Plan d’une bibliothèque universelle/I

La bibliothèque libre.
PLAN
D’UNE
BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE.
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SECTION PREMIÈRE.

INTRODUCTION.


CHAPITRE I.

SITUATION MORALE DU PAYS ; BESOINS DU SIÈCLE.

Les hommes auront beau supprimer les distinctions, la noblesse, les castes, les priviléges, ils ne pourront jamais si bien faire qu’il n’y ait toujours un premier et un dernier. C’est ainsi que les institutions les plus libérales comme les plus aristocratiques amènent forcément le partage du peuple en deux classes : d’un côté ceux qui gouvernent, de l’autre ceux qui sont gouvernés. Toutefois il y a cette différence que dans les aristocraties les deux classes sont éternellement séparées : c’est la noblesse, c’est le peuple ; l’un peut tout, l’autre ne peut rien ; tandis que, dans les démocraties, les deux classes tendent sans cesse à se confondre : en haut, en bas, au pouvoir, à la charrue, c’est toujours le peuple que vous voyez, c’est toujours le peuple qui monte ou qui descend.

Cette forme de gouvernement est la plus digne de l’homme, puisque son but est le développement de l’intelligence de tous au profit de tous, d’où il suit que le devoir de ceux qui gouvernent, dans ce système, est d’éclairer la raison des peuples, de leur donner des principes communs, une instruction universelle, de fonder enfin les unités nationales, pour arriver un jour à l’unité humanitaire !

L’instruction du peuple est donc à la fois le but et la nécessité du gouvernement représentatif ; bien plus elle en est la vie. Aussi, depuis vingt ans, l’éducation primaire et secondaire a-t-elle été l’objet des sollicitudes de tous les hommes du pouvoir qui avaient une pensée d’avenir. Ceux-là voyaient bien que des institutions nouvelles appelaient un peuple nouveau, et que, puisque ces institutions fondaient des droits, elles devaient imposer des devoirs ; mais comment en instruire les masses ? comment leur donner à la fois la pensée et la morale, la puissance et la lumière, la souveraineté et la justice ? C’est là le point principal, et c’est précisément le point oublié. Nous instruisons le peuple comme Condillac instruisait sa statue, en lui présentant des images et des sons. Toutes les idées lui viennent du dehors, comme aux animaux les plus vils, et nous oublions d’aller chercher au dedans l’être moral, l’être infini que Dieu y a placé !

Or, ce grand travail de la régénération des peuples par les éléments matériels de la science, dégagés de toute idée morale et religieuse, doit un jour produire ses résultats. Quels seront-ils ? Question grave que tout le monde s’adresse et à laquelle personne n’ose répondre. On se préoccupe du besoin d’instruire la foule, et l’on ferme les yeux sur les suites nécessaires de la mauvaise instruction qu’on lui donne. Et cependant ce seul fait de l’instruction d’un peuple est une des plus puissantes révolutions qui se soient encore vues sur la terre : des derniers rangs de la société, des profondeurs de ses abjections et de ses misères, va sortir une nation nouvelle, envieuse, ambitieuse, sans prochain et sans Dieu ; une nation enflée de cette demi-science de raisonnements à vide, que Bacon trouvait plus dangereuse que l’ignorance et la barbarie. Ce n’est pas tout encore ; au-dessus de ce chaos populaire, apparaît une jeunesse turbulente, sans principes, habituée dans les colléges aux idées grecques et romaines, et s’inoculant dans les cabinets littéraires les idées américaines ; une jeunesse pleine de présomption, mêlant tout, brouillant tout ; haïssant le despotisme et regrettant l’épée de Bonaparte ; réhabilitant Robespierre par les arguments de M. de Maistre sur l’excellence du bourreau ; prenant la guillotine pour emblème, Marat pour modèle, l’émeute pour principe, la terreur pour une forme de gouvernement ; plongée enfin dans la théorie de l’assassinat jusqu’au point de ne plus le distinguer de la vertu, et se croyant propre à gouverner le monde parce qu’elle ne reculerait devant aucune des extrémités du crime ! Et en traçant ce tableau nous ne mentons pas, nous ne calomnions pas, nous reproduisons des maximes, nous recueillons des discours, nous disons ce que tout le monde peut lire dans des journaux, dans des libelles publiés en haine de toute autorité ; nous ne faisons pas une satire, nous écrivons l’histoire !

