Poèmes et Paysages/Le Champborne

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Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 212-224).


LIV

LE CHAMPBORNE


 
Champborne, lieux aimés si chers à mon enfance,
Lieux sans cesse entrevus et pleurés dans l’absence,
Vallon de ma jeunesse, ô mes champs ! o mes bois !
Salut à vous, salut pour la dernière fois !
J’ai voulu te revoir, ô chaumière isolée !
J’ai voulu te revoir, ô ma chère vallée !
J’ai voulu vous revoir, beaux lieux de mes beaux jours,
Avant de vous quitter peut-être pour toujours !



Combien tout est changé !… Dans ces vastes savanes
Le vent fait ondoyer l’or blondissant des cannes.

La plaine est transformée, on a coupé nos bois ;
Je ne reconnais plus mes arbres d’autrefois ;
Le filao soupire où souriait la rose ;
Mes yeux cherchent en vain notre enclos de jam-rose ;
Ils ont disparu tous, et partout sur mes pas
S’offrent des champs nouveaux que je ne connais pas.
Là-bas, d’autres sentiers sillonnent nos prairies.
Nos beaux gérofliers, pyramides fleuries,
Balançant de leurs fruits les grappes de corail,
Nos lataniers dans l’air s’ouvrant en éventail,
Et des hauts cocotiers la mouvante avenue,
Tous ces arbres dotés d’une grâce inconnue,
Pleins de brise et d’oiseaux et d’harmonieux bruit,
On a tout renversé, tout coupé, tout détruit,
Tout, jusqu’au vert enclos à la haie odorante,
Où notre sœur, enfant vive, rieuse, errante,
Poursuivait le matin dans les herbes en pleurs
Les papillons posés sur la coupe des fleurs.



Champs et murs et jardins, tout a changé de face.
Avant nos souvenirs notre passé s’efface.
Des choses d’ici-bas triste instabilité !
Nos rêves ont encor moins de fragilité.
Voyez ! ma maison même, autrefois si petite,

S’est agrandie, hélas ! et l’étranger l’habite.
L’arbre qui l’ombrageait de ses rameaux penchants
De nos doux bengalis ne berce plus les chants ;
Son toit de vétiver, où le lézard tressaille,
N’a plus, vers le midi, cette varangue en paille,
Où nous prenions, enfants, notre repos du soir ;
Où pour rêver déjà moi je venais m’asseoir,
Respirant à travers le tamis des lianes
L’air de parfums chargé qui montait des savanes.



Des arbres cependant que Dieu même a plantés,
Quelques-uns de la hache ont été respectés :
De nos bois les plus beaux, fiers et derniers vestiges,
Ils se dressent encor dans l’orgueil de leurs tiges,
Et, tandis qu’un ciel bleu baigne leur front serein,
Des grenadiers en fleur couvrent leurs pieds d’airain.



D’ici je vois encor, dans leur stature énorme,
Ceux qui de la maison bordaient la plate-forme.

C’est là qu’après des jours d’accablantes chaleurs,
Les Noirs, venus des champs aux tombantes lueurs
D’un beau soir, attentifs au vieux chef qui commande,
S’assemblaient pour répondre à l’appel ; puis la bande
Se divisant, les uns préparaient le repas,
Les autres s’asseyaient en attendant, hélas !
Qu’avec l’ombre et le calme et l’oubli de leur peine
Le sommeil descendît sur leurs têtes d’ébène.

Quelquefois l’un d’entre eux, — tandis que dans les cieux
Les astres agitaient les cils d’or de leurs yeux,
Et que la lune blanche aux lueurs fortunées
Argentait des palmiers les feuilles satinées, -
Debout dans la lumière et les regards baissés,
Quelquefois l’un d’entre eux, écoutant ses pensers
Et du soir respirant la fraîcheur molle et sobre,
Disait, accompagné des sons plaintifs du bobre,
A ses noirs compagnons sur les herbes assis,
La naïve chanson qu’on chantait au pays.



O toit de mon enfance, o scènes effacées,
Dont le souffle en passant rajeunit mes pensées !
Vallon de mon jeune âge et de mes jours heureux,
Et vous, arbres aimés, vieux témoins de nos jeux,

Vous qui, des vents jaloux défiant les colères,
Versez encore au loin vos ombres séculaires ;
Qui sur trois fronts d’enfants aux ébats fraternels
Jadis avez ouvert vos rameaux paternels ;
Dites-moi, vieux amis au poétique ombrage,
Dites-moi, verts berceaux, frais abris d’un autre âge,
Dites-moi, bois charmants, plaine aux parfums si doux,
Moi qui vous reconnais, me reconnaissez-vous ?
 
