Ennéades (trad. Bouillet)/IV/Livre 5

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade IV, livre v :
Questions sur l’âme, III | Notes


LIVRE CINQUIÈME.
QUESTIONS SUR L’ÂME[1].
TROISIÈME PARTIE.

I. Comme nous avons différé de rechercher s’il est possible de voir sans un milieu[2], tel que l’air ou ce qu’on appelle le corps diaphane[3], nous allons maintenant examiner cette question.

Nous avons déjà dit que l’âme ne peut voir et sentir en général que par l’intermédiaire d’un corps[4] : car, lorsqu’elle est complètement séparée du corps, elle vit dans le monde intelligible. Comme sentir consiste à percevoir, non les choses intelligibles, mais seulement les choses sensibles, il faut que l’âme, étant en quelque sorte en contact avec les choses sensibles, ait avec elles un rapport de connaissance ou d’affection au moyen d’intermédiaires qui possèdent une nature analogue ; c’est pourquoi la connaissance des corps s’acquiert au moyen d’organes corporels[5]. Par ces organes, qui sont liés ensemble ou continus de manière à former une espèce d’unité, l’âme approche des choses sensibles, en sorte qu’il s’établit entre elle et ces choses une communauté d’affection (ὁμοπαθεία). Qu’il doive y avoir contact entre l’organe et l’objet connu, c’est évident pour les objets tangibles, mais c’est douteux pour les objets visibles. Le contact est-il aussi nécessaire pour l’ouïe, c’est une question que nous discuterons plus tard [§ 5]. Pour le moment, nous allons examiner si, pour voir, il est nécessaire qu’il y ait un milieu entre l’œil et la couleur.

S’il y a un milieu, c’est par accident ; il ne contribue en rien à la vision[6]. Puisque les corps opaques, les corps terreux, par exemple, empêchent de voir, et que nous voyons d’autant mieux que le milieu est plus subtil, on pourra dire que les milieux contribuent à la vision, ou que du moins, s’ils n’y contribuent pas, ils ne sont pas un obstacle ; mais on pourra dire également [en se fondant sur le même fait] qu’ils sont un obstacle.

Examinons si [comme on le prétend] le milieu reçoit le premier et transmet l’affection et en quelque sorte l’empreinte. À l’appui de cette opinion, on dira que, si quelqu’un se tient devant nous en dirigeant ses regards vers la couleur, il la voit aussi ; or la couleur ne parviendrait pas jusqu’à nous si le milieu n’éprouvait pas une affection[7]. — Il ne semble pas nécessaire que l’affection soit éprouvée par le milieu, puisqu’elle est déjà éprouvée par l’œil, dont la fonction consiste précisément à être affecté par la couleur ; ou du moins, si le milieu est affecté, c’est d’une autre manière que l’œil. En effet, le roseau interposé entre la main et le poisson nommé torpille n’éprouve pas la même affection que la main ; cependant, la main ne serait pas affectée, si le roseau ne se trouvait interposé entre elle et le poisson[8]. Le fait d’ailleurs donne lieu à examen : car si le pêcheur était dans le filet, il ressentirait encore de la torpeur. Cette question paraît se rapporter aux affections sympathiques (συμπαθείαι). Si tel être peut en vertu de sa nature être affecté sympathiquement par tel autre être, il ne s’en suit pas que le milieu, s’il est différent, partage l’affection ; tout au moins, il n’est pas affecté de la même manière. En ce cas, l’organe destiné à éprouver l’affection l’éprouve bien mieux quand il n’y a pas de milieu, lors même que le milieu est lui-même susceptible d’éprouver quelque affection.

II. Si [comme l’enseigne Platon] la vision suppose l’union de la lumière de l’œil avec la lumière interposée jusqu’à l’objet sensible[9], le milieu interposé est la lumière, et ce milieu est nécessaire dans cette hypothèse. Si [comme l’enseigne Aristote] la substance colorée produit une modification (τροπή) dans le milieu, qui empêche que cette modification ne parvienne immédiatement à l’œil, même quand il n’y a pas de milieu ? Car, dans ce cas, le milieu interposé est nécessairement modifié avant l’œil. Ceux qui enseignent [comme le font les Platoniciens] que la vision s’opère par une effusion de la lumière de l’œil n’ont aucune raison de supposer un milieu, à moins qu’ils ne craignent que le rayon visuel ne s’égare ; mais ce rayon est lumineux, et la lumière se propage en ligne droite. Ceux qui [comme les Stoïciens] expliquent la vision par la résistance qu’éprouve le rayon visuel (ἔνστασις) ont besoin d’un milieu[10]. Les partisans des images (εἴδωλα), soutenant

[comme le font les Atomistes[11]] qu’elles se meuvent dans le vide, supposent qu’il y a un espace libre afin que les images ne soient pas arrêtées ; par conséquent, comme elles seront d’autant moins arrêtées qu’il n’y aura pas de milieu, cette opinion n’est pas contraire à notre hypothèse.

