La Muse au cabaret/Plaidoirie de Maître Sarcey

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La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 268-271).


PLAIDOIRIE DE Me SARCEY


À Pierre Louys.
Le chien de notre oncle Sarcey ayant mordu un marchand de tonneaux, celui-ci réclama cinq cents francs d’indemnité.


Ma défense, messieurs les juges, sera brève.
Voici : jeudi dernier, je m’étais mis en grève,
Comme tous les jeudis, — habitude que j’ai —
Je veux dire… j’avais pris ce jour-là congé.
Le jeudi, mes amis, je dépose mes manches
De lustrine, et j’en fais autant tous les dimanches.
Cinq jours de bon travail, c’est assez, Dieu merci !
Par semaine. Et je vais, exempt de tout souci,
Rêver, loin de Paris, à quelques pas d’ici.
J’ai là, dans le pays des rosières, Nanterre,
Une en quelque façon sorte de coin de terre,
Un petit patelin… Ça n’est pas le Pérou.

À côté du Marly de Sardou c’est un trou.
Car vous supposez bien, n’est-ce pas ? qu’un critique
Ne gagne pas autant qu’un auteur dramatique.
Sur ce bout de terrain, j’ai fait construire un rien
De maison, grande assez pour un végétarien,
Un petit cafourniau, manière de cahute
Que disloque la pluie et que le vent chahute…
Mais, quand ce ne serait qu’un gourbi de fourmis,
Qu’importe, est-il pas vrai, s’il y vient des amis !
Du plus modeste toit le sage se contente.
Pour un rien, il irait coucher sous une tente.
Or, dimanche dernier — je veux dire jeudi,
J’étais donc à Nanterre, ainsi que je l’ai dit.
Le soir, après dîner, avec ma chère femme,
Je prenais mon café, pur moka, vrai dictame,
Je prenais mon café — dis-je — quand, dans la nuit,
Et, dans ma propre cour, il se fit un grand bruit.
On eût dit comme de quelqu’un que l’on étrangle.
J’étais un peu déboutonné, je me ressangle.
— Restez-la, restez — fis-je, à Madame Sarcey…
Passez-moi le flambeau, je vais voir ce que c’est.
D’abord je ne vis rien qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris qui traînaient dans la fange,
Et que mon bon chien Trac se disputait tout seul.
Je devins aussitôt pâle comme un linceul,
Car un homme était là gisant — quelque escogriffe !
Que Trac vous houspillait du croc et de la griffe.
J’eus une peine énorme à le faire lâcher ;
Tout de même, il finit par aller se coucher.
Quant à l’autre, je dis : « Qu’est-ce qu’à pareille heure,

Vous pouvez bien venir f…icher dans ma demeure ? »
Voilà qu’il me répond : « Avez-vous des tonneaux
À vendre ? » C’était donc un marchand de tonneaux.
Il ajouta qu’ayant trouvé la porte ouverte,
Il l’avait simplement poussée. Hé ! voilà, certe,
Qui ne me suffit pas. Sont-ce là des raisons,
Pour entrer… comme ça… la nuit, dans les maisons ?
Est-ce que vraiment, sous prétexte qu’une porte
Est ouverte, on me voit entrer ? Non, elle est forte !…
Et je le retiendrai ce marchand de tonneaux,
Que si je le revois, je lui dirai deux mots.
Et, d’ailleurs, vend-on des tonneaux à pareille heure ?
On n’en achète pas non plus, ou que je meure !…
Ensuite, on n’entre pas chez les gens sans frapper,
Voilà tout. Et mon chien a bien pu s’y tromper :
En voyant tout à coup, un étranger paraître,
Il a cru qu’on venait assassiner son maître.
(Hé, mon Dieu… ce n’est pas tellement insensé.
Des auteurs très souvent déjà m’ont menacé.)
Alors, que voulez-vous ?… mon Trac est chien de garde.
Par conséquent, garder son maître le regarde…
Messieurs, je vous ai dit toute la vérité.
Je veux bien accorder cent francs d’indemnité
À cet affreux marchand de tonneaux mais, en somme,
Il exige vraiment une trop forte somme.
Cinq cents francs pour avoir été mordu ! Mais, pour
Moins que ça, je me ferais mordre tout un jour.
Cinq cents francs ! c’est beaucoup, d’autant, je vous assure,
Qu’il ne lui reste plus trace d’une blessure.
Cinq cents francs ! Sarpejeu ! Diable ! comme il y va !

Il reviendrait me voir, je crois, à ce prix-là.
Je ne suis pas assez riche. Cependant, comme,
Ainsi que chacun sait, je suis un très brave homme,
Je veux bien lui donner vingt francs. Maintenant, si
Vous voulez vous payer ma tête — la voici.


1893