Plaidoyer de Ramponeau/Édition Garnier
Maître Beaumont[2], dans ce siècle de perversité, pense-t-il que les grâces de son style séduiront ses juges, que ses plaisanteries les égayeront, que les tours insidieux de son éloquence les convaincront ?
Remarquez d’abord, messieurs, avec quelle adresse maître Beaumont supprime mon nom de baptême : il m’appelle Ramponeau tout court, voulant vous insinuer par cette réticence que je ne suis pas baptisé, et qu’ainsi, n’ayant pas renoncé aux pompes du démon, je peux me montrer sur le théâtre sans avoir rien à risquer ; que je suis un enfant de perdition qu’on peut abandonner aux plaisirs de la multitude, sans crainte de perdre une âme déjà perdue.
Je suis baptisé, messieurs, et mon nom est Genest de Ramponeau, cabaretier de la Courtille.
Vous avez tremblé, ô Gaudon ma partie ! et vous, son éloquent protecteur, vous tremblez à ce nom de saint Genest, qui, ayant paru sur le théâtre de Rome, comme vous voulez me produire sur celui du Boulevart[3] ou Boulevert, fut miraculeusement converti en jouant la comédie. Il convertit même une partie de la cour de l’empereur, si on m’a dit vrai ; il reçut la couronne du martyre, si je ne me trompe. Vous me préparez, maître Beaumont, un martyre bien plus cruel ; vous me criez d’une voix triomphante : Ramponeau, montrez-vous, ou payez.
Je ne payerai point, messieurs, et je ne me montrerai point sur le théâtre. J’ai fait un marché, il est vrai ; mais, comme dit le fameux Grec dont j’ai entendu parler à la Courtille : « Si ce que j’ai promis est injuste, je n’ai rien promis ».
Maître Beaumont prétend que si Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, s’est fait voir marchant à quatre pattes sur le théâtre des Fossés-Saint-Germain[4], Genest de Ramponeau, citoyen de la Courtille, ne doit point rougir de se montrer sur ses deux pieds ; mais la cour verra aisément le faux de ce sophisme.
Jean-Jacques est un hérétique, et je suis catholique ; Jean-Jacques n’a comparu que par procureur, et on veut me faire comparaître en personne ; Jean-Jacques a comparu en dépit des lois, et c’est en vertu des lois qu’on veut me montrer au peuple ; Jean-Jacques a été faiseur de comédies, et moi, je suis un honnête cabaretier. On sait ce qu’on doit à la dignité des professions. Néron voulut avilir les chevaliers romains jusqu’à les faire monter sur le théâtre ; mais il n’osa y contraindre les cabaretiers.
Si la cour avait pu lire un petit livre que Jean-Jacques, indigné de sa gloire, et honteux d’avoir travaillé pour les spectacles, a lâché contre les spectacles mêmes, elle verrait que ce Rousseau préfère hautement les marchands de vin aux histrions[5]. Il ne veut pas que dans sa patrie il y ait des comédies, mais il y veut des cabarets ; il regrette ce beau jour de son enfance où il vit tous les Genevois ivres ; il souhaite que les filles dansent toutes nues au cabaret[6].
Nous espérons que les mœurs se perfectionneront bientôt jusqu’à parvenir à ce dernier degré de la politesse. Alors maître Beaumont lui-même sera très-assidu chez moi, à la Courtille. Il ne songera plus à me produire sur le rempart ; il sentira ce qu’on doit à un cabaretier.
Feu monseigneur le cardinal de Fleury disait que les fermiers généraux étaient les colonnes de l’État[7]. Si cela est, nous sommes la base de ces colonnes : car, sans nous, plus de produit dans les aides ; et, sans les aides, comment l’État pourrait-il aider ses alliés, et s’aider lui-même contre ses ennemis ? M. Silhouette, qui a tenu le tonneau des finances[8] moins de temps que je n’ai tenu ceux de mes vins de Brie, a voulu faire quelque peine au corps des fermiers ; mais il a respecté le nôtre.
Si nous sommes nécessaires à la puissance temporelle, nous le sommes encore plus à la spirituelle, qui est si au-dessus de l’autre. C’est chez nous que le peuple célèbre les fêtes ; c’est pour nous qu’on abandonne souvent, trois jours de suite, dans les campagnes, les travaux nécessaires, mais profanes, de la charrue, pour venir chez nous sanctifier les jours de salut et de miséricorde ; c’est là qu’on perd heureusement cette raison frivole, orgueilleuse, inquiète, curieuse, si contraire à la simplicité du chrétien, comme maître Beaumont lui-même est forcé d’en convenir ; c’est là qu’en ruinant sa santé on fournit aux médecins de nouvelles découvertes ; c’est là que tant de filles, qui peut-être auraient langui dans la stérilité, acquièrent une fécondité heureuse qui produit tant d’enfants bien élevés, utiles à l’Église et au royaume, et qu’on voit peupler les grands chemins pour remplir le vide de nos villes dépeuplées.