Quant à ceux qui pensent que la vision s’opère par sympathie[12], ils diront que l’on voit moins bien quand il y a un milieu, parce que ce milieu empêche, entrave et affaiblit la sympathie. Dans ce cas, en effet, le milieu eût-il la même nature et fût-il affecté de la même manière, il affaiblit nécessairement la sympathie. Il se passe alors la même chose que pour un corps qui est profondément brûlé par le feu qu’on en approche : les parties intérieures sont moins affectées, parce qu’elles sont protégées par les parties extérieures. Mais, si les parties d’un seul et même animal éprouvent des affections sympathiques, seront-elles moins affectées parce qu’il y a un milieu ? Oui, sans doute. L’affection sera affaiblie, selon la nature du milieu, parce que ce milieu empêche toute affection excessive, à moins que ce qui est transmis [par une partie à une autre] ne soit tel que le milieu ne puisse en être affecté. Mais, si l’univers est sympathique à lui-même parce qu’il constitue un animal un, et si nous sommes affectés parce que nous sommes contenus dans cet animal un et que nous en formons des parties, pourquoi ne serait-il pas nécessaire qu’il y ait continuité pour que nous sentions un objet éloigné ? Il est nécessaire qu’il y ait continuité et qu’il existe un milieu, parce que l’animal un doit être continu ; seulement, le continu [le milieu] n’est affecté que par accident ; sinon, il faudrait admettre que tout peut être affecté par tout. Mais, si tel être est affecté par tel autre d’une manière, si celui-ci est affecté par celui-là d’une autre manière, il n’y a pas toujours besoin d’un milieu. Si l’on prétend qu’il est besoin d’un milieu pour la vision, il faut en dire la cause : car ce qui traverse l’air ne l’affecte pas toujours et se borne souvent à le diviser. Ainsi, quand une pierre tombe, la seule chose qui arrive à l’air, c’est de ne pas soutenir la pierre : car, puisqu’il est dans la nature de la pierre de tomber, il n’est pas raisonnable de dire qu’elle tombe par la réaction qu’exerce l’air ambiant ; sinon, il faudrait dire que c’est la réaction de l’air ambiant qui fait monter le feu, ce qui est absurde, parce que le feu, par la rapidité de son mouvement, prévient cette réaction. Si l’on dit que la réaction est accélérée par la rapidité même du mouvement, cela arrive par accident et n’a pas de rapport avec l’impulsion de bas en haut : car les arbres croissent par le haut sans recevoir d’impulsion. Nous-mêmes, en marchant, nous divisons l’air, sans que la réaction de l’air nous pousse : l’air qui est derrière nous se borne à remplir le vide que nous avons fait. Si donc l’air se laisse diviser par les corps sans en être affecté, qui empêche qu’il laisse arriver les images à l’œil sans être divisé ?

Si ces images ne nous arrivent pas par une espèce d’écoulement (ῥοῇ), pourquoi l’air serait-il affecté et pourquoi ne serions-nous affectés nous-mêmes que par suite de l’affection que l’air aurait éprouvée ? Si nous ne sentions que parce que l’air serait affecté avant nous, nous rapporterions la sensation de la vue, non à l’objet visible, mais à l’air placé près de nous, comme cela a lieu pour la chaleur. Dans ce cas, ce n’est pas le feu éloigné, c’est l’air placé près de nous qui, étant échauffé, nous échauffe nous-mêmes : car la sensation de la chaleur suppose contact, ce qui n’a pas lieu pour la vue. Si l’on voit, ce n’est pas parce que l’objet sensible est placé sur l’œil [mais parce que le milieu est éclairé] ; or il est nécessaire que le milieu soit éclairé parce que l’air est ténébreux par lui-même. L’air n’aurait pas besoin de lumière s’il n’était pas ténébreux : car [pour que la vision ait lieu], il faut que les ténèbres, qui font obstacle à la vision, soient vaincues par la lumière. C’est peut-être pour cette raison qu’un objet placé très près de l’œil n’est pas vu : car il apporte avec lui l’ombre de l’air et la sienne propre.

