eh bien, me dit Bellamare, voilà un joli début dans la carrière des amours ! Je n’ai rien à t’apprendre ; puisque tu sais tout, ma commission est faite. C’est à toi de réfléchir et de te demander si tu consens à ce que cette première aventure soit la dernière de ta vie, car la dame l’entend ainsi, et son droit est de l’exiger. Que lui répondrai-je ?

— Vous feriez mieux de me conseiller que de me questionner, lui dis-je ; je ne peux pas être épris d’une femme que je n’ai pas vue, et je suis si surpris et si troublé, que je n’ai pas une idée dans la tête. Que penseriez-vous à ma place ?

— Veux-tu que je te dise comment je me suis raisonné dans une circonstance analogue ?

— Oui, je vous en prie.

— J’étais jeune et pas plus beau que je ne le suis, mais très-passionné pour les femmes, et les femmes prisent beaucoup ces natures émues. J’avais donc des succès autant qu’un autre, mais des succès bizarres comme ma figure et mon esprit. Une Anglaise riche à millions, dont j’avais repêché la nièce tombée à l’eau dans une traversée du lac de Genève, s’imagina de m’aimer et de vouloir être aimée. Je ne demandais pas mieux, bien que j’eusse préféré la nièce ; mais la nièce me trouvait fort laid avec ses yeux de quinze ans, et la tante, qui avait passé quelque peu la trentaine, voulait m’enchaîner et m’enrichir en m’épousant. J’éloignai la question le plus possible ; mais, quand je vis qu’elle y tenait avec l’obstination que ces insulaires portent dans leurs excentricités, je fis mon portemanteau et me glissai, à l’aube naissante, hors des jardins d’Armide. Je n’ai plus entendu parler de milady, qui était pourtant une belle et bonne créature, — et je préférai épouser une petite Colombine dont j’étais amoureux, laquelle me quitta pour un Lindor toulousain qui disait à l’habilleur au moment d’entrer en scène : Dônez-moi mes bôtes môles. J’eus grand tort d’épouser cette baladine, mais j’eus grand’raison de la préférer à la vertueuse et romanesque Anglaise. Colombine, en reprenant sa liberté, n’a pas emporté la mienne. En me préférant un âne, elle ne m’a pas ôté mon esprit ; enfin, en n’appréciant ni mon talent ni mon cœur, elle a laissé intacts mon cœur et mon talent.

— J’entends, lui dis-je ; une femme qui vous eût donné la fortune et la considération aurait eu moralement sur vous droit de vie et de mort.

— Et plus elle eût mis de douceur à m’accaparer et à me soumettre, plus je me serais senti enchaîné et dompté, parce que je suis, comme toi, bon et loyal ; mais que j’eusse été malheureux dans la cage ouatée des convenances sociales ! Un artiste comique qui n’est pas fou dans sa vie privée comme sur les planches tourne vite à la mélancolie et au suicide. Enfin, j’ai repoussé la richesse, et plus d’une fois, sous d’autres formes que celle du mariage. Je n’ai jamais voulu de chaînes, tout le monde pense que j’ai eu tort ; mais, moi, je me donne raison, parce que je me sens toujours jeune et vivant. Ne me dis pas ton opinion sur mon compte, c’est inutile, pense à ton cas particulier. Tu es beau et pas comique. La personne à qui tu plais paraît aussi sérieuse qu’on peut l’être en amour ; tu n’es pas encore assez lancé dans la vie de théâtre pour qu’il t’en reste des regrets ineffaçables. Tu es peut-être ambitieux sans le savoir, et capable de jouer ton rôle sur la scène du monde réel. S’il en est ainsi, épouse, mon cher enfant, épouse ! La vie est une pente, les uns ont pour destinée de descendre dans les plaines où poussent l’or et le blé, les autres de monter jusqu’aux rocs stériles où l’on ne récolte que le vent et les nuages. Fais faire à ton moral quelques entrechats, tu verras bien s’il est lourd ou léger, s’il tend à rouler dans le positif ou à se laisser emporter par la folle brise. Et, sur ce, allons faire un somme.

Je le suivis sans lui répondre, incertain et fatigué. Je me jetai sur un lit et ne trouvai aucune issue à mes perplexités.

Bellamare dormit quelques heures et se prépara à partir avec Impéria et Anna, qui était tout à fait rétablie.

— Je te laisse libre ici jusqu’à demain, me dit-il ; va trouver Léon et vois avec lui les monuments de la ville. Et même tu peux lui demander conseil sans lui parler du n° 25 et sans lui donner aucun détail, aucun renseignement qui puisse le conduire par hasard à deviner plus tard la personne. Du reste, Léon est aussi sûr que moi-même, c’est un jeune homme sérieux, un esprit de haute trempe. Son avis doit avoir pour toi plus de poids que le mien.

— Ne me direz-vous pas, à moi, le nom de la comtesse ?

— Jamais, à moins qu’elle ne m’y autorise. À propos, je suis chargé, si tu t’en souviens, de savoir si ton cœur est libre. L’est-il, oui ou non ?

En ce moment, Impéria sortait de sa chambre, portant son petit sac de nuit en moquette fanée et usée, et rassemblant les plis de son mince manteau de voyage pour dissimuler sa robe craquée aux entournures. Le contraste de cette pudique misère avec l’opulence de la dame entrevue à travers les riches dentelles me saisit comme une révélation de mon propre instinct. Étais-je ambitieux ? Étais-je sensible au prestige du luxe, si chatoyant aux yeux qui n’y sont pas habitués ? La pauvreté me répugnait-elle ? Pouvais-je entrevoir par l’imagination une jouissance de la richesse capable de me faire oublier l’image chérie de ma petite camarade ? Mon âme me cria non de toutes ses forces et avec toute sa spontanéité.

— Eh bien, reprit à voix basse Bellamare, je te demande si ton cœur est libre ? Es-tu sourd ?

— Ma foi, répondis-je tout bas, madame la comtesse est trop curieuse.

Bellamare me prit par le bras, m’éloigna d’Impéria de deux ou trois pas, et me dit :

— Si tu songes à celle-ci, tu ne peux pas songer à l’autre ?

Je n’osai livrer mon secret à Bellamare. J’avais trop peur qu’il ne me fût contraire. Je répondis que j’étais libre de toutes les manières, et que j’y regarderais à deux fois avant de renoncer à un si grand avantage.

— Vous viendrez nous rejoindre demain à Tours ? me dit Impéria au moment de monter en wagon : songez que, sans Léon et sans vous, nous n’oserons faire un pas.

— N’avez-vous point les autres et le cher directeur ?

— Le cher directeur va être trop occupé de l’installation générale, et les autres sont bien gentils, mais ce n’est pas vous. Adieu ! Amusez-vous bien, et ne nous oubliez pas.

Elle partit en me regardant d’un air si chastement affectueux, que l’émotion de la chambre bleue me parut un vain songe. On eût dit qu’Impéria devinait ma situation, et je me persuadai que ses yeux me disaient : « N’en aimez pas une autre que moi. »

Je ne parlai point de ces choses à Léon. Du moment que je n’étais pas incertain, je n’avais pas à le consulter. Je ne lui parlai que de lui. Son ami du n° 23 était un fils de famille assez instruit et assez sérieux pour un homme de loisir. Nous vîmes ensemble le château de Blois, dont il nous fit l’historique détaille d’une façon intéressante. Le soir, il nous proposa de rester chez lui et de causer tout simplement en prenant du punch et en fumant d’excellents cigares. C’est dans cette tranquille causerie que je compris pour la première fois les préoccupations mystérieuses de Léon.

Léon n’était plus un enfant, il avait trente-deux ans, il avait beaucoup vécu et il s’était beaucoup instruit en vivant. Sa passion dominante avait toujours été le théâtre. Il en aimait toutes les fictions et n’en acceptait aucune réalité. C’était l’esprit et non la lettre qui le soutenait. Il aimait tous ses rôles, en ce sens qu’il les complétait dans sa pensée et que, soignant beaucoup son aspect extérieur, maquillage et costume, il entrait toujours en scène en se persuadant qu’il était le personnage de son interprétation ; mais, en même temps, il détestait tous ses rôles, parce qu’il ne les trouvait pas tracés et écrits dans son sentiment. Enfin il était trop maître pour être virtuose, trop lettré pour être interprète, et il regimbait sans cesse intérieurement contre sa tâche, sans vouloir pourtant y renoncer, et sans pouvoir penser à autre chose que son cher et odieux métier.

Il écrivait, je vous l’ai dit, et je me suis toujours persuadé, je me persuade encore qu’il avait du génie, mais le génie le plus malheureux qu’on puisse avoir en partage, le génie sans talent. Ses pièces étaient remplies d’originalité, d’élans vigoureux, de situations fortes et simples ; elles avaient ce cachet de grandeur et cette austérité de moyens qu’on trouve chez les grands maîtres du temps passé. Malgré ces qualités supérieures, elles étaient impossibles pour la plupart ; il eût fallu les refondre entièrement et les traduire en partie pour les faire comprendre au public. Jouées devant dix ou douze personnes lettrées, elles les eussent charmées ; mais tout nombreux auditoire représente une majorité d’ignorants ou d’esprits paresseux qui ne peut ni chercher, ni comparer, ni se souvenir, ni deviner. En province surtout, il faut ne rien laisser à l’interprétation du vulgaire, elle va trop loin quand elle s’en mêle, et se scandalise horriblement de ce qui ne choquerait pas des esprits sérieux et cultivés.

Léon en voulait un peu à Bellamare de ce qu’il n’avait encore voulu jouer qu’un ou deux de ses ouvrages, et de ce qu’il avait exigé des remaniements et des sacrifices considérables. Il disait que le devoir d’un homme d’intelligence, d’un véritable artiste comme notre directeur, était d’essayer d’instruire et de former le public, d’en créer un au besoin, n’importe où, au lieu de subir le mauvais goût et de s’asservir à l’ignorance du public tout fait de tous les pays. Bellamare avait répondu à ces reproches :

— Donne-moi une salle et cent mille francs de subvention, je te jure de faire jouer tes pièces et toutes celles des auteurs inconnus qui feront preuve de génie ou de talent, ces pièces fussent-elles destinées à n’avoir aucun succès. Je ne mettrai pas un sou dans ma poche, et je serai très-heureux de faire de l’art ; mais, avec rien, on ne peut rien.

Léon avait baissé la tête. Il n’accusait pas Bellamare, il l’estimait et l’aimait ; mais il accusait le temps et les hommes, il dédaignait son siècle, il s’y trouvait à l’étroit et s’y traînait comme un condamné qui n’a pas mérite son sort. Il ne voulait faire au vulgaire aucune concession, et son ami de Blois l’encourageait à garder l’orgueil de son génie. Moi, je sentais que ce génie était trop incomplet pour se montrer si intolérant ; mais je n’osai le lui dire, car il le disait lui-même, il le sentait, et c’était la véritable cause de sa tristesse. Il avait soif du beau et ne savait pas trouver en lui la source où l’homme vraiment doué se désaltère sans avoir besoin du contrôle des autres.

