Poème sur le désastre de Lisbonne/Édition Garnier

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
◄  Préface
Variantes  ►
POËME
sur le
DÉSASTRE DE LISBONNE
ou examen de cet axiome :
TOUT EST BIEN.

Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable !
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs, éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? »
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ? »
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices :
Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,

De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entr’ouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes.
Partout environnés des cruautés du sort,
Des fureurs des méchants, des piéges de la mort,
De tous les éléments éprouvant les atteintes,
Compagnons de nos maux, permettez-nous les plaintes.
C’est l’orgueil, dites-vous, l’orgueil séditieux,
Qui prétend qu’étant mal, nous pouvions être mieux.
Allez interroger les rivages du Tage ;
Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage ;
Demandez aux mourants, dans ce séjour d’effroi,
Si c’est l’orgueil qui crie : « Ô ciel, secourez-moi !
Ô ciel, ayez pitié de l’humaine misère ! »
« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire. »
Quoi ! l’univers entier, sans ce gouffre infernal,
Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ?
Êtes-vous assurés que la cause éternelle
Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle,
Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats
Sans former des volcans allumés sous nos pas ?
Borneriez-vous ainsi la suprême puissance ?
Lui défendriez-vous d’exercer sa clémence ?
L’éternel artisan n’a-t-il pas dans ses mains
Des moyens infinis tout prêts pour ses desseins ?
Je désire humblement, sans offenser mon maître,
Que ce gouffre enflammé de soufre et de salpêtre
Eût allumé ses feux dans le fond des déserts.
Je respecte mon Dieu, mais j’aime l’univers.
Quand l’homme ose gémir d’un fléau si terrible,
Il n’est point orgueilleux, hélas ! il est sensible.
Les tristes habitants de ces bords désolés
Dans l’horreur des tourments seraient-ils consolés
Si quelqu’un leur disait : « Tombez, mourez tranquilles ;
Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles ;
D’autres mains vont bâtir vos palais embrasés,
D’autres peuples naîtront dans vos murs écrasés ;
Le Nord va s’enrichir de vos pertes fatales ;
Tous vos maux sont un bien dans les lois générales ;

Dieu vous voit du même œil que les vils vermisseaux
Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux ? »
À des infortunés quel horrible langage !
Cruels, à mes douleurs n’ajoutez point l’outrage.
Non, ne présentez plus à mon cœur agité
Ces immuables lois de la nécessité,
Cette chaîne des corps, des esprits, et des mondes.
Ô rêves des savants ! ô chimères profondes !
Dieu tient en main la chaîne, et n’est point enchaîné[1] ;

Par son choix bienfaisant tout est déterminé :
Il est libre, il est juste, il n’est point implacable.
Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable[2] ?
Voilà le nœud fatal qu’il fallait délier.
Guérirez-vous nos maux en osant les nier ?
Tous les peuples, tremblant sous une main divine,
Du mal que vous niez ont cherché l’origine.
Si l’éternelle loi qui meut les éléments
Fait tomber les rochers sous les efforts des vents,
Si les chênes touffus par la foudre s’embrasent,
Ils ne ressentent point les coups qui les écrasent :
Mais je vis, mais je sens, mais mon cœur opprimé
Demande des secours au Dieu qui l’a formé.
Enfants du Tout-Puissant, mais nés dans la misère,
Nous étendons les mains vers notre commun père.
Le vase, on le sait bien, ne dit point au potier :
« Pourquoi suis-je si vil, si faible et si grossier ? »
Il n’a point la parole, il n’a point la pensée ;
Cette urne en se formant qui tombe fracassée,
De la main du potier ne reçut point un cœur
Qui désirât les biens et sentît son malheur.
« Ce malheur, dites-vous, est le bien d’un autre être. »
De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ;
Quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts,
Le beau soulagement d’être mangé des vers !
Tristes calculateurs des misères humaines,
Ne me consolez point, vous aigrissez mes peines ;

