Plan d’une bibliothèque universelle/IV/III

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CHAPITRE III.

DES LIVRES DE HAUTE POLITIQUE, ET, ENTRE AUTRES, DE LA RÉPUBLIQUE DE PLATON.

La philosophie n’est pas seulement l’étude des lois morales qui doivent assurer le bonheur de l’individu, elle est encore la découverte des lois sociales qui doivent assurer la prospérité des peuples ; alors elle prend le nom de politique. Heureux quand ce nouveau nom n’efface pas jusqu’au souvenir de son origine !

Un des faits les plus merveilleux des temps antiques, c’est l’apparition de la liberté sur la terre, aux confins de l’Asie, c’est-à-dire au milieu des nations esclaves, en face des despotes qui les écrasaient. Quelques familles échappées à la tyrannie universelle osent concevoir une idée dont le passé ne leur offrait aucun exemple, l’établissement de la liberté dans les limites de la loi, au lieu de l’obéissance sans limites aux caprices du tyran. Ce fut un jour de grâce pour l’humanité que celui où une cité libre s’éleva pour la première fois sur le sol de la Grèce. Alors commence une nouvelle période dans l’histoire du genre humain. Deux systèmes politiques sont en présence : d’une part, le pouvoir sans bornes qui opère sur les masses comme sur une matière inerte, sur une chair inanimée ; d’autre part, la liberté glorieuse qui donne à l’homme une famille, une patrie, et à cette patrie des héros ! Tels sont les deux systèmes qui, avec les modifications qu’entraîne le temps, se sont peu à peu partagé le monde, en sorte qu’après trois mille ans nous nous sommes retrouvés dans la même situation où étaient autrefois la Grèce et l’Asie. Seulement le spectacle a changé de place, il a passé de l’Orient à l’Occident ; les peuples libres ont fait d’immenses progrès, et le point lumineux du globe s’est agrandi !

Tout nous vient de la Grèce ! Sur le même sol, les peuples reçurent la vie, la liberté et la lumière. Déjà nous avons remarqué que la philosophie y eut son berceau ; observation incomplète, si nous n’ajoutions à cette heure qu’elle n’y était née qu’après la liberté ; et cela devait être, car c’est seulement chez les peuples libres que la vérité peut naître !

Ce chapitre de notre catalogue nous révèle un fait bien douloureux ; c’est que, après trois mille ans d’essais législatif et de travaux politiques, la science sociale n’est guère plus avancée qu’au point de départ. Le progrès des peuples a été plus grand que celui des législateurs. Platon et Aristote, Solon et Lycurgue, n’ont été ni surpassés ni égalés dans l’ensemble de leurs œuvres ; les créateurs de la science en sont restés les maîtres et les régulateurs !

Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de poser le problème que les philosophes de l’antiquité ont cherché à résoudre :

Former une société où chaque citoyen occupe la place de son intelligence, et où la vertu soit éternellement portée au suprême pouvoir !

Il s’agit ici de détruire le privilége de la naissance et d’établir l’aristocratie de la sagesse et du talent.

Platon résout le problème en fondant une éducation qui organise le classement des races d’or, d’argent et d’airain, lesquelles races ont chacune leur fonction dans sa république.

Il faut oser le dire ; en prenant l’argent pour base de l’élection, les législateurs des temps modernes ont moins bien résolu le problème. Comment la richesse serait-elle la mesure du mérite et du patriotisme, elle qui, semblable aux Harpies d’Homère, corrompt tout ce qu’elle touche ? Nous avons matérialisé la loi, comme D’Alembert avait matérialisé la science ; en sorte qu’un beau jour la banque s’est trouvée au sommet de l’édifice social, à peu près comme l’apothicairerie au sommet de l’arbre encyclopédique !

Cette triste solution est la suite du mauvais système dans lequel nous sommes entrés. Nous faisons des lois avant de former un peuple, c’est-à-dire avant d’avoir une éducation qui produise des hommes. Ce n’est pas ainsi que procède Platon ; il commence par créer le peuple qu’il veut gouverner, il le prend au berceau, il lui ouvre une école ; sa république n’est qu’un traité d’éducation nationale, la source et la vie de ses institutions. Mais cette éducation, quelle est-elle ? est-ce, l’enseignement des sciences et des langues, de la logique et de la rhétorique ? non, non. Il faut des appuis moins frêles au disciple de Socrate. C’est l’étude du beau, du bon, du juste, c’est l’amour de la vérité et de la vertu. Il s’agit tout simplement de développer les plus généreuses, les plus nobles inspirations de l’âme humaine, de faire des hommes dignes de ce nom. Et voilà cependant ce que le monde persiste à flétrir des épithètes injurieuses de rêves et d’utopies platoniques ! Que faire ? apprendre aux hommes à se moins mépriser eux-mêmes !

