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CHAPITRE V.

DES LIVRES D’ÉCONOMIE POLITIQUE. — QUESNAY. — TURGOT. — DUPONT DE NEMOURS. — SMITH. — MALTHUS. — GODOWIN. — RICARDO.

Une dernière division du grand chapitre de la philosophie nous reste à examiner ; elle porte le titre d’Économie politique, science dont le but spécial est de créer les éléments matériels du bien-être, comme le but de la politique pure est de garantir les intérêts moraux de la société.

Cette science n’est pas nouvelle ; Aristote et Xénophon en ont posé les bases au sein même de la famille. Vous entrez dans la maison d’un simple citoyen ; vous y voyez le mari et la femme, l’un occupé à calculer, à multiplier les produits de son industrie, ou les biens plus doux de la terre ; l’autre empressé à les recevoir, à les conserver, à établir l’ordre dans la distribution et l’économie dans l’abondance. Au milieu de ces tableaux gracieux d’un ménage bien uni, d’une maison bien ordonnée, Xénophon établit les principes de la science ; il peint les relations patriarcales du maître et de l’ouvrier, de la femme et du serviteur ; toutes les scènes de la vie active des villes, toutes les scènes de la vie laborieuse des champs ; le commerce, les échanges, les semailles, les moissons, l’hospitalité, le culte des dieux ; il n’oublie rien de ce qui peut enrichir ou sanctifier une maison. Or, cette science qu’il développe avec tant de charmes prend le nom d’économie domestique lorsqu’elle règle le ménage d’un citoyen, et le nom d’économie politique lorsqu’elle règle les affaires de l’État. Les mêmes vertus qui font prospérer une famille assurent la fortune d’un pays !

Telle fut la science à son origine : vous diriez d’un traité de morale familière et religieuse ; la prospérité y naît de l’ordre, la richesse de la vertu. Dieu y prodigue ses biens aux bonnes consciences, et l’économie politique y est présentée comme l’accomplissement de tous les devoirs de l’homme et du citoyen.

Il ne faut cependant pas croire que les recherches spéculatives sur l’origine des richesses et sur les moyens de les multiplier dans la cité par le privilége, le commerce ou les prohibitions, fussent inconnus des anciens. Aristote a traité ce sujet sous le nom de chrematistique, ou science des richesses, et c’est dans son traité de la politique que nos savants ont puisé les premiers éléments de notre économie industrielle.

Cette science peut citer de grands noms. Nous en avons choisi sept qui représentent toutes les écoles et qui en signalent à la fois la création et les progrès. Ainsi notre catalogue renferme les ouvrages de Quesnay, Turgot, Dupont de Nemours, Smith, Malthus, Godowin et Ricardo ; véritable encyclopédie d’économie politique que nous ferons précéder d’un essai sur la philosophie de la science. C’est à dessein que nous avons omis dans cette liste le nom de J.-B. Say, disciple fidèle de Smith, interprète souvent heureux de ses doctrines ; sa médiocrité perce partout, et jamais dans ses meilleurs ouvrages il n’a pu s’élever au-dessus du rôle de commentateur. Qui a lu Smith n’a rien à apprendre de Say.

Revenons aux ouvrages portés dans le catalogue. Quesnay s’y trouve en première ligne, et cela à juste titre, car il est le véritable fondateur des doctrines d’économie politique admises aujourd’hui dans toute l’Europe. Le premier il combattit l’école mercantile qui s’appuie du monopole et du privilége ; le premier il chercha l’origine de la richesse dans la double liberté de l’agriculture et de l’industrie. La devise de son école est : « laissez faire et laissez passer ; » devise célèbre, devenue l’expression de la science, et dont l’accomplissement graduel renferme tous les progrès de l’avenir !

Turgot, Mirabeau (l’ami des hommes), Morellet, Gournay, furent les promoteurs les plus ardents de la doctrine, et Dupont de Nemours la formula dans un livre intitulé : Physiocratie ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain.

Les adversaires du système physiocratique furent en France, Condillac[1] et Mably[2] ; en Allemagne, Mozer, Springer, Pfeiffer ; en Italie, Briganti et Galiani. Puis vint Adam Smith qui le compléta, le rectifia et l’établit.

Quesnay, réduisant tout à l’agriculture, avait trouvé l’origine des richesses dans le revenu net de la terre. Smith y ajouta l’industrie manufacturière et commerciale. La division du travail, l’échange facile de ses produits, la formation des capitaux mobiles, et la sage répartition de toutes ces choses, tels sont, d’après Smith, les éléments de la richesse publique et privée. Comme les économistes de l’école française, il proclame le laissez faire et le laisser passer ; il attache la prospérité matérielle des peuples au même principe qui assure leur prospérité politique, la liberté !

Parmi ses disciples il faut distinguer Ricardo et Malthus. Nous dirons peu de chose du premier : son observation sur l’inégalité productive des différentes espèces de terres a été féconde ; mais ses formes sont abstraites, sa méthode est aride, et c’est dans son livre surtout que l’économie politique cesse d’être une science morale et devient une science mathématique.