III. Une forte preuve que les formes des objets sensibles ne sont pas vues parce que l’air, étant affecté, les transmettrait en quelque sorte de proche en proche, c’est que dans l’obscurité on voit le feu, les astres et leurs figures. Personne ne saurait prétendre que, dans ce cas, les formes des objets, étant imprimées à l’air obscur, sont transmises jusqu’à l’œil ; sinon, il n’y aurait pas d’obscurité, puisque le feu éclairerait en transmettant sa forme. En effet, dans une obscurité profonde où l’on ne voit point la clarté des astres, on aperçoit le feu des signaux et des phares. Si quelqu’un, se mettant en opposition avec le témoignage de la sensation, prétend que dans ce cas même le feu pénètre l’air, nous lui répondrons que la vue devrait alors distinguer les plus petits objets qui sont dans l’air au lieu de se borner à apercevoir le feu. Si donc on voit ce qui est au delà d’un milieu obscur, on le voit bien mieux quand il n’y a pas de milieu. — Mais, nous objectera-t-on peut-être, lorsqu’il n’y a pas de milieu, on ne voit point. — C’est, non parce qu’il n’y a pas de milieu, mais parce que la sympathie de l’animal [universel] est alors détruite, puisqu’elle suppose que les parties de cet animal ne forment qu’un seul être. Il semble en effet que la sensation a pour condition générale que l’animal universel soit sympathique à lui-même ; sans cela, comment une chose participerait-elle à la puissance d’une autre chose dont elle serait très éloignée ?

Voici encore une autre question [relative au même sujet] qui nous paraît digne d’examen : S’il existait un autre monde et un autre animal qui n’eût aucun rapport avec notre monde, si de plus il y avait à la surface du ciel un œil qui regardât, apercevrait-il cet autre monde à une distance modérée ou bien n’aurait-il aucun rapport avec lui ? Mais nous traiterons cette question plus loin [§ 8]. Maintenant, nous allons donner une nouvelle preuve que la vision n’a pas lieu parce que le milieu est affecté.

Si l’air était affecté, il éprouverait une affection matérielle, semblable à la figure imprimée sur la cire. Dans ce cas, une certaine partie de l’objet serait figurée dans une certaine partie de l’air ; par conséquent, la partie de l’air qui est voisine de l’œil recevrait une partie de l’objet visible d’une grandeur égale à celle de la pupille. Or, on voit l’objet visible tout entier ; tous ceux qui sont dans l’air l’aperçoivent également, soit qu’ils le considèrent de face, soit qu’ils le regardent de côté, soit même qu’ils se trouvent placés les uns derrière les autres, pourvu qu’ils ne se fassent pas obstacle les uns aux autres. Ceci prouve que chaque partie de l’air contient l’objet visible tout entier : or cela ne peut s’expliquer par une affection corporelle, mais par des lois plus relevées, propres à l’âme et à l’animal qui est partout sympathique à lui-même.

IV. Dans quel rapport la lumière qui émane de l’œil se trouve-t-elle avec la lumière qui est contiguë à l’œil et s’étend jusqu’à l’objet [§ 2] ? — Elle n’a pas besoin de l’air comme milieu, à moins qu’on ne dise qu’il n’y a pas de lumière sans air ; alors l’air est un milieu par accident. Quant à la lumière elle-même, c’est un milieu qui n’est pas affecté : car il n’est pas nécessaire qu’il y ait ici une affection, mais seulement un milieu ; par conséquent, si la lumière n’est pas un corps, il n’est pas nécessaire qu’il y ait un corps [pour servir de milieu]. On dira peut-être que la vue n’a pas besoin d’une lumière étrangère ni d’un milieu pour voir simplement, mais qu’elle en a besoin pour voir de loin. Nous examinerons plus tard [§ 6] s’il peut y avoir ou non de la lumière sans air. Considérons maintenant le premier point.