Et je ne vois en vous que l’effort impuissant
D’un fier infortuné qui feint d’être content.
Je ne suis du grand tout qu’une faible partie :
Oui ; mais les animaux condamnés à la vie,
Tous les êtres sentants, nés sous la même loi,
Vivent dans la douleur, et meurent comme moi.
Le vautour acharné sur sa timide proie
De ses membres sanglants se repaît avec joie ;
Tout semble bien pour lui : mais bientôt à son tour
Un aigle au bec tranchant dévora le vautour ;
L’homme d’un plomb mortel atteint cette aigle altière :
Et l’homme aux champs de Mars couché sur la poussière,
Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants,
Sert d’aliment affreux aux oiseaux dévorants.
Ainsi du monde entier tous les membres gémissent :
Nés tous pour les tourments, l’un par l’autre ils périssent :
Et vous composerez dans ce chaos fatal
Des malheurs de chaque être un bonheur général !
Quel bonheur ! ô mortel et faible et misérable.
Vous criez « Tout est bien » d’une voix lamentable,
L’univers vous dément, et votre propre cœur
Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur.
Éléments, animaux, humains, tout est en guerre.
Il le faut avouer, le mal est sur la terre :
Son principe secret ne nous est point connu.
De l’auteur de tout bien le mal est-il venu ?
Est-ce le noir Typhon[3], le barbare Arimane[4],
Dont la loi tyrannique à souffrir nous condamne ?
Mon esprit n’admet point ces monstres odieux
Dont le monde en tremblant fit autrefois des dieux.
Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime,
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ?
Quel œil peut pénétrer dans ses profonds desseins ?
De l’Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;
Il ne vient point d’autrui[5], puisque Dieu seul est maître :
Il existe pourtant. Ô tristes vérités !
Ô mélange étonnant de contrariétés !

Un Dieu vint consoler notre race affligée ;
Il visita la terre, et ne l’a point changée[6] !
Un sophiste arrogant nous dit qu’il ne l’a pu ;
« Il le pouvait, dit l’autre, et ne l’a point voulu :
Il le voudra, sans doute » ; et, tandis qu’on raisonne,
Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne,
Et de trente cités dispersent les débris,
Des bords sanglants du Tage à la mer de Cadix.
Ou l’homme est né coupable, et Dieu punit sa race,
Ou ce maître absolu de l’être et de l’espace,
Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent,
De ses premiers décrets suit l’éternel torrent ;
Ou la matière informe, à son maître rebelle,
Porte en soi des défauts nécessaires comme elle ;
Ou bien Dieu nous éprouve, et ce séjour mortel[7]
N’est qu’un passage étroit vers un monde éternel.
Nous essuyons ici des douleurs passagères :
Le trépas est un bien qui finit nos misères.
Mais quand nous sortirons de ce passage affreux,
Qui de nous prétendra mériter d’être heureux ?
Quelque parti qu’on prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n’est rien qu’on connaisse, et rien qu’on ne redoute.
La nature est muette, on l’interroge en vain ;
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain.
Il n’appartient qu’à lui d’expliquer son ouvrage,
De consoler le faible, et d’éclairer le sage.
L’homme, au doute, à l’erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d’appui.
Leibnitz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles,
Dans le mieux ordonné des univers possibles,
Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable.
Je ne conçois pas plus comment tout serait bien :
Je suis comme un docteur ; hélas ! je ne sais rien.

Platon dit qu’autrefois l’homme avait eu des ailes,
Un corps impénétrable aux atteintes mortelles ;
La douleur, le trépas, n’approchaient point de lui.
De cet état brillant qu’il diffère aujourd’hui !
Il rampe, il souffre, il meurt ; tout ce qui naît expire ;
De la destruction la nature est l’empire.
Un faible composé de nerfs et d’ossements
Ne peut être insensible au choc des éléments ;
Ce mélange de sang, de liqueurs, et de poudre,
Puisqu’il fut assemblé, fut fait pour se dissoudre ;
Et le sentiment prompt de ces nerfs délicats
Fut soumis aux douleurs, ministres du trépas :
C’est là ce que m’apprend la voix de la nature.
J’abandonne Platon, je rejette Épicure.
Bayle en sait plus qu’eux tous ; je vais le consulter :
La balance à la main, Bayle enseigne à douter[8]

Assez sage, assez grand pour être sans système,
Il les a tous détruits, et se combat lui-même :
Semblable à cet aveugle en butte aux Philistins,
Qui tomba sous les murs abattus par ses mains.
Que peut donc de l’esprit la plus vaste étendue ?
Rien : le livre du sort se ferme à notre vue.
L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré[9] ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants[10], atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;
Au sein de l’infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.
Ce monde, ce théâtre et d’orgueil et d’erreur,
Est plein d’infortunés qui parlent de bonheur.
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être :

Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître[11].
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ;
Mais le plaisir s’envole, et passe comme une ombre ;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre.
Le passé n’est pour nous qu’un triste souvenir ;
Le présent est affreux, s’il n’est point d’avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m’élève point contre la Providence.
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois[12] :
D’autres temps, d’autres mœurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse,
Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu’il adorait dit pour toute prière :
« Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux, et l’ignorance. »
Mais il pouvait encore ajouter l’espérance[13].