Venons à Malthus, disciple de Smith, qui a égalé son maître, mais en ouvrant une route nouvelle.

Tous les législateurs anciens et modernes ont encouragé le mariage et récompensé la fécondité, s’appuyant de ce principe que l’accroissement des populations est un signe certain de prospérité dans l’État. C’est ce principe consacré par les siècles et recommandé par les plus illustres philosophes, que Malthus est venu soumettre à l’examen le plus sévère de la science. Armé de faits écrasants empruntés soit à l’histoire, soit à la statistique de tous les peuples, il établit que les encouragements donnés à la population entraînent les plus grands malheurs lorsqu’ils ne sont pas accompagnés de l’accroissement immédiat des moyens de subsistance. Idée nouvelle, vérité fondamentale, dont le but n’est pas d’arrêter les progrès de la population, mais de favoriser les développements de l’agriculture, cette source du bien-être et de la vertu des peuples. Idée nouvelle, vérité fondamentale, lumière brillante du législateur qui doit modifier dès à présent toutes les utopies, tous les projets conçus pour l’amélioration du genre humain !

Jusque-là Malthus ne blesse ni la vérité ni l’humanité ; mais quelle chute profonde lorsque, exagérant la puissance de son principe, il établit que la population du globe est fatalement progressive, d’où il résulte qu’il y a dans l’avenir un jour inévitable où les produits de la terre ne suffiront plus au genre humain : et ce jour est d’autant plus près que les peuples auront acquis plus de vertus et jouiront de plus de bonheur ! Réalisez vos utopies, faites fleurir les sciences, anéantissez les vices, les ambitions, les corruptions, toutes les maladies du corps et de l’âme ; maudissez, supprimez la guerre et ses horribles gloires, le principe de l’accroissement progressif de la population est là pour tout engloutir. Plus vos perfectionnements le favorisent, plus vous accélérez votre perte ; la faim se place toujours au bout de la carrière, en sorte que les triomphes de la vertu et de la raison conduisent droit à l’anthropophagie.

Telles sont les idées de Malthus sur la population ; il a douté de la Providence ; il a fait la science athée. Ce qu’il prévoit, lui, faible créature, il n’a pas imaginé qu’un Dieu ait pu le prévoir ; et voilà que celui qui a dit à la mer : Tu viendras jusque-là, tu n’iras pas plus loin, est resté sans puissance ou sans prévoyance devant les flots des générations. Ainsi procède le disciple de Smith. Il ne s’aperçoit pas que ses calculs le conduisent à l’absurde, et, sans rougir, sans s’étonner, il accepte ce double résultat de sa doctrine que le crime seul peut sauver le monde, et que le perfectionnement physique et moral de l’homme est le plus grand malheur de l’humanité !

On peut voir la réfutation scientifique de ces paradoxes dans le livre de Godowin et dans les excellentes recherches de M. Aubert de Vitry sur les vraies causes de la misère et de la félicité publiques[3]. Quant à nous, il nous a semblé que les résultats du système détruisaient le système, suivant ce principe dont jamais la vérité ne fut démentie, que toutes les doctrines immorales sont fausses et que les doutes sur la bonté de Dieu sont des faiblesses de notre intelligence. Tout comprendre, ce serait tout adorer !

L’économie politique est peut-être la science qui a le plus d’avenir, mais aussi c’est la science qui a le plus d’ennemis à combattre et de tyrannies à renverser. Adversaire redoutable des prohibitions qui isolent les peuples et des monopoles qui maintiennent leur misère, elle repousse tous les systèmes qui tendent à concentrer sur un seul point les bienfaits de la nature ; elle se place non dans une ville, non dans un royaume, mais au centre du monde pour en ouvrir les routes, en aplanir les barrières, en libérer les fleuves, pour en distribuer généreusement les productions naturelles et industrielles à toutes les nations de la terre. Son point de vue est l’intérêt du genre humain, son avenir la liberté universelle, et son but l’accomplissement des lois de la nature.

En effet la variété des productions terrestres est le grand lien social des nations. La nature a établi entre tous les climats comme une balance providentielle de ses richesses. Ce qu’elle donne aux montagnes elle le refuse aux vallées ; ce qu’elle donne au Nord, elle le refuse au Midi, en sorte que si vous jetez les yeux sur l’immensité du globe, vous voyez chaque peuple occupé d’une culture dont la moisson est promise à un autre peuple, ou d’une industrie qui tient à son sol et dont le commerce du monde réclame les produits.

L’homme est insatiable dans ses désirs, immense dans ses besoins. Pour le nourrir ce n’est pas trop des habitants des airs, des eaux, des bois et de toutes les productions de la terre ; pour le vêtir ce n’est pas trop de l’écorce des plantes et de la toison des animaux tissées et façonnées par l’industrie de tous les peuples ; il lui faut l’or du Potose, les diamants de Golconde, les perles des mers orientales ! Son avidité trouve des richesses jusque dans la dépouille des plus vils insectes ; la mouche de l’opuntia lui donne la pourpre et la chenille du mûrier lui file sa parure.