A mes yeux attristés dont le regard vous aime,
Si vous avez changé, j’ai bien changé moi-même.
Pour de lointains climats pourquoi vous avoir fuis ?
J’ai vu, depuis, j’ai vu bien des jours et des nuits ;
Sous l’étude a pâli ma tête soucieuse ;
Ma lèvre, jeune encor, n’est plus folle et rieuse ;
L’air ne vient plus jouer avec mes longs cheveux ;
La vie a dans leur fleur glacé mes plus doux vœux ;
Et sur mon sol ardu le lys pur de la joie
N’ouvre plus aujourd’hui ses pétales de soie.
J’ai voulu tout connaître et tout voir de trop près :
Ma vie à son matin s’ombrage de cyprès.
Parfois un rêve encor me réchauffe à sa flamme,
Je reprends à la vie, et, penché sur mon âme,
J’écoute en moi chanter l’espérance qui naît ;
Mais la céleste voix presque aussitôt se tait,
Et je sens de nouveau s’éteindre mes croyances ;
Et je m’affaisse en proie aux mêmes défaillances,
Et, comme vers son nid un pauvre oiseau blessé,
Mon cœur se réfugie au fond de mon passé.




Passé, beaux jours, les seuls qu’ici-bas l’on connaisse,
Éclosion de l’âme et des sens, ô jeunesse !
Heures de foi sereine et d’espérance en Dieu,
A mes jours d’aujourd’hui que vous ressemblez peu !
Lorsque je rêve à vous du fond de ma nuit sombre,
Que de belles clartés vous versez dans mon ombre !
Aussi, loin du présent, comme on s’enfuit toujours
Vers vos lointains dorés, aube des premiers jours !
Qu’on vous regrette et pleure à tout âge et sans cesse !
Comme on se sent au cœur une étrange tendresse,
Y fût-on malheureux, y fût-on opprimé,
Pour le sol trois fois cher où notre être a germé !
En dépit de l’orgueil qui s’irrite et blasphème,
O vieux champs paternels, comme on sent qu’on vous aime !
Comme on revient à vous, les yeux de pleurs chargés !
Comme on se sent tout autre en vous trouvant changés !
L’essaim des souvenirs à votre aspect s’éveille,
Leur frais bourdonnement bruit à notre oreille,
Et nos jours évoqués, dans leur matin joyeux,
Groupe au front rayonnant passent devant nos yeux !




J’étais jeune, écolier, j’avais encor mon frère,
Vif et doux compagnon de mon enfance entière.
Des vacances pour nous quand venait la saison,
Nous retrouvions aux bois notre chère maison.
Quel bonheur, au réveil, de courir par les plaines !
O brises de l’aurore ! ô suaves haleines !
Un jour tiède glissait sur les pics lumineux,
Les brumes se fondaient dans l’éther floconneux,
Et les gazes d’azur, flottant sur les campagnes,
S’ouvraient pour laisser voir la beauté des montagnes !
Tout s’éveillait : déjà les oiseaux familiers
De leurs nids dans les airs s’élançaient par milliers ;
Un parfum s’échappait de chaque feuille ouverte ;
Des perles de la nuit la terre était couverte ;
Les herbes ruisselaient de mille diamants ;
Tout brillait, tout jetait des éblouissements !
Mille insectes d’azur, d’or, de nacre et de soie,
Flottaient dans la lumière où leur aile se noie ;
L’araignée aux pieds noirs, au ventre de saphir,
Sur ses toiles d’argent se berçait au zéphyr ;
La verte grenadille à la brise indolente
Inclinait lentement sa tige nonchalante ;
Et la riche liane, étalant son trésor,
Balançait dans les airs de larges cloches d’or

Où, butinante et blonde et de sucs altérée,
Une abeille vibrait de lumière enivrée !



Ainsi tout respirait, tout vivait, tout chantait :
Un astre plein de vie à l’horizon montait ;
Du ciel l’oiseau des mers traversait l’étendue ;
Comme une fleur de pourpre aux bambous suspendue,
Le cardinal de feu flamboyait au soleil ;
Et nous, de chaque chose écoutant le réveil,
Respirant du matin la fraîcheur douce et saine,
Enfants, nous parcourions cette ondoyante scène,
Vifs, joyeux, tout trempés de rosée et d’odeur,
Jusqu’aux lieux où déjà cent Noirs, beaux de vigueur,
Travaillaient et chantaient pour alléger leur tâche.
Les cannes par milliers s’abattaient sous la hache ;
Des champs entiers tombaient, et, sur le sol roulés,
Gisaient les blonds roseaux en tas amoncelés ;
Et l’on voyait au loin fumer la sucrerie,
Et, comme un long ruban de blanche draperie,
L’odorante vapeur se perdait dans les airs,
Et le vent, en passant, l’emportait sur les mers,
Avec le chant des bois et le parfum des plaines ;
Et les marins, lassés de leurs courses lointaines,
De l’Inde ou de l’Europe arrivant sur nos bords,

Dans les brises flottant sur leurs larges sabords,
Respiraient enivrés le généreux arôme
Du travail de la terre et du travail de l’homme !



