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CHAPITRE II.

DES AUTEURS GRECS ET LATINS.

Après avoir admiré cette formation pour ainsi dire systématique des langages de l’Europe et de l’Inde, on se retrouve plongé tout à coup dans l’obscurité, si l’on veut en découvrir les causes historiques. Il faut avoir recours au facile expédient des hypothèses et rêver les déductions que l’on ne peut établir sur des faits. De la civilisation brahmanique, si féconde et si obscure, si vaste et si difficile à préciser dans ses résultats, vous passez rapidement et sans transition à l’époque de la civilisation grecque. Là brille, comme une étoile radieuse, le premier chaînon qui attache l’Orient à l’Europe, les temps nouveaux aux temps primitifs. La tradition des rapports qui ont dû exister entre l’Inde et les Pélasges est aujourd’hui effacée et perdue ; mais nous possédons tout entière l’histoire de notre filiation hellénique.

Semi-orientale, la Grèce a civilisé l’Europe : nous savons tout ce que nous lui devons ; nous ignorons ce qu’elle devait à d’autres. Quelle que puisse avoir été l’étendue de ses emprunts, son génie spécial lui reste, génie digne de l’admiration des siècles. C’est une harmonie, une beauté, un accord, une perfection, un équilibre de toutes les forces, une ravissante unité, dont le secret nous vient d’elle seule et qui manque aux symboles de l’Égypte, à la minutie chinoise, à la grandeur brutale des Arabes, à la haute inspiration hébraïque. L’art ouvre enfin son temple ; la beauté règne ; l’excès du luxe et de la fécondité orientale se modère ; la narration des faits est lucide ; les passions ont leur éloquence propre ; le rhythme accompagne l’image ; la précision de l’histoire se détache de l’enthousiasme lyrique ; tout devient complet et pur. Ce grand développement date d’Homère.

Homère est encore aujourd’hui le souverain maître de l’art européen. Le premier il représente la liberté de l’intelligence, qui se relève énergique et se meut puissante, après avoir subi le despotisme du symbole et de la théocratie. Beau spectacle, que celui du premier élan de la volonté et de la force humaines, s’agitant dans toutes les directions. Où sont les hommes ? Je ne vois que des demi-dieux.

La rude fécondité des poètes primitifs ne nous avait point préparés à cette perfection merveilleuse. Homère raconte lentement, simplement, avec une harmonieuse majesté, une gravité animée ; le tableau que sa main déroule est revêtu d’une lumière pure ; il s’émeut, il ne se trouble pas ; son intelligence naïve est accessible à toutes les impressions ; il reproduit avec la fidélité la plus simple et la plus frappante les formes, les idées, les couleurs, les sentiments. La clarté d’esprit, la force harmonieuse qui ont immortalisé l’historien épique du guerrier Achille et du voyageur Ulysse, vont se perpétuer dans la littérature grecque, et se répandre, pour les animer, dans toutes les branches de l’art et de la poésie helléniques.

La transition des mœurs héroïques aux mœurs républicaines a pour témoin Hésiode, rédacteur peu élégant et peu élevé des axiomes et des croyances contemporaines. Bientôt, l’Orient représenté par la monarchie persane, s’effraie de la prépondérance grecque ; la liberté des Hellènes est menacée ; un nouveau déploiement de forces s’opère. Voici Pindare et le chant lyrique ; Eschyle et le drame ; Hérodote et l’histoire. Le génie de l’Orient respire dans Pindare, chantre du passé, dédaigneux des nouvelles institutions, hardi comme les poètes asiatiques, voué aux principes et aux mœurs des Doriens, qui favorisaient l’aristocratie. Eschyle joint la témérité orientale à l’exaltation républicaine qui distinguait l’Ionie. Maître d’un art qui vient à peine d’éclore, il l’emploie pour embraser le cœur des citoyens, pour dire le grand roi vaincu par les républiques, l’orgueil de l’indomptable liberté, la sainteté des traditions grecques et la grandeur des souvenirs du pays. Hérodote, que l’on peut nommer l’Homère de l’histoire, accomplit la même œuvre avec une charmante simplicité ; léguant à la fois aux siècles futurs la gloire de ses concitoyens, les choses remarquables que ses voyages lui ont apprises, les traditions et légendes des races étrangères, leurs préjugés et leurs mœurs ; satisfaisant la curiosité naïve des Grecs et donnant l’exemple d’une abondante et facile narration : il est le modèle des chroniqueurs ingénus.

