Plan d’une bibliothèque universelle/V/IX

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CHAPITRE IX.

BIBLIOGRAPHIE DES SCIENCES NATURELLES.
ARISTOTE ET PLINE. — LINNÉ ET BUFFON.

La nature compte quatre grands historiens : deux parmi les anciens, Aristote et Pline ; deux parmi les modernes, Linné et Buffon. D’Aristote à Pline on ne voit aucun progrès ; entre Pline et Buffon la science meurt ; elle subit le sort des lettres, de la philosophie, des institutions et des nations. Alors il se fait un silence de plusieurs siècles, pendant lequel la pensée ne produit rien. Le moyen-âge est une époque d’isolement et d’attente ; les peuples y vivent dans les ténèbres, sans aucun souvenir des anciens temps. Au lieu de continuer le passé, ils le recommencent, ils recommencent la barbarie, jusqu’au jour où les trésors de l’intelligence et de la science antique leur sont révélés. Mais ce jour une fois levé, le genre humain reprend sa marche, épuisant d’abord la science déjà faite, s’y reposant même pendant quelques siècles, comme si elle avait tout compris, tout expliqué, puis enfin ouvrant les yeux à la lumière, et n’acceptant plus les livres d’Aristote et de Pline que comme le point de départ de la science nouvelle qui allait éclairer le monde. Là commence le règne de Linné et de Buffon, le nomenclateur, le législateur de la science, le peintre, l’historien de la nature.

Ces deux grands hommes naquirent la même année (1707), l’un dans une petite ville au cœur de la France, d’une famille riche et considérée, l’autre dans un village de la province de Smaland en Suède, d’une famille pauvre et inconnue. Les ancêtres de ce dernier avaient pris le nom de Linnœus d’un gros tilleul[1] placé devant la maison champêtre où Linné reçut la vie. Ce nom botanique fut comme un présage de ses belles destinées.

Une autre circonstance non moins poétique, c’est que son enfance s’écoula dans un jardin : il y grandit, comme il le dit lui-même au milieu des fleurs. Ce jardin appartenait à son père, qui était passionné pour la botanique ; sa mère ne l’était pas moins ; la possession d’une plante rare comblait tous ses vœux ; elle ne concevait pas d’autres plaisirs ; en sorte, dit naïvement Linné dans les mémoires de sa vie, que, lorsqu’il lui naquit un fils, elle ne s’étonna pas de faire cesser ses cris en mettant une fleur dans ses petites mains !

Ainsi se préparait au sein de la nature et dans la famille la vocation du jeune Linné. À présent voyons ses travaux et ceux de Buffon !

À vingt-huit ans, Linné débute par le Système de la Nature, ouvrage capital où il embrasse les trois règnes (1735). À quarante-deux ans, Buffon publie les premiers volumes de son histoire naturelle générale et particulière, qui comprennent la théorie de la terre et l’histoire de l’homme (1749). Ces deux livres caractérisent leur auteur. Dès le début ils se séparent. La route est large, magnifique, immense. L’un s’y élance en roi, avec la majesté du premier homme, foulant la terre et regardant le ciel ; l’autre, plus timide, marche en observant toujours. Ses regards se tournent aussi vers le ciel, mais avec moins de fierté pour lui-même et plus d’adoration pour le Créateur. Le premier mot qui se présente à lui, au moment d’écrire l’histoire de la nature, est le nom de Dieu ; il le place en tête de son livre, et dans une page sublime d’adoration et de foi il ose exprimer ses attributs. Voulez-vous le nommer destin ? s’écrie-t-il, vous le pouvez, car c’est de lui que tout dépend. Voulez-vous le nommer nature ? vous le pouvez encore ; il est l’auteur et le père de toutes choses. Voulez-vous que ce soit la providence ? c’est encore lui, le prévoyant, qui gouverne l’univers. Il se dérobe à nos yeux éblouis, mais il se manifeste à la pensée. Cette grande majesté s’est retirée dans un sanctuaire impénétrable à nos sens, et c’est à l’âme qu’elle se découvre[2] !

