Plan d’une bibliothèque universelle/III/II

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CHAPITRE II.

PHILOSOPHIE DU DROIT. — BECCARIA. — BLACKSTONE. — PILATI
DE TALUSSO. — MONTESQUIEU.

Mais laissons de côté ces considérations générales, et revenons aux livres de jurisprudence. Jusqu’ici nous n’avons parlé que du droit français ; c’est qu’il est aujourd’hui le meilleur de l’Europe. En bouleversant le sol, notre révolution a tout nivelé. Les priviléges attachés à la terre ont disparu comme les priviléges attachés aux familles. Toute terre est libre, tout homme est noble. Sous ce rapport, la France est digne des regards du ciel ; elle recommence la grande famille humaine qui chez tous les autres peuples du monde se trouve scindée par l’inégalité et la barbarie, triste spectacle qui se déroule au cœur de l’Europe et jusque sous nos yeux. Ici nous voyons les paysans se traîner dans les abjections d’une servitude dont leur corps est la garantie, et cette garantie saisit la femme et l’enfant comme le père ; là les vassaux placés hors du droit commun, sous l’omnipotence du maître, ne peuvent même, pour sauver leur vie, invoquer la justice des tribunaux. Esclaves attachés à la glèbe, ils perdent en naissant le droit de se choisir un état et de disposer de leurs enfants. Pour se marier on les oblige de payer une redevance appelée bedemund, qui comprend la taxe de la femme et de la vache, comme qui dirait un droit de bétail animal et de bétail humain ! tant ces demi-dieux féodaux de notre âge font peu de cas de l’humanité. Et ces choses ne se passent pas en Afrique, sur les bords du Niger ou du fleuve Blanc ; elles se passent chez des peuples chrétiens, en Poméranie, dans la Lausatie saxonne, le Mecklembourg, le Holstein et le Hanôvre. Elles s’étaient évanouies devant les armées de Napoléon, la chute effroyable du vainqueur a tout rétabli !

Terminons ce tableau : Aux États-Unis, le code noir ; en Pologne, les serfs ; en Irlande, le hors la loi ; en Allemagne, les servitudes féodales ; telles sont les pages infamantes de l’histoire du droit en 1837, hélas ! et jusqu’à ce jour les peuples n’ont effacé ces pages qu’avec du sang !

Quant à la jurisprudence des peuples libres, elle n’a encore rien produit pour l’immortalité. Ainsi point de Codes, point d’Institutes, de Digestes, de Pandectes ; cette place restera vide dans notre catalogue jusqu’à l’heure où des lois justes et évangéliques viendront éclairer quelques petits coins du globe. Et quant aux livres que nous avons admis sous le titre général de jurisprudence, leur petit nombre est un de ces faits caractéristiques dont il est impossible de ne pas s’étonner. Rien dans l’antiquité ; quatorze ou quinze ouvrages dans les temps modernes, dont les trois quarts au moins appartiennent à la fin du siècle dernier et au commencement du nôtre, voilà tout ce que la science a produit dans l’intérêt de l’humanité, soit pour adoucir des lois combinées pour la torture et la mort, soit pour en formuler de meilleures, soit enfin pour établir les vrais principes du droit naturel et du droit des gens.

Lorsqu’on jette les yeux sur le passé, et qu’on voit les formes tortueuses et violentes de ce qu’on appelait la justice, les arrestations secrètes, les procédures clandestines, les procès-verbaux frauduleux ; la science des témoins par fractions, douze témoins douteux pouvant en former deux admissibles ; la science des crimes par fusion, vingt actions innocentes pouvant composer un crime capital ; toutes les horreurs de l’inquisition portées dans les tribunaux séculiers ; les chevalets, les chaînes, les marteaux, les tenailles, les scies, étalés tout sanglants devant les juges comme des instruments de vérité, et avec cela point de bornes au pouvoir de la justice pour torturer et supplicier, rien, rien pour secourir l’innocence, pour laisser espérer la victime, oh ! alors on ne peut concevoir qu’il ait fallu que neuf cents ans s’écoulassent avant qu’un Beccaria fît entendre le cri de l’humanité au milieu de cette boucherie légale, de ces hommes tenaillés, brisés, coupés, écartelés, de ce travail effroyable des juges et des bourreaux !

