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CHAPITRE IV.

PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE. — BOSSUET, VOLTAIRE, HERDER.

Tous les historiens anciens et modernes, Bossuet excepté, n’ont vu dans l’histoire que le simple récit des faits, développés sous l’influence d’une politique plus ou moins large, ou d’une morale plus ou moins parfaite. Chez les anciens surtout l’histoire n’était que cela. Ce qu’on loue dans Tite-Live, c’est l’éloquence de ses harangues et le charme de ses narrations ; ce qu’on loue dans Tacite c’est la haine des tyrans, son style énergique et ses jugements profonds des hommes et des choses. Hérodote peint, Thucydide réfléchit, César raconte : les uns recueillent les souvenirs du passé, les autres se contentent de chanter le présent. Ceux-ci sont de simples voyageurs qui interrogent les hommes et les monuments, ceux-là de grands capitaines qui veulent asservir leur pays. Tous écrivent dans l’intérêt d’une ambition, d’une cité ou d’un empire, mais sans jamais s’élever à des considérations humanitaires. Ce qui frappe le plus en les lisant, c’est l’égoïsme national, c’est l’isolement orgueilleux où deux grands peuples veulent rester de tous les autres peuples. Il y a là une effroyable aristocratie qui déclare, soit les Grecs, soit les Romains, peuple noble, peuple privilégié, et qui ne veut voir dans le reste du globe que des barbares, des serfs et des esclaves. Ainsi les frères se haïssent, ils ont oublié leur origine première et ne se rencontrent plus que le fer à la main. Vainement Socrate interrogé sur sa patrie, s’est proclamé citoyen de l’univers, cette parole n’a pas été comprise. Ce n’est pas la philosophie, c’est la religion qui doit retrouver les titres de notre parenté universelle ; nous n’arriverons à l’unité du genre humain qu’après avoir compris l’unité de Dieu !

Ce fut la grande révélation du Christ. À sa voix, les peuples élus et les peuples privilégiés disparurent. Il n’y eut plus sur la terre qu’un seul peuple, le peuple de Dieu ; c’est-à-dire des frères, enfants d’un même Créateur ; c’est-à-dire des hommes fils d’un même Père. Le Christ déposa cette vérité civilisatrice dans une simple prière qui commence par ces mots Notre Père ! Remarquez bien notre Père, et non mon Père. C’est un homme seul qui parle, et cependant il parle au nom de tous. En s’adressant à Dieu, en l’invoquant sous le titre le plus sacré, il ne lui est pas permis de s’isoler. Sa prière est collective, elle lui rappelle sa famille, la grande famille qui couvre le globe, la famille de Dieu. Prière vraiment céleste, où chaque individu ne se présente à son père qu’environné de tous ses frères, et où du fond de la solitude il parle au nom du genre humain !

Telle est la vérité qui, en changeant le monde, a élargi les bases de l’histoire et créé, si l’on peut s’exprimer ainsi, un système historique tout nouveau. Aujourd’hui l’histoire est quelque chose de plus que le simple récit du triomphe d’un héros, ou de la chute ou de l’élévation d’un empire ; elle est l’observation philosophique et religieuse des développements de l’humanité !

Ainsi est née la philosophie de l’histoire. Science chrétienne et prophétique qui tend à constater les progrès du monde social, c’est-à-dire sa tendance éternelle vers l’unité !

Toutefois cette science ne fut entrevue que bien tard ; il lui fallut pour se faire jour le plus beau siècle littéraire de la France et le plus puissant génie de l’Église moderne. Grande et magnifique époque, quoique sanglante. Le catholicisme réunissait toutes ses forces, et s’appuyant sur l’unité royale, fondée par Richelieu et personnifiée en Louis XIV, il s’était remis, sublime, chancelant, mais toujours armé du glaive d’acier, entre les mains souveraines de Bossuet. Le père de l’Église se lève, et embrassant d’un regard toute la succession des siècles, il pousse cette longue et éternelle lamentation : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! puis il montre cet immense cortége funéraire de rois et de peuples qui passe de la vie à la mort sous la direction de Dieu même ; tous les événements de la terre prévus dans l’éternité, toutes les gloires et tous les crimes, œuvres d’une loi providentielle que rien ne peut fléchir, et un seul but à toutes ces choses si tristes et si diverses : les progrès du genre humain vers l’unité catholique. Les empires tombent, les dynasties s’éteignent, la route de l’humanité se couvre de ruines, les ruines disparaissent sous la poussière des nations ! n’importe ! faites place et taisez-vous : c’est la justice de Dieu qui passe. La providence de Bossuet nous apparaît toute empreinte de la fatalité antique.