Que dira maître Beaumont si je lui montre les saints rituels, où sont excommuniés les fauteurs du théâtre, c’est-à-dire les rois, les princes, les Sophocles et les Corneilles ? Un cabaretier, au contraire, est essentiellement de la communion des fidèles, puisque c’est chez lui que les fidèles boivent et mangent.
Les fermiers généraux eux-mêmes, quoiqu’ils fussent tous chevaliers dans la république romaine, quoiqu’ils soient colonnes chez nous, sont maudits dans l’Écriture : « S’il n’écoute pas l’Église, qu’il soit regardé comme un païen et comme un fermier général, sicut ethnicus et publicanus[9]. » L’apôtre ne dit point qu’il soit regardé comme un cabaretier de la Courtille ; il s’en donne bien de garde.
Au contraire, c’est par un cabaret, et même une cabaretière, que les premiers triomphes du saint peuple juif commencèrent. La belle Rahab, vous le savez, messieurs, tenait un cabaret à Jéricho, dans le vaste pays de Setim. Elle était zonah, du mot hébreu zun, qui signifie cabaret, et rien de plus. (Et c’est ce que je tiens de M. Telles, qui vient souvent chez moi.) Elle reçut les espions du saint peuple ; elle trahit pour lui sa patrie ; elle fut l’heureuse cause que, les murailles de Jéricho étant tombées au bruit de la trompette et des voix des Juifs, la nation chérie tua les hommes, les femmes, les filles, les enfants, les bœufs, les brebis, et les ânes.
Quelques interprètes soutiennent que Rahab était non-seulement cabaretière, mais fille de joie. À Dieu ne plaise que je contredise ces grands hommes ; mais si elle avait été une simple fille de joie, une fille de rempart, Salomon, prince de Juda, aurait-il daigné l’épouser ? Je laisse le reste à vos sublimes réflexions.
Vous voyez, juges augustes du Boulevart et de la Courtille, quelle prééminence eut de tous les temps le cabaret sur le théâtre. Vous frémissez de l’indigne proposition de maître Beaumont, qui prétend me faire quitter la Courtille pour le rempart. J’ose plaider ma cause moi-même, parce que là où la raison est évidente l’éloquence est inutile. Si elle succombait, cette raison quelquefois mal accueillie chez les hommes, je mettrais alors ma cause[10] entre les mains de maître Mannory[11], célèbre dans l’univers, qui a fait imprimer des plaidoyers lus de l’univers, et l’univers entier jugerait entre Gaudon et Ramponeau. Je vois d’ici maître Beaumont sourire ; je l’entends répéter ces mots d’Horace, ce poëte du Pont-Neuf que j’ai ouï souvent citer :
Il aura recours même à l’Encyclopédie, ouvrage d’un siècle que j’ai entendu nommer de Trajan[12] : car à quoi n’a-t-on point recours dans une mauvaise cause ? L’Encyclopédie, à l’article Cabaret, prétend que les lois de la police ne sont pas toujours rigoureusement observées dans nos maisons. Je demande justice à la cour de cette calomnie : je me joins à maître Palissot, maître Lefranc de Pompignan, et maître Fréron, contre ce livre abominable. Je savais déjà par leurs émissaires, mes camarades ou mes pratiques, combien ce livre et leurs semblables sont pernicieux.
Une foule de citoyens de tout ordre et de tout âge les lit, au lieu d’aller au cabaret : les auteurs et les lecteurs passent dans leurs cabinets une vie retirée, qui est la source de tant d’attroupements scandaleux. On étudie la géométrie, la morale, la métaphysique, et l’histoire : de là ces billets de confession qui ont troublé la France, ces convulsions qui l’ont également déshonorée, ces cris contre des contributions nécessaires au soutien de la patrie, tandis que les comédiens recueillent plus d’argent par jour aux représentations de la pièce charitable contre les Philosophes que le souverain n’en retire pour le soutien du royaume. Ces détestables livres enseignent visiblement à couper la bourse et la gorge sur le grand chemin : ce qui certes n’arrive pas à la Courtille, où nous abreuvons les gorges, et vidons les bourses loyalement.