  1. La chaîne universelle n’est point, comme on l’a dit, une gradation suivie qui lie tous les êtres. Il y a probablement une distance immense entre l’homme et la brute, entre l’homme et les substances supérieures ; il y a l’infini entre Dieu et toutes les substances. Les globes qui roulent autour de notre soleil n’ont rien de ces gradations insensibles, ni dans leur grosseur, ni dans leurs distances, ni dans leurs satellites.

    Pope dit que l’homme ne peut savoir pourquoi les lunes de Jupiter sont moins grandes que Jupiter : il se trompe en cela ; c’est une erreur pardonnable qui a pu échapper à son beau génie. Il n’y a point de mathématicien qui n’eût fait voir au lord Bolingbroke et à M. Pope que si Jupiter était plus petit que ses satellites, ils ne pourraient pas tourner autour de lui ; mais il n’y a point de mathématicien qui pût découvrir une gradation suivie dans les corps du système solaire.

    Il n’est pas vrai que, si on ôtait un atome du monde, le monde ne pourrait subsister ; et c’est ce que M. de Crousaz, savant géomètre, remarqua très bien dans son livre contre M. Pope. Il paraît qu’il avait raison en ce point, quoique sur d’autres il ait été invinciblement réfuté par MM. Warburton et Silhouette.

    Cette chaîne des événements a été admise et très ingénieusement défendue par le grand philosophe Leibnitz ; elle mérite d’être éclaircie. Tous les corps, tous les événements, dépendent d’autres corps et d’autres événements. Cela est vrai ; mais tous les corps ne sont pas nécessaires à l’ordre et à la conservation de l’univers, et tous les événements ne sont pas essentiels à la série des événements. Une goutte d’eau, un grain de sable de plus ou de moins ne peuvent rien changer à la constitution générale. La nature n’est asservie ni à aucune quantité précise, ni à aucune forme précise. Nulle planète ne se meut dans une courbe absolument régulière ; nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique ; nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération : la nature n’agit jamais rigoureusement. Ainsi on n’a aucune raison d’assurer qu’un atome de moins sur la terre serait la cause de la destruction de la terre.

    Il en est de même des événements : chacun d’eux a sa cause dans l’événement qui précède ; c’est une chose dont aucun philosophe n’a jamais douté. Si on n’avait pas fait l’opération césarienne à la mère de César, César n’aurait pas détruit la république, il n’eût pas adopté Octave, et Octave n’eût pas laissé l’empire à Tibère. Maximilien épouse l’héritière de la Bourgogne et des Pays-Bas, et ce mariage devient la source de deux cents ans de guerre. Mais que César ait craché à droite ou à gauche, que l’héritière de Bourgogne ait arrangé sa coiffure d’une manière ou d’une autre, cela n’a certainement rien changé au système général.

    Il y a donc des événements qui ont des effets, et d’autres qui n’en ont pas. Il en est de leur chaîne comme d’un arbre généalogique ; on y voit des branches qui s’éteignent à la première génération, et d’autres qui continuent la race. Plusieurs événements restent sans filiation. C’est ainsi que dans toute machine il y a des effets nécessaires au mouvement, et d’autres effets indifférents, qui sont la suite des premiers, et qui ne produisent rien. Les roues d’un carrosse servent à le faire marcher ; mais qu’elles fassent voler un peu plus ou un peu moins de poussière, le voyage se fait également. Tel est donc l’ordre général du monde que les chaînons de la chaîne ne seraient point dérangés par un peu plus ou un peu moins de matière, par un peu plus ou un peu moins d’irrégularité.