Étonnez-vous donc qu’une pareille inflexibilité ait enfanté Voltaire ? Étonnez-vous que les hommes, las d’être annihilés comme hommes, écrasés comme peuple, aient tout à coup élevé la voix contre l’autorité et la tradition ? Comparez l’histoire universelle de Voltaire à l’histoire universelle de Bossuet, et voyez si les incrédulités du philosophe ne sont pas la conséquence logique des implacables doctrines du prêtre. Ici la raison lutte contre la foi, l’examen contre l’adoration, la raillerie contre la menace. Les excès ont amené la révolte, et parce que dans Bossuet tout se termine par la violence et la damnation, il faut que dans Voltaire tout se termine par la dérision et l’impiété.

Voltaire a fait précéder l’Essai sur les mœurs des nations d’une longue préface intitulée Philosophie de l’histoire. C’est un recueil de questions sérieuses résolues par des facéties. Il y est dit que les bancs de coquillages qui couvrent les montagnes du globe y ont été oubliés par des troupes de pèlerins, ce qui dispense le philosophe de croire au déluge ; que les populations indigènes de la vieille Amérique y furent plantées par la Providence, comme l’herbe des champs et les arbres des forêts, ce qui dispense le philosophe de croire à la création. L’état sauvage y est considéré comme l’état primitif de l’humanité et les cultes religieux, comme une dégradation de l’espèce, les hommes ayant imaginé les dieux comme ils ont imaginé les rois et les hauts barons. Voilà cependant ce qu’un grand esprit est obligé de croire pour ne croire à rien. Quant à la science nouvelle, à la philosophie de l’histoire, il n’en est parlé que sur le titre du livre ; Voltaire la confond avec le doute et souvent avec l’impiété. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, il reste inférieur à Bossuet. On sent que la force lui manque pour s’élever si haut, et que c’est d’en bas qu’il juge l’adversaire sublime dont il ne sait ni comprendre les transports ni mesurer les pensées !

Jusqu’ici la philosophie de l’histoire est plutôt entrevue que fondée. Bossuet en a eu le sentiment : il a inventé la science, mais sans la formuler. À cette science Voltaire vient donner un nom, mais sans la définir, même sans la comprendre, sans y voir autre chose que la critique et le choix des événements. Averti par ces deux grands hommes, Herder se présente ; il conçoit l’idée large et puissante de chercher la loi qui dirige l’humanité sur le globe, et dès lors la science est fondée. Longtemps avant Herder, Vico avait eu cette pensée ; mais son livre, resté inconnu, fut pour ainsi dire une découverte de notre siècle. Voyons donc l’œuvre de Herder ; nous reviendrons plus tard sur Vico, le véritable inventeur de la philosophie de l’histoire, si Bossuet ne l’est pas.

Avant de tracer l’histoire de l’homme, Herder trace l’histoire du globe que nous habitons. Vu du ciel, c’est un astre parmi les astres ; vu de la terre, c’est une sphère elliptique et montagneuse dont les mille sommets opposés sortent des flots qui leur servent de ceinture. Sur ces mille sommets, sillonnés par le feu et par les eaux, habite le genre humain. La direction des montagnes et des vallées, leur position sous le soleil qui les éclaire et qui les féconde, produit la variété des climats, qui produit la variété des peuples et la variété des spectacles. Cette partie de l’ouvrage est éblouissante de poésie. L’auteur s’y montre à la fois grand naturaliste et grand peintre. Il dit les harmonies de la nature et le but providentiel de ces harmonies. Il trace l’histoire des végétaux et des animaux dans leurs rapports avec les eaux, les lieux, l’air et l’homme. Ce qu’il cherche dans la matière, c’est l’intelligence qui les dirige ; ce qu’il voit dans l’humanité, c’est l’avenir qui lui est promis ; l’humanité n’est pour lui qu’un état de transition : c’est la fleur sacrée des Indiens qui en s’épanouissant doit enfanter un Dieu !