Quant à moi, je ne fus pas meilleur à Tours qu’à Baugency, et Vendôme ne vit pas éclore mon talent d’artiste. Les autres villes où Bellamare gagna et perdit de l’argent ne firent pas grande attention à moi. J’étais tout au plus passable. Je ne faisais pas tache dans l’ensemble, mais je n’y jetais aucun éclat, et mes camarades ne se faisaient plus d’illusion sur mon compte. Bellamare, toujours paternel, assurait que je lui étais utile. Pourtant, je ne pouvais remplacer Lambesq, qui lui était insupportable, et il ne put le congédier qu’à la fin de notre tournée. Elle s’acheva sans que rien eût justifié l’espoir que j’avais eu de devenir l’appui et l’époux d’Impéria. Elle allait rentrer à l’Odéon, et je ne pouvais songer à solliciter un engagement à ce théâtre. Il y avait bien des sujets aussi pâles que moi, mais ils sortaient du Conservatoire. Bocage ne les aimait pas. Il disait qu’à moins d’être doués d’un génie spécial, ils étaient tous marqués du même gaufrier et incapables d’assouplir leurs lignes roides à son enseignement ; mais ces élèves avaient des droits, et je n’en avais pas. Je ne voulus pas faire de démarche inutile. Je n’aspirais qu’à garder mes entrées pour me trouver auprès d’Impéria. D’ailleurs, les vacances arrivaient, et mon père comptait sur moi. Je me séparai de mes camarades à Limoges, et, là, Bellamare me proposa de m’engager pour l’hiver, qu’il comptait passer dans le nord de la France, ou de me faire engager dans quelque troupe fixée dans une grande ville. Je le remerciai. Je voulais reprendre mes études à Paris jusqu’à nouvel ordre et ne pas m’éloigner d’Impéria. Son amitié, à défaut de son amour, était toute ma joie, et j’espérais toujours, sans savoir par quel chemin j’arriverais à pouvoir lui offrir ma vie.

Je donnai pour prétexte qu’avant de me jeter définitivement dans la carrière dramatique, je voulais consulter ma famille. Bellamare m’approuva.

— Voici, me dit-il, une affaire réglée pour le moment. Si tu changes d’avis, viens me rejoindre. En écrivant à l’Odéon, tu sauras toujours où je suis. Il suffirait, d’ailleurs, d’adresser tes lettres à Constant, il me les fera parvenir ; mais nous avons à apurer un autre compte. Je ne t’ai pas reparlé de la comtesse, tu ne m’as pas fait de questions sur elle : c’était notre devoir à tous deux. J’attendais ton initiative, tu attendais peut-être la mienne ; tant il y a qu’au moment de nous séparer, il faut nous expliquer sur son compte.

— N’avez-vous pas encore écrit à cette dame ?

— Si fait, je lui ai écrit la vérité. Je lui ai dit que tu avais entendu, bien malgré toi, ses confidences, et que tu ne connaissais pourtant ni son nom ni sa figure. J’ai ajouté que tu m’avais semblé irrésolu, que je t’avais conseillé de réfléchir, et que je ne te quitterais pas sans t’avoir demandé le résultat de tes réflexions. Parle le moment, est venu.

— Dites-lui, répondis-je, que je suis touché, reconnaissant ; que sa grâce m’a frappé, bien que ce fût à travers des draperies impénétrables ; que j’ai aperçu le bout d’un pied divin et l’or d’une royale chevelure… Ne lui dites pas que ces cheveux pouvaient être faux, et qu’il est difficile d’être amoureux d’une femme qui cache son visage et jusqu’au son de sa voix ; mais vous pouvez bien lui dire que la bonne foi de son langage m’a rempli de confiance et de respect. Oui, dites-lui cela, car c’est la vérité, et plus j’y ai songé, plus je me suis senti d’estime pour elle. Vous n’avez pas besoin d’ajouter que, si elle n’avait pas parlé de mariage… Mais cette chose sérieuse m’a rendu sérieux, et vous pouvez conclure en disant que je suis trop jeune pour accepter une si haute destinée sans terreur. Il faudrait avoir une grande outrecuidance pour s’en croire digne et pour être sûr de la mériter toujours.

— Très-bien, s’écria Bellamare, c’est rédigé de façon que je n’y veuille rien changer ; mais n’as-tu pas dans le cœur un petit post-scriptum de regret qui adoucirait la solennité du refus ? car c’est un refus, il n’y a pas à dire, et qui sait si, dans deux ou trois ans d’ici, tu ne t’en repentiras pas ?

— Mon cher directeur, j’ai attendu votre conseil dans un état de perplexité dont vous ne devinez pas la vraie cause, et la voici : si vous me trouviez réellement du talent, vous m’eussiez dit sans hésiter : « Ne songe pas aux comtesses, étudie tes rôles ! » Votre silence m’a prouvé le peu de foi que vous avez dans mon avenir d’artiste. Il est donc possible que je fasse une grande sottise en terminant par un refus ma charmante aventure ; mais, sans avoir beaucoup médité, je crois qu’il faut s’y résoudre, ou jouer le rôle d’un précieux ridicule et de mauvaise foi. Je suis trop jeune pour être un don Juan ; je voudrais en vain abuser des avantages que le hasard m’a donnés sur cette femme pour la tromper, je ne saurais pas. J’aime mieux confesser mon ingénuité et m’en consoler avec son estime.

— Très-bien, reprit Bellamare ; c’est toujours très-bien ! Tu es vraiment un cœur d’or, et j’espère toujours que tu seras un artiste. Consulte ta famille, tu le dois, et, si elle te laisse libre, attends le moment où, vers la fermeture de l’Odéon, j’irai passer, comme de coutume, quelques semaines à Paris. Nous rependrons nos études seul à seul, et j’ai dans l’idée que je ferai sortir de toi, par le geste, la physionomie et l’accent, tout ce que ton être renferme de beau et de bon.

Je le quittai en pleurant. Tous mes camarades me serrèrent dans leurs bras ; Moranbois seul me tourna le dos en levant les épaules quand je voulus l’embrasser aussi.

— C’est donc que j’ai fait quelque mauvaise action ? lui dis-je ; vous ne m’estimez plus ?

— Tu en as menti, répliqua-t-il de son ton le plus méprisant. Je suis assez crétin pour t’aimer ; mais tu es un pourceau de nous quitter au moment où l’on s’attache à toi ! Voilà les jeunes gens ! toujours ingrats !

— Je ne suis pas Léonce, lui dis-je en l’embrassant malgré lui, et, si je lui ressemble jamais, je vous permets de me mépriser.

Quant à Impéria, elle me parut beaucoup plus occupée d’un nouveau rôle qu’elle étudiait que de mon départ, et j’en fus si douloureusement blessé, que je résolus de partir sans aller lui dire adieu. Elle était au théâtre avec Anna, répétant une scène avec acharnement ; mais, au moment où je montais en diligence, je la vis accourir tout essoufflée avec sa compagne. Elles m’apportaient un joli souvenir qu’elles avaient brodé pour moi dans les coulisses pendant les répétitions, et Impéria me fit ses adieux avec un sourire mouillé de larmes qui me remit en sa possession corps et âme.

Mon père me revit avec joie et me questionna à peine sur l’emploi de mon temps. En me voyant studieux et content de mon sort en apparence, il ne chercha pas à comprendre pourquoi j’avais voyagé tout l’été.

Je me sentais pourtant comme désespéré, et pour la première fois je trouvai ma ville, ma maison, mon existence intolérables. Je mesurai l’abîme qui me séparait de mes compagnons d’enfance, et la grossièreté de mon milieu normal me blessa comme une injustice de la destinée. En y réfléchissant, je reconnus vite que ce n’était ni la faute de ce milieu, si je ne l’acceptais plus, ni la mienne, s’il ne pouvait plus me satisfaire. Tout le mal venait de la naïve ambition que mon père avait eue de m’élever au-dessus de son état. Pour en sortir véritablement, il me fallait non-seulement des années de travail assidu et de courage à toute épreuve, — et je m’en sentais capable, — mais encore une certaine supériorité d’intelligence, et mon médiocre essai dramatique m’avait jeté dans un grand doute de moi-même. Vous me direz que cela n’était pas raisonnable, que, le théâtre étant une spécialité bien tranchée, ma gaucherie et ma timidité ne devaient pas me décourager du barreau, qui est une tout autre spécialité. Je me persuadai, je m’imagine encore que les deux ne font qu’une, et que je serais encore plus mauvais orateur que je n’étais mauvais comédien.

En me tourmentant de cette crainte, j’achevai de me rendre incapable de la vaincre, et je tombai dans un profond dégoût de mes études de droit. Je n’avais pas de quoi acheter une étude d’avoué ou de notaire, j’aimais autant être jardinier que maître clerc à perpétuité. Je ne voulais pas songer à la magistrature, nous étions dès lors dans un courant politique qui préparait la dictature ; j’avais les opinions de mon âge et toute mon ardeur d’étudiant. Je ne voulais recourir ni à la protection de mon oncle, le baron député, ni à celle d’aucun des gros bonnets de mon département ; pour obtenir leur appui, il eût fallu m’engager à servir une réaction que ma tête bouillante n’acceptait pas, et à la durée de laquelle la jeunesse d’alors ne croyait point.

Nous ne sommes pas ici pour parler politique. J’ignore vos opinions, et je n’ai pas à vous exhiber les miennes ; mais je dois vous dire que mon caractère est resté sauvage d’indépendance morale, et que, sous ce rapport, je ne m’étais pas trompé de chemin en me jetant dans la vie d’artiste ; seulement, il eût fallu légitimer cette ambition de liberté par un vrai talent, et je n’avais peut-être pas de talent du tout ! Qu’y faire ? C’était tant pis pour moi !

L’ennui me dévorait, car, de toutes les causes d’ennui, l’irrésolution est la plus pesante. J’étais navré de ne pas trouver un but à ma destinée et de ne plus savoir à quoi employer mon activité, mon intelligence, ma facilité à apprendre, ma mémoire, les forces de mon tempérament, de mon cœur et de mon cerveau. J’avais cru sentir que j’étais quelqu’un, que je pouvais devenir quelque chose, et tout à coup je ne trouvais en moi qu’impuissance et découragement, autour de moi qu’obstacles ou précipices. La maladie de Léon me gagnait, et j’en ressentais l’épouvante.

Il y a des milliers de jeunes gens dans cette position, car l’homme du peuple, sitôt qu’il est un peu au-dessus du besoin, aspire à pousser ses enfants plus haut que lui. Les fils de famille, dont la position est toute faite d’avance, ne savent pas ce que nous souffrons à l’âge triomphal où l’on on finit avec l’esclavage abhorré du collège, pour s’emparer dune liberté qui ne conduit qu’au malheur, à moins d’un suprême effort ou d’une chance invraisemblable. Celui de nous qui parvient ne fait que son devoir aux yeux des parents qui se sont sacrifiés pour lui ; celui qui, faute d’intelligence et d’énergie, succombe est durement condamné. On fait trop et trop peu pour nous. Il vaudrait mieux donner moins et moins exiger.