La carrière de la civilisation grecque est ouverte ; les grands hommes y marchent d’un pas rapide. L’art primitif d’Hérodote, d’Eschyle et d’Homère subissent une transformation : le culte du beau se conserve en s’épurant. La mâle piété de Sophocle, sa moralité passionnée, sa noblesse pathétique, l’harmonie parfaite de ses conceptions et des formes qu’il leur donne, succèdent aux fortes ébauches du père de la tragédie. Sophocle marque pour ainsi dire le point culminant de la sociabilité grecque, la perfection définitive, l’accord des parties et de l’ensemble, l’enthousiasme dans la raison. Rien d’excessif ; la douleur même est belle, et le désespoir est idéal. Tout s’adoucit sans faiblesse ; tout est grave et animé ; tout est varié et simple. Mais voici le premier mouvement de la démocratie athénienne vers le désordre et la décadence ; la création intellectuelle va perdre son caractère calme et pur ; un nouveau génie anime Thucydide, Euripide, Aristophane ; hérauts d’armes et précurseurs de destinées inconnues.

La critique est née ; l’ingénuité du chroniqueur fait place aux observations de l’homme d’état, aux narrations philosophiques, à l’observation froide de cette tragédie qu’on nomme l’histoire. Thucydide apparaît. Si l’héroïsme de la Grèce adolescente eut pour représentant Homère, si les souvenirs aristocratiques ont éclaté chez Pindare ; si la liberté naissante a fait resplendir les pages d’Eschyle et d’Hérodote ; si la moralité religieuse et les traditions passionnées de la Grèce ont pris chez Sophocle une forme immortelle, de nouvelles tendances se reflètent dans de nouvelles créations. La scène change ; les bacchanales d’Aristophane révèlent la pétulante anarchie de la spirituelle Athènes ; une civilisation plus raffinée, une éloquence plus sophistique caractérisent Euripide ; Thucydide, les yeux fixés sur l’Agora, sur ses factions sanglantes et ses ambitions populaires, les analyse en les racontant. Au premier de ces trois grands hommes la force de l’invention, la causticité la plus brillante, la vivacité de l’esprit, la richesse et la souplesse de l’imagination ; au second la rapidité de l’action, le pathétique des mouvements, le luxe des descriptions et des antithèses, la puissance de l’émotion ; au troisième la sévérité du coup d’œil, la concision du style, la force de concentration, la belle ordonnance du plan et des détails. Telle est la seconde moisson du génie grec, aussi magnifique que la première.

L’impétueuse satire d’Aristophane a confondu avec la tourbe des sophistes, qu’il chassait devant lui, un homme qui ne se rapprochait d’eux que par la finesse et la facilité de l’esprit ; je veux parler de Socrate, homme presque divin, martyr de la vertu et du bon sens, qui paya de sa vie le crime d’avoir fait rougir quelques-uns des vices contemporains. Il n’écrivit aucun livre ; mais de son école sortirent deux régénérateurs de la civilisation grecque : Platon et Xénophon.

Nous avons exprimé ailleurs notre jugement sur les doctrines philosophiques de Platon et d’Aristote. L’un règne depuis deux mille années sur le domaine de la critique et de la science ; l’autre est le maître du spiritualisme, le roi de l’éloquence, de la poésie et de l’art. Fondateur de la critique, appuyé sur l’expérience, classificateur de toutes les connaissances acquises ; Aristote a bien les qualités de style qui conviennent aux qualités de son esprit. Platon, le premier des prosateurs grecs, admirable narrateur, éloquent dans l’exposition des abstractions idéales, mêlant à la grâce élégante d’une conversation animée l’éclat et les témérités du dithyrambe, embrasse dans son riche enseignement tout ce que la subtilité dialectique et la poésie créatrice peuvent offrir de varié. Après eux, mais assez loin de ces grands hommes, l’agréable moraliste et le raconteur élégant, Xénophon mêle une fiction vraisemblable aux préceptes de la morale et aux souvenirs de l’histoire ; créateur d’un genre secondaire et amusant, dont les modernes se sont attribué l’honneur. Une foule de disciples suivent la trace glorieuse de Platon et d’Aristote ; distinguons parmi eux Théophraste, piquant observateur des variétés de l’espèce humaine. Quant à Isocrate et à Démosthènes, l’un représente l’art frivole, l’autre la politique active et passionnée, Isocrate est artificiel et brillant comme un danseur ; Démosthènes, redoutable et puissant comme un athlète. On voit se personnifier en eux, d’une part la civilisation factice des rhéteurs, et de l’autre la lutte réelle, ardente, inexorable des passions et des intérêts.

