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CHAPITRE IV.

DES AUTEURS D’UTOPIES PARMI LES MODERNES.
THOMAS MORUS ET FÉNELON.


Nous l’avons dit, tous les progrès de l’humanité sont dus à l’école de Platon. On lui a reproché de rêver des perfections idéales, et cependant rien n’est plus positif que ses doctrines. Loin de s’appuyer sur le vide, comme on l’a dit, elles s’appuient sur le sentiment du beau qui éclate dans tous les hommes, et leur point de départ est toujours un fait accompli. Et en effet la République n’est que le développement perfectionné d’une législation déjà connue. Platon perfectionne les institutions de Lycurgue, Cicéron les institutions de Rome, Harrington les institutions de l’Angleterre, Thomas Morus les formes usées des anciennes républiques, et Fénelon lui-même, que fait-il autre chose que fondre ensemble le pouvoir absolu de Louis XIV avec les lois paternelles d’Henri IV et les réglements agricoles du grand Sully !

Ainsi donc rien de plus positif que ces législations idéales ; les rêves des gens de bien sont déjà les mœurs des nations ; nous leur devons le petit nombre de principes naturels qui ont humanisé l’Europe. C’est dans l’utopie de Thomas Morus que se trouve le premier appel à la liberté de conscience dont nous jouissons aujourd’hui. Et quelle douleur lorsqu’on vient à songer que le grand homme porta sa tête sur l’échafaud, pour avoir pensé autrement que le roi sur une question théologique.

Que blâmez-vous dans ce projet de république ? une perfection qui paraît au-dessus de l’humanité ! Avancez toujours vers le modèle et bientôt vous demanderez à le surpasser. Les vérités sublimes d’un siècle sont les vérités populaires des siècles suivants, et que de choses encore le temps y ajoute !

On s’étonnera peut-être de trouver le Télémaque parmi les livres de haute politique ! Les bibliographes l’ont placé à la suite des poèmes d’Homère, et nous à la suite du poème de Platon. En effet le Télémaque est une utopie monarchique, comme le dialogue sur la justice est une utopie républicaine. Mais de plus c’est un poème à la manière de l’Iliade et de l’Odyssée ; admirable ouvrage, le seul peut-être où soient venues se fondre à la fois les inspirations poétiques et politiques des deux plus grands génies de l’antiquité ; résumé sublime de Platon et d’Homère agrandi de l’amour du genre humain, vivifié des flammes de l’Évangile !

Télémaque, c’est le gouvernement despotique divinisé par la sagesse du despote.

Et toutefois cette utopie qui scandalisa le grand siècle n’était, comme nous l’avons remarqué, que l’histoire écrite des dix dernières années du siècle qui venait de s’écouler. Législateur d’une cité imaginaire, Fénelon pouvait dire au duc de Bourgogne : « La cité véritable a existé. » Et en effet le gouvernement de Salente, c’est le gouvernement d’Henri IV idéalisé par une belle imagination. La France était dévastée par la guerre ; Sully imagine de la régénérer par l’agriculture. Son but est de donner à la royauté toute l’austérité des mœurs républicaines. Il repousse les arts du luxe, les frivolités de la richesse, les industries qui amollissent, repeuple les campagnes aux dépens des villes, surtout aux dépens de la cour, et ne veut que des pâtres, des laboureurs et des soldats ! Le labour et le pâturage disait-il, sont les deux mamelles de l’État. Eh bien ! Fénelon n’a pas d’autres principes, et n’établit pas d’autre félicité dans son royaume imaginaire. Voyez la surprise de Télémaque en revenant à Salente après une longue absence ; ces campagnes qu’il a laissées incultes et désertes, il les retrouve peuplées d’ouvriers diligents et cultivées comme un jardin. L’aisance a remplacé la misère, et les yeux charmés rencontrent partout la fraîcheur, la joie et la fécondité. Mais à peine il entre dans la ville que son admiration cesse : la magnificence, le luxe, cette multitude d’artisans pour les délices de la vie qui donnait à Salente une apparence de prospérité, tout a disparu. Alors Mentor lui dit comment les habitants superflus de la ville sont venus peupler les campagnes ; comment les propriétés se sont multipliées en se divisant, et comment cette multiplication si douce et si paisible des biens de la terre a plus augmenté le royaume que n’aurait fait une conquête. Ainsi les mœurs sont changées, l’agriculture et le bien-être ont fait un nouveau peuple ; peuple de laboureurs qui aime la paix, peuple paisible qui ne craint pas la guerre : les terres bien cultivées sont toujours bien défendues. Eh bien ! ce tableau délicieux est emprunté mot à mot aux mémoires de Sully[1], et cette réforme républicaine, proposée aux rois comme le type d’une perfection idéale, le grand ministre l’avait rêvée et exécutée.