Telle est la situation intellectuelle et morale du pays : la France meurt faute d’idées générales et de principes communs ; elle meurt au pied de l’arbre de la science dont on ne lui présente que les mauvais fruits ; elle meurt dans les familles à qui on refuse la vie morale et religieuse ; elle meurt dans le gouvernement qui, enorgueilli de sa prospérité industrielle et financière, n’a pu s’élever jusqu’à l’intelligence de ces mots de l’Évangile : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de vérité ! »

Le mal est grand sans doute, mais il n’est point incurable : né d’une fausse science et d’un mauvais système d’éducation, il peut être effacé par des réformes et par de bons ouvrages. Il n’y a que la lumière qui dissipe les ténèbres, il n’y a que la vérité qui dissipe l’erreur ; c’est donc la lumière, c’est donc la vérité qu’il faut répandre. Examinons la société, prenons-la telle que nos éducations et nos institutions l’ont faite, en commençant par les colléges et en finissant par le monde. En général, les études des colléges se concentrent dans un petit nombre de livres grecs et latins, livres excellents sous le rapport historique ou littéraire, mais qui, dans l’état actuel de la civilisation, ne peuvent nous servir ni de règles ni de modèles. Des esclaves qu’on enchaîne, des ilotes qu’on assassine, des peuples conquis qu’on égorge ou qu’on vend sur la place publique comme un vil bétail ; des enfants qui tuent leur père, des pères qui font tomber la tête de leurs enfants ; la barbarie dans le pouvoir, le vice dans les mœurs et le crime érigé en vertu ; voilà les premières images, les premières idées qui frappent le cœur de la jeunesse ! On sème l’ivraie et l’on se plaint de la moisson.

Si des colléges nous passons aux écoles primaires, un spectacle non moins affligeant se présente. Là, point de livres grecs et latins, mais aussi point de livres français ! Inutilement vous avez pensé, vous avez écrit pour le salut du genre humain, Fénelon, Fleury, Vauvenargues, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ; inutilement votre génie s’est appliqué à nous faire aimer la vertu en la montrant non comme un devoir, mais comme un bonheur ; vos ravissantes inspirations ne seront jamais entendues de la foule ; vous ne pénétrerez pas dans la chaumière du pauvre pour le consoler de sa misère, lui révéler son âme qu’il ignore, et tous les bienfaits d’un Dieu qu’on lui laisse oublier ! Nos législateurs l’ont ainsi voulu, et vos pensées généreuses resteront inconnues de ceux même à qui vous les aviez destinées ! Des abécédaires pour toute science, des méthodes d’enseignement pour toute morale, et quelquefois par hasard les éléments arides de la grammaire et de l’arithmétique, voilà ce que nous rencontrons dans les écoles primaires des villes et chez les magisters illettrés de nos campagnes. On veut bien enseigner à lire au peuple, mais à condition qu’il ne lira pas ; on lui donne un instrument dont on lui refuse l’usage ; il tient la clef du monde des pensées, et ce monde si beau, si vaste, où il recevrait une nouvelle vie, ce monde, le seul digne de l’homme, ne s’ouvrira jamais devant lui !