Je conclus donc à ce qu’il plaise à la cour me faire donner beaucoup d’argent par Gaudon, qui a la mauvaise foi de m’en demander en vertu de son marché ; faire brûler le factum de maître Beaumont, comme attentatoire aux lois du royaume et à la religion ; item, faire brûler pareillement tous les livres qui pourront, soit directement, soit indirectement, empêcher les citoyens d’aller à la Courtille, et leur procurer le plaisir honteux de la lecture.
- ↑ Ramponeau, cabaretier de la Courtille, vendait, en 1760, de très-mauvais vin à très-bon marché. La canaille y courait en foule ; cette affluence extraordinaire excita la curiosité des oisifs de la bonne compagnie. Ramponeau devint célèbre.
Il avait la complaisance de se laisser voir chez lui aux grandes dames et aux seigneurs que la curiosité y attirait. Gaudon, entrepreneur de spectacles, s’imagina qu’il ferait fortune s’il pouvait montrer Ramponeau sur son théâtre. Le marché se conclut ; mais Ramponeau, s’apercevant qu’il lui était désavantageux, refusa de tenir ses engagements. Ce procès produisit quelques facéties, ne fut point jugé, et Ramponeau fut oublié pour jamais avant la fin de l’année. (K.) — Voltaire, dans une note du Russe à Paris (voyez tome X, page 129}, dit que Ramponeau rendit l’argent à Gaudon, et sauva son âme.
- ↑ Élie de Beaumont (Jean-Baptiste-Jacques), né à Carentan en 1732, mort en 1786, était l’avocat de Gaudon contre Ramponeau ; son Mémoire, qui fait partie du Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de l’an 1760, nous apprend que Ramponeau était né à Argenteuil. Le Plaidoyer est du mois de juin 1760.
C’est donc du 2 juillet 1760 qu’est la lettre à Mme de Lutzelbourg, datée jusqu’à ce jour de 1759. (B.)
- ↑ On devrait dire boulevert, parce qu’autrefois le rempart était couvert de gazon, sur lequel on jouait à la boule ; on appelait le gazon le vert ; de là le mot boule-vert, terme que les Anglais ont rendu exactement par bowlinggreen. Les Parisiens croient bien prononcer en disant boulevart : le pauvre peuple ! (Note de Voltaire.)
— Je donne cette note telle qu’elle est dans les éditions de 1760. Dans les éditions de Kehl et dans toutes leurs réimpressions, au lieu de l’exclamation qui la termine on lit : « Le pauvre peuple dit boulevert. » (B.)
— Voyez l’article Boulevart, dans le Dictionnaire philosophique, tome XVIII, page 30.
- ↑ Dans les Philosophes, comédie de Palissot, jouée le 2 mai 1760.
- ↑ Dans sa lettre à d’Alembert contre les spectacles, il fait l’éloge des cercles, où « chacun, se livrant sans gêne aux amusements de son goût, joue, cause, lit, boit, ou fume ». (B.)
- ↑ J.-J. Rousseau, dans sa même lettre, dit qu’il « voudrait bien nous (aux Genevois) croire les yeux et les cœurs assez chastes pour supporter un tel spectacle, et que de jeunes personnes dans cet état fussent à Genève, comme à Sparte, couvertes de l’honnêteté publique ». (B.)
- ↑ Voltaire rappelle encore ce mot de Fleury, dans son petit écrit intitulé Des Païens et des Sous-Fermiers : voyez année 1765.
- ↑ Silhouette n’avait tenu le tonneau des finances que huit mois et demi.
- ↑ Matth., xviii, 17.
- ↑ Voici comment, dans le Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de l’an 1760, se termine cet alinéa :
« Je mettrais alors ma cause entre les mains de maître Ganchat ou de maître Hayer, ou de maître Caveirac, ou de maître Abraham Chaumeix, ou de tel autre grand homme, et enfin j’en appellerais au futur concile. »
L’appel au futur concile était le refrain des jansénistes. (B.)
- ↑ Louis Mannory, né à Paris en 1696, mort en 1777, est l’auteur de Plaidoyers et Mémoires, 1759 et années suivantes, dix-huit volumes in-12. Après avoir été grand partisan de Voltaire, et avoir écrit en faveur de son Œdipe (voyez tome Ier du Théâtre, page 9), il passa dans le rang de ses ennemis ; et il est probablement l’un des auteurs, c’est-à-dire compilateurs, du Voltariana ; voyez, tome XXII, la note 2 de la page 76.
- ↑ Voyez, tome III du Théâtre, la note de la page 351.