Mais pourquoi réveiller ces souvenirs charmants,
Tableaux évanouis dans le passé dormants ?
Le matinal éclat de leur frais paysage
Répand un jour trop gai sur mon pâle visage ;
Leur lumière est trop vive, elle blesse des yeux
Faits au ciel terne et froid d’un présent pluvieux.
Et puis le cœur me saigne ! et puis, sur cette terre,
Je me sens désormais si triste et solitaire !
De chaque objet connu que j’effleure ou je vois
Il semble qu’aussitôt il s’élève une voix,
Qui, m’évoquant dans l’âme une image trop chère,
Me dit tout bas : « Poète, où donc est votre frère ?… »

Mon frère ? il est parti ! Je suis seul désormais.
Il ne m’est rien resté de tout ce que j’aimais.
Le Seigneur m’a repris l’ami de mon bel âge.
Mon frère ? il est parti pour ce lointain voyage
D’où l’on ne revient plus ! Au val du latanier,
Moi qui l’ai précédé, je reste le dernier.
Notre sœur, douce enfant, nous quitta la première ;

Puis ce fut lui. Fermant ses yeux à la lumière,
Comme un oiseau qui fuit les épines du sol,
Vers un monde meilleur, jeune, il a pris son vol.
Il mourut dans mes bras : j’ai reçu sur ses lèvres
Ce souffle, le dernier, ô mort ! dont tu nous sèvres ;
J’ai veillé, j’ai prié la nuit sur ses pieds ; seul
J’ai ramené sur lui les plis de son linceul ;
Mes yeux ont ondoyé sa dépouille encor tiède ;
Jaloux en ma douleur du bras ami qui m’aide,
Fidèle aux soins amers, et pieux dans mon deuil,
J’ai de mes mains fermé le bois de son cercueil ;
Et, le portant moi-même à sa place dernière,
Dans le lit éternel j’ai déposé sa bière.



Seul, près de l’humble pierre, où dans l’ombre enfermé
Repose avec les morts mon ami bien-aimé,
Laissez-moi ! — laissez-moi, frère autant que poète,
Réjouir de ma voix cette tombe muette,
Où dort dans le Seigneur, de silence entouré,
Un enfant qui vécut et mourut ignoré.
Laissez-moi, cœur fidèle, évoquer sa mémoire,
A son marbre désert raconter son histoire,
Et, mêlant quelques vers aux fleurs de son gazon,
Embaumer dans mes chants sa jeunesse et son nom !




Sa jeunesse ! O mon frère ! heureux ceux-là qui meurent
Les premiers ! ils n’ont point, comme ceux qui demeurent,
A subir chaque jour le spectacle pareil
Des choses qu’à regret éclaire le soleil !
Ceux qui restent, plongés dans le deuil et le doute,
Comptent en soupirant les arbres de la route.
Ils vont, et les sentiers devant eux étendus
Leur rappellent les pas de ceux qu’ils ont perdus.
Chaque objet leur réveille une image effacée :
Rien, rien ne peut distraire ou tromper leur pensée !
Ce sont des pleurs toujours et partout des douleurs,
Les mêmes fruits amers naissant des mêmes fleurs !
Aussi, que de fois pris du dégoût de la vie,
En face des tombeaux, plein d’une sombre envie,
J’ai dit : « Heureux ceux-là qui dorment sans remords
Entre les murs étroits de la maison des morts ! »



Va ! ne regrette rien dans ta couche de pierre,
Dors en paix ! garde clos ton cœur et ta paupière.

Tu n’as plus à songer, à lutter, à gémir ;
Immobile et muet, tu n’as plus qu’à dormir !
Pour moi, je vais rester où le destin m’attache,
Me tourner vers mon but, me remettre à ma tâche
Et, matelot en proie à des flots inconstants,
Fendre, la rame en main, les vagues de mon temps.
Je vais, blâmant nos mœurs d’esclavage et de chaîne,
Invoquer en mes vers cette époque prochaine
Où nous verrons enfin se fondre sans retour
Les luttes dans la paix et les cœurs dans l’amour.
D’un haut et juste espoir mon âme est fécondée !
Ma fleur contient un fruit et mon vers une idée.
Je veux, du vrai, du bien exaltant les penchants,
Être utile au malheur, le servir par mes chants.
Mais, pour me soutenir en ma route âpre et sainte,
Souvent, avec la nuit, je franchirai l’enceinte
Des jardins où tu dors ; et là, seul avec toi,
Cher ! te contant ma vie et te parlant de moi,
Je te dirai mes jours, mes luttes, ma souffrance.
Et puis nous causerons des temps de notre enfance :
De nos jeux sous les bois, au bord des calmes eaux ;
De nos rizières d’or où chantaient les oiseaux ;
Des arbres du Champborne, et de l’humble chaumière
D’où l’aube ruisselait en gouttes de lumière.
Et puis, laissant du haut d’un passé radieux
Tomber sur le présent ma pensée et mes yeux,
Oui, je bénirai Dieu qui, soufflant sur ta flamme,
A de mes jours mauvais affranchi ta jeune âme.
Et, plein du souvenir de nos premiers bonheurs,

De cette enfance à deux croissant parmi les fleurs,
Morne, les yeux fixés sur le deuil de ma vie,
Frère ! je me dirai, pris d’une amère envie :
« Heureux ! heureux sont ceux qui dorment sans remords
Entre les murs étroits de la maison des morts ! »


Île Bourbon, 1844.