Plan d’une bibliothèque universelle/I/II

La bibliothèque libre.

CHAPITRE II.

DE LA PUISSANCE DES LIVRES.

Il est donc vrai qu’en renouvelant nos lois et en fondant des écoles nous n’avons accompli que la moitié de l’œuvre et que l’autre moitié est encore à faire. Ce n’est pas assez de formuler des constitutions, il faut y élever les peuples. Cette idée nous a frappé. Persuadé que les plus hautes pensées de la plus haute morale sont intelligibles aux hommes de toutes les classes ; persuadé que, dans la situation actuelle de l’Europe, on ne peut ramener les esprits à l’unité d’opinion que par la vérité, car elle seule est une, nous avons conçu le projet de coopérer à cette régénération tant souhaitée, en formant une bibliothèque complète des chefs-d’œuvre de l’esprit humain et en leur faisant parler à tous la même langue. Le but de cette entreprise est de fonder l’éducation nationale sur l’étude de tous les beaux génies qui ont éclairé le monde. Certes ce ne peut être une idée trompeuse que de renouveler les peuples avec les livres mêmes qui nous ont moralisés ou civilisés.

Le Panthéon littéraire, bibliothèque universelle, n’est pas seulement une entreprise de libraire, la plus grande qu’on ait encore tentée, c’est une conception de haute morale publique, un essai d’instruction nationale dont la fin suprême est de réunir dans les mêmes principes toutes les classes de la société. Il s’agit d’habituer les esprits les plus vulgaires aux images du beau et du bon, de jeter dans la circulation une grande masse d’idées civilisatrices, de détruire partout l’erreur par la présence de la vérité, et, pour tout résumer en un mot, de rendre les plus sublimes pensées du génie communes à tout un peuple !

L’instruction ne donne pas l’intelligence, elle la meuble et la développe ; elle nous ajoute les idées des autres et nous grandit de tout ce qu’elle nous ajoute ; elle met en nous Socrate, Platon, Newton, Fénelon, et nous permet de les égaler, non dans leurs vastes conceptions, mais dans leur charité évangélique, ce qui est plus beau et plus heureux. C’est ainsi que, par l’étude délicieuse de la vie et des œuvres de ces bienfaiteurs des hommes, l’âme d’un peuple peut s’élever à une perfection, où sans leur secours elle ne fût jamais arrivée. Les plus humbles et les plus pauvres sont appelés comme les autres à la possession de ces trésors qui autrefois n’appartenaient qu’aux riches, mais dont l’imprimerie a fait la propriété du genre humain !

On s’étonnera peut-être de la puissance que nous attribuons aux livres ; mais les livres sont des idées, et c’est avec des idées que les petites et les grandes choses se font ici-bas. Nous devons aux livres tout le bien et tout le mal qui est sur la terre. Il y en a trois ou quatre qui gouvernent le monde. Voyez ce que les Védas ont fait de l’Inde, et ce que le Coran a fait de la Turquie ! Les peuples sont heureux ou malheureux suivant la pensée écrite qui les inspire. Voilà pourquoi l’Asie meurt sous le poids de ses chaînes ! voilà pourquoi aussi la France, l’Angleterre, l’Amérique sont libres ! Et qui donc les a faits libres ? Vous nommez Cromwell, Washington, Mirabeau ! Mon regard porte plus haut, je vois le Christ et l’Évangile !

Ces hautes influences ne s’exercent pas seulement sur les peuples, elles vont droit aux individus dont elles révèlent les aptitudes ou développent le génie ! Les poèmes d’Homère forment Alexandre : il veut être Achille, et soumet l’Asie, dont sa gloire commence la civilisation. La vie des grands hommes de Plutarque imprime à Rousseau ce type de beau idéal qu’il reproduit dans tous ses ouvrages ; et les descriptions enchantées de Marc-Paul excitent dans l’âme de Christophe Colomb cette curiosité sublime qui le pousse à la découverte du Nouveau-Monde. De nos jours enfin nous avons vu un simple paysan, le jeune Caillié, s’enflammer à la lecture d’un volume de Robinson oublié par hasard dans une école de village, et seul, sans argent, sans protecteur, sans autre secours que sa puissante volonté, traverser les contrées barbares de l’Afrique et pénétrer jusqu’à Tombouctou, dont l’existence n’est encore constatée que par son voyage !