    La chaîne n’est pas dans un plein absolu ; il est démontré que les corps célestes font leurs révolutions dans l’espace non résistant. Tout l’espace n’est pas rempli. Il n’y a donc pas une suite de corps depuis un atome jusqu’à la plus reculée des étoiles ; il peut donc y avoir des intervalles immenses entre les êtres sensibles, comme entre les insensibles. On ne peut donc assurer que l’homme soit nécessairement placé dans un des chaînons attachés l’un à l’autre par une suite non interrompue. Tout est enchaîné ne veut dire autre chose sinon que tout est arrangé. Dieu est la cause et le maître de cet arrangement. Le Jupiter d’Homère était l’esclave des destins ; mais dans une philosophie plus épurée Dieu est le maître des destins. Voyez Clarke, Traité de l’existence de Dieu. (Note de Voltaire, 1756.)

  2. « Sub Deo justo nemo miser nisi mereatur. » Saint Augustin. (Id., 1756.)
  3. Principe du mal chez les Égyptiens. (Note de Voltaire, 1756.)
  4. Principe du mal chez les Perses. (Id., 1756.)
  5. C’est-à-dire d’un autre principe. (Id., 1756.)
  6. Un philosophe anglais a prétendu que le monde physique avait dû être changé au premier avénement, comme le monde moral. (Note de Voltaire, 1756.)
  7. Voilà, avec l’opinion des deux principes, toutes les solutions qui se présentent à l’esprit humain dans cette grande difficulté ; et la révélation seule peut enseigner ce que l’esprit humain ne saurait comprendre. (Id., 1756.)
  8. Une centaine de remarques répandues dans le Dictionnaire de Bayle lui ont fait une réputation immortelle. Il a laissé la dispute sur l’origine du mal indécise. Chez lui toutes les opinions sont exposées ; toutes les raisons qui les soutiennent, toutes les raisons qui les ébranlent, sont également approfondies ; c’est l’avocat général des philosophes, mais il ne donne point ses conclusions. Il est comme Cicéron, qui souvent, dans ses ouvrages philosophiques, soutient son caractère d’académicien indécis, ainsi que l’a remarqué le savant et judicieux abbé d’Olivet.

    Je crois devoir essayer ici d’adoucir ceux qui s’acharnent depuis quelques années avec tant de violence et si vainement contre Bayle ; j’ai tort de dire vainement, car ils ne servent qu’à le faire lire avec plus d’avidité. Ils devraient apprendre de lui à raisonner et à être modérés : jamais d’ailleurs le philosophe Bayle n’a nié ni la Providence, ni l’immortalité de l’âme. On traduit Cicéron, on le commente, on le fait servir à l’éducation des princes ; mais que trouve-t-on presque à chaque page dans Cicéron, parmi plusieurs choses admirables ? on y trouve que « s’il est une Providence, elle est blâmable d’avoir donné aux hommes une intelligence dont elle savait qu’ils devaient abuser. » Sic vestra ista Providentia reprehendenda, quæ rationem dederit iis quos scierit ea perverse et improbe usuros. (De Natura deorum, lib. III, cap. xxxi.)

    « Jamais personne n’a cru que la vertu vînt des dieux, et on a eu raison. » Virtutem autem nemo unquam Deo retulit ; nimirum recte. (Ibid., cap. xxxvi.)

    « Qu’un criminel meure impuni, vous dites que les dieux le frappent dans sa postérité. Une ville souffrirait-elle un législateur qui condamnerait les petits-enfants pour les crimes de leur grand-père ? » Ferretne ulla civitas latorem istius modi legis ut condemnaretur filius aut nepos, si pater aut avus deliquisset ? (Ibid., cap. xxxviii.)

    Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que Cicéron finit son livre de la Nature des dieux sans réfuter de telles assertions. Il soutient en cent endroits la mortalité de l’âme, dans ses Tusculanes, après avoir soutenu son immortalité.

    Il y a bien plus ; c’est à tout le sénat de Rome qu’il dit, dans son plaidoyer pour Cluentius : « Quel mal lui a fait la mort ? Nous rejetons tous les fables ineptes des enfers ; qu’est-ce donc que la mort lui a ôté, sinon le sentiment des douleurs ? » Quid tandem illi mali mors attulit ? nisi forte ineptiis ac fabulis ducimur, ut existimemus illum apud inferos impiorum supplicia perferre… quæ si falsa sunt, id quod omnes intelligunt, quid ei tandem aliud mors eripuit, præter sensum doloris ? (Cap. lxi.)

    Enfin dans ses lettres, où le cœur parle, ne dit-il pas : Si non ero, sensu omnino carebo ? « Quand je ne serai plus, tout sentiment périra avec moi. » (Ep. Fam., lib. VI, ep. iii.)