Il est vrai que des sociétés catholiques, effrayées du vide où on laissait le peuple, se sont empressées de lui offrir les livres qu’elles croyaient propres à son éducation. Mais ces livres ne sont pas toujours choisis par une piété bien éclairée ; ce sont pour la plupart des livres mystiques sans aucun rapport avec le mouvement du siècle. C’est l’Histoire véritable de la croix de Migné, la Vie de sainte Philomèle, de Marie Alacoque, du père Fourier, réformateur des chanoines ; c’est la vie édifiante de Nicolas de Flue[1], lequel resta vingt ans sans manger, ou l’histoire encore plus édifiante de la possession des Ursulines de Loudun, du supplice d’Urbain Grandier, et des horribles tentations du père Surin, qui, à force d’exorciser les religieuses, finit par se croire lui-même possédé d’une légion de diables. Voilà les livres qu’on imprime sérieusement au dix-neuvième siècle pour l’instruction d’un peuple appelé à connaître ses lois et à les faire ; d’un peuple dans les rangs duquel l’élection va chercher des députés et des ministres. Qu’arrive-t-il ? repoussé par l’ennui, et, il faut bien le dire, par le dégoût qu’inspirent de pareils ouvrages, la foule cherche d’autres lectures, heureuse quand elle ne rencontre sur sa route que les Vies édifiantes de Cartouche et de Mandrin, ou les Faits merveilleux de Richard-sans-Peur, des quatre fils Aymon, et de Mélusine à la queue de serpent, seuls ouvrages qui, avec les Facéties de Voltaire et les honteuses élucubrations de Pigault-Lebrun, forment aujourd’hui la

bibliothèque privilégiée du peuple, c’est-à-dire toute sa science historique, politique et morale !

Que dis-je ? une autre science plus facile lui est offerte à peu de frais. En face de la société catholique des bons livres sont venues se placer les sociétés dites républicaines ; avec leurs formes abruptes, leurs barbes farouches, leur amour du bourreau et leur politique émanée de la Montagne. Celles-là aussi ont leurs apôtres et leurs martyrs dont elles publient les doctrines à deux sous la feuille, et, comme il est écrit dans le prospectus, pour former le peuple à la vertu. Jamais roi n’eut de courtisans plus abjects ! Ils disent à ce peuple ignorant qu’il sait tout, qu’il peut tout, et que la loi suprême c’est sa volonté ! Ils appellent sa force brutale, intelligence, et ses assassinats, justice. S’ils publient des livres d’histoire, ils en effacent soigneusement les belles actions et n’y développent que les crimes, toujours pour former le peuple à la vertu[2]. S’ils publient des livres de politique, ils choisissent les discours sanglants de Robespierre, ce tigre à face humaine, dont ils font un sage, ou de Marat, ce convoiteur des trois cent mille têtes, dont ils font un martyr, et toujours pour former le peuple à la vertu[3]. Tous leurs écrits, s’adressant à la colère, signalent des vengeances, réveillent des haines ; tous commandent la spoliation des riches et le massacre des premiers par les derniers, et toujours, toujours pour former le peuple à la vertu. Telle est la Bibliothèque populaire des sociétés jacobines ; car c’est une dérision de les appeler républicaines. Elles nourrissent le peuple de férocité et de mensonges, comme ce tyran de l’antiquité nourrissait ses chevaux de chair humaine. On conviendra sans doute qu’à de tels livres, la Société des bons livres aurait pu opposer quelque chose de mieux que la possession du père Surin, la réforme des chanoines par le docte Fourier, voire même les stigmates et les visions béatifiques de sainte Marie Alacoque !

Ainsi se résument les divers degrés de nos éducations publiques et particulières : dans les colléges, la démagogie grecque et romaine, sans autres principes ; dans les écoles chrétiennes, les croyances du moyen-âge et les mortifications des saints ; dans les sociétés populaires, la haine de toutes les supériorités avouées, les doctrines de quatre-vingt-treize ; et au milieu de tout cela, chose étrange ! l’indifférence des familles, les préjugés de province, de castes, de naissance, de fortune, d’état, chaos ténébreux des vanités d’autrefois et des vanités d’aujourd’hui, éléments usés, mais non sans vie, qui doivent former la société nouvelle. C’est de là qu’il faut faire sortir une de ces grandes idées morales, communes à tous, qui font mouvoir les peuples comme un seul homme, et qui seules aussi ont le pouvoir de les faire grands !

