Poèmes et Paysages/L’Orgueil

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Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 268-270).


LXXIV

L’ORGUEIL


Mange, vautour, c’est la chair d’un brave !
Michelet.

 
Refuge des grands cœurs, abri des nobles âmes,
O bouclier trempé dans les pleurs et les flammes,
Toi dont l’ange tombé dans les gouffres brûlants,
Vaincu, mais indompté, couvrit ses larges flancs ;
Cilice de l’archange, ô douloureuse armure,
Orgueil ! voix qui jamais ne se plaint ni murmure ;
Orgueil ! austère ami des vaincus glorieux,
Toi dont la main, séchant les larmes dans leurs yeux,
Les relève et les montre à la foule étonnée
Plus grands que leur détresse et que la destinée ;
Des victimes du sort sombre consolateur,
Le vulgaire hébété te hait ! — Adorateur
Des faux dieux, esprit fait pour ramper sous un maître,
Devant ton mâle front que rien n’a pu soumettre,
Il s’étonne, il s’irrite ; esclave abject et bas,
Il te maudit, Orgueil ! toi qu’il ne comprend pas.

Qu’importe ? c’est la vie, ô puissant Prométhée !
Le monde en toi toujours ne doit voir qu’un athée.
Des tyrans de l’Olympe instrument odieux,
Que le féroce oiseau des féroces faux dieux
A te hacher les chairs, à te manger le foie,
Stupide punisseur, trouve une horrible joie ;
Que l’inepte vulgaire, au spectacle appelé,
Joyeux, batte des mains à l’égorgeur ailé,
Qu’importe ? il est des cœurs qui te peuvent comprendre :
A t’insulter jamais ils ne sauraient descendre !
Par la vie éprouvés, ils savent que les croix
Et les gibets sont faits pour les prophètes-rois,
Pour ces libérateurs qu’une tourbe stupide,
Se vengeant des bienfaits, crucifie ou lapide ;
Ils savent trop la vie, et l’homme, et son penchant
A servir, — plus servile encor qu’il n’est méchant ! -
Pour ses martyrs toujours couvant d’aveugles haines,
Toujours léchant la main qui le rive à ses chaînes !
Ils ont vu de trop près, du sceau des rois marqués,
Ces gras troupeaux des cours dans leur fange parqués,
Race aimant sa bassesse et portant enivrée
La pourpre de sa honte et l’or de sa livrée !
O misère de l’homme ! abîme qui confond !
Ils ont vu de trop près ces lâchetés sans fond,
Ces hontes dont jamais tu n’as subi l’empire,
Ils en ont trop souffert, Orgueil ! pour te maudire.

Il est des cœurs encore et des esprits altiers
Qui de la servitude abhorrent les sentiers,

Qu’un invincible instinct porte en haut ; fils des aigles,
De la Liberté seule ils reçoivent des règles.
L’air d’ici-bas les tue ; il faut à leurs poumons
L’atmosphère sereine où plongent les grands monts ;
Libres comme la mer, les airs, les cieux sublimes,
De l’idéal humain ils habitent les cimes ;
Aimants autant que fiers, la sainte Humanité
Dans leur poitrine ardente a toujours palpité ;
Et, quel que soit le sort, ou fatal ou prospère,
Ils l’invoquent debout : Dieu pour eux n’est qu’un père !
Plutôt que l’esclavage acceptant le trépas,
On les brise, on les tue, on ne les courbe pas !
Ils aiment le génie et ces fronts ceints d’épines
Expiant sur la croix leurs chimères divines ;
Et, devant les bourreaux de sang rassasiés,
Ils proclament divins ces grands suppliciés !
Souvent alors, souvent ivre et folle de rage,
La foule en les frappant croit punir un outrage ;
Ils tombent, et la mort, dans leur cœur indompté,
Ne lit qu’un mot gravé, — ton nom, ô Liberté !…
Ces cygnes de haut vol, ces sereines figures,
Quand s’ouvrent dans les airs leurs blanches envergures,
Sont d’en bas salués de haineuses clameurs ;
Des fétides marais le peuple entre en rumeurs,
L’oiseau des basses-cours, la volatile immonde,
D’instinct maudit en eux les insoumis du monde.
Insultez !… je comprends vos cris injurieux :
Ceux-là ne servent point de vautours aux faux dieux !