Poètes Moralistes de la Grèce/Notice sur Pythagore

La bibliothèque libre.

NOTICE SUR PYTHAGORE
PAR
M. HUMBERT


De tous les sages de la Grèce, Pythagore est celui dont le nom a été le plus entouré de légendes merveilleuses. Une tradition généralement adoptée le fait naître dans l’ile de Samos, vers l’an 580 avant Jésus-Christ. Il avait pour père Mnésarque, riche commerçant, qui lui fit donner une éducation distinguée. On dit que, non content des maîtres qu’il put trouver dans sa patrie, il se rendit à Milet, pour y suivre les cours de mathématiques d’Anaximandre, puis en Crète et à Sparte où il étudia les législations de Minos et de Lycurgue. Après avoir parcouru la Grèce où il assiste aux jeux olympiques où il eut de longs entretiens avec la prêtresse du temple de Delphes, il visita l’Égypte où il séjourna plusieurs années, s’initiant auprès des prêtres à la connaissance de la religion et des sciences du pays. Ce ne fut pas sans peine qu’il y parvint. Pour y réussir, il dut avoir recours à l’autorité du roi Amasis, qui aimait les Grecs, et auquel il avait été recommandé par Polycrate, tyran de Samos. « Ce roi, nous dit Porphyre[1], le recommanda à son tour aux prêtres ; ceux d’Héliopolis l’envoyèrent aux prêtres de Memphis, comme étant les plus anciens ; de leur côté les prêtres de Memphis, se servant du même prétexte, l’adressèrent aux prêtres de Thèbes. Ceux-ci n’osant le renvoyer par crainte du roi et espérant, à force de tribulations, lui faire abandonner son projet, lui imposèrent un noviciat bien dur. Pythagore subit ses épreuves avec tant de courage que les prêtres eux-mêmes s’en étonnèrent et l’admirent aux cérémonies de leur culte, ce qui n’avait encore été accordé à aucun étranger. »

Ce fut aux prêtres égyptiens qu’il emprunta ses doctrines concernant la divinité, la géométrie, l’arithmétique et la transmigration de l’âme dans les corps de toutes sortes d’animaux[2].

Revenu à Samos, Pythagore y ouvrit une école, dans un lieu qu’on appelle l’Hémicycle et qui servit plus tard de salle de séances aux assemblées politiques de la ville. Outre cette école en quelque sorte publique, il y aurait eu en dehors de la ville une retraite mystérieuse que ses biographes désignent sous le nom d’antre et dans laquelle il aurait passé la plus grande partie de sa vie, méditant solitairement ou initiant quelques-uns de ses disciples à ses doctrines les plus secrètes.

On ne sait pour quel motif il quitta sa patrie et se rendit à Crotone, colonie d’Achéens, fondée à l’extrémité occidentale du golfe de Tarente. Cette ville était l’une des plus florissantes de la Grande Grèce. Les sciences et les arts y étaient en honneur et Pythagore y reçut le droit de cité.

« C’était alors, nous dit M. Chaignet[3], un homme d’une quarantaine d’années, d’une grande taille, plein de grâce et de distinction dans la voix, dans la physionomie, dans sa personne, unissant à une beauté de visage qui le fit d’abord comparer, puis confondre avec Apollon, une gravité austère qui ne se permettait jamais le rêve, ni la conversation enjouée, ni la plaisanterie. Doué d’une rare éloquence, d’un beau génie, rempli d’une science profonde, étendue, sévère, qu’il avait puisée dans les livres et dans les entretiens des sages et dans le commerce des hommes, Pythagore essaya de réaliser dans Crotone un plan systématique, un idéal de vie, une réforme morale, religieuse et politique qu’il avait sans doute conçue antérieurement. Sa tentative fut d’abord couronnée d’un plein succès. » Il prêchait à la façon d’un missionnaire. Ses discours excitaient la plus vive admiration. On accourait en foule autour de lui ; les citoyens les plus distingués se rangeaient au nombre de ses disciples ; la jeunesse surtout recueillait avec enthousiasme ses éloquentes paroles.