Le mal est dans les éléments mêmes de l’instruction, et ce sont ces éléments qu’il faut mettre en harmonie avec nos institutions nouvelles. Or, nos institutions nous appellent à discuter non-seulement les intérêts de notre ville et de notre département, mais encore les intérêts de la patrie et du genre humain. Équilibre des empires, relations politiques et commerciales du globe, puissance de l’industrie et de l’agriculture, tout ce qui peut rendre l’homme capable de résoudre ce généreux problème de la plus grande prospérité publique et du plus grand bonheur de l’individu, législation, religion, morale, philosophie, tout arrive à la tribune nationale, tout y est soumis aux lumières de la nation. Ne semble-t-il pas que la même loi qui a fait du peuple un législateur ait dû lui imposer une instruction large, morale, universelle, pour tout dire, en un mot, une éducation encyclopédique ?

CHAPITRE II.

DE LA PUISSANCE DES LIVRES.

Il est donc vrai qu’en renouvelant nos lois et en fondant des écoles nous n’avons accompli que la moitié de l’œuvre et que l’autre moitié est encore à faire. Ce n’est pas assez de formuler des constitutions, il faut y élever les peuples. Cette idée nous a frappé. Persuadé que les plus hautes pensées de la plus haute morale sont intelligibles aux hommes de toutes les classes ; persuadé que, dans la situation actuelle de l’Europe, on ne peut ramener les esprits à l’unité d’opinion que par la vérité, car elle seule est une, nous avons conçu le projet de coopérer à cette régénération tant souhaitée, en formant une bibliothèque complète des chefs-d’œuvre de l’esprit humain et en leur faisant parler à tous la même langue. Le but de cette entreprise est de fonder l’éducation nationale sur l’étude de tous les beaux génies qui ont éclairé le monde. Certes ce ne peut être une idée trompeuse que de renouveler les peuples avec les livres mêmes qui nous ont moralisés ou civilisés.

Le Panthéon littéraire, bibliothèque universelle, n’est pas seulement une entreprise de libraire, la plus grande qu’on ait encore tentée, c’est une conception de haute morale publique, un essai d’instruction nationale dont la fin suprême est de réunir dans les mêmes principes toutes les classes de la société. Il s’agit d’habituer les esprits les plus vulgaires aux images du beau et du bon, de jeter dans la circulation une grande masse d’idées civilisatrices, de détruire partout l’erreur par la présence de la vérité, et, pour tout résumer en un mot, de rendre les plus sublimes pensées du génie communes à tout un peuple !

L’instruction ne donne pas l’intelligence, elle la meuble et la développe ; elle nous ajoute les idées des autres et nous grandit de tout ce qu’elle nous ajoute ; elle met en nous Socrate, Platon, Newton, Fénelon, et nous permet de les égaler, non dans leurs vastes conceptions, mais dans leur charité évangélique, ce qui est plus beau et plus heureux. C’est ainsi que, par l’étude délicieuse de la vie et des œuvres de ces bienfaiteurs des hommes, l’âme d’un peuple peut s’élever à une perfection, où sans leur secours elle ne fût jamais arrivée. Les plus humbles et les plus pauvres sont appelés comme les autres à la possession de ces trésors qui autrefois n’appartenaient qu’aux riches, mais dont l’imprimerie a fait la propriété du genre humain !

On s’étonnera peut-être de la puissance que nous attribuons aux livres ; mais les livres sont des idées, et c’est avec des idées que les petites et les grandes choses se font ici-bas. Nous devons aux livres tout le bien et tout le mal qui est sur la terre. Il y en a trois ou quatre qui gouvernent le monde. Voyez ce que les Védas ont fait de l’Inde, et ce que le Coran a fait de la Turquie ! Les peuples sont heureux ou malheureux suivant la pensée écrite qui les inspire. Voilà pourquoi l’Asie meurt sous le poids de ses chaînes ! voilà pourquoi aussi la France, l’Angleterre, l’Amérique sont libres ! Et qui donc les a faits libres ? Vous nommez Cromwell, Washington, Mirabeau ! Mon regard porte plus haut, je vois le Christ et l’Évangile !