Il y a des pages dans ce livre où l’on croit reconnaître le génie et l’âme de Bernardin de Saint-Pierre : ce sont des impressions et souvent des pensées identiques ; ces pensées, elles naissaient à la même époque chez deux peuples amis, quoique nourris dans des doctrines différentes, et, ce qu’il y a de plus singulier, ce fut aussi à la même époque que les ouvrages qui les renferment furent publiés : l’année 1784 vit paraître à Paris les Études de la nature, et à Weimar l’Histoire philosophique de l’humanité.

De l’étude du globe, le philosophe passe à l’étude de l’homme. Ici se termine l’histoire naturelle de la terre, et commence l’histoire politique des peuples. Mais déjà l’auteur a tiré de graves conclusions de son premier travail. Il veut que la beauté ou l’âpreté des sites, la fécondité ou l’aridité des terres, la hauteur des montagnes, la profondeur des vallées, marquent d’un trait ineffaçable la physionomie des peuples, leurs caractères, leurs mœurs, leur civilisation, leurs lois. En un mot, il fait ressortir toutes les actions humaines de l’influence du monde extérieur. Voilà le fond de son livre et ce qu’il se hâte un peu trop tôt d’appeler : philosophie de l’histoire ! Sa théorie, comme on le voit, est toute sensuelle, elle répond au système de Locke, et comme lui, elle n’est vraie qu’à moitié. Sans doute l’homme est soumis par son corps à l’influence des climats et des saisons, mais c’est la pensée et non le corps qui règne sur la terre : et qu’est-ce donc qui élève ou abaisse la pensée, si ce n’est l’éducation et les institutions ? La preuve que le climat n’est pas tout ; la preuve que l’âme humaine peut le dominer, c’est que sur le même sol où l’antiquité vit des héros, vous ne rencontrez aujourd’hui que des barbares ; c’est que sur le même sol où l’antiquité vit des barbares, vous rencontrez aujourd’hui les peuples civilisés. La terre de la liberté a enfanté l’esclavage, comme la terre de l’esclavage a enfanté la liberté !

Au reste la théorie de Herder était loin d’être nouvelle, et pour la retrouver à sa source, il faut remonter plus haut que Montesquieu et Bodin. En effet, il y a aujourd’hui plus de vingt-deux siècles qu’un grand observateur, Hippocrate, en posa les principes dans une page admirable, dont la philosophie de l’histoire de l’humanité n’est que le développement exagéré jusqu’au sophisme. Écoutez ceci : « Les Européens qui habitent les montagnes, les pays rudes, élevés, arides, où les saisons amènent de grandes variations, sont naturellement de haute stature, laborieux et braves ; leur caractère tient de l’agreste et du sauvage. Dans les vallées, dans les pays abondants en herbe, dans les lieux étouffés, plus exposés aux vents chauds qu’aux vents froids, la stature des hommes ne saurait être grande, ni bien droite : ils y deviennent gros, leur couleur est brune, plus près du noir que du blanc ; ils sont moins pituiteux que bilieux, ils ne manquent ni de force ni de courage. Toutefois leur nature n’est pas toujours la même ; elle se modifie suivant les circonstances. Si dans les pays qu’ils habitent, il coule de grandes rivières qui reçoivent beaucoup d’eau des terres, et de celle qui tombe du ciel, et de celle des lacs, ils ont bonne mine, et ils jouissent d’une bonne santé. Si au contraire ils manquent de rivières, de sorte qu’ils fassent leur boisson d’eau stagnante, ou d’eau de fontaines puantes, ils ne peuvent les digérer, et elles portent à la rate. Ceux qui vivent dans des contrées élevées, découvertes, exposées aux vents, et en même temps humides, sont grands, ils se ressemblent beaucoup entre eux ; ils sont bien faits, et d’un caractère doux. Tous ceux dont le pays est sec et découvert, où les saisons varient et sont bien tranchées, ont nécessairement le corps dur et robuste. Leur couleur approche plus du blond que du noir. Leurs mœurs sont libres, ils ne se gênent pas dans leurs passions ; et chacun y tient fortement à ses idées ; enfin partout où les saisons amènent de grands changements, on voit de grandes variétés dans les figures, dans les tempéraments, dans les mœurs et dans les coutumes. Ainsi les différences des saisons peuvent être regardées comme la première cause de la différence dans la nature des hommes. Ensuite vient la qualité des eaux… en général tout ce qui croit sur la terre, participe à la qualité de la terre ![1] »