Mon père n’était pas homme à me condamner ainsi ; mais je savais ce qu’il souffrirait en me voyant échouer, et je me demandai si je ne ferais pas mon devoir en le dissuadant de sa chimère de déclassement avant que ses espérances fussent plus enracinées. Il était temps encore de lui dire que je ne me sentais pas la vocation qu’il m’avait gratuitement attribuée, que j’avais essayé de parler en public et que je parlais mal, enfin que je préférais l’aider dans son travail et apprendre son état sous sa direction. Certes, j’aurais dû agir ainsi dès cette époque ; mais, d’une part, l’amour me tenait, et avec lui le désir de suivre les pas de mon idole ; de l’autre, le travail manuel, auquel je n’avais pas été habitué, me remplit d’effroi, et je ne pus vaincre le dégoût que m’inspirait cette sorte d’abrutissement où je devrais plonger ma pensée. Je me sentais capable de ne rien faire de ma volonté plutôt que de l’asservir ainsi. J’avais grand tort, monsieur, je me trompais absolument : l’acceptation de la paresse est la plus funeste pensée qui puisse traverser une tête humaine. Je ne me doutais pas de ce que l’âme conserve de forces quand elle est résolue à se défendre ; mais, que voulez-vous ! j’étais trop jeune pour savoir cela.

Au milieu de ces angoisses secrètes, je reçus — le même jour, ceci est à noter, — deux lettres que j’ai été prendre tout à l’heure dans ma chambre et que je vais vous lire La première est d’Impéria.


« La Haye, 1er octobre 1850.

« Mon cher camarade, vous aviez promis de nous écrire, et nous commençons à être inquiets de votre silence. M. Bellamare me charge de vous le dire, et je joins mes reproches aux siens. Avez-vous si tôt oublié vos compagnons, vos amis, votre paternel directeur et votre petite sœur Impéria, qui n’en saurait prendre son parti sans regret ? Non, c’est impossible. Ou vous êtes trop heureux dans votre famille pour lui voler une heure et nous la consacrer, ou vous y avez quelque préoccupation fâcheuse dont vous ne voulez nous parler qu’après coup : peut-être un parent malade, peut-être votre père, que vous aimez tant et dont vous m’avez si bien parlé ? Enfin prenez une minute pour nous rassurer tous, et, si c’est le plaisir, les vacances, la chasse, les excursions, les amusements du pays et de la famille qui vous accaparent, nous serons contents de le savoir et n’exigerons pas une longue lettre.

« Au risque de vous arriver dans un moment où vous n’y prendrez pas grand intérêt, il faut que la mienne vous donne certains détails sur nous autres. Je commencerai par moi, car vous devez être surpris de voir, au timbre de l’adresse, que je ne suis pas à Paris.

« C’est que j’ai pris tout d’un coup, cette année, une grande résolution. L’Odéon avait accepté les conditions de mon réengagement, et, peu de jours après que vous nous eûtes fait vos adieux à Limoges, M. Bellamare reçut ledit engagement signé de M. Bocage et n’attendant plus que ma propre signature. J’avais réfléchi, je sentais bien qu’en augmentant mes petits appointements, on allait exiger de moi des progrès que je n’avais pas faits ; puis je me rappelai combien la vie de Paris est coûteuse et triste quand on est seule au monde ! Mon cœur se brisait à l’idée de quitter, pour les trois quarts de l’année, la troupe qui est devenue ma famille et où je suis si heureuse, pour aller m’enfermer dans ma petite chambre humide et noire de Paris, où ma santé a tant souffert l’hiver dernier, et où une maladie plus longue me réduirait à recevoir l’aumône de mes camarades ou celle de ma concierge, ou à mourir seule dans mon coin comme un oiseau tombé du nid. Enfin Paris m’a fait peur pour le présent et pour l’avenir. Si je dois avoir du talent, ce n’est pas là que j’en acquerrai, n’ayant pas le moyen de payer un bon professeur et ne voulant pas devoir mon succès à sa charité. Je suis méfiante, vous le savez, quand je ne connais pas les gens, et je me réfugie sous les ailes où je sais pouvoir être tranquille. J’ai donc supplié M. Bellamare de me garder pour élève et pour pensionnaire, et, après avoir usé toute sa généreuse éloquence à vouloir me prouver que j’agissais contrairement à mes intérêts, il a bien voulu céder. Vous ne me reverrez donc pas à Paris cet hiver ni peut-être l’hiver prochain, car je ne me sens pas l’ambition qu’on m’attribuait d’y chercher fortune et d’y attirer les yeux. Je me trouve plus à mon plan dans ces villes de province où on n’en demande pas tant, et où nous ne restons pas assez pour qu’on ait le temps de se dégoûter de nous. Je me sens très-bohémienne, je vous l’ai dit. C’est affaire de modestie et de raison autant qu’affaire de goût.

« Vous voilà renseigné sur mon compte. Je passe aux autres personnages de notre roman comique. Anna est toujours avec nous et toujours charmante comme artiste, excellente comme amie et comme pensionnaire, bien que Moranbois soit toujours impitoyable pour ses migraines. Ledit Moranbois n’a pas atténué la couleur de son style, mais il a cessé de me croire avide et personnelle, et au fond c’est le meilleur des hommes. Léon a terminé un drame que je trouve très-beau à la lecture, mais qui est aussi injouable que les autres. Je crois pourtant qu’on pourrait le risquer ici. Les impassibles Bataves qui nous écoutent religieusement, sans paraître comprendre un mot de ce que nous disons, accepteraient tout aussi bien les plus grandes excentricités que les autres nouveautés de notre répertoire. Tout passerait chez eux comme de l’eau à travers une claie ; je crois que le sifflet est un instrument dont ils n’ont jamais entendu parler. Il est vrai qu’ils ignorent également l’usage d’applaudir, et que, si l’on n’avait sous les yeux toutes ces grosses faces luisantes de santé, on croirait jouer dans le désert. Il y a des moments, je vous assure, où leur immobilité, la fixité de leurs yeux d’émail, l’indifférence absolue de leurs figures colorées toutes de même, font l’effet d’une assemblée de figures de cire sortant toutes du même moule, dont on aurait meublé une salle vide pour simuler un public. Cela a quelque chose d’effrayant qui glace et qui coupe la voix ; aussi je suis mauvaise ici plus que je ne l’ai jamais été.

« Lambesq est remplacé par Mercœur, un guirlandeur, comme nous disons, qui imite Frederick Lemaître… à ne s’y pas tromper ; mais c’est un brave homme qui a femme et enfants, qui travaille comme un cheval et rugit comme un lion enrhumé. Le petit Marco gagne tous les jours. C’est le plus heureux de nous devant le public, qui partout chérit le bouffon. Lui, c’est un brave enfant, qui vous aime et vous regrette beaucoup.

« Lucinde est en quartier d’hiver chez son marchand de vin, qui est devenu veuf et qu’elle prétend épouser. Qu’importe ? À sa place, nous avons Camille, qui fut belle et qui a encore du talent. Purpurino n’a plus guère d’emploi depuis que Marco joue ses rôles. Il en maigrit de jalousie ; pour le consoler, Bellamare lui promet de lui faire dire le récit de Théramène dans le plus prochain bénéfice. Voilà tout, je crois. Je finis en vous serrant les deux mains, et je ne vous parle pas de la possibilité de votre retour au bercail ambulant. Notre directeur doit vous en écrire au premier jour de liberté qu’il pourra prendre aux cheveux.

« Pour moi et pour vos autres fidèles et dévoués camarades.

» IMPÉRIA. »


D’abord je crus renaître à la vie en lisant ces petits pieds de mouche ; je les baisai mille fois, je les arrosai de mes larmes, j’interprétai à ma fantaisie leur gaieté, leur insouciance, leur bienveillante gentillesse. Il me fallut lire l’autre lettre pour comprendre le vide et la froideur de la première ; écoutez-la :


« M. B… m’a écrit enfin. — Vous dites non. C’est bien non ; ce sera non aussi pour moi. Sans dépit, sans honte, sans désespoir, j’accepte l’arrêt de votre sincérité et j’apprécie d’autant plus votre caractère. Peut-être aurais-je eu quelque effroi de moi-même, si vous eussiez dit oui ; mais me voilà bien rassurée et bien fière de mon choix, car vous resterez, bon gré, mal gré, celui que j’ai choisi, que j’ai voulu, celui que je respecte, celui que j’aime. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi, et vous n’aurez pas le regret d’apprendre que je suis morte de mon amour. Au contraire, j’en vivrai. Il sera l’événement, le sérieux roman, le beau et le bon souvenir de ma vie de femme. Je ne sais ce que sera cette vie par rapport au monde qui m’entoure, mais je sais qu’au fond de mon âme ranimée il n’y aura plus d’effroi ni d’ennui. Il y aura une certitude, une pensée, une foi, une tendresse, une reconnaissance ; il y aura vous, aujourd’hui et toujours.

« L’INCONNUE DE BLOIS. »

Permettez-moi de ne pas vous montrer son écriture ; mais je peux vous assurer qu’elle est claire, ferme, élégante et rapide. Elle est lisible comme une âme d’enfant, comme un cœur de mère. Elle me causa des palpitations comme si je sentais se poser sur ma tête cette main si généreuse et si loyale, et comme si la voix mystérieuse que j’avais entendue de la chambre bleue me disait à l’oreille : « Fou que tu es, comment peux-tu hésiter et douter ? »

Je relus de nouveau la lettre d’Impéria ; on m’y disait bien clairement que, dans le dégoût et l’effroi de la vie de Paris, l’idée de m’y retrouver n’avait pas pesé le poids d’un cheveu. Soit pudeur, soit véracité, on ne m’y parlait d’amitié que comme interprète d’une collectivité ; mais le cœur, qui eût pu glisser adroitement ou instinctivement sa note personnelle dans le concert, ne s’était ni dévoilé, ni trahi. Le désir de me rappeler au bercail ambulant ne s’était pas manifesté. Je m’étais battu pour elle, et je ne lui avais jamais parlé d’amour ; elle m’en savait gré. Elle m’estimait assez pour m’écrire ; mais toute la troupe avait vu sa lettre et tout le monde pouvait la commenter. Ce qu’elle disait de sa tendresse pour ses compagnons de bohème était à leur adresse et non à la mienne.

Moranbois avait eu raison. Elle n’aimerait jamais personne ; sage et froide comme son talent, elle avait besoin du cabotinage pour se dégeler un peu et ne pas s’ennuyer de sa propre raison. Ce n’est pas l’art qu’elle aimait, c’était le mouvement et la distraction nécessaires à son tempérament craintif et glacé.

Quelle lubie, quelle monomanie m’avait donc poussé vers elle ? Pourquoi avais-je dédaigné cette inconnue, qui ne craignait pas de se faire connaître jusqu’au fond de l’âme ? J’avais le cœur entier, je possédais le secret enivrant d’une femme invisible dont je ne savais pas le nom ; la véritable inconnue, c’était la camarade qui me tutoyait dans l’animation de nos études journalières, et qui, pour cacher le vide effrayant de son cœur, avait inventé un amour mystérieux qu’elle n’éprouvait pas.

Sans hésiter, sans réfléchir, et tout entier à mon premier mouvement, je pris deux feuilles de papier, j’écrivis sur l’une : Portez-vous bien ! sur l’autre : Je vous adore ! Je mis le nom d’Impéria sur la première ; j’écrivis sur la seconde : À l’inconnue, et je mis les deux envois cachetés dans une enveloppe à l’adresse de Bellamare ; mais, au moment de fermer celle-ci, je fus lâche. Je retirai les trois mots destinés à Impéria. Je me persuadai que j’étais trop fier pour lui témoigner du dépit. Je transigeai par un atermoiement, et, feignant de n’avoir pas encore reçu sa lettre, j’écrivis à Bellamare :

« Vous m’oubliez. J’apprends par hasard où vous êtes. Je veux vous dire que je vous aime toujours comme un père, et vous prie de me rappeler au bon souvenir de mes camarades. Serez-vous assez obligeant pour faire passer à l’inconnue… que vous savez la petite lettre ci-incluse ? »

Et la lettre partit. Je vainquis l’effroi que me causait mon audace. Ma main tremblait en jetant dans la boîte ces trois mots à la comtesse, qui enchaînaient peut-être ma conscience et ma vie pour jamais. Je le sentais, je m’obstinais. Il m’était doux de rompre avec Impéria. Je savourais une sorte de vengeance que je n’osais pas lui dire, qui ne l’atteignait nullement, qui l’eût fait rire si elle l’eût connue, et qui pouvait retomber cruellement sur moi seul, mais qui satisfaisait mon orgueil et me débarrassait, selon moi, d’une année de contrainte et de tourments.