    Jamais Bayle n’a rien dit d’approchant. Cependant on met Cicéron entre les mains de la jeunesse ; on se déchaîne contre Bayle : pourquoi ? c’est que les hommes sont inconséquents, c’est qu’ils sont injustes. (Note de Voltaire)

    — Au moment où se publiait le poëme sur le Désastre de Lisbonne, le parlement de Paris condamnait au feu, le 9 avril 1756, une Analyse de Bayle (par Marsy). Voltaire craignit que quelques expressions de cette note ne fussent appliquées à l’arrêt du parlement et au réquisitoire de l’avocat général Fleury. Il pria de faire quelques corrections ; mais il était trop tard. (B.)

  9. Il est clair que l’homme ne peut par lui même être instruit de tout cela. L’esprit humain n’acquiert aucune notion que par l’expérience ; nulle expérience ne peut nous apprendre ni ce qui était avant notre existence, ni ce qui est après, ni ce qui anime notre existence présente. Comment avons nous reçu la vie ? quel ressort la soutient ? comment notre cerveau a-t-il des idées et de la mémoire ? comment nos membres obéissent-ils incontinent à notre volonté ? etc. Nous n’en savons rien. Ce globe est-il seul habité ? a-t-il été fait après d’autres globes ou dans le même instant ? chaque genre de plantes vient-il ou non d’une première plante ? chaque genre d’animaux est-il produit ou non, par deux premiers animaux ? Les plus grands philosophes n’en savent pas plus sur ces matières que les plus ignorants des hommes. Il en faut revenir à ce proverbe populaire : « La poule a-t-elle été avant l’œuf, ou l’œuf avant la poule ? » Le proverbe est bas, mais il confond la plus haute sagesse, qui ne sait rien sur les premiers principes des choses sans un secours surnaturel. (Note de Voltaire, 1756)
  10. Pascal a dit : « L’homme n’est qu’un roseau, mais c’est un roseau pensant » (B.)
  11. On trouve difficilement une personne qui voulût recommencer la même carrière qu’elle a courue, et repasser par les mêmes événements. (Note de Voltaire, 1756.)
  12. Voltaire désigne sa pièce du Mondain.
  13. La plupart des hommes ont eu cette espérance, avant même qu’ils eussent le secours de la révélation. L’espoir d’être après la mort est fondé sur l’amour de l’être pendant la vie ; il est fondé sur la probabilité que ce qui pense pensera. On n’en a point de démonstration, parce qu’une chose démontrée est une chose dont le contraire est une contradiction, et parce qu’il n’y a jamais eu de disputes sur les vérités démontrées. Lucrèce, pour détruire cette espérance, apporte, dans son troisième livre, des arguments dont la force afflige ; mais il n’oppose que des vraisemblances à des vraisemblances plus fortes. Plusieurs Romains pensaient comme Lucrèce ; et on chantait sur le théâtre de Rome : Post mortem nihil est, « il n’est rien après la mort. » Mais l’instinct, la raison, le besoin d’être consolé, le bien de la société, prévalurent, et les hommes ont toujours eu l’espérance d’une vie à venir ; espérance, à la vérité, souvent accompagnée de doute. La révélation détruit le doute, et met la certitude à la place : mais qu’il est affreux d’avoir encore à disputer tous les jours sur la révélation ; de voir la société chrétienne insociable, divisée en cent sectes sur la révélation ; de se calomnier, de se persécuter, de se détruire pour la révélation ; de faire des Saint-Barthélemy pour la révélation ; d’assassiner Henri III et Henri IV pour la révélation ; de faire couper la tête au roi Charles Ier pour la révélation ; de traîner un roi de Pologne tout sanglant pour la révélation ! Dieu, révélez-nous donc qu’il faut être humain et tolérant ! (Note de Voltaire, 1756, 1771, etc.)

    — Dans les éditions de 1756, la note se terminait aux mots met la certitude à la place. En 1771, l’auteur ajouta : mais gardons-nous de nous méprendre sur la révélation. Cependant l’édition encadrée ou de 1775 ne contient pas cette petite addition. C’est dans l’édition de Kehl que la fin de cette note parut pour la première fois.

    L’attentat contre le roi de Pologne est du 3 novembre 1771. (B.)