Bientôt il établit une sorte d’institut ou de collège qui avait quelque analogie avec les ordres monastiques nés plus tard du sein du christianisme. Les disciples habitaient tous ensemble, avec leurs familles, dans un vaste édifice appelé omachoion ou auditoire commun. Ils n’étaient admis qu’après un examen minutieux. Les deux premières années étaient consacrées à une sorte de cours d’éducation : un silence rigoureux était prescrit aux élèves qui devaient surtout exercer leur mémoire en apprenant par cœur des sentences morales et religieuses. L’austérité de ces études était tempérée par la promenade, le chant, la musique, la danse. Après ce noviciat, les jeunes gens étaient admis à entendre directement le maître dont la voix ne leur était parvenue jusqu’alors qu’à travers une cloison : ils le consultaient, ils rédigeaient ses leçons. L’idée fondamentale de son enseignement était que la force et l’épreuve de tous les êtres repose sur un rapport de nombres qui y est contenu, que le monde consiste par l’harmonie et la concordance des divers éléments et que l’harmonie morale est le but suprême de l’éducation humaine. Au bout de cinq ans, les disciples se répandaient dans toutes les parties du monde ancien, mais restaient rattachés par les liens d’une sorte de confrérie à laquelle on a comparé quelquefois l’ordre des Jésuites. Quelques-uns furent même appelés par différentes villes pour y fonder des lois ou pour y établir la concorde, à Caulonia, par exemple, et à Métaponte.

En même temps que Pythagore donnait cet enseignement scientifique, moral et religieux, et s’adressait, dans des sortes de conférences publiques, même aux femmes auxquelles il apprenait les devoirs de leur sexe, il exerçait une grande influence sur le gouvernement de Crotone. À côté des pouvoirs légaux, il avait organisé un pouvoir nouveau qui les dirigeait et les dominait. C’était une société d’environ trois cents membres, appartenant surtout à la classe noble et riche, liés par une communauté de principes moraux, de pratiques religieuses et de sacrifices, et s’engageant envers le Maître et envers l’Ordre à un secret absolu, comme cela avait lieu dans l’initiation des mystères. Cette société, riche, intelligente, disciplinée, finit par déplaire aux Crotoniates. À côté des Pythagoriciens il s’organisa une autre association, celle-là vraiment populaire, sous la direction de Cylon, que Pythagore n’avait pas voulu admettre dans son ordre parce qu’il lui reprochait un caractère violent et impérieux ; elle chercha à soulever contre le parti des grands les colères et les ressentiments de la foule. Un soulèvement eut lieu ; soixante membres de l’ordre, cernés, incendiés dans le lieu habituel de leurs séances, périrent au milieu des flammes. Pythagore avait pris la fuite ; mal reçu à Locres et à Tarente par les habitants qui voyaient en lui un dangereux réformateur, il se retira à Métaponte, où il se laissa mourir de faim dans le temple des Muses. C’était vers l’an 500 avant Jésus-Christ ; il avait par conséquent quatre-vingts ans.

Dispersés dans toute la Grèce, les Pythagoriciens y répandirent les idées de leur fondateur ; plus tard ils semblent s’être unis avec les Orphiques, c’est-à-dire avec les philosophes et théologiens mystiques qui prétendaient faire remonter leurs doctrines à Orphée. Les derniers restes de cette brillante école disparurent vers l’époque des conquêtes d’Alexandre.

La doctrine morale de Pythagore est contenue dans une sorte de petit catéchisme poétique qu’on appelle les Vers d’Or ou les Vers Dorés. On s’accorde à reconnaître qu’ils n’ont pas été écrits par Pythagore, et on les attribue généralement à Lysis, un de ses disciples. Mais si la forme n’est pas du maître lui-même, c’est lui qui a inspiré les maximes de cette sorte de décalogue « dont aucune comparaison ne peut faire pâlir la grandeur, la pureté, la simplicité[4], » et à ce titre on peut continuer à les désigner sous le nom de Pythagore.

Le texte de ces vers dont nous donnons la traduction faite par M. P.-C. Lévesque a été publié séparément par Needham, avec le commentaire d’Hiéroclès, Cambridge, 1709, in-8 ; ils ont été réimprimés par Orelli dans les Opera veterum græcorum sententiosa et moralia, Leipzig, 1819-1821, 2 vol. in-8. On les trouve aussi dans le volume de M. Boissonade que nous avons déjà cité. Ils ont été traduits en vers français par Fabre d’Olivet, Paris, 1813.


  1. Vie de Pythagore.
  2. Diodore de Sicile, I, 98.
  3. Pythagore et la philosophie pythagoricienne, tome I, p. 58. Paris, Didier. Cet ouvrage, couronné par l’Académie des sciences morales, est de beaucoup le plus complet que nous possédions sur ce sujet.
  4. Chaignet, Pythagore et la philosophie pythagoricienne.