Après Platon il faut toujours nommer Aristote. Celui-ci a écrit de la science politique et non de l’éducation. Son but n’était pas de tracer le tableau idéal d’un gouvernement parfait[1], mais d’examiner l’esprit des lois de tous les gouvernements, libres ou despotiques, qui se partageaient alors le globe ; et dans cet examen il développe une sagacité si profonde qu’elle ressemble quelquefois à la perversité. Que Platon peigne la tyrannie, c’est pour en inspirer l’horreur ! Sans s’arrêter aux magnificences du pouvoir, à ses voluptés, à ses richesses, que le vulgaire adore, il va droit au cœur du tyran, il en sonde les plaies, il en étale les haines, les peurs, les satiétés, les remords, et à la face du monde il déclare que cet homme environné d’esclaves et de bourreaux, cet homme devant lequel la terre se tait et se prosterne, est la plus misérable des créatures. Aristote aussi peint le tyran, mais c’est pour le guider dans la carrière du crime, c’est pour soumettre son règne à des principes qui le fasse durer. Tout Machiavel est sorti du cinquième livre de la Politique. Mais pour tempérer cette accusation, hâtons-nous de le dire ; dans ce même ouvrage Montesquieu a trouvé l’idée première de son livre immortel.

Ainsi Platon et Aristote se rencontrent encore à la tête de la politique, et là, comme en philosophie, ils forment deux écoles bien tranchées. À Aristote appartiennent Machiavel, Hobbes et Locke ; à Platon appartiennent Cicéron, Thomas Morus, Harrington, Fénelon, J.-J. Rousseau, Filangieri, Bernardin de Saint-Pierre, ces véritables amis de la liberté et de l’humanité ; car c’est une chose bien remarquable que tous les philosophes qui ont écrit pour nous rendre libres et heureux estimaient les hommes et croyaient à la vertu, tandis que les philosophes qui se sont faits les professeurs politiques du despotisme et de la tyrannie n’avaient foi qu’au crime et méprisaient l’humanité.

Tous nos progrès politiques se concentrent dans trois grands faits : la suppression de l’esclavage, cet élément hideux des vieilles républiques ; la liberté de conscience, conquête du dernier siècle, et l’amour des hommes qui a élargi le cœur de l’homme. Dans le monde antique il y avait des cités rivales, des peuples ennemis ; dans le monde moderne, il y a un genre humain ! Voilà les progrès des nations civilisées depuis deux mille ans. Nous disons des nations civilisées en nous hâtant de faire une exception bien triste, et que toutefois nous ne pouvions taire dans un livre dont le but est de signaler la marche de l’intelligence et de la raison sur le globe !

Strabon raconte qu’au marché de Délas en Cilicie il se vendait souvent dans un seul jour jusqu’à dix mille esclaves pour le service des citoyens de Rome. Aujourd’hui ces marchés publics d’âmes humaines n’existent plus que dans quelques contrées barbares, mais les acheteurs, mais les détenteurs de la marchandise existent encore dans des contrées civilisées. Faut-il le dire ? aux rives du Nouveau-Monde, sous la double lumière de l’Évangile et de la liberté, un peuple s’est rencontré, dont la loi consacrait l’avilissement d’une race entière. Cette loi, elle dit à l’esclave : Tu seras puni si tu oses avoir de l’intelligence ; elle dit au maître : Tu seras puni si tu laisses une âme à ton esclave. Le tuer, tuer un homme ou lui apprendre à lire, deux crimes égaux aux yeux du législateur, et qui encourent la même peine. Ainsi l’homme pour posséder l’homme est réduit à le dégrader et à se dégrader soi-même. Un crime l’entraîne à un autre crime. « Marche, marche, dirait Bossuet ; qui achète un esclave, commence son meurtre ; marche, marche, la route de sang est ouverte ! Alors au bruit de l’émeute, aux cris des victimes, ces peuples nous apparaissent dansant autour des bûchers et brûlant des hommes vivants, comme les races sauvages dont ils ont usurpé les forêts ! Marche, marche, il manque encore à la fête, le festin des cannibales ! »


  1. Au septième livre vers la fin de l’ouvrage il donne aussi des lois à une cité imaginaire, travail sec et stérile, où il cherche bien moins à fonder une république qu’à renverser celle de Platon.