Il en fut ainsi durant quelques jours, puis je songeai qu’il fallait pourtant répondre à Impéria. Je réussis à lui écrire longuement la lettre la plus folle et la plus gaie. J’y mis beaucoup de coquetterie, et je crois vraiment que la colère surmontée me donna de l’esprit. Je lui exprimai tout juste la dose d’attachement qu’elle m’avait si bien mesurée et ne témoignai aucun désir de la rejoindre. Je brûlais encore une fois mes vaisseaux, et croyais les brûler pour la dernière fois.

L’incident me rendit l’envie de travailler. Si la comtesse acceptait mon retour et comprenait ce cri spontané de mon cœur, je devais employer le temps qui me retenait loin d’elle à me rendre digne d’elle. Il n’était pas nécessaire pour cela que je fusse reçu avocat et que je fisse l’épreuve d’un talent douteux ; mais je devais étudier le droit pour n’être pas inhabile aux luttes de la vie pratique, et je devais en même temps développer et orner mon intelligence dans tous les sens, autant que possible. Je me remis donc à l’ouvrage avec une sorte de fureur. Je me procurai tous les livres sérieux que l’on put me prêter dans le pays. Je commençai à apprendre tout seul les langues, la musique, le dessin, l’histoire naturelle, me promettant de passer l’année suivante à Paris et d’y prendre autant de leçons que ma légitime pourrait en payer et que les journées pourraient en contenir. Mon père, qui était si fier de me voir lire et écrire de temps en temps, fut émerveillé de me voir lire et écrire jour et nuit. Il n’avait aucune idée de ce que peut être la fatigue du cerveau.

J’attendis avec anxiété l’effet de ma déclaration à la comtesse. Je fus désappointé de ne recevoir aucune réponse. Les vacances finissaient. Je partis pour Paris sans projet arrêté ; mais, ayant pris goût au travail et poussé par l’amour-propre, voulant réparer mon échec au théâtre en acquérant une valeur quelconque, je me tins parole : je m’isolai de mes anciens compagnons de plaisir, je m’enfermai avec des livres et ne sortis que pour aller à des cours ou à des leçons particulières. J’étais là depuis un mois, lorsque je reçus d’elle ce peu de mots :

» J’ai voyagé. Je trouve votre billet. Comme il me trouble ! Que veut-il dire ? Expliquez-vous : pourquoi était-ce non ? pourquoi est-ce oui ?

« Répondez-moi sous le nom de mademoiselle Agathe Bouret, poste restante, à Paris. En deux jours, j’aurai votre lettre. »

Je répondis :

«  Je vous aime sans vous avoir vue. Je vous aime malgré tout ce qui nous sépare. Je veux être sincère comme vous. Quand je vous ai entendue à Blois, j’étais ensorcelé. Votre lettre a chassé le vain fantôme. Elle m’a pris comme le flot prend le naufragé et en fait ce qu’il veut. J’étais fou quand j’ai osé vous le dire. Je le suis encore d’oser vous le répéter. Je m’amoindris, je m’efface à vos yeux en vous avouant que je ne suis qu’une épave, je me perds peut-être ; mais je ne veux rien vous cacher. Vous avez nommé, vous aviez deviné celle que j’aimais. Elle l’ignore, elle ne l’a pas deviné, elle ! elle ne le saura jamais, et, maintenant, vous ne verrez plus en moi que ce que je suis, un enfant ! oui, mais un enfant qui veut devenir un homme, et qui travaille avec ardeur à savoir, à comprendre, à être. Ne me dites plus que je dois vous donner mon nom obscur et recevoir votre fortune, qui m’humilie et me désespère. Dites-moi que vous m’aimerez encore, que vous m’écrirez, que vous me donnerez du courage, que vous me permettrez de vous aimer. Aimer, aimer, ne parlons que d’aimer ! Il n’y a que cela que je comprenne et que je sente, le reste est un rêve !»

Huit jours après, elle m’écrivit :

« Impéria est adorablement gracieuse, distinguée, jolie. Je sais qui elle est ; elle est de plus grande famille que moi. Elle est destinée à refaire par son talent l’éclat de sa destinée, terni par une faute qui n’est pas la sienne. Vous l’avez aimée, cela devait être. Elle ne l’a pas deviné, preuve qu’elle est chaste et que vous la respectez profondément. N’oser pas dire ! c’est le plus grand amour qu’on puisse éprouver ! Voulez-vous que je lui dise, moi ? Ce serait à présent tout mon bonheur, tout mon orgueil, d’assurer son existence en l’unissant à un homme digne d’elle. Il est impossible qu’elle ne vous aime pas. Ne luttez pas contre vous, vous y perdriez peut-être cette sincérité vis-à-vis de vous-même, qui à présent fait la noblesse et le charme de votre belle et bonne âme. Restez ainsi, c’est ainsi que je vous aimerai, comme une sœur aime son frère, comme une mère aime son enfant, puisque vous êtes encore un enfant. Un mot, et je cours à la Haye, j’explique tout à Bellamare, et nous travaillons habilement, délicatement, résolument pour vous. Je vous amène Impéria, je vous marie, et alors je me fais connaître. »


Cette lettre m’écrasa. Je compris que j’étais perdu. Mon inconnue était la plus vaillante, la plus généreuse des femmes, mais elle était femme. J’avais eu tort d’être sincère ; elle se méfiait de ma confession, elle ne croyait plus en moi. Elle me renvoyait à Impéria ; ce que j’avais failli écrire à celle-ci, elle me l’écrivait sans remords : Portez-vous bien ! c’est-à-dire : aimez qui vous voudrez. Altière et superbe dans le romanesque, elle y cherchait le grand rôle et ne daignait pas descendre à la lutte. Elle ne voulait pas m’aider à me débattre contre une rechute possible, se donner la peine de guérir quelque regret mal étouffé. Elle avait eu l’énergie de s’offrir, elle n’avait pas celle de conquérir.

En me rappelant tout ce que j’avais entendu dans la chambre bleue, je reconnus que sa démarche exprimait et contenait ce mélange de courage et de prudence. Elle avait voulu savoir si j’avais le cœur entièrement libre, si elle pouvait s’en emparer sans danger ; elle ne permettait pas qu’on me parlât d’elle avant d’assurer ce point essentiel. Sans doute Bellamare l’avait satisfaite à cet égard, et elle n’attribuait alors mon refus qu’à la fierté modeste d’un pauvre diable épouvanté d’un rôle au-dessus de ses moyens ; c’est pourquoi elle m’avait écrit cette adorable lettre qui m’avait vaincu, moi ! et qui la laissait planer au-dessus de moi dans la force sereine de mon magnanime attachement. J’aurais dû comprendre, j’aurais dû me taire et faire agir le sincère et délicat confident de nos amours. Je n’avais pas osé lui livrer mes secrets, à cet excellent Bellamare ! Il était trop près d’Impéria. Il lui eût peut-être laissé deviner que je l’aimais — ou que je ne l’aimais plus.

Que devais-je répondre à la comtesse ? Je ne sais, mais je ne pus lui rien répondre. J’essayai vainement. Chaque élan d’amour, chaque protestation de sincérité que je tentais de formuler m’enfonçait plus avant dans le bourbier de l’humiliation. Je ne trouvais plus en moi la force de la convaincre ; avec sa confiance, la mienne s’était envolée. Elle me traitait d’enfant irrésolu, presque d’enfant menteur ; je me demandais si elle n’avait pas raison, si elle ne voyait pas plus clair en moi que moi-même. Comment écrire ou parler quand on sait que chaque mot donnera prise à un soupçon bien établi et systématiquement raisonné ? Il me sembla que j’étais vis-à-vis d’elle comme j’avais été devant le public, lorsque, à chaque parole glacée de mon débit, je croyais entendre chaque spectateur me répondre : « Mauvais histrion ! tu ne sens rien de ce que tu exprimes ! »

Je ne répondis pas, c’est-à-dire que j’écrivis vingt lettres, trente peut-être, et que je les brûlai toutes. Et, chaque fois que je brûlais, j’étais content, je me disais :

— N’entame pas une lutte où tu seras vaincu. Quand même cette femme t’aimerait assez pour te délivrer de l’effroi d’un mariage disproportionné et pour se donner à toi, elle se reprendra à un moment donné ; elle est la plus forte, parce qu’elle est la plus calme, parce que son rôle prime le tien et l’écrase. Tu l’aimeras passionnément, follement, avec les orages de la jeunesse et les fautes de l’inexpérience. Toujours généreuse de parti pris, elle t’écrasera de sa douceur, de son oubli, de son dédain peut-être ! Non, cent fois non ; arrache-la de ton imagination, et, si la séduction de son initiative est entrée dans ton cœur, broie ton cœur plutôt que de l’avilir.

Je me tins parole, je n’écrivis plus. Je me replongeai en désespéré dans le travail. Je m’abstins de tout plaisir, je m’interdis le spectacle, on ne me revit ni sur les banquettes ni dans les coulisses de l’Odéon. J’acquis, non pas beaucoup de connaissances, mais beaucoup de notions, et je reconnus avec un plaisir mêlé de terreur que j’apprenais tout facilement, que j’étais propre à tout, c’est-à-dire peut-être propre à rien. L’hiver s’écoula ainsi. Je ne pensais plus à Impéria, je me croyais guéri d’elle. Aux approches du printemps, je sentis du trouble dans ma tête fatiguée, des vertiges et le dégoût des aliments. Je n’y voulus pas faire attention. Au mois d’avril, les petits accidents s’étant répétés, je fis une grande course au soleil dans les environs de Paris, croyant me rafraîchir le sang par un violent exercice. Je me mis au lit en rentrant, j’avais une fièvre cérébrale.

Entre le sommeil et le délire, je ne sais ce qu’il advint de moi. Un matin, je me rendis compte d’un grand accablement. Je reconnus ma chambre. Je crus y être seul, et je me rendormis avec la conscience de vouloir dormir. J’étais sauvé.

Je rêvai, des images nettes remplacèrent les fantômes sans forme et sans nom qui m’avaient roulé avec eux dans le chaos de la démence. Je revis Impéria. Elle était dans un jardin plein de fleurs, et je l’appelais pour la répétition, qui se faisait dans un autre jardin, à côté. Je me soulevai et je l’appelai d’une voix faible. Je rêvais encore tout éveillé.

— Que veux-tu, mon cher ami ? me répondit une douce voix bien réelle. Et la délicieuse tête de ma chère camarade m’apparut penchée sur la mienne.