Si l’on suppose que la lumière qui est contiguë à l’œil devienne animée, que l’âme s’y répande en quelque sorte, s’y unisse comme elle s’unit à la lumière intérieure, il n’est pas besoin d’une lumière intermédiaire pour percevoir l’objet visible. La vue ressemble au tact : elle opère dans la lumière en se transportant en quelque sorte à l’objet, sans que le milieu éprouve d’affection[13]. Examinons si c’est parce qu’il y a un intervalle, ou parce qu’il y a un corps dans l’intervalle, que la vue doit se transporter à l’objet. Si c’est parce qu’il y a un corps dans l’intervalle, en enlevant cet obstacle, la vision doit avoir lieu. Si c’est simplement parce qu’il y a un intervalle, il faut supposer que la nature de l’objet visible est inerte et tout à fait inactive. Mais cela est impossible : non seulement le tact annonce et touche l’objet voisin, mais encore, par l’affection qu’il éprouve, il fait connaître les différences de l’objet tangible, et le perçoit même de loin, si rien ne s’y oppose : car nous percevons le feu en même temps que l’air qui nous entoure et avant que cet air ait été échauffé. Un corps solide s’échauffe plus que l’air, par conséquent il reçoit de la chaleur à travers l’air plutôt que par l’intermédiaire de l’air. Si donc l’objet visible a la puissance d’agir, et l’organe celle de pâtir, pourquoi la vue aurait-elle besoin d’un autre milieu [que la lumière], afin d’exercer sa puissance ? Ce serait avoir besoin d’un obstacle. Quand la lumière du soleil nous arrive, elle n’éclaire pas l’air avant de nous éclairer nous-mêmes, elle l’éclaire en même temps que nous ; avant même qu’elle approche de l’œil, tandis qu’elle est encore ailleurs, il nous arrive de voir, comme si l’air n’était pas affecté ; c’est sans doute parce que le milieu n’a pas éprouvé de modification et que la lumière n’est pas encore venue s’unir à notre vue. Dans cette hypothèse [qui admet que l’air reçoit et transmet une affection] il est difficile d’expliquer pourquoi pendant la nuit nous voyons les astres et en général toute espèce de feu.

Si l’on suppose que l’âme reste en elle-même, mais qu’elle se serve de la lumière [émanée de l’œil], comme d’un bâton, pour atteindre l’objet visible, il faudra, en ce cas, que la perception très vive ait pour cause la résistance éprouvée par la lumière dans sa tension[14], et que la couleur sensible, en tant qu’elle est couleur, ait elle-même la propriété de réfléchir la lumière : de cette manière, le contact s’opérera par un milieu. Mais la lumière s’est auparavant approchée de l’objet sans qu’il y eût un milieu ; de cette manière, le contact opéré ensuite par un milieu produirait la connaissance par une espèce de mémoire et de raisonnement. Or il n’en est pas ainsi.

Si l’on suppose enfin que la lumière contiguë à l’objet visible soit affectée et transmette ensuite cette affection de proche en proche jusqu’à la vue, cette hypothèse est au fond la même que celle qui prétend que le milieu doit être modifié préalablement par l’objet visible, hypothèse que nous avons déjà discutée plus haut.

V. Faut-il admettre que, pour l’ouïe, l’air est d’abord mis en mouvement, puis que, ce mouvement se transmettant de proche en proche et sans altération depuis l’air qui produit le son jusqu’à l’oreille, le son arrive ainsi jusqu’au sens ? Ou bien le milieu est-il affecté ici par accident, et seulement parce qu’il est interposé, de telle sorte que, si le milieu était anéanti, une fois que le son serait produit par le choc de deux corps, nous le sentirions aussitôt ? — Il faut que l’air soit d’abord mis en mouvement, mais le milieu qui est interposé [entre l’air mis d’abord en mouvement et l’oreille] remplit un autre rôle. L’air paraît être ici la condition souveraine de la production du son : car, dans l’origine, le choc de deux corps ne produirait pas de son, si l’air, comprimé et frappé par leur rencontre rapide, ne transmettait de proche en proche le mouvement jusqu’à l’oreille[15]. Mais, si la production du son dépend des impulsions imprimées à l’air, il reste à expliquer les différences des voix et des sons : car, autre est le son que rend l’airain quand il est frappé par l’airain, autre le son qu’il rend quand il est frappé par un autre métal, etc. Cependant l’air est un ainsi que l’impulsion qu’il reçoit [pour produire le son], et les différences que nous considérons ne consistent pas simplement en plus et en moins. Si l’on rapporte à l’air la production de la voix et du son[16], parce que l’impulsion imprimée à l’air est sonore, nous ferons observer que l’air n’est pas la cause du son en tant qu’air : car il ne résonne qu’autant qu’il ressemble à un corps solide, demeurant en place, avant de se dilater, comme quelque chose de solide[17]. Il suffit donc ici des objets qui se choquent, et ce choc ou cette impulsion forme le son qui parvient au sens de l’ouïe. On en a une preuve dans les sons qui se produisent à l’intérieur des animaux, sans air ; quand une partie est frappée par une autre : tel est le son que rendent certaines articulations, quand on les fléchit, ou certains os, quand on les choque l’un contre l’autre ou qu’on les brise ; dans ce cas, l’air n’intervient pas.