Tout a changé. Nous voici loin des demi-dieux héroïques, loin des traditions pélasgiques et des satires inexorables d’Aristophane. La licence, exploitée par le génie, a dit son dernier mot ; mais la fécondité hellénique ne tarit pas encore. Lorsque la vie publique est exilée du théâtre ; Ménandre, dont Térence nous offre la copie effacée, y fait pénétrer la vie privée ; il s’empare des ridicules domestiques : la réalité, le présent, les caractères, voilà son domaine. Dernier poète original de l’Attique, dernière expression d’une société si fertile en chefs-d’œuvre, Ménandre se montre au bout de cette grande et merveilleuse carrière.

Nous ne répéterons pas ce qui a été dit souvent sur cette richesse et cette diversité de développement ; la Grèce a fatigué l’admiration. Avouons toutefois que la prépondérance de la forme, le culte de la beauté corporelle, la conception et l’expression plastiques de ses artistes, le règne des voluptés consacré par cette adoration de la forme, ont borné la sphère de la pensée et des arts dans la Grèce antique ; le type de la beauté matérielle étincelait de toutes parts ; le type divin de la beauté intime et morale était quelquefois absent, souvent dédaigné.

La Grèce féconda Rome. On peut nommer l’Hellénie créatrice, tant il y eut de nouveauté, de puissance, d’originalité dans la sève de sa poésie et de ses arts. Elle se détache de l’Orient par la simplicité plastique, la pureté de la forme ; l’excellence des détails, la perfection harmonique ; ce grand enseignement émane d’elle seule et l’Europe ne le doit qu’à elle. Rome, au contraire, vouée à la conquête et à la culture de la terre, après avoir flétri d’un long dédain les travaux de l’esprit, calqua sa littérature sur la littérature grecque. Lorsque les progrès de la civilisation l’eurent entraînée au-delà de son austérité antique, vers de nouveaux destins et des vices nouveaux ; Rome longtemps barbare, devenue puissante, admira le modèle brillant qui s’offrait à elle, reconnut son infériorité et imita les Grecs.

Avant cette époque, elle n’avait pour littérature autochtone, que des hymnes guerriers et des sentences oraculaires dont la brièveté solennelle est encore empreinte d’une terreur grandiose. Mais Tarente, la Sicile, l’Italie inférieure, la Grèce elle-même tremblent et plient devant ces agriculteurs redoutables. Les prisonniers grecs viennent à Rome enseigner à leurs maîtres l’art oratoire, l’éloquence politique, la rédaction des annales, la variété des rhythmes. Ennius, imitateur de la forme grecque, se vante d’avoir, le premier, fait connaître aux Romains l’hexamètre homérique. Lucrèce emprunte à Épicure sa doctrine et aux poètes didactiques leur forme. Tout se modèle sur l’Hellénie.

Cependant le caractère propre du génie romain se fait jour à travers la servilité de la copie. Il y avait dans l’âme romaine quelque chose de farouche et d’inexorable ; dans les habitudes du peuple une rudesse guerrière, sans analogie avec la vie de commerce, de voyage, d’entreprise et d’aventures, qui fonda la civilisation de la Grèce. La trace de ce génie primitif nous semble spécialement intéressante dans la littérature latine ; c’est comme un parfum rustique qui s’exhale des poèmes de Lucrèce, de Virgile, et des écrits de Varron, de Cicéron, de Columelle. Imitateur d’Homère, Virgile est souvent froid et pâle ; peintre de la vie champêtre, il n’a jamais trouvé de rivaux. Ses héros véritables ne sont ni Énée ni Turnus, mais le bon Evandre et le pasteur du Galèse. La pudeur sublime et passionnée de Didon semble se rapporter aussi à un sentiment de la vie domestique, complétement ignoré des Grecs.