Je refermai les yeux, pensant rêver encore ; je les rouvris en sentant sa petite main sur mon front, dont elle essuyait la sueur. C’était elle, c’était bien elle, je n’avais plus la fièvre, je ne divaguais plus. Elle était là depuis trois jours. Elle me soignait comme si j’eusse été son frère ; Bellamare et Moranbois, qui étaient venus avec elle à Paris pour faire leurs engagements annuels, la relayaient tour à tour auprès de moi. Elle se reposait alors dans la chambre voisine, elle ne me quittait pas. Elle m’expliqua tout cela en me défendant de m’étonner et de questionner.

— Tu es sauvé, me dit-elle. Il te faut beaucoup de repos, tu n’as rien de mieux à faire ; nous sommes là, nous ne te quitterons que quand tu pourras marcher. Ne nous remercie pas, c’est un devoir pour nous de t’assister, et un plaisir, à présent que nous ne sommes plus inquiets.

Elle me tutoyait franchement pour la première fois, soit par un sentiment d’intérêt maternel, soit qu’elle eût pris tout à fait les habitudes du théâtre ambulant, peu modifiées alors. Je couvris ses mains de baisers, je pleurais comme un enfant, je l’adorais, je ne pensais plus.

Elle m’aida à prendre un peu de limonade qu’elle prépara elle-même. On m’avait appliqué aux épaules des ventouses scarifiées qu’elle visita et pansa comme une sœur de charité eût pu le faire. Je ne suis pas sûr que, pendant l’absence de ma volonté, elle ne fût pas descendue aux plus humbles fonctions de garde-malade. Cette fille si pure et si réservée n’avait plus ni honte ni dégoût auprès d’un malade. Elle me servait comme elle avait probablement servi son père.

Cette charité sans bornes, c’est une vertu des comédiens qu’il est impossible de nier. Impéria l’avait apportée dans ce milieu où elle n’était pas née, et elle l’exerçait avec toute la suavité de sa nature attentive, réfléchie et délicate. La bonne Régine, qui était rentrée à l’Odéon, vint me soigner aussi, mais avec trop de bruit et de zèle. Je ne me sentais réellement mieux que quand Impéria était près de moi. Anna me fit une petite visite très-affectueuse ; mais elle avait un amant jaloux qui ne lui permit pas de revenir.

Un soir, Moranbois dit à Impéria :

— Princesse, — il l’appelait toujours ainsi d’un ton moitié respectueux, moitié dérisoire, — tu es pâle et jaune, pour ne pas dire verte. Tu es fatiguée, je veux que tu ailles chez toi, te coucher et dormir une vraie nuit. Je me charge de ton malade et j’en réponds. Va-t’en ! Moranbois l’a dit, Moranbois le veut !

Je joignis mes instances aux siennes. Elle dut céder ; mais, pendant qu’elle préparait mes potions et en expliquait minutieusement l’usage à Moranbois, je pleurai comme un bébé qui a promis à sa maman d’être bien sage, mais qui ne peut la voir partir sans douleur et sans effroi. Heureusement, je cachai ma tête dans mes draps, et on ne vit pas mes pauvres larmes puériles.

Ce fut ma première feinte. Bientôt, la réflexion me revenant, je me livrai à la ruse. On parlait souvent de moi à voix basse dans la chambre, et la torpeur de la convalescence me rendait indifférent à ce qu’on pouvait dire. Peu à peu, en reprenant possession de moi-même, je m’avisai d’écouter et de surprendre, s’il était possible, quelque révélation des vrais sentiments d’Impéria à mon égard. Je simulai donc de temps en temps un sommeil profond qu’aucun bruit ne pouvait troubler, et je m’étudiai à ne pas perdre un mot, tout en donnant à ma physionomie l’immobilité d’une surdité complète. Cette fois, je jouai très-bien la comédie.

Le seul dialogue intéressant que je surpris fut celui-ci entre Impéria et Bellamare. Il fut décisif, comme vous allez voir.

— Il a toujours cet excellent sommeil ?

— Toujours.

— Et toi, tu n’es plus fatiguée ?

— Plus du tout.

— Sais-tu qu’il est encore plus beau avec cette pâleur et cette barbe noire ?

— Oui, il me rappelle l’Hamlet de Delacroix.

— Dis donc, ma fille ! une chose étonnante pour moi, c’est que tu ne te sois pas énamourée, en tout bien tout honneur, de ce beau et brave garçon !

— Que voulez-vous ! je n’aime pas les beaux garçons.

— Parce qu’ils sont sots. Celui-là est intelligent.

— Certes, je l’aime au moral, et de tout mon cœur.

— Au moral ! Voilà, dans votre bouche, une parole délicate, mademoiselle de Valclos !

— N’y cherchez pas malice, monsieur Bellamare. J’ai vingt-trois ans, et je vois tout ce que le théâtre dévoile plus ingénument que le monde. Je n’ai donc pas à faire l’ignorante avec vous. Je sais que l’amour est une fièvre que certains regards allument ; je sais que des personnes laides inspirent des passions et que des personnes belles peuvent en éprouver quand elles ne sont pas exclusivement éprises d’elles-mêmes. Tout cela ne fait pas que j’aie jamais ressenti le moindre trouble auprès de Laurence ou de Léon, qui est aussi très-beau et nullement fat. Pourquoi ? Il m’est impossible de le dire. Je suis tentée de croire que mes yeux ne sont pas artistes et ne perçoivent pas l’influence du beau physique.

— C’est singulier ! Est-ce que le préféré était laid ?

— Il devait l’être !

— Ah çà !… il y a bien longtemps que je n’ai eu un moment pour parler raison avec vous, ma chère pupille ! Est-ce que ce préféré existe réellement ?

— Vous n’y croyez pas ?

— Je n’y ai jamais cru.

— Et vous avez eu bien raison, répondit Impéria en étouffant un petit rire étrange.

— Pourquoi avez-vous inventé ce roman ?

— Pour qu’on me laissât tranquille.

— Alors, vous vous êtes méfiée de moi aussi, puisque vous ne m’avez pas confié le stratagème ?

— Je ne me suis jamais méfiée de vous, mon ami, jamais !

— Et vous êtes résolue à ne point aimer ?

— Très-résolue.

— Vous croyez cela possible ?

— C’est possible jusqu’à présent.

— Si Laurence vous aimait, lui ?

— Est-ce que vous croyez cela ?

— Je le crois. Il nous a peut-être abandonnés par dépit de votre indifférence !

— J’espère que vous vous trompez ! Je lui suis très-attachée, mais je ne l’aime pas d’amour, mon ami, et ce n’est pas ma faute.

— Je vous ai dit, sans vous rien indiquer, qu’il était aimé en haut lieu.

— Vous me l’avez dit. Cela ne m’a pas inspiré l’envie de lui plaire. Je ne suis pas coquette.

— Vous êtes parfaite, je le sais, et je ne suis pas de ceux qui vous diront qu’une femme sans amour est un monstre. J’ai vu tant de monstres amoureux dans les deux sexes, et j’ai rêvé dans ma jeunesse tant de choses stupides que je croyais sublimes…

— Qu’à présent vous ne croyez plus à rien ?

— À rien qu’à la vertu, car je l’ai rencontrée deux ou trois fois en ma vie, se promenant comme une déesse tranquille sur le sale pavé des enfers, et ne recevant pas une éclaboussure sur sa robe, qui passait blanche et brillante au milieu des immondices. Vous êtes une de ces rencontres fantastiques devant lesquelles je m’incline jusqu’à terre, mademoiselle de Valclos ! Je trouve cela si beau, que je me garderai bien de disséquer les fibres de l’idéal que vous êtes ! Je trouve les hommes insensés d’exiger la pureté chez les femmes pour les aimer sérieusement, et de vouloir tout aussitôt détruire cette pureté à leur profit. Ils n’ont que mépris pour les faibles, que fureurs contre les fortes. Que veulent-ils-donc ? Moi, je suis tout indulgence et pardon pour les premières, tout respect et adoration pour les secondes. — Sur ce, chère enfant, je vais dépêcher mon dîner. Que veux-tu que je t’envoie pour le tien ?

— Dis au traiteur de m’envoyer ce qu’il voudra.

— Il t’enverra du veau !

— Soit !

— Du veau ! c’est ignoble, le veau ; ça ne nourrit pas. Une côtelette de mouton, hein ?

— Comme tu voudras, mon cher ; je ne suis pas gourmande.

— Sensuelle d’aucune façon, c’est connu.

— Attendez, pourtant ; j’adore les pommes de terre.

— On t’enverra des pommes de terre.

— Et, avant tout, du bon consommé pour mon malade ; mais dis donc, directeur de mon cœur, as-tu de l’argent ?

— Pas un sou aujourd’hui, ma petite ; ça ne fait rien ; le manezingue me connaît, et, demain, je touche quelque chose.

— Mais, ce soir, tu vas au Vaudeville ?

— Eh bien, n’ai-je pas mes entrées ?

— Il fait un temps de chien : prends de quoi payer l’omnibus.

— Tu as donc de l’argent, toi ?

— J’ai douze sous.

— Peste !

— Prends-les, allons !

— Plutôt la mort ! s’écria-t-il d’un ton tragi-comique qui fit encore rire Impéria après qu’il fut sorti.

Ce mélange de choses délicates et triviales que je vous rapporte, ce passage subit des pensées élevées aux réalités vulgaires de la vie au jour le jour, ce respect exquis, profond, sincère, que Bellamare avait pour mademoiselle de Valclos, revenant brusquement au tutoiement paternel avec la petite ingénue de sa troupe, vous peignent, je crois, dans leur ton vrai, les hauts et les bas de l’esprit des histrions intelligents. J’en fus frappé ce jour-là plus que je ne l’avais jamais été ; je venais d’entendre l’irrévocable vérité dans toute sa candeur, et ce qui vous surprendra peut-être, c’est que je n’en fus pas douloureusement affecté. Un convalescent n’a pas de vives impressions ; on dirait qu’il n’a qu’un but, qui est de vivre, n’importe à quel prix, et puis j’avais sincèrement renoncé à Impéria en offrant mon cœur à la comtesse. Je me serais méprisé, si la moindre irrésolution avait justifié les soupçons blessants de mon inconnue. Même après la rupture tacite que ces soupçons avaient amenée entre elle et moi, je n’aurais pas trouvé délicat de revenir à mon premier amour. Je me jurai donc de ne plus être pour Impéria que ce qu’elle voulait que je fusse, son frère et son ami. Je donnai au sentiment qu’elle m’inspirait les noms de tendresse et de reconnaissance. À vingt ans, on accepte audacieusement et de bonne foi ces transactions impossibles : on se croit si fort ! on a l’orgueil si naïf !

Quand je pus sortir démon lit, Impéria me quitta ; le lendemain, que je passai sur un fauteuil, au coin d’un petit feu doux, elle revint, et, sans ôter son chapeau ni son manteau, elle me tint compagnie pendant l’après-midi. J’étais assez fort pour causer sans fatigue, et je désirais beaucoup savoir la situation pécuniaire de Bellamare. Ce que j’avais entendu me faisait penser avec raison qu’elle n’était pas brillante. Je demandai s’il avait fait de bonnes affaires en Belgique et en Hollande.