Ces hautes influences ne s’exercent pas seulement sur les peuples, elles vont droit aux individus dont elles révèlent les aptitudes ou développent le génie ! Les poèmes d’Homère forment Alexandre : il veut être Achille, et soumet l’Asie, dont sa gloire commence la civilisation. La vie des grands hommes de Plutarque imprime à Rousseau ce type de beau idéal qu’il reproduit dans tous ses ouvrages ; et les descriptions enchantées de Marc-Paul excitent dans l’âme de Christophe Colomb cette curiosité sublime qui le pousse à la découverte du Nouveau-Monde. De nos jours enfin nous avons vu un simple paysan, le jeune Caillié, s’enflammer à la lecture d’un volume de Robinson oublié par hasard dans une école de village, et seul, sans argent, sans protecteur, sans autre secours que sa puissante volonté, traverser les contrées barbares de l’Afrique et pénétrer jusqu’à Tombouctou, dont l’existence n’est encore constatée que par son voyage !

L’influence des livres est universelle ; c’est le grand levier du monde moral et politique. Imaginez, en effet, une force comparable à celle-ci : aux deux extrémités du globe la même page va éveiller les mêmes pensées, soulever les mêmes passions, réunir comme en un faisceau les êtres que l’immensité sépare, et nous révéler, au milieu de la variété des races, la fraternité des âmes, l’unité du genre humain !

Telle est la puissance des livres, et ce n’est pas nous, qui oserons la nier, nous qui sommes leur ouvrage, nous sortis à peine d’une révolution dont les livres furent le premier et le plus puissant moteur. Ce point une fois accordé, on nous demandera sans doute de quels éléments nous comptons former notre bibliothèque ; dans quel esprit elle sera composée, et à quelles mains assez habiles, à quel homme d’un goût assez délicat, assez pur, à quelle tête encyclopédique nous confierons le soin d’un choix qui doit s’opérer au milieu du chaos de plusieurs millions de volumes. Ces questions sont graves, et nous serions bien embarrassé d’y répondre si nous n’avions pour auxiliaires que des secours humains ; mais une autorité divine, un juge qui ne se laisse jamais ni éblouir ni tromper, le temps, s’est chargé de la plus grande partie de notre travail. Que pouvions-nous faire de mieux que de nous en tenir à son jugement ? Le temps c’est la réflexion de l’humanité ! Contempteur du médiocre, il n’épargne ni le mauvais goût ni les mauvaises doctrines ; et s’il conserve quelquefois ces dernières, lorsqu’elles portent l’empreinte du génie, il les conserve en les condamnant. En effet, de quel mépris immortel le temps n’a-t-il pas couvert les impiétés de Pline, la matière éternelle d’Épicure, le matérialisme de Hume, le panthéisme de Spinosa, et toutes les doctrines subversives de leurs imitateurs. Ces systèmes vivent, dira-t-on. Oui ! ils vivent dans l’histoire de la science, mais ils sont morts dans son action et dans son estime. Dès lors il n’y a plus de péril ; les erreurs des sophistes peuvent être un témoignage de la grandeur de leur intelligence, mais elles sont aussi un témoignage du pouvoir de la raison humaine qui sait les démêler et les réprouver !

Ainsi le Panthéon littéraire, véritable bibliothèque universelle, se composera des chefs-d’œuvre de toutes les littératures, des ouvrages originaux de toutes les langues, des livres sacrés et primitifs de tous les peuples ; poésie, philosophie, histoire, politique, morale, géographie, voyages, nous n’oublierons rien de ce que le temps a consacré. Le Panthéon littéraire, c’est le recueil de tout ce que l’homme a pu découvrir sur Dieu, sur la nature et sur lui-même ; c’est le livre des pensées du genre humain. Vous y verrez les prodiges de l’intelligence pour arriver au bien-être matériel, et les efforts de l’âme pour échapper à la matière, pour en percer les ténèbres. Livre immense dont chaque feuillet porte la date d’un siècle et le nom d’un homme de génie, et dont l’ensemble représente le travail intellectuel de l’humanité depuis quatre mille ans.