Peut-être les moralistes se sont-ils trop hâtés de flétrir cette passion envahissante ; ils n’ont pas vu qu’il y avait là une loi de la nature dont le but était de civiliser le monde en appelant les nations à se connaître et à s’aimer. En effet, la nature a donné une limite aux besoins de tous les animaux, limite qui est précisément le terme de leur puissance ; elle n’en a point donné aux besoins de l’homme. Jeté nu sur le globe, il ne reçoit en naissant d’autre arme que le désir de tout posséder ; l’origine de sa grandeur est dans la misère qui le force à la conquête du monde ! Sa nudité l’a fait roi.

Ainsi la loi qui varie et disperse les productions de la nature est en rapport avec l’immensité des désirs et des besoins de l’homme ! elle établit les relations des peuples et confédère le genre humain.

Et ce qui prouve le dessein de la Providence, c’est que les mêmes latitudes du globe dans les deux hémisphères ne produisent ni les mêmes plantes ni les mêmes animaux !

Et ce qui prouve la bonté de la nature, c’est la surabondance des produits spéciaux de chaque climat, en harmonie non avec les besoins de ceux qui les recueillent, mais avec les besoins de tous les peuples de l’univers !

L’économie politique est donc une science large, universelle, fraternelle ; elle repose d’une part sur la loi physique, qui assigne à chaque climat des produits divers, et d’autre part sur la loi morale qui ne fait qu’une seule famille du genre humain.

Voyez sortir des ports de l’Europe et de l’Asie cette multitude de vaisseaux, ceinture animée du globe. Les uns ont le soleil au zénith, les autres ne le voient qu’à l’horizon, ou voguent aux lueurs des aurores boréales. Tous vont distribuer les productions des divers pays entre des peuples qui ne se sont jamais vus. Le triste Lapon dissipe ses ennuis avec le tabac que lui envoie le planteur brésilien, et il pare sa compagne d’un mouchoir teint en rouge sur les bords du Gange. L’hermine tuée dans les neiges du Kamtschatka enrichit le doliman des princes de l’Asie, et le nègre de l’Afrique échange sa poussière d’or contre des barres de fer coulées en Sibérie ou des feuilles de papier blanc qu’il croit faites avec les lames de son ivoire. Partout où l’homme peut pénétrer, il est sûr de rencontrer quelques richesses nouvelles. Ici ce sont des moissons de cannes à sucre, là des prairies d’indigo bleuâtre et des forêts de cotonnier. Ailleurs la cochenille, ailleurs le cannellier ; plus loin les gousses du cacao et les siliques de la vanille. Un cercle de thé fume depuis la Chine jusqu’en Angleterre, et les parfums de la fève de Moka se répandent à la fois sur l’Asie et sur l’Europe, tandis que les vins joyeux de France pétillent dans la coupe de toutes les nations !

Eh bien ! ces trésors de la nature que la Providence fait ressortir à la moralité, à la civilisation de la grande famille humaine, des prohibitions insensées les circonscrivent et les arrêtent aux frontières de chaque peuple. Partout vous voyez les gouvernements établir des lignes contre le bien-être et l’abondance, comme ils en établiraient contre la peste. Ici des sentinelles repoussent à coup de fusil le blé qui nous arrive de l’étranger et dont les riches convois feraient tomber, dit-on, le pain à trop bas prix ; là des bandes de douaniers saisissent et brûlent les tissus de laine et de coton qui auraient couvert la nudité des habitants d’une province. Aujourd’hui on prohibe le bétail pour favoriser les nourrisseurs, demain on prohibera le fer pour favoriser les maîtres de forges, toujours aux dépens des consommateurs. Vainement la loi de la nature donne à chaque climat son produit, à chaque nation son industrie, à chaque territoire sa richesse. La loi du fisc aspire à changer tout cela. Priviléges, monopoles, violences, tarifs onéreux, troupes de douaniers, elle arme tout contre le pauvre, prohibe la marchandise, met à l’index la pensée, poursuit l’intelligence au profit de la tyrannie et les productions industrielles au profit de quelques privilégiés, isole les peuples, et sous prétexte de maintenir la balance du commerce, va soulevant partout des famines et des misères factices, au milieu des richesses de l’univers !

Terminons cet examen en rappelant la belle maxime de Quesnay inspirée par Fénelon : Laissez faire et laissez passer ! Laissez faire et laissez passer ! cela veut dire : plus de barrières, plus de tarifs ; plus de priviléges, plus de prohibitions, plus de monopoles, plus de douanes ! Laissez faire et laissez passer ! C’est la loi de la nature opposée aux lois humaines, le premier et le dernier mot de la science économique : il résume tout par la liberté !


  1. Voyez son livre intitulé : le Commerce et le gouvernement, considérés relativement l’un à l’autre.
  2. Voyez : Doutes modestes à l’auteur de l’Ordre naturel.
  3. Publiées en 1815, un vol. in-8.