Ainsi rien d’illusoire dans la politique de Télémaque. Il y avait alors à la cour des hommes qui auraient pu la reconnaître, car ils en avaient joui ; mais tout s’oublie si vite en France que Louis XIV lui-même, le petit-fils d’Henri IV, ne voulut voir dans l’auteur de ce livre que l’esprit le plus chimérique de son royaume. Le grand roi ignorait sa propre histoire !

Un siècle s’écoule, et il arrive un jour ou toutes ces chimères se trouvent réalisées et dépassées. Alors des idées plus larges, suite nécessaire de l’influence du Télémaque, deviennent le foyer du nouveau siècle. La paix religieuse garantie par la liberté des cultes, l’humanité dans la justice garantie par l’établissement du Jury, l’affranchissement du peuple garanti par l’égalité devant la loi, la prospérité générale garantie par la division des propriétés, et cette division garantie par le partage égal des biens du père entre les enfants ; enfin le despotisme devenu impossible, en présence de la représentation nationale, du vote de l’impôt et de la presse libre ; tout cela fut aussi traité de chimère il y a cinquante ans, et voilà que ces chimères prennent un corps au milieu de l’Europe.

Mais que nous sommes loin encore de la perfection à laquelle nous devons atteindre ! Quelle route immense à parcourir avant d’arriver à la connaissance des lois de la nature et à leur introduction dans nos codes politiques ! Qui résoudra le grand problème d’élever la vertu au pouvoir et l’intelligence à la vertu ? Qui organisera l’élection populaire sur des bases favorables à la liberté et non à la licence ? Qui décidera enfin cette grave question du progrès social ; c’est à savoir si le progrès existe dans le triomphe de la démocratie sur l’aristocratie, ou des patriciens sur les plébéiens ? toutes choses puissamment débattues et non encore décidées. Seulement une vive lumière a éclairé le siècle : tout à coup la loi morale et providentielle de l’histoire a été entrevue ; nous avons pu reconnaître le but vers lequel nous marchions, et nous avons pressenti que ce but est le triomphe de la cause des peuples dans le genre humain !

À présent il ne nous reste plus qu’un progrès à signaler : la suppression graduelle de la guerre sur le globe. Henri IV osa s’élever jusqu’à cette pensée. Le vainqueur d’Ivri et de Coutras rêvait la paix universelle : tous les grands États de l’Europe se seraient fédérés sur le modèle des petits États de la Suisse, et de cette réunion de tant de royaumes divers on aurait vu sortir la république européenne. Une armée formidable devait maintenir l’ordre au dehors ; au dedans un sénat de rois aurait jugé les différends des rois. Projet sublime, tranché par le poignard d’un assassin, mais qui heureusement ne fut pas perdu pour l’humanité. Fénelon le recueille dans le Télémaque où il complète les institutions de Salente, et l’abbé de Saint-Pierre en fait le sujet d’un de ces livres qui lui ont mérité le titre d’homme de bien. Aujourd’hui cette sainte pensée est tombée du cœur des sages au cœur des peuples, et le jour n’est pas loin où elle fera sa révolution dans le monde civilisé. Alors l’Europe ne formera plus qu’une seule nation partagée en douze ou quinze gouvernements libres, les États-Unis du vieux monde. Alors plus de guerre, plus de ravages, plus de condamnation à mort prononcée par un homme contre un peuple ; plus d’armées chargées d’exécuter la sentence terrible d’un despote : ces grands carnages politiques seront à jamais effacés de l’histoire des hommes, et la pensée de Dieu règnera sur la terre.


  1. Économies royales, tom. V, pag. 66.