Notre travail à nous est de recueillir ces trésors, d’en dresser le catalogue, d’en suivre la chaîne et d’y établir l’ordre ; non pas seulement cet ordre de petits détails qui isole les œuvres de chaque individu et de chaque époque, afin d’en diviser la gloire, mais l’ordre d’un vaste ensemble qui dans les œuvres de tous les peuples ne voit que le travail du genre humain. Celui-là est le seul vrai, le seul philosophique, les nations anciennes et les nations modernes y apparaissent marchant vers le même but, et accomplissant avec lenteur un fait mystérieux que nous commençons seulement à entrevoir, le fait de leur transformation morale par la recherche et la découverte de la vérité !

CHAPITRE III.

ÉTUDES DE L’ARBRE ENCYCLOPÉDIQUE DE BACON
ET DE D’ALEMBERT.

Toutefois l’ordre dans les détails est de nécessité, et c’est par lui seulement qu’on peut arriver à la vue claire et précise de l’ensemble. Pour concilier ces deux choses, l’idée nous vint d’établir notre catalogue sur les grandes divisions de l’arbre encyclopédique de D’Alembert ; la célébrité de cette invention semblait une garantie de son excellence. Ouvrant donc le premier volume de l’Encyclopédie, nous vîmes cet arbre fameux qui, comme celui de la science du bien et du mal, porte dans ses fruits toutes les connaissances humaines. Le tronc de cet arbre c’est l’entendement ; ses trois branches c’est la mémoire, la raison et l’imagination, lesquelles produisent l’histoire, la poésie et la philosophie. Certes, c’était une idée de génie que de placer les différents travaux de l’homme au sommet des facultés de l’âme et de l’intelligence qui les enfantent ; la classification est ingénieuse, et l’ordre semble s’établir ; mais à l’examen tout s’écroule, et les branches de l’arbre ne présentent plus qu’erreur et confusion. Et d’abord le point de départ est faux ; pour faire sortir les arts, les sciences et les lettres de nos facultés divines et humaines, il fallait trouver et définir ces facultés, séparer avec soin ce qui est de la terre et ce qui est du ciel, ce qui appartient à l’intelligence et ce qui appartient à l’âme, puis donner à chacun son œuvre. C’est ce que Bacon a voulu faire et c’est ce que D’Alembert n’a pas même tenté. Ici tout est confondu. Des trois facultés que le philosophe attribue à l’âme, une seule lui appartient : la raison. Et en effet, la mémoire des choses terrestres n’est point une faculté de l’âme, c’est une faculté de l’intelligence, que les animaux possèdent comme nous. D’autre part, l’imagination n’est point une faculté simple, car elle se forme de la mémoire, puis du sentiment du beau et du sentiment de l’infini, rayons divins de l’âme dont D’Alembert ne parle pas.

Ce système, vicieux dans son ensemble, ne l’est pas moins dans les détails. Jetons les yeux sur la première tige. Qu’est-ce que la mémoire ? une faculté de l’intelligence qui ne produit que ce qu’elle reçoit. D’Alembert lui fait produire les arts et métiers et les manufactures, toutes choses qui naissent bien plutôt de nos besoins, de l’observation, de l’imitation, de l’imagination, que de la mémoire. Sur cette même tige j’aperçois l’histoire : l’histoire civile, l’histoire littéraire, l’histoire naturelle, l’histoire de la terre et de la mer, l’histoire des végétaux, des animaux, des minéraux, etc. Ici le désordre augmente, car je retrouve la botanique, la minéralogie, la zoologie, l’astronomie, la chimie sur la tige de la raison. Il y a donc erreur ou double emploi, et c’est au moins une idée fausse que de vouloir séparer les sciences de leur histoire. Les sciences sont le résultat de l’observation et de l’expérience ; elles se renouvellent chaque siècle, en sorte que leur histoire fait partie d’elles-mêmes. Les scinder, comme aurait dit Bacon, c’est arracher l’œil du cyclope, c’est leur ôter la lumière.

Mais voici des choses bien plus étranges. Cette tige de la raison, dont toutes les branches devaient produire la vérité, est chargée de sciences mensongères. On y voit le blason à côté de la logique, la magie naturelle et la magie noire à côté de la religion ; puis la tige s’élance au-dessus de toutes les autres jusqu’au sommet de l’arbre, et là elle est terminée par l’apothicairerie que l’auteur matérialiste regardait sans doute comme le dernier terme de la raison humaine !