— Non, me dit Impéria, tout au contraire : notre tournée avec toi avait été assez fructueuse ; mais, aussitôt que Bellamare a quelque bénéfice entre les mains, l’amour du mieux s’empare de lui. Tu sais qu’il rêve toujours de faire de l’art tout en faisant du métier, et puis il est si généreux ! Il se hâta donc d’augmenter nos appointements à tous et d’engager Mercœur, qui est inférieur à Lambesq, mais qui est payé plus cher parce qu’il est père de famille. De même pour Camille, qui ne vaut pas Lucinde, mais qui ne vit que du théâtre. Les recettes ont baissé, la vie est chère dans le Nord. C’est en vain qu’Anna, Léon et moi, nous avons remis dans la caisse de Moranbois, à l’insu de Bellamare, le surplus d’appointements qu’il nous avait forcés d’accepter. La saison finie, il a fait honneur comme toujours à tous ses engagements ; mais nous sommes arrivés ici avec rien, et, si je n’avais eu un assez bon lot de mes guipures à vendre, toujours à l’insu de Bellamare, qui ne connaît jamais exactement la comptabilité de Moranbois, j’ignore comment nous aurions pu vivre. À présent, nous sommes sûrs de payer nos chambres et le restaurateur. Léon a été à Blois chez son ami, que tu connais, je crois, et qui lui prête une somme que Bellamare accepte. Il accepte toujours parce qu’il trouve toujours moyen de rendre, et, quand il a rendu, il recommence à n’avoir plus rien ; c’est comme cela depuis si longtemps que sa sérénité n’en est jamais altérée, et que nous nous habituons à partager sa confiance.

Je me promis de mettre aussi un de mes billets de mille francs dans la caisse, et je continuai à questionner. Bellamare avait de grands projets pour l’été ; il voulait sortir de France, où nous avions trop de concurrents, et disait que, le français étant la langue universelle, si les bons comédiens mouraient de faim chez eux, c’est qu’ils n’avaient pas le courage de voyager. Le soir, ce fut à Moranbois de me tenir compagnie. Je voulus lui remettre mon offrande, il la refusa. On pouvait, disait-il, s’endetter un peu avec Léon, qui était destiné à recueillir un riche patrimoine et qui n’était gueux que parce qu’il lui plaisait de l’être ; mais on savait très-bien que je n’étais pas en situation de soutenir de mon argent l’entreprise de Bellamare. Bellamare était toujours content quand, au bout de l’année, il joignait les deux bouts, et, selon Moranbois, Bellamare avait raison.

— Pourvu, disait-il, qu’un homme vive en travaillant honnêtement, qu’importe qu’il n’amasse point ? Les meilleurs et les plus sages sont ceux qui réussissent à se tenir juste au-dessus de la misère. Ils n’ont pas le souci de posséder, de conserver, de placer, de faire valoir. La responsabilité vis-à-vis des autres suffit bien pour tenir en haleine un honnête homme, sans qu’il soit besoin d’y ajouter cette stupide responsabilité envers soi-même qu’on appelle l’esprit de conduite et qui vieillit tout à coup les gens mûrs. — C’est le tintouin de gouverner leurs monacos, me disait Moranbois dans son langage imagé, qui leur fait pousser le ventre et pourrir les dents. Le patron — c’est ainsi qu’il appelait Bellamare — sera toujours jeune, parce qu’il ne fera de crasses ni à lui ni aux autres. Il ne dépensera pas sa verdeur à se faire un palais pour loger la pomme cuite qu’il sera dans vingt-cinq ou trente ans d’ici. Je vois tout le monde parler d’amasser pour ses vieux jours, comme si on était sûr d’avoir de vieux jours et comme si on devait désirer d’en avoir ! Le joli calcul de se manger le sang tout le temps qu’on en a, pour avoir de quoi se nourrir quand on ne sera plus qu’une ordure bonne pour le reliquaire du chiffonnier ! On dit aux insouciants : « Vous demanderez donc l’aumône quand vous ne pourrez plus travailler ? » Moi, je réponds que les paysans travaillent la terre jusqu’au jour où on les y colle, et qu’on n’y est ni plus ni moins bien collé, qu’on ait un drap de batiste ou un torchon pour linceul.

Malgré mon adhésion à cette haute philosophie, j’insistai pour qu’il me fût permis de faciliter à Bellamare et à ses amis le moyen d’occuper et d’utiliser agréablement leur jeunesse d’artistes.

— Nous avons mille francs de Léon, répondit Moranbois, c’est assez pour nous remettre à flot. Je pourrais endetter le patron sans qu’il le sût, mais ce ne serait pas un service à lui rendre. Si tu veux lui être utile, viens voyager avec nous en associé.

Il m’expliqua alors que Bellamare, Léon, Impéria, Anna, Marco et lui-même avaient résolu de mettre en commun les produits du travail, et que, après avoir prélevé le payement des pensionnaires et les dépenses communes, ils se partageraient intégralement par portions égales les bénéfices.

— Les bénéfices, ajouta-t-il, il n’y en aura pas ; mais nous aurons vécu, travaillé, mangé, voyagé pendant une année sans être à charge à personne. Vois si tu veux être de la partie. Tu as besoin de secouer ta casserole et d’éteindre ton fourneau, les médecins l’ont dit. Tu ne voyageras pas seul, ça coûte trop cher et c’est triste ; avec nous, tu seras de bonne humeur, et les dépenses seront payées par les recettes.

— J’accepterais joyeusement, lui dis-je si j’avais assez de talent pour contribuer effectivement aux recettes ; mais je n’en ai pas, je ne serais qu’une charge de plus.

— Tu te trompes ; talent ou non, tu attires le sexe, et tu nous remplis les avant-scène. Léon, dans les rôles tendres, est plus mauvais que toi ; on ne l’aime que dans le drame. Nous ne t’avons pas remplacé, faute de quibus pour engager un amoureux ; tu nous étais très-utile, on s’en est aperçu après ton départ ; nous avons baissé.

J’avouai à Moranbois que cette exhibition de ma personne m’humiliait beaucoup. Pour se faire pardonner de poser comme un modèle devant le public, il faut savoir parler à son intelligence en même temps qu’à ses yeux. Moranbois, tout pénétrant et intelligent qu’il était, ne comprit rien à mon scrupule et m’en railla. Il pensait que, quand on est beau et bien fait, il n’y a pas d’impudeur à se produire. Je vis reparaître en lui l’ancien saltimbanque, l’Hercule de carrefour, exhibant avec satisfaction son torse et ses biceps.

Je consultai Impéria sur la proposition de Moranbois ; son premier mouvement fut d’en accueillir la pensée avec une joie aimable et sincère, puis je la vis devenir inquiète et irrésolue. Je devinai qu’avertie par les suppositions de Bellamare, elle craignait d’encourager mon amour. Je la rassurai en lui disant que j’avais une fiancée dans mon pays, mais que j’étais trop jeune pour songer au mariage et que j’étais libre de courir le monde à ma guise, au moins pendant une saison. Je crus pouvoir lui faire le mensonge qu’elle m’avait fait, et, comme elle s’était attribué un amour pour se préserver de mes espérances, je m’en supposai un pour me préserver de ses méfiances.

Dès lors, elle insista vivement pour m’emmener, et le médecin qui m’avait soigné lui donna raison. Si je me remettais au travail du cabinet avant six mois, j’étais perdu. Je l’écrivis à mon père, qui m’approuva par la main du maître d’école, son secrétaire. Moranbois et Bellamare m’accueillirent avec transport. Bellamare rédigea une belle page d’écriture qui résumait nos conventions d’association, et nous voulûmes qu’il y fût ajouté une clause moyennant laquelle il conservait son autorité absolue de directeur sur ses pensionnaires. Nous ne voulions pas que l’un d’entre nous, dans un jour d’excitation nerveuse ou de lassitude misanthropique, pût entraver par des discussions oiseuses l’exercice d’une direction aussi active et aussi intelligente que la sienne.

Anna quitta courageusement son amant, qui la malmenait et qu’elle pleura quand même. Cette fille, toujours déraisonnable et malheureuse en amour, était en amitié la plus estimable et la plus solide des femmes. Elle n’avait ni dépit ni rancune, et même elle me savait gré de n’avoir pas profité d’un peu d’émotion qu’elle avait eue auprès de moi dans les premiers jours de notre tournée. Elle se réjouit donc de me voir associé à la nouvelle campagne. Léon, qui revint de Blois, et Marco, qui revint de Rouen, me firent le même accueil et me soutinrent que j’étais un artiste. Nous partîmes pour l’Italie dans les derniers jours d’août, sans attendre la fermeture de l’Odéon et sans emmener Régine, qui devait nous rejoindre dès qu’elle serait libre. Nous avions à engager en route une grande coquette et un Frederick Lemaître quelconque. Ce fut Lambesq qui nous retomba sous la main à Lyon. Il avait fait de mauvaises affaires, et il était plus traitable qu’autrefois. Quelque impatientant qu’il fût, nous lui avions dû des succès et nous fûmes contents de le reprendre. Impéria opina pour lui, disant que nous étions habitués à ses défauts, et que nous ne retrouverions pas aisément ses qualités.

Nous allions nous entendre avec une demoiselle Arsène qui avait joué les confidentes au Théâtre-Français, et qui croyait en conséquence pouvoir jouer les Rachel en province. Nous n’en étions pas aussi sûrs qu’elle, et nous hésitions encore, lorsque Lucinde nous écrivit qu’elle avait toujours désiré voir l’Italie, et qu’elle se contenterait des appointements qu’elle avait déjà eus chez nous. Elle n’avait pu faire promettre le mariage à son marchand de vin, qui lui donnait toujours un certain luxe, mais qui l’ennuyait. Elle espérait peut-être réveiller sa passion en le laissant seul et en feignant de lui préférer le théâtre. Nous l’attendîmes et franchîmes la frontière avec elle. La troupe était au grand complet, et, les discussions d’affaires terminées, on était content de se revoir. Chemin faisant, nous jouâmes plus d’une pièce qui réclamait plus de rôles que nous n’en avions dans la troupe. À cette époque, fort troublée en France, beaucoup d’artistes sans emploi cherchaient fortune sur les chemins, et nous pouvions nous en adjoindre quelques-uns temporairement. Ces artistes bohèmes étaient parfois des types très-curieux, particulièrement ceux qui, au milieu des plus étranges vicissitudes, étaient restés honnêtes gens. Si je ne vous parle pas de ceux que la misère avait corrompus, ou qu’elle avait saisis nécessairement et fatalement dans le vice et la paresse, c’est que ces types-là se ressemblent tellement entre eux, qu’il n’y a aucun intérêt à les observer et à les décrire. Ceux qui, au contraire, aiment mieux mourir de faim que de s’avilir mériteraient des biographies rédigées par des gens d’esprit. C’est la curieuse et respectable phalange des toqués que le monde pratique ne plaint pas et n’assiste pas, parce que leur infortune provient justement du manque de sens pratique et peut être imputée sans merci à leur imprévoyance et à leur désintéressement. J’avoue que je ressentis plus d’une fois pour ces honnêtes aventuriers une sympathie très-vive, et que, si je n’avais regardé mon petit capital comme religieusement consacré aux éventualités qui menaçaient mes propres camarades, je l’aurais dépensé en petite monnaie pour secourir ces camarades de rencontre. Je vous en citerai un entre cent, pour vous donner une idée de certaines destinées.