L’influence des livres est universelle ; c’est le grand levier du monde moral et politique. Imaginez, en effet, une force comparable à celle-ci : aux deux extrémités du globe la même page va éveiller les mêmes pensées, soulever les mêmes passions, réunir comme en un faisceau les êtres que l’immensité sépare, et nous révéler, au milieu de la variété des races, la fraternité des âmes, l’unité du genre humain !

Telle est la puissance des livres, et ce n’est pas nous, qui oserons la nier, nous qui sommes leur ouvrage, nous sortis à peine d’une révolution dont les livres furent le premier et le plus puissant moteur. Ce point une fois accordé, on nous demandera sans doute de quels éléments nous comptons former notre bibliothèque ; dans quel esprit elle sera composée, et à quelles mains assez habiles, à quel homme d’un goût assez délicat, assez pur, à quelle tête encyclopédique nous confierons le soin d’un choix qui doit s’opérer au milieu du chaos de plusieurs millions de volumes. Ces questions sont graves, et nous serions bien embarrassé d’y répondre si nous n’avions pour auxiliaires que des secours humains ; mais une autorité divine, un juge qui ne se laisse jamais ni éblouir ni tromper, le temps, s’est chargé de la plus grande partie de notre travail. Que pouvions-nous faire de mieux que de nous en tenir à son jugement ? Le temps c’est la réflexion de l’humanité ! Contempteur du médiocre, il n’épargne ni le mauvais goût ni les mauvaises doctrines ; et s’il conserve quelquefois ces dernières, lorsqu’elles portent l’empreinte du génie, il les conserve en les condamnant. En effet, de quel mépris immortel le temps n’a-t-il pas couvert les impiétés de Pline, la matière éternelle d’Épicure, le matérialisme de Hume, le panthéisme de Spinosa, et toutes les doctrines subversives de leurs imitateurs. Ces systèmes vivent, dira-t-on. Oui ! ils vivent dans l’histoire de la science, mais ils sont morts dans son action et dans son estime. Dès lors il n’y a plus de péril ; les erreurs des sophistes peuvent être un témoignage de la grandeur de leur intelligence, mais elles sont aussi un témoignage du pouvoir de la raison humaine qui sait les démêler et les réprouver !

Ainsi le Panthéon littéraire, véritable bibliothèque universelle, se composera des chefs-d’œuvre de toutes les littératures, des ouvrages originaux de toutes les langues, des livres sacrés et primitifs de tous les peuples ; poésie, philosophie, histoire, politique, morale, géographie, voyages, nous n’oublierons rien de ce que le temps a consacré. Le Panthéon littéraire, c’est le recueil de tout ce que l’homme a pu découvrir sur Dieu, sur la nature et sur lui-même ; c’est le livre des pensées du genre humain. Vous y verrez les prodiges de l’intelligence pour arriver au bien-être matériel, et les efforts de l’âme pour échapper à la matière, pour en percer les ténèbres. Livre immense dont chaque feuillet porte la date d’un siècle et le nom d’un homme de génie, et dont l’ensemble représente le travail intellectuel de l’humanité depuis quatre mille ans.

Notre travail à nous est de recueillir ces trésors, d’en dresser le catalogue, d’en suivre la chaîne et d’y établir l’ordre ; non pas seulement cet ordre de petits détails qui isole les œuvres de chaque individu et de chaque époque, afin d’en diviser la gloire, mais l’ordre d’un vaste ensemble qui dans les œuvres de tous les peuples ne voit que le travail du genre humain. Celui-là est le seul vrai, le seul philosophique, les nations anciennes et les nations modernes y apparaissent marchant vers le même but, et accomplissant avec lenteur un fait mystérieux que nous commençons seulement à entrevoir, le fait de leur transformation morale par la recherche et la découverte de la vérité !