Quant à la tige de l’imagination, on est fort étonné de lui voir produire la gravure et l’architecture civile, surtout cette dernière qui ne crée rien de grand qu’à l’aide du calcul et du compas. On y trouve aussi la poésie, qui entre les mains du géomètre se divise en narrative, dramatique et parabolique. Nous n’aurions jamais entendu ce mot, s’il n’était expliqué par celui d’allégorique dans la table qui précède l’arbre et qui en réunit toute la nomenclature. L’allégorie peut être du ressort de la poésie, mais elle ne constitue pas un genre particulier non plus que la narration. L’une et l’autre appartiennent également à toutes les poésies bucoliques, dramatiques, lyriques et épiques ; et en vérité, malgré notre admiration pour le génie de Bacon et de D’Alembert, il nous a été impossible de trouver plus de narrative dans une épigramme que dans une comédie ! Au reste, si les genres sont mal définis, il n’en est point d’oubliés, et toujours, sous le titre général de poésie narrative, on trouve le madrigal, l’épigramme, le roman, vers et prose, s’élevant vers le ciel, à côté des poèmes d’Homère !

L’idée de cet arbre appartient, comme tout le monde le sait, au chancelier Bacon ; mais l’arbre de Bacon, moins étendu, a cependant plus d’ensemble : il commence par les éléments, s’élève de science en science jusqu’à la politique, et se termine par la théologie. Ainsi, l’arbre de Bacon jette ses racines sur la terre et porte à son sommet l’idée de Dieu. C’est à ce couronnement sublime que D’Alembert et Diderot ont substitué l’apothicairerie !

CHAPITRE IV.

PLAN BIBLIOGRAPHIQUE DE L’OUVRAGE.

On conçoit tout ce qu’une pareille théorie a d’arbitraire et par conséquent de peu philosophique. Pour l’adopter, il eût fallu en reconstruire le système, émonder l’arbre et renouveler ses tiges ; encore n’eussions-nous pas été sûr de faire mieux que nos modèles. Force fut donc de renoncer à une méthode dont l’idée fondamentale, la classification des œuvres de l’esprit humain sous les facultés de l’intelligence qui les produisent, nous avait paru si belle, mais dont l’exécution dans l’état présent de la science, était impossible. L’ordre encyclopédique une fois abandonné, il nous restait l’ordre bibliographique. Celui-là éveille moins de pensées, mais il est clair, précis, sans péril dans ses erreurs, car on peut commettre des erreurs même en rédigeant un catalogue. C’est donc à l’ordre bibliographique que nous nous arrêtâmes, et nous étions loin alors de nous attendre à tous les avantages qu’il allait nous présenter. Dans les catalogues les plus précieux, l’art bibliographique n’a d’autre but que de faciliter les recherches par une bonne classification des matières, ou de fixer la curiosité sur la date et la condition des livres ; mais dans un catalogue du genre de celui-ci, c’est-à-dire dans une bibliothèque universelle où il s’agit de recueillir et de classer, non ce que la typographie a produit de plus rare, mais ce que le génie de l’homme a produit de plus beau, la science des de Bure, des Renouard, des Wan-Praet, des Brunet, devient une véritable science littéraire, une étude de goût et qui donne beaucoup plus qu’elle ne promet. Ici les détails du catalogue ne sont rien, mais chaque division, soit théologique, soit philosophique, soit politique, soit morale, nous offre un tout complet du grand travail de l’humanité depuis les premiers temps du monde jusqu’à nous, et il en résulte que l’ensemble de toutes ces divisions est une véritable histoire de l’esprit humain par les monuments mêmes de la pensée.