Telles sont les considérations auxquelles l’ouïe donne lieu, et qui ressemblent à celles auxquelles nous nous sommes livrés au sujet de la vue. Il faut donc dire ; pour l’ouïe, que sa perception consiste, comme celle de la vue, en une affection ressentie sympathiquement dans l’animal universel.

VI. Il nous reste à examiner s’il y aurait de la lumière sans air, dans le cas où le soleil illuminerait la surface des corps et que le vide existerait dans l’intervalle qui est actuellement éclairé par accident en vertu de la place qu’il occupe [entre le soleil et les corps]. — Certes, si les autres choses étaient affectées parce que l’air serait affecté lui-même) si la lumière avait pour substance l’air dont elle serait une affection, cette affection ne saurait exister sans le sujet qui l’éprouverait. Mais [selon nous], la lumière n’est pas essentiellement propre à l’air en tant qu’air : car tous les corps ignés et brillants, entre autres les pierres précieuses, ont une couleur lumineuse. — Ce qui passe d’un corps brillant dans un autre corps existerait-il sans cet autre corps ? — Si la lumière n’est qu’une simple qualité d’une chose, comme toute qualité suppose un sujet, il faut chercher la lumière dans le corps dans lequel elle réside. Si c’est au contraire un acte produit par une autre chose, pourquoi, s’il n’y a pas de corps auprès de l’objet lumineux, s’il n’y a que le vide, la lumière n’existerait-elle pas et ne s’étendrait-elle pas aussi au-dessus [comme au-dessous, en rayonnant en tout sens] ? Puisqu’elle s’étend, pourquoi ne se répandrait-elle pas sans être arrêtée ? Si sa nature est de tomber, elle s’abaissera d’elle-même : car ni l’air ni aucun corps éclairé ne la fera sortir du corps éclairant et ne la forcera de s’avancer, puisqu’elle n’est pas un accident qui suppose un sujet, ni une affection qui suppose un objet affecté. Sans cela, la lumière demeurerait [dans le corps éclairé] quand l’objet dont elle émane viendrait à s’éloigner ; mais elle s’éloigne avec lui ; elle s’étend donc. Où s’étend-elle ? Il suffit que le lieu existe [pour qu’elle s’étende] ; sinon, le corps du soleil perdrait son acte, c’est-à-dire la lumière qu’il répand. S’il en est ainsi, la lumière n’est pas la qualité d’un sujet ; c’est l’acte qui émane d’un sujet, mais ne passe pas dans un autre sujet[18] ; seulement, si un autre sujet est présent, il éprouvera une affection. Comme la vie, qui constitue un acte de l’âme, affecte le corps s’il est présent, et n’en constitue pas moins un acte si le corps est absent, de même, la lumière constitue un acte soumis aux mêmes conditions. Ce n’est pas le ténébreux de l’air qui engendre la lumière, ni le ténébreux mêlé à la terre qui produit une lumière impure ; sinon, on pourrait produire le doux en mêlant une chose à l’amer. Si donc on dit que la lumière est une modification (τροπή) de l’air, il faut ajouter que l’air doit être modifié lui-même par cette modification, et que le ténébreux de l’air n’est plus ténébreux après avoir subi ce changement. Quant à l’air, il reste ce qu’il était, comme s’il n’avait pas été affecté. L’affection n’appartient qu’à ce qui est affecté. La couleur n’appartient donc pas à l’air, mais subsiste en elle-même ; l’air est seulement présent. En voici assez sur ce sujet.

VII. Quand l’objet dont la lumière émane vient à s’éloigner, la lumière périt-elle ou remonte-t-elle à sa source ? Cette question se rattache en effet aux précédentes.