Il s’appelait Fontanet, de Fontanet, car il était gentilhomme et n’exhibait ni ne cachait sa particule. Il avait joui d’un capital de cinq cent mille francs, et, pendant sa jeunesse naïve et sérieuse, il avait vécu à la campagne, sur ses terres, adonné à la collection des ouvrages qui traitent du théâtre. Pourquoi cette manie plutôt qu’une autre ? En fait de manies, il ne faut jamais s’étonner de rien ; si on pouvait remonter à la source mystérieuse d’où découlent les innombrables fantaisies du cerveau humain, on trouverait des hasards tombant nécessairement sur des aptitudes.

Tant il y a que Fontanet se trouva ruiné, un beau matin de 1849, par un ami lancé dans les affaires à qui il avait laissé prendre une hypothèque de cinquante mille francs sur son bien. C’était alors une spéculation comme une autre d’emprunter une faible somme sur un immeuble important, de ne pas la rendre, de faire forcer par-dessous main la vente de l’immeuble et de le racheter, toujours par-dessous main, à vil prix. De nombreuses existences ont ainsi croulé pour enrichir secrètement les capitalistes prudents et avisés.

Victime de cette aimable opération, Fontanet trouva superflu de s’en plaindre, et, s’imaginant que sa science archéologique du théâtre le rendait propre à aborder la scène, il se fit comédien. La nature lui avait tout refusé, sauf l’intelligence : ni voix, ni physique, ni prononciation, ni aisance, ni mémoire, ni présence d’esprit. Il n’eut aucun succès, ce qui ne l’empêcha pas de trouver son nouvel état très-amusant, et de continuer à collectionner pour les autres les livres et gravures qu’il ne pouvait plus acheter pour son compte. Ayant obtenu un emploi subalterne au théâtre de Lyon et cherchant un logement, il trouva pour un prix infime une espèce de boutique qu’en raison de son exiguïté on ne pouvait louer à aucun marchand. Il y installa son grabat ; mais, dès le lendemain, il se dit qu’ayant une boutique, il devait y vendre quelque chose, et il acheta, moyennant vingt francs, un fonds de jouets d’enfant, toupies, balles, cordes et cerceaux. En même temps il se mit à confectionner lui-même des pelles et de petites brouettes de bois. Son commerce alla très-bien et eût pu prospérer encore ; mais la troupe à laquelle il était attaché quitta Lyon, et il ne put se résigner à ne plus être artiste. Il céda son fonds à un juif qui connaissait sa manie, et qui lui donna en échange un portrait apocryphe d’un acteur antique. C’était un petit bronze quelconque adroitement orné d’une légende menteuse. Fontanet crut tenir un trésor et chercha à le vendre. Il en trouva un millier de francs, et ne put se résoudre à s’en séparer, jusqu’au jour où il découvrit la fraude et s’en consola en disant :

— Quel bonheur que je ne l’aie pas vendu mille francs ! comme j’aurais trompé l’acquéreur !

Dans une ville du Piémont, il rencontra une dame pieuse qui le pria de lui indiquer un bon peintre. Elle voulait orner sa chapelle particulière d’un tableau de deux mètres de haut sur un mètre de large, représentant son saint patron, et elle offrait cent francs à l’artiste. Fontanet offrit de faire le tableau lui-même. De sa vie, il n’avait touché un pinceau, ni tracé une figure. Il se mit à l’œuvre résolument, copia comme il put un saint quelconque sur la première fresque venue et signa avec orgueil : de Fontanet, peintre de sujets religieux. Il eut d’autres commandes, fit des enseignes flamboyantes et commençait à gagner sa vie, quand un hasard l’emporta en un autre lieu où la passion de la céramique s’empara de lui et lui fit commettre de nombreux vases étrusques qu’il vendit à des Anglais, mais pour un prix si modique, qu’en vérité ils n’étaient pas volés et se réjouissaient de voler le vendeur ignorant.

Ce que Fontanet avait gagné sur ses tableaux, il le prêta à un directeur de troupe ambulante qui ne le lui rendit pas ; ce qu’il avait gagné sur ses vases, il le donna à une pauvre mendiante pour élever un enfant dont la figure lui avait servi de modèle, et qu’il fit entrer dans une école. C’est ainsi qu’après avoir fait cent petits métiers et cent petits commerces, sans avoir rien gardé pour lui-même et sans pouvoir se résoudre à quitter le théâtre, qui, de toutes ses industries, était la plus ruineuse, en ce sens qu’elle ne lui permettait de se fixer nulle part et le mettait sans cesse en contact avec des exploiteurs ou des nécessiteux qui le dépouillaient, il nous offrit à Florence de jouer les Financiers. Il avait fini par acquérir un certain talent depuis ses débuts. Il nous fut utile, et il était si aimable, si gai, si original et si sympathique, que nous regrettâmes beaucoup quand force, nous fut de le quitter.

Je ne vous raconterai pas mes voyages, j’en aurais pour trois jours, et mes souvenirs, bons peut-être à défrayer une causerie à bâtons rompus, retarderaient ce qui vous intéresse, l’histoire de mes sentiments et de mes pensées.

Je vous ferai donc passer à vol d’oiseau par Turin, Florence, Trieste ; je vous ferai revenir par l’Autriche et la Suisse, où nous fîmes nos comptes, à Genève après quelques soirées assez bonnes. Nous avions boulotté, comme disait Moranbois, nous avions soixante-quinze francs de bénéfice net à partager entre sept sociétaires ; mais nous avions fait un voyage intéressant et presque confortable, les pensionnaires étaient payés et l’ami de Léon fut remboursé. Lucinde, Lambesq et Régine nous quittaient. C’était l’époque de mes vacances, et mon père m’attendait. Les autres associés allaient tenter fortune, on ne savait encore où. Je leur promis de les rejoindre après l’hiver, que je voulais passer à Paris, et, cette fois, Moranbois accepta l’emprunt de mes mille francs, nécessaires pour mettre mon directeur et mes camarades en état de se réorganiser.

Rentré dans mon faubourg de petite ville, entouré des raves et des asperges paternelles, j’eus le loisir de me résumer, comme je vais tâcher de le faire pour vous.

J’avais fait quelque progrès au théâtre. J’y avais acquis une excellente tenue sans paraître gêné, bien que je le fusse toujours. J’avais trouvé assez de sang-froid pour ne plus faire par émotion les contre-sens que répudiait mon intelligence. Je plaisais toujours aux femmes et ne déplaisais plus aux hommes. Je m’étais résigné à être toujours habillé comme un homme de goût. J’avais été humilié d’abord de ce détail, disant que je ne voulais pas devoir mon succès au tailleur. Je vis que le public me tenait compte de mes gilets plus que de mes études, et prenait en considération un homme si bien nippé. Mes camarades, en un jour de facétie, s’étaient plu à me faire passer pour un fils de grande famille, et on me dispensait d’être bon artiste, pourvu que je parusse homme du monde.

— Ne ris pas de cela, me disait Bellamare ; tu es notre enseigne, ta noblesse fait des petits, et, à chaque nouvelle station, l’imagination des badauds enrichit la troupe d’un hidalgo de plus. À Venise, j’étais il signor di Bellamare, directeur d’une troupe de personnes titrées, et je n’avais qu’un mot à dire pour faire de toi un duc et de moi un marquis. Le prestige de la noblesse est encore debout à l’étranger. En France, il se mêle drôlatiquement à la vanité démocratique, et, si tu étais assez aventurier pour mettre un de devant ton nom, le peuple des petites villes serait fier d’avoir pour histrion un grand seigneur. Ne te défends donc pas de l’être, et ne prends pas tout cela au sérieux ; nous sommes en voyage pour nous amuser. Sois certain que cela n’ôte rien au talent que tu dois avoir, et que tu auras, c’est moi qui t’en réponds.

Il tâchait de m’en donner ; il m’en donnait quand je lui récitais mes rôles. Nous avons déclamé Corneille en passant les Alpes sur des ânes. Les glaciers de la Suisse, les grèves de la Méditerranée, les ruines, les grottes, toutes les solitudes pittoresques que nous avons explorées ensemble ont retenti du son de nos voix montées au diapason de la passion dramatique. Je me sentais puissant, je me croyais inspiré. Devant la rampe, tout disparaissait. J’étais trop consciencieux, je me jugeais trop moi-même. J’étais mon propre critique et mon pire obstacle.

Voilà pour mon talent ; quant à mon amour, il avait pris un nouvel aspect. L’égalité d’âme, la sérénité de caractère de mademoiselle de Valclos, qui ne s’étaient pas démenties un seul instant au milieu des revers, des contrariétés, des fatigues et des accidents inévitables du voyage, m’avaient insensiblement inoculé ce calme et tendre respect qu’elles inspiraient à Bellamare, sans éveiller en lui le moindre rêve de sensualité. Bellamare était pourtant, non pas libertin, mais ardent au plaisir. Il ne connaissait pas de sentiment mixte entre le désir sans affection et l’affection sans désir. Il pouvait faire encore des folies pour une femme convoitée ; satisfait, il ne faisait plus de sottises et la quittait avec de bons procédés, mais sans aucun regret. Cet homme, si heureux par son caractère et si séduisant par sa bonté, exerçait sur mon esprit une grande influence. J’aurais voulu voir et sentir comme lui. Je m’efforçais de l’imiter dans ses écarts et dans sa sagesse ; mais, là où il trouvait le calme, le rassérénement des facultés après l’exfogation[1] des instincts, je ne trouvais que la honte de moi-même et une profonde tristesse. J’étais un idéaliste, et, en outre, j’avais la moitié de son âge. J’étais absurde de croire qu’on peut arranger sa vie comme celle d’un autre. La raison ne s’applique pas sur nous comme un vêtement d’emprunt ; il faut que chacun de nous sache tailler le sien sur son propre individu.

Cet engouement pour Bellamare et cette chimère de vouloir lui ressembler réussirent du moins à engourdir ma passion. Peut-être le rapide et violent passage d’un autre amour en moi, le rêve de l’inconnue, avait-il effacé un peu l’image d’Impéria. Il est certain qu’elle ne me paraissait plus redoutable, et qu’une profonde tendresse apaisa les transports secrets de mon désir. En la voyant si respectée de mes autres camarades, je me fusse trouvé fat de songer à la vaincre. À force de n’y plus songer, je ne le désirai même plus.

Du moins, c’est dans cette disposition d’esprit que je la quittai à Genève. Rentré chez moi, je pensai à elle sans trouble ; mais bientôt il me fut impossible de me dissimuler qu’elle était nécessaire à ma vie intellectuelle, et que je m’ennuyais profondément là où elle n’était pas. Je n’eus pas le courage de reprendre mes études sérieuses. La musique et le dessin me plaisaient mieux, parce qu’ils me permettaient de penser à elle. Elle avait un charmant filet de voix, était bonne musicienne et chantait délicieusement. En m’efforçant d’être bon musicien moi-même, je ne songeais qu’à chanter avec elle ou à l’accompagner. Elle m’avait fait travailler de temps en temps en voyage, et, en somme, ses leçons ont été les meilleures que j’aie reçues.

Je me donnai quelque temps le change en me persuadant que la société de Bellamare, de Léon, d’Anna et de Marco m’était aussi nécessaire que celle d’Impéria. Ils m’aimaient tant ! ils étaient si aimables et si intéressants ! Comment le milieu où je retombais ne m’eût-il pas paru insupportable ? Je me reprochais en vain ce divorce entre mes anciens amis et moi. Je me trouvais coupable de regretter la conversation de Bellamare auprès de mon père ; mais n’est-ce pas lui, mon pauvre père, qui, en me jetant dans la civilisation, m’avait condamné à rompre avec la barbarie ?