L’indifférence des criminalistes pour tout ce qui tient à l’humanité s’explique à peine par la barbarie des temps et l’ignorance des peuples ; mais l’indifférence des philosophes comme Montaigne, des hommes religieux comme L’Hôpital, des législateurs comme Montesquieu, qui pourra l’expliquer ?

À côté du livre de Beccaria il n’y a rien. Homme admirable, il fut seul à consommer sa révolution ! son livre n’a que deux cents pages, et avec ce petit volume il a fait plus de bien au monde que les quinze mille in-folio des jurisconsultes brevetés et endoctorisés ne lui ont fait de mal. Il a tout réformé.

Lorsque ce livre parut, en 1764, date précieuse qui doit être conservée dans les annales des bienfaiteurs de l’humanité, Montesquieu était mort depuis neuf ans. La joie de se voir un pareil disciple a manqué à la vie de ce grand homme. Le Traité des délits et des peines est le plus beau livre qui soit sorti de l’étude de l’Esprit des lois.

Au même titre du catalogue, nous ayons placé Blackstone, illustre commentateur de lois anglaises, autre disciple de Montesquieu, moins grand que son maître ; Pilati de Talusso, dont les ouvrages, pleins d’érudition et de pensées, méritent d’être connus en France ; enfin Gravina et Savigny, les deux meilleurs historiens de la législation romaine.

Mais au-dessus de ces noms se rencontre toujours le nom de Montesquieu. La place de celui-ci est à part ; c’est la place du trône. Personne ne vient s’asseoir dans le cercle que la gloire trace autour de lui. Après les chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV, au milieu d’une littérature qui croyait avoir tout dit, Montesquieu se présente avec un livre entièrement neuf ; livre immense qui, comme le Discours de Bossuet, renferme en quelques pages l’histoire de tous les peuples du monde, et dont le tableau s’agrandit encore de l’histoire et des institutions qui les ont fait vivre et mourir. Moins puissant, moins majestueux que Bossuet, Montesquieu entre cependant plus profondément dans les causes secondaires de la chute ou de l’élévation des empires. Ce que Bossuet ne daigne voir que dans le ciel, l’auteur de l’Esprit des lois le trouve quelquefois sur la terre. Il dit les faits ; des faits il déduit les conséquences ; des conséquences il tire les principes ; et de tout cela sortent la critique et l’éloge, la réforme et les perfectionnements. Le but de l’auteur, comme il l’écrit lui-même, est d’exposer les rapports des lois civiles et politiques avec les principes de chaque gouvernement, le climat, les mœurs, la religion, les inclinations, les labeurs, le commerce et l’origine des peuples. Mais dans cette longue énumération il a, suivant nous, oublié le point capital, celui dont l’examen hardi eût fait le plus de bien au monde, celui qui l’eût placé, lui, le grand homme, au premier rang des bienfaiteurs des hommes ; en un mot, il a oublié de signaler les rapports de toutes les législations humaines avec les lois morales de la nature, seul moyen d’en faire tomber les tyrannies, d’en révéler les mensonges !

Cependant l’Esprit des lois, même avec ses imperfections, était trop grand pour le siècle. Il eut alors peu de lecteurs ; on le loua et le critiqua sans le comprendre[1]. Aujourd’hui tout est changé ; les yeux se sont ouverts, il fait école. Ainsi il a fallu quarante années de bouleversements politiques pour que cet ouvrage fût compris : son intelligence nous est venue par la révolution qui en a été le commentaire. Et ceci est un brillant témoignage du génie de l’auteur. Quand Montesquieu écrivait, l’Europe était en plein repos. Mais lui, au fond de son cabinet, dans son fauteuil, où il passa vingt ans à méditer son livre, assistait à toutes les grandes révolutions qui ont bouleversé le monde : les peuples morts renaissaient pour l’instruire ; il revoyait le passé, et dans ce passé il trouvait la lumière !


  1. Helvétius lui-même ne comprit pas ce livre, ce qui est constaté par une lettre qu’il écrivit à Montesquieu et que les éditeurs des œuvres de ce dernier persistent à publier à la tête de l’Esprit de Lois, comme si cette lettre y jetait quelque lumière, comme si l’incapacité accidentelle d’Helvétius pouvait ajouter quelque chose à la gloire de Montesquieu.