Si la lumière se trouve dans le corps éclairé de telle sorte qu’elle lui soit devenue propre, elle périt avec lui. Mais, si elle est un acte immanent (sans cela, elle entourerait l’objet dont elle émane, elle y resterait intérieurement, elle s’y accumulerait), elle ne saurait s’évanouir tant que l’objet dont elle émane continue lui-même de subsister. Si cet objet passe d’un lieu à un autre, la lumière y passe aussi, non parce qu’elle reflue sur elle-même ou change de lieu, mais parce que l’acte de l’objet lumineux existe et est présent dès que rien ne s’y oppose. Si la distance du soleil à la terre était beaucoup plus considérable qu’elle ne l’est actuellement, la lumière du soleil s’étendrait cependant jusqu’à nous, pourvu qu’il n’y eût point d’obstacle dans cet espace. D’un côté, il y a dans le corps lumineux un acte, une espèce de vie surabondante, un principe et une source d’activité ; de l’autre, il y a au delà des limites du corps lumineux un second acte qui est l’image de l’acte propre à ce corps et ne s’en sépare pas. Tout être a un acte qui est son image, de telle sorte que, dès que l’être existe, son acte existe aussi, et que tant que l’être subsiste, son acte rayonne plus ou moins loin. Il est des actes faibles et obscurs, d’autres cachés, d’autres puissants qui rayonnent au loin. Quand un acte rayonne au loin, il faut admettre qu’il est là où il agit, où il exerce et manifeste sa puissance. Aussi voit-on la lumière jaillir des yeux des animaux qui les ont naturellement brillants[19] ; de même, quand les animaux qui ont un feu concentré à l’intérieur viennent à ouvrir leurs paupières, ils dardent des rayons de lumière dans les ténèbres, tandis que, dès qu’ils ferment leurs yeux, il n’y a plus de lumière au dehors. La lumière ne périt pas alors ; seulement, elle ne se produit plus au dehors. Rentre-t-elle dans l’animal ? Elle cesse seulement d’être au dehors : car le feu visuel ne va pas au dehors, mais au dedans. La lumière même est-elle donc au dedans ? Celle-ci du moins est au dedans ; mais [l’œil étant fermé], la paupière lui fait obstacle, en sorte qu’elle n’agit plus au dehors.

Ainsi, la lumière qui émane des corps est l’acte du corps lumineux qui agit au dehors. La lumière qui se trouve dans les corps qui ont originairement une telle nature est l’essence formelle du corps originairement lumineux. Quand un pareil corps a été mêlé à la matière, il produit la couleur. L’acte seul ne suffit pas pour donner la couleur ; il ne produit que la coloration, parce qu’il est la propriété d’un sujet, qu’il en dépend, de telle sorte que rien ne peut être éloigné de ce sujet sans l’être également de son acte. La lumière est tout à fait incorporelle, quoiqu’elle soit l’acte d’un corps. On ne saurait donc dire proprement de la lumière qu’elle s’éloigne ou qu’elle est présente ; les choses se passent d’une autre manière : la lumière est l’essence du corps lumineux en tant qu’elle est son acte. L’image produite dans un miroir est donc un acte de l’objet visible, lequel agit sur ce qui peut pâtir, sans laisser rien écouler de sa substance. Si l’objet est présent, l’image paraît dans le miroir : elle est en quelque sorte l’image de la couleur qui a telle figure. Si l’objet s’éloigne, le corps diaphane n’a plus ce qu’il avait quand l’objet visible agissait sur le miroir.

Il en est de même pour la première âme : son acte demeure dans le corps tant que cette âme y demeure elle-même[20].

S’il s’agit d’une force qui ne soit pas l’acte de la première âme, mais qui procède seulement de cet acte, telle que la vie que nous disons propre au corps, cette force sera-t-elle dans les mêmes conditions que la lumière mêlée aux corps ? — Nous disons que la lumière est dans les corps colorés, en tant que ce qui produit la couleur est mêlé aux corps. Quant à la vie propre au corps, nous pensons que le corps la possède tant que la première âme est présente : car rien ne peut être inanimé. Quand le corps périt, et qu’il n’est plus assisté par la première âme qui lui communiquait la vie, ni par l’acte de cette âme, comment la vie demeurerait-elle dans le corps ? — Quoi ! cette vie a-t-elle péri ? — Non : cette vie elle-même n’a pas péri (car elle n’est que l’image d’une irradiation) ; il faut dire seulement qu’elle n’est plus là[21].

VIII. S’il y avait un corps hors de notre monde, et qu’un œil le considérât d’ici, sans obstacle, il est douteux qu’il pût le voir, parce qu’il ne serait pas en communauté d’affection avec lui : car la communauté d’affection a pour cause la nature de l’animal un [l’unité du monde]. Puisque la communauté d’affection [la sympathie] suppose que les choses sensibles et les sens appartiennent à l’animal un, le corps placé hors du monde ne serait pas senti, à moins qu’il ne fût une partie du monde. S’il en était une partie, il pourrait être senti. S’il n’en était pas une partie, mais que par sa couleur et ses autres qualités il fût conforme à l’organe qui doit le percevoir [serait-il senti] ? Non, il ne serait pas senti, si toutefois cette hypothèse [d’un corps placé hors du monde] est admissible. Mais peut-être refuserait-on d’admettre cette hypothèse en prétendant qu’il est absurde que l’œil ne voie pas la couleur placée devant lui et que les autres sens ne perçoivent pas les qualités qui sont en leur présence. Voici pourquoi cela paraît absurde : c’est que nous sommes actifs et passifs parce que nous sommes dans l’animal un et que nous en constituons des parties. Y a-t-il encore quelque chose à considérer ? Si ce que nous avons dit suffit, notre démonstration est terminée ; sinon, il faut donner encore d’autres preuves à l’appui de ce que nous avançons.