Lorsqu’au dix-huitième siècle Diderot conçut le plan de l’Encyclopédie, il ne s’agissait de rien moins que d’élever un monument entre le passé et l’avenir, sur lequel tout le passé était écrit. Grande conception, moins grande cependant que le Panthéon littéraire. Diderot résumait dans l’ordre alphabétique, et les procédés des arts, et les découvertes des sciences, et les systèmes de philosophie ; nous, nous publions les ouvrages originaux qui renferment toutes ces choses. L’Encyclopédie n’est pour ainsi dire que la table des matières de notre collection ; table incomplète, et dont aujourd’hui les articles les plus importants seraient à refaire, tant nos progrès ont été rapides. Dans les sciences tout est changé, jusqu’aux éléments ; on se croirait jeté dans un nouveau monde : l’eau et l’air décomposés par Lavoisier ne sont pas l’eau et l’air des physiciens de l’Encyclopédie, et le soleil d’Young et de Fresnel n’éclaire plus le globe de la même lumière que réfractait le prisme de Newton. La politique n’est pas moins avancée ; alors elle proclamait la liberté comme une utopie, et la liberté nous a été donnée : nous avons passé de la théorie à l’usage, et réalisé une forme de gouvernement dont les plus grands publicistes du dix-huitième siècle n’avaient pas même conçu l’idée. Enfin le monde moral de la philosophie s’est transformé comme le monde politique des législateurs, comme le monde physique de la science. Locke et Hume avaient matérialisé la pensée et tout réduit à l’œuvre visible des sens. Sous leur règne, la philosophie ne vécut que de la vie du corps ; elle était sans âme, elle fut sans progrès. Mais un grand mouvement s’opère à la venue de Kant. Celui-là voit la science de plus haut ; il la mesure, puis il en montre les néants, mais en présence de Dieu, et sous l’inspiration d’une âme immortelle qui se connaît. Voilà où nous en sommes, et voilà ce qu’il était utile de graver, comme notre épigraphe, sur les portes du temple où nous devons retrouver toutes les gloires intellectuelles de l’univers.

Nous allons donc recueillir et classer nos véritables richesses. Parcourant les longues galeries de nos bibliothèques, nous allons trier, parmi des millions de volumes écrits sur tous les sujets à toutes les époques, et dans toutes les langues, le petit nombre d’ouvrages qui ont reçu la sanction du génie et du temps. Nombre en effet très minime, si on le compare à ces masses poudreuses d’in-folio et d’in-quarto que le temps a frappées de mort, et que les vers rongent sur leurs tablettes comme des cadavres dans leurs tombeaux ; nombre prodigieux, si on ne considère que la multitude d’idées répandues dans chacun de ces livres, les principes qu’ils proclament, et l’immense impulsion que l’ensemble de ces lumières peut donner au monde !


  1. Tous ces livres ont été imprimés en 1830 et 1836, soit par l’Association catholique du Sacré-Cœur, soit par la Société Catholique des Bons-Livres. Il nous serait trop facile d’en augmenter la liste ; mais notre but n’est pas de critiquer ces publications ; il nous suffit d’en montrer l’insuffisance.
  2. Crimes des Rois de France, Crimes des Reines de France, Crimes des Papes, etc., par La Vicomterie, réimprimés en 1833 et 1834, pour la Bibliothèque populaire.
  3. Les Chaînes de l’esclavage, par Marat, à deux sous la feuille ; Discours de Saint-Just, idem. Discours de Maximilien Robespierre, id. ; Opinions de Cavaignac sur le jugement de Louis XVI, id. ; Histoire patriotique des arbres de la liberté, par l’abbé Grégoire. On peut juger des doctrines de ce livre par cette phrase : « La destruction d’une bête féroce, la cessation d’une peste, la mort d’un roi sont pour l’humanité des motifs d’allégresse ; » et par cette autre : « L’arbre de la liberté ne peut prospérer s’il n’est arrosé du sang des rois. » On a réimprimé ce petit livre à bon marché, « parce que, dit l’éditeur dans sa préface, ce qui est utile à tous doit être mis à la portée de la fortune de tous. » – Tous ces livres et une multitude d’autres du même genre forment la Bibliothèque populaire, éditée avec des notes nouvelles dignes de Saint-Just et de Marat, par les sociétés dites républicaines.̃