La manière de procéder de Linné est remarquable ; il décrit les individus pour établir les espèces, et c’est par l’étude des détails qu’il arrive à la connaissance de l’ensemble. Le caractère de son génie est de présumer l’ordre et de le chercher jusque dans les objets les plus minimes de la nature, et c’est là aussi l’origine de toutes ses découvertes. Il est vrai que ses classifications ne sont pas toujours heureuses. Par exemple il range les animaux en sept ordres, et dans le premier ordre auquel il donne le nom de primates, le caractère saillant de l’espèce amène sur le même plan l’homme et la chauve-souris. Un résultat aussi bizarre devait éclairer le naturaliste. L’homme n’est point un objet de simple curiosité qu’on puisse ranger dans un cabinet d’histoire naturelle entre le baboin et la roussette. Il n’est pas le maître du monde parce qu’il est mieux vêtu que l’hermine, mieux armé que le tigre, lui jeté sur la terre nu et sans défenses. Il est le maître du monde parce qu’il n’est pas de ce monde. La cause de sa supériorité échappe à toutes les classifications systématiques, et lorsque Linné trouve dans ses dents incisives et canines le caractère animal qui le rapproche du singe et de la chauve-souris, nous, nous trouvons dans son âme, qui voit Dieu, le caractère sublime, indélébile, unique, qui, en l’arrachant à la terre, le sépare du reste de la création !

Et qu’on ne croie pas que nous blâmions l’illustre naturaliste de ses classifications et des caractères qui lui servent de base, nous le blâmons d’y avoir fait entrer l’homme. L’homme n’est point un anneau de la chaîne matérielle des êtres qui se termine à ses pieds ; il en commence une nouvelle, toute céleste, toute intellectuelle qui se termine aux pieds du trône de Dieu ! L’animal est séparé de la plante par l’intelligence ; l’homme est séparé de l’animal par la religion ; il y a le néant entre eux !

Le système botanique de Linné se présente avec des inconvénients moins graves ; il embrasse tout le règne végétal, les plus grands arbres et les plus petites mousses ; mais il suffit d’une simple valériane pour le renverser. Toutefois le système ne s’est point écroulé sous cette exception fâcheuse ; l’idée fondamentale en est si vraie, si poétique, que les savants eux-mêmes n’ont pu se résoudre à l’abandonner : la poésie a fait vivre la science. Les botanistes anciens ne distinguaient les herbes que par leurs qualités purgatives ou délétères ; une plante leur paraissait inutile dès que ses sucs n’offraient pas un remède ou un aliment, et tandis qu’une jeunesse voluptueuse se couronnait de fleurs pour s’exciter à la joie, eux ne cherchaient dans les végétaux que des tisanes, des emplâtres et des onguents. C’est de cette science de pharmacie et d’orgie que Linné a fait sortir la science des fleurs ; une science ravissante, où tout s’anime, où tout vit, où tout rappelle le sentiment et la pensée. Les fleurs s’ouvrent à la lumière et se ferment à la nuit, comme les yeux de tous les êtres. Elles ont leur veille et leur sommeil ; elles ont leurs amours, leurs noces, leur maternité. Et ici je ne fais que traduire Linné, le grand poète, l’ingénieux observateur ; je caractérise la science, comme il l’a caractérisée lui-même, par les plus douces fêtes de la vie, par les plus doux mystères de l’amour.