L’intelligence claire, facile, vaste, féconde et souple de Cicéron, créa presque toute la civilisation littéraire des Romains du second âge. Le premier il appliqua l’idiome latin à l’exposition des doctrines philosophiques. Orateur merveilleux, digne de l’auditoire qu’il s’est fait, et qui embrasse l’avenir et le monde ; dissertateur ingénieux et coloré ; inépuisable inventeur de formes élégantes ; quelquefois coupable d’une surabondance asiatique et d’une pléthore de mots agréablement vide ; on l’aime surtout quand il exprime dans ses lettres, dans ses oraisons, dans ses dialogues, le patriotisme romain, la profondeur et la naïveté du sentiment national, les regrets inspirés par la chute prochaine de la république. Bien loin de lui, mais respectable encore par la gravité du style et la variété des connaissances, Varron se montre élégant polygraphe, archéologue érudit.

Lorsque la statue de la vieille patrie est renversée, une moisson nouvelle et abondante naît sur ses débris et voile la décadence romaine ; près de Virgile on voit se grouper Ovide, Horace, Properce ; ce dernier, doué d’un génie épique plutôt qu’élégiaque, et auquel se rattachent Catulle et Tibulle, imitateurs heureux des Grecs de la dernière époque ; Horace qui perfectionna la satire de la vie privée, seule forme poétique qui appartienne spécialement aux Romains ; esprit charmant, délicat, surtout sensé, qui inventa et perfectionna une comédie sans dialogue et une morale sans doctrine ; Ovide qui, par son ingénieux commentaire du polythéisme, en précipita la chute, et qui semble se jouer de son talent comme de ses dieux. Avec ce dernier commence une époque de dégénérescence asiatique. En vain le stoïcisme, s’exaltant lui-même par le spectacle des crimes et de la lâcheté, inspire l’hyperbole de Juvénal, la fureur glacée de Perse, l’ampoule de Paterculus, l’épopée historique de Lucain. Rome n’est plus qu’une Messaline, gigantesque même dans ses vices, et ceux même qui la blâment portent l’empreinte de ses excès. On retrouve cette tache dans les éblouissantes saillies de Sénèque le philosophe, dans la colossale monotonie de Sénèque le tragique, dans l’élégante afféterie du second Pline, dans la déclamation du savant Pline l’Ancien, dans la licence recherchée de Martial et de Pétrone.

Je ne parle pas du prodige littéraire de cette troisième époque, de Tacite ; plus tard, quand je traiterai des historiens, je montrerai le génie romain se déployant tout entier dans l’histoire ; simple et haut chez César ; éloquent, orné chez Tite-Live ; énergique, amer, sublime chez Tacite, dont le patriotisme ineffaçable est sombre et éloquent comme le désespoir. Moins variée, moins ondoyante, moins riche en éléments créateurs que la littérature grecque, la littérature romaine possède quelque chose de grave et de fort qui se retrouve même chez Perse, chez Juvénal, chez Velleius, sévèrement jugés par nous.

Pendant que la civilisation intellectuelle de Rome se forme, se développe et meurt, la flamme du génie grec renaît encore une fois de ses cendres ; faible souvenir ; ombre légère de l’antique beauté, de la création première, du feu céleste évanoui. La cour des Ptolémées est féconde à son tour en scoliastes, en poètes érudits, en commentateurs, en écrivains élégiaques, en auteurs d’anthologies. Le cadre de la poésie se rétrécit chaque jour ; elle se transforme en un mécanisme ingénieux. Remarquons surtout dans cette foule Théocrite, le sicilien, qui conserva un sentiment vif et doux des beautés de la nature et des charmes de la vie rustique. La prose fut plus heureuse ; consacrée à l’expérience et fille de la raison, elle n’est pas sujette aux rapides décadences de la poésie. Plutarque, Arrien, Lucien, Hérodien, Julien, Marc-Aurèle soutiennent la gloire de la Grèce, et l’environnent d’un éclat vif encore, qui n’est éclipsé que par son ancienne splendeur.