Pourtant, quand j’étais sincère avec moi-même, je sentais bien que j’eusse pu oublier Bellamare et tous mes camarades, excepté Impéria. Ce n’était pas la faute de mon père si je m’étais follement attaché à une personne qui ne voulait aimer personne !

Un jour, que je traversais les Alpes dans un traîneau avec Bellamare, il m’avait demandé l’issue de mes amours avec la comtesse. Je lui avais alors dit toute la vérité, ou à peu près. À ce moment-là, je m’étais bien persuadé que je n’avais plus d’amour pour Impéria, que je n’en aurais plus, et que Bellamare pouvait, sans me nuire, lui répéter mes confidences. J’avais d’ailleurs atténué beaucoup dans mes révélations l’ardeur de ma passion première, et j’en avais laissé le début inédit. Je ne m’étais point vanté d’avoir embrassé la carrière du théâtre à cause d’elle. J’avouais simplement qu’à l’époque de l’aventure de Blois, je m’étais senti plus épris d’elle que de l’inconnue. Je pus raconter sincèrement tout le reste.

Le jugement de Bellamare sur cette situation m’avait beaucoup frappé. Il m’approuva d’abord, et il ajouta :

— Tu as pris sans le savoir le meilleur chemin pour être véritablement aimé de cette comtesse, la sincérité d’abord, la fierté ensuite. En te laissant voir ses soupçons, elle s’attendait à de vives répliques, à une lutte où elle ne se fût déclarée vaincue qu’après t’avoir roulé à sa guise sur la poussière de l’arène. De ce moment, elle ne t’eût plus aimé. Les femmes sont ainsi faites. C’est leur rendre service que de ne pas se prêter à leurs instincts de combat, de les former à aimer tout franchement, comme elles savent si bien aimer quand on ne les égare pas à la recherche de l’impossible. L’amour est une belle chose, sublime chez elles au début. Gare le second et le troisième acte du drame ! Quand on ne peut pas brusquer le dénoûment, il faut l’attendre. Attends donc en silence, laisse couver le feu, et tu la verras revenir loyale et forte comme au jour de la chambre bleue. Si elle revient, reçois mon compliment. Si elle ne revient pas, réjouis-toi d’avoir échappé à un amour de tête. Ce sont les pires.

Et Bellamare avait encore ajouté :

— Si Impéria n’avait pas un parti pris, j’aurais béni vos amours. Moi, je vous trouvais dignes l’un de l’autre ; mais elle est sage et ne veut pas d’amant. De plus, elle est raisonnable et ne se jettera pas dans la misère du mariage. Enfin, elle se trouve heureuse dans sa vertu, et je crois à cela, bien que je ne le comprenne pas. N’y pense donc plus, si tu es raisonnable toi-même. Crois-tu que, le premier jour où elle est venue mystérieusement à moi, comme la comtesse, mais avec des idées autrement sérieuses et arrêtées, pour me dire ses malheurs de famille et me prier de lui donner un état et un appui, je n’aie pas été ému, autant et plus peut-être que tu ne l’as été dans la chambre bleue ? Elle était si jolie dans sa douleur, si séduisante dans sa confiance ! J’ai eu le vertige dix fois dans ces deux heures d’entretien tête à tête ; mais, si Bellamare a un nez pour flairer l’occasion et une griffe pour la prendre aux cheveux, il a un œil pour distinguer l’honnêteté vraie, et une main qui se purifie en bénissant. En la quittant, je lui avais promis d’être son père, et à toute arrière-pensée j’avais dit sans retour : « Jamais, jamais, jamais ! » Or, quand les choses se présentent aussi nettes à ma conscience, il n’y a plus en moi le moindre mérite, parce qu’il n’y a plus le moindre combat, et je t’avoue ne pas comprendre qu’il en coûte plus à un honnête homme de ne pas tricher avec une femme que de ne pas tricher au jeu.

En ce moment-là, l’argumentation de Bellamare m’avait paru victorieuse, je la commentai tout le temps de mes vacances. Je ne trouvai rien à y répondre ; mais elle ne m’empêcha pas d’être très-abattu et très-malheureux. Je tâchai de m’enflammer de nouveau pour la comtesse, et souvent je rêvai les voluptés de l’amour partagé ; mais, au réveil, je ne l’aimais plus. Son image ne parlait qu’à mes sens par l’imagination.

À la fin des vacances, je me demandai si je ne renoncerais pas au droit, qui ne me menait plus à rien, et si je n’irais pas rejoindre la troupe de Bellamare. Je ne voulus pas prendre cette résolution sans consulter mon père. Je pensais qu’il m’en détournerait ; il n’y songea pas. J’eus d’abord beaucoup de peine à lui faire comprendre ce que c’était que le théâtre. Il n’était jamais venu de troupe dramatique chez nous, il n’y avait pas de salle. Ce que mon père appelait des comédiens, c’était les marchands de thé suisse, les montreurs de bêtes et les saltimbanques qu’il avait vus dans les foires et assemblées. Aussi je me gardai bien de prononcer les mots de comédie ou de comédien, qui ne lui eussent inspiré qu’un profond mépris. Malgré ma résolution d’être sincère, je lui donnai des explications qui étaient vraies en fait, mais qui n’offrirent à son esprit qu’un sens vague et quelque peu fantastique. Mon père a toujours eu la simplicité élémentaire de l’homme entièrement voué au travail manuel, comme à un devoir, comme à une religion dont aucune idée étrangère à ce travail ne peut le distraire sans l’y rendre impropre. Ma mère, qui était très-intelligente, l’avait un peu raillé pour sa crédulité et sa bonhomie. Il le lui permettait et voulait bien rire avec elle, ils s’adoraient quand même ; mais il ne m’eût pas permis de m’apercevoir de son infériorité vis-à-vis de moi. Il voulait que je fusse autre et non plus que lui ; il estimait son état différent, mais égal au mien. Son culte pour la terre ne le laissait pas libre de penser autrement, et au fond il était dans le vrai absolu, dans la haute philosophie, sans s’en douter. Il respectait le beau savoir très-humblement, mais c’était à la condition de faire respecter tout autant la culture du sol. S’il m’en avait détourné, c’est qu’il eût cru, en faisant de moi un paysan, me rendre impropre à la chimérique succession de mon oncle le parvenu.

Quand je lui eus dit que je désirais m’associer à des personnes qui parlaient en public pour s’exercer à bien dire de belles choses, il fut satisfait et ne m’en demanda pas davantage. Il eût craint par ses questions, de me montrer combien peu il se doutait de ce que pouvait être cette étude. Je partis donc, emportant sa bénédiction comme les autres fois et mon petit capital, que, dès l’année précédente, j’avais toujours fait voyager à tout événement dans ma ceinture de dessous. Il n’était pas assez gros pour me gêner, d’autant plus que je l’avais déjà diminué de moitié.

Au commencement de l’hiver, je rejoignis donc la troupe à Toulon, et j’y fus reçu avec enthousiasme. La situation n’était pas brillante ; on avait toujours boulotté, comme disait Moranbois, et on tenait conseil pour savoir si l’on poursuivrait l’exploration des côtes.

À cette époque, les villes du littoral commençaient à peine à jouir de la vogue qu’elles ont acquise depuis. Il n’était pas encore question de chemin de fer, d’éclairage au gaz, de maisons de jeu. L’Europe n’assiégeait pas cette étroite falaise qui s’étend, comme un espalier au soleil, de Toulon à Monaco, et qui bientôt s’étendra jusqu’à Gênes.

— Mes enfants, nous dit Bellamare, nous boulotterons toujours, si nous ne prenons un grand parti. Je n’ai jamais gagné d’argent que hors de France ; nul n’est prophète en son pays. J’ai fait à peu près le tour du monde, et je sais que plus on vient de loin, plus on attire les curieux. Souvenez-vous que, l’année dernière, nous avons mieux réussi à Trieste, le point extrême de notre tournée, que partout ailleurs. Je voulais pousser jusqu’à Odessa à travers les provinces danubiennes. Je me souvenais d’y avoir fait de bonnes affaires ; nous serions revenus par Moscou. Vous avez reculé devant la campagne de Russie. Si vous m’en croyez, nous allons l’entreprendre ; mais, en raison de l’approche de l’hiver, nous commencerons par les pays chauds. Nous irons à Constantinople, nous y séjournerons deux mois ; nous irons de là à Temesvar et à Bucharest, qui est une bonne ville aussi ; dès que le temps le permettra, nous traverserons le Balkan, nous gagnerons lassy, et nous arriverons à Odessa avec les hirondelles.

On lui fit observer que les frais du voyage seraient considérables. Il nous montra les lettres d’un entrepreneur de succès qui se chargeait de notre transport et promettait de s’occuper du retour, si nous ne pouvions en couvrir la dépense ; c’était un ancien associé, sur la probité duquel il croyait pouvoir compter. On alla aux voix. Chacun joua la sienne à pile ou face. La majorité du hasard décida le voyage. J’avoue qu’en voyant Impéria le désirer, je trichai pour faire pencher la balance du côté affirmatif.

Je vais encore vous faire faire une enjambée par-dessus les détails fastidieux ou comiques qui seraient sans rapport avec mon sujet. Je vous dirai seulement que, si la majorité était vaillante et pleine d’espoir, la minorité, représentée par Lucinde, Lambesq, Régine et Purpurin, ne l’était qu’à demi ou ne l’était pas du tout. Ce dernier ne pardonnait pas aux étrangers de ne pas savoir le français mieux que lui, et Lambesq, qui avait la prétention de parler italien, était furieux d’être moins mal compris quand il parlait sa propre langue. C’était un caractère aigri, comme celui de Léon, par les déceptions ; mais il n’avait pas, comme Léon, le bon goût de cacher ses blessures. Il se croyait le seul grand génie de la terre et le seul méconnu. Selon lui, les artistes aimés du public et favorisés par le succès n’avaient dû leur Donne chance qu’à l’intrigue.

Régine riait de tout, nulle n’était plus rompue aux misères de la vie nomade ; mais elle augurait mal de nos succès d’argent et nous répétait sans cesse que ce n’était rien d’aller loin, le plus difficile serait de revenir. Lucinde ne craignait rien pour son compte. Elle n’était pas femme à s’embarquer les mains vides ; mais elle craignait d’être forcée de faire les frais du retour, et ne dissimulait pas ses anxiétés.

Chose étrange, Moranbois, le plus stoïque et le plus renfermé de tous, n’était pas non plus sans inquiétude. Il ne connaissait pourtant pas Zamorini, l’entrepreneur auquel se fiait Bellamare ; mais il avait, disait-il, fait un mauvais rêve sur son compte, et cet homme de pierre et de fer, qui ne redoutait aucun péril et ne connaissait aucune hésitation, était superstitieux : — il croyait aux songes.



FIN DE PIERRE QUI ROULE.
[2]



  1. J’ai retenu ce mot du récit de Laurence, parce qu’il m’a frappé. Je ne le crois pas français, mais je désirerais qu’il le fût. C’était sans doute de la part de mon narrateur un souvenir de l’Italie, où le verbe sfogarsi, admirablement expressif, n’a pas d’équivalent dans notre langue.
  2. L’épisode par lequel se termine l’histoire de Pierre qui roule a pour titre le Beau Laurence.