Un des plus grands services que Linné ait rendus à la botanique, c’est de simplifier sa nomenclature. Il a donné des noms à toutes choses, mais ces noms, objets de tant de critiques, il ne les a pas donnés au hasard : la plupart offrent d’heureux rapprochements ou de touchants souvenirs ! Le double caractère de cette partie de ses œuvres est la précision et la poésie. Et, par exemple, en contemplant le bauhinia dont les folioles sont toujours accouplées deux à deux, on devine que Linné nomma ainsi cette plante par allusion aux deux frères Bauhin, dont les noms, toujours unis comme ces feuilles, sont attachés aux mêmes ouvrages et rappellent les mêmes découvertes. Un second exemple montrera encore mieux la pensée de Linné. Les fleurs du genre commelina ont deux pétales remarquables et un troisième plus petit ; en établissant ce genre, Plumier et Linné caractérisent les trois Commelins, dont deux (Jean et Gaspard) se sont distingués dans la science, tandis que la mort vint interrompre les travaux du troisième avant l’heure de la gloire. Ce dernier, c’est le pétale le plus petit que les deux plus grands protégent de leur ombre. Ainsi deux fois la botanique a chanté son hymne à la tendresse fraternelle. L’onomatologie poétique de Linné fourmille de semblables rapprochements ; nous en citerons un dernier exemple. Tout le monde sait que l’infortuné Banister trouva la mort dans une de ses excursions savantes. Au sommet d’un rocher où il voulait saisir quelques mousses précieuses, son pied glisse, et il est précipité dans un abîme. Pour consacrer ce souvenir Linné choisit une plante qui ne croît que sur les pics les plus escarpés, et cette plante devient pour l’Europe entière le banisteria scandens, une inscription vivante, gravée au sommet de toutes les montagnes, aux bords de tous les précipices, et que le temps, qui détruit tout, est chargé de renouveler éternellement !

Le style de Linné est approprié à son genre de travail. Ses lignes sont courtes, précises, aphoristiques ; il ne peint pas, il décrit. Ce n’est ni la beauté, ni la laideur qui le frappe ; il veut caractériser l’espèce, et non faire connaître l’individu. Voilà pourquoi ses méthodes réunissent souvent dans la même classe les objets les plus dissemblables, le chêne et la pimprenelle, le chien et le hérisson, bizarreries qu’on a vivement critiquées, et qui peut-être, vues de plus haut, auraient été traitées avec plus d’indulgence. En effet il s’agit de comparer, de grouper un grand nombre d’objets et de les placer dans un ordre qui les fasse reconnaître : le but est de soulager la mémoire écrasée sous la masse de la création, et non d’établir l’ordre même de la nature. La nature ne classe pas, ne divise pas, ne sépare pas : elle remplit tous les vides, elle réunit toutes les extrémités ; la vue de l’ensemble nous montre non des genres, non des espèces, mais un réseau vivant qui enveloppe le globe tout entier, l’homme restant toujours à part ! Cessons donc d’accuser Linné des anomalies de ses méthodes ! Admirons plutôt qu’il ait commis si peu d’erreurs dans cette immense revue de l’univers, où, semblable au premier homme, il imposa des noms à toutes choses. Sa faute, suivant nous, n’est pas d’avoir crée des classifications artificielles plus ou moins parfaites, mais d’avoir donné au livre admirable qui les renferme le titre trompeur de Système de la nature !

Ce livre, nous le publions. Nous publierons également :

Les Principes de botanique, petit volume de vingt-six pages, qui coûta à l’auteur sept années de méditations et d’étude ; la Philosophie botanique, ouvrage original qui est devenu la loi fondamentale de la science ; enfin les Délassements académiques, recueil précieux de mémoires sur toutes les parties de l’histoire naturelle, le sommeil des plantes, les noces des fleurs, l’horloge et le calendrier de Flore, mémoires poétiques et scientifiques entremêlés de mémoires pleins d’élévation et de philosophie sur la nécessité de voyager dans sa patrie, la variété du caractère des hommes, les rapports providentiels de tous les êtres et les lois harmonieuses de l’univers. Ici l’homme religieux apparaît à chaque page, et l’on peut dire de son livre ce que Linné lui-même disait de la nature, que c’est un chemin agréable et facile qui mène à l’admiration de Dieu !