Tout animal est sympathique à lui-même. Si ce que nous avons nommé forme un seul animal, notre démonstration suffit, et toutes choses éprouveront des affections communes en tant qu’elles constituent des parties de l’animal un. Si l’on avance qu’un corps extérieur au monde pourrait être senti à cause de sa ressemblance, nous dirons que la perception appartient à l’animal, parce que c’est l’animal qui possède la ressemblance : car son organe est semblable [à la chose perçue] ; ainsi, la sensation sera la perception que l’âme aura au moyen d’organes semblables aux choses perçues. Si donc l’animal sent, non seulement ce qui est en lui, mais encore des choses semblables à ce qui est en lui, il percevra ces choses en tant qu’il est animal, et ces choses seront perçues, non en tant qu’elles lui appartiennent, mais en tant qu’elles ressemblent à ce qui lui appartient. Il semble plutôt que les choses perçues doivent être perçues en tant qu’elles sont semblables parce que l’âme se les est rendues semblables et familières. Si donc l’âme qui se rend ces choses semblables est tout autre qu’elles, les choses qu’on suppose lui devenir semblables lui resteront tout à fait étrangères. L’absurdité de la conséquence montre qu’il y a une contradiction dans l’hypothèse : car on affirme à la fois que l’âme existe et n’existe pas, que les choses sont conformes et différentes, semblables et dissemblables. Par conséquent, puisque l’hypothèse implique contradiction, elle n’est pas admissible : car elle suppose que l’âme existe dans ce monde, par suite que le monde est et n’est pas universel, est et n’est pas autre, est et n’est pas parfait. Il faut donc abandonner l’hypothèse que nous discutons : car on ne saurait en tirer une conséquence raisonnable puisqu’elle implique contradiction.