Voilà des faits bien observés, des généralités bien saisies. Mais le puissant observateur n’en reste pas là. Après avoir étudié l’action du physique sur le moral, il apprécie l’action du moral sur le physique, action tellement supérieure qu’il lui attribue le double pouvoir de faire les grands peuples et les grands hommes. Ainsi la nature physique est dominée par la nature spirituelle. Ne vous effrayez pas des influences de la première ! Si la superficie de l’histoire est souvent hideuse, ses profondeurs sont sublimes, et le résultat invincible de tous les événements humains, c’est le triomphe du bien sur le mal, de la vérité sur le mensonge, de l’esprit sur la matière. Écoutez Hippocrate : « Le courage naît de l’exercice et du travail. Les Européens (les Grecs) doivent donc être plus propres à la guerre que les Asiatiques : leurs lois y concourent aussi parce ce qu’ils ne les reçoivent pas d’un roi. Là où les rois (les despotes) gouvernent, il y a nécessairement peu de bravoure. Je l’ai déjà dit, des âmes esclaves ne doivent pas naturellement s’exposer de bon cœur aux dangers pour augmenter la puissance du maître. Si donc parmi de tels hommes il en naissait quelques-uns de courageux, leur courage serait énervé par les lois sous lesquelles ils sont appelés à vivre. Au contraire, ceux qui se donnent des lois eux-mêmes, qui courent au péril pour leur profit, non pour celui d’autrui, le font avec plaisir ; ils supportent facilement les fatigues parce qu’ils doivent partager le prix de la victoire. Il est donc vrai que le gouvernement concourt à faire naître le courage[2]. »

C’est ainsi qu’Hippocrate, après avoir démontré l’influence des climats, signale avec soin la puissance invincible des institutions. Herder ne lui a emprunté que la première moitié de ses observations : son point de vue est inférieur parce qu’il est incomplet ; bien plus, il manque de nouveauté, à moins qu’on ne veuille accepter comme une nouveauté l’introduction de la météorologie dans la politique et de la physiologie dans la morale, théories aventureuses dont le temps a montré le vide, et que tout le talent de Cabanis, sa science pittoresque, son style si pur, si clair, et si puissant n’ont pu faire revivre, même un seul jour !

Au reste le matérialisme de Herder fut un accident imprévu de son système et non une erreur réfléchie de son esprit. Il ne vit pas le terme de sa route ; il ne sentit pas qu’au lieu de donner du mouvement à l’histoire, il la pétrifiait. Si l’influence des circonstances physiques est irrésistible, il faut nécessairement que l’humanité reste immobile ; car il n’y a pas de progrès dans les circonstances physiques, et les mêmes causes produisant toujours les mêmes résultats, la barbarie des peuples serait éternelle. Ainsi la théorie de Herder se trouve démentie par les faits ; le genre humain marche, les sociétés se perfectionnent, partout les influences physiques de la terre sont dominées par la puissance morale de l’homme et par l’action éternelle de la loi de perfectibilité !


  1. Hippocrate, Traité des airs, des eaux, etc.
  2. Hippocrate, Traité des airs, des eaux, des lieux.