Tant de travaux seraient peut-être restés sans récompense si Linné n’eût trouvé par hasard le moyen de faire développer des perles dans la moule d’eau douce de Suède (unio margaratifera). Le gouvernement avait négligé le savant utile au genre humain, il s’empressa d’appeler à lui le savant qui venait de découvrir un trésor : la cupidité avait éveillé la justice. Alors se renouvela la vieille histoire de la sibylle et du pieux Énée ; on lui demanda son rameau d’or en échange de quelques feuilles de chêne : Linné reçut des lettres de noblesse[3] ; il en avait donné à sa patrie !

Les œuvres de Linné ne se trouvent guère aujourd’hui que dans la bibliothèque des naturalistes ; notre intention à nous est de les introduire dans la bibliothèque des gens du monde : leur place y est marquée à côté des œuvres de Buffon. Moins puissant, moins éloquent que ce dernier, il est plus simple, plus varié, plus vaste. Son esprit voit mieux l’ensemble, parce que son âme se voit mieux elle-même. En écrivant, Buffon songe surtout à ses lecteurs, Linné ne songe qu’à ses disciples : il enseigne ; Buffon peint, raconte et décrit. Le livre de Buffon est une magnifique galerie où chaque tableau nous apparaît dans son cadre, mais isolé des autres tableaux. Le livre de Linné n’isole rien, les objets s’y détachent sur un fonds immense qui les unit ; c’est la variété dans l’unité. On l’a blâmé de ses méthodes parce qu’elles renferment quelques erreurs, et l’on n’a pas remarqué que ces erreurs, qui se concentrent dans les détails de ses classifications, sont sans périls pour la science et sans révolte contre la religion. Les erreurs de Buffon ont plus de gravité ; il s’occupe d’abord de notre petit globe qu’il s’efforce de construire par la toute-puissance de sa seule imagination ; puis il y place les animaux qu’il tire du néant par la toute-puissance des molécules organiques ; puis enfin il y place l’homme, statue immobile qu’il anime et qu’il vivifie par la toute-puissance des doctrines de Locke, créant le genre humain avec de la matière et des sensations, comme Descartes s’était vanté de créer le monde avec de la matière et du mouvement. Ainsi partout la toute-puissance de l’homme, et nulle part la toute-puissance du Créateur. Ce n’est pas que Buffon ne parle souvent de Dieu ; il le jette dans ses écrits comme un ornement ; il le nomme jusque dans les livres où il semble vouloir se passer de lui, et ses systèmes annoncent plutôt l’orgueil du savant que l’orgueil de l’impie.

Mais si le génie de Buffon faiblit lorsqu’il veut créer l’univers, il est sublime lorsqu’il ne songe qu’à le peindre. L’histoire des animaux est à la fois le plus beau monument qu’on ait élevé à la science et le plus magnifique tableau qu’on ait fait de la création. L’auteur y peint chaque climat, y décrit chaque contrée, les montagnes et les vallons, le ciel et la mer, les forêts vierges et les champs cultivés. Là, vous voyez apparaître un à un tous les êtres qui peuplent le globe : les animaux domestiques modifiés par l’éducation et les animaux féroces, libres dans leurs instincts et dans leur intelligence. Buffon les isole, il est vrai, ce qui est une faute, mais il les étudie, mais il les peint dans leur site natal, ce qui est un trait de génie. La nature champêtre ou sauvage, et quelquefois aussi l’habitation de l’homme, fait le fonds de tous ses tableaux.

Un des effets les plus heureux de cet admirable ouvrage n’est pas d’avoir illustré la science, mais d’avoir tourné les esprits vers l’étude de la nature. Il en inspire le goût, en en montrant les charmes, en y jetant la lumière. L’histoire des animaux, et les treize discours sur divers sujets d’histoire naturelle disséminés dans ces ouvrages, sont des chefs-d’œuvre, les seuls peut-être dont le siècle de Louis XIV ne puisse offrir le modèle, et qui manquent à sa gloire !


  1. En suédois, Linden.
  2. Systema naturœ, pag. 1.
  3. Cette découverte ne donna pas tout ce qu’on en avait espéré et on ne tarda pas à l’abandonner. Le secret est perdu, mais on croit que Linné facilitait la production des perles en piquant la coquille.