  1. Ce livre est la continuation du précédent. Il a pour objet de résoudre cette question : Comment s’exercent la vue et l’ouïe ? Pour les autres Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  2. Voy. ci-dessus, liv. IV, § 23, p. 367.
  3. C’est la théorie d’Aristote. Voy. son traité De l’Âme, II, 7.
  4. Voy. ci-dessus, liv. IV, § 23, p. 363.
  5. Voy. ci-dessus, p. 365.
  6. Plotin combat ici la théorie d’Aristote : « Démocrite n’a donc pas raison de penser que si le milieu devenait vide, on verrait parfaitement bien même une fourmi dans le ciel. Cela est tout à fait impossible. La vision ne se produit que quand l’organe sensible éprouve quelque affection. Or il ne se peut pas qu’il soit affecté directement par la couleur même qui est vue ; reste donc qu’il le soit par le milieu. Ainsi le milieu est indispensable ; et, si le vide existait, non seulement on ne verrait pas bien, mais on ne verrait pas du tout. » (De l’Âme, II, 7 ; trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire, p. 213.)
  7. Pour cette phrase, dont le texte paraît corrompu, nous lisons avec M. Kirchhoff : σημεῖον δὲ τὸ, εἰ καὶ ἔπροσθέν τις ἡμῶν ἔσται πρὸς τὸ χρῶμα βλέπων, κὰκεῖνον ὁρᾷν, πάθους ἐν τῷ μεταξὺ μὴ γενομένου οὐδ’ ἂν εἰς ἡμᾶς τοῦτο ἀφιϰνοῖτο. Voy. la même idée ci-après, p. 415, lignes 14-17.
  8. C’est une idée empruntée à Platon, Ménon, p. 80. Chalcidius, dans son Commentaire sur le Timée (p. 331), a reproduit, en la développant, cette phrase de Plotin : « Sentire porro mentem putant, perinde ut eam pepulerit spiritus, qui id, quod ipse patitur ex visibilium specierum concretione, mentis intimis tradit. Porrectus siquidem et veluti patefactus, candida esse denuntiat quæ videntur ; confusus porro et confæcatior, atra et tenebrosa significat ; similisque ejus passio est eorum qui marini piscis contagione torpent, siquidem per linum et arundinem perque manus serpat virus illud penetretque intimum sensum. »
  9. Plotin définit ici la συναύγεια platonicienne : « Lorsque la lumière du jour rencontre le courant du feu visuel, alors le semblable s’applique ainsi sur son semblable et s’unit si intimement à lui qu’en s’identifiant ils forment un corps unique, suivant la direction des yeux, où la lumière qui arrive de l’intérieur rencontre celle qui vient des objets extérieurs. Ce corps de lumière éprouvant donc les mêmes affections dans toutes ses parties à cause de leur similitude, s’il touche quelques objets, ou si quelques objets le touchent, il en transmet les mouvements dans tout le corps jusqu’à l’âme, et produit ainsi cette sensation que nous nommons la vue. » (Platon, Timée, p. 45 ; trad. de M. H. Martin, p. 123.) »
  10. Voici comment Diogène Laërce (VII, § 157) formule la théorie des Stoïciens : « Pour voir, il faut que le milieu interposé entre la vue et l’objet lumineux éprouve une tension en forme de cône, comme le disent Chrysippe dans le second livre de sa Physique et Apollodore. Ce cône d’air a sa pointe sur l’œil et sa base sur l’objet : il annonce l’objet à l’œil par sa tension comme un bâton [transmettrait à la main la résistance qu’il rencontrerait]. » Le mot ἔνστασις, résistance, employé par Plotin, se trouve aussi dans Plutarque (De Placitis philosophorum, IV, 13) : « D’autres pensent que nous voyons par une effusion des rayons visuels qui, par suite de la résistance que leur fait éprouver l’objet, reviennent à l’œil. »
  11. « Epicurus affluere semper ex omnibus corporibus simulacra quœdam corporum ipsorum, eaque sese in oculos inferre, atque ita fieri sensum videndi putat. » (Aulu-Gelle, Nuits attiques, V, 16.)
  12. C’est l’opinion de Plotin lui-même.
  13. Voy. encore ci-après, p. 426. Saint Augustin dit à ce sujet : « Is [visus] se foras porrigit et per oculos emicat longius quaquaversum potest lustrare quod cernimus. Unde fit ut ibi potius videat, ubi est id quod videt, non unde erumpit ut videat… Ergo non dubitas ibi eos [oculos] pati ubi non sunt : nam, ubi vident, ibi sentiunt (ipsum enim videre, sentire est ; sentire autem, pati) ; quare ubi sentiunt, ibi patiuntur ; alibi autem patiuntur quam sunt ; ibi igitur patiuntur, ubi non sunt. » (De Quantitate animœ, 23.)
  14. Voy. ci-dessus, p. 411, note 1.
  15. Plotin discute ici la théorie d’Aristote : « Le son en acte se produit toujours par un corps en rapport avec quelque autre corps, et dans quelque milieu ; c’est une percussion qui le cause… On entend le son dans l’air, on l’entend aussi dans l’eau, mais moins distinctement. L’air n’est pas la condition souveraine du son, non plus que l’eau ; mais il faut que ce soient des corps solides qui se choquent entre eux, et encore qui choquent l’air. Ce choc contre l’air a lieu lorsque l’air frappé demeure et ne se disperse pas. Ainsi, c’est quand on le frappe vite et fort qu’il rend un son : car il faut accélérer le mouvement du corps qui déchire la tranche de l’air, comme si l’on frappait un tas de poussière ou une nuée de sable emportée rapidement… Un corps sonore n’est pas autre chose que ce qui meut l’air, un sans discontinuité jusqu’à l’ouïe ; et l’ouïe est congénère de l’air. C’est parce que le son est dans l’air, qu’après avoir mû le dehors il meut aussi le dedans. » (De l’Âme, II, 8 ; p. 217, 220 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire )
  16. Voici ce qu’Aristote dit sur la différence de la voix et du son : « La voix est un son produit par un être animé… Le coup que l’air aspiré par l’âme qui est dans ces parties donne contre ce qu’on appelle l’artère, c’est la voix. Mais tout son produit par l’animal n’est pas voix ; par exemple, on peut produire aussi un son avec la voix comme le font ceux qui toussent. » (Ibid., p. 223, 225.)
  17. « L’air en lui-même n’a pas de son, parce qu’il est trop aisément divisible ; mais, quand on l’empêche de se disperser, le mouvement qu’il reçoit alors devient du son. » (Ibid., p. 220.)
  18. Creuzer pense que la théorie développée ici par Plotin a de l’analogie avec l’hypothèse des ondulations.
  19. Voy. Aristote, De Generatione animalium, V, 1.
  20. L’acte de la première âme (c’est à dire de l’âme raisonnable) est l’âme irraisonnable. Voy. les Éclaircissements du tome I, p, 362-366.
  21. Voy. ci-dessus, p. 377-379.