Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne/05

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V. William Wordsworth
V. William Wordsworth


POÈTES
ET ROMANCIERS
DE LA GRANDE-BRETAGNE.

v.

WILLIAM WORDSWORTH.


YARROW REVISITED AND OTHERS POEMS[1].


Wordsworth est aujourd’hui en pleine possession du trône poétique de l’Angleterre. Ce n’est pas encore un roi populaire chez tout son peuple, mais c’est un roi solidement établi et qui n’a pas même contre lui de prétendant. Qui est-ce qui lui disputerait maintenant le sceptre ? Byron et Walter Scott sont morts, qui d’ailleurs n’ont jamais été plus que lui souverains légitimes. Crabbe et Shelley, deux autres très puissans seigneurs littéraires, — non pas de la famille royale pourtant, — s’en sont allés aussi. Pour ce qui est des poètes contemporains célèbres encore vivans, aucun d’eux ne s’inscrit, j’imagine, comme compétiteur sérieux du monarque actuel. Thomas Moore et Southey n’y songent nullement. Ce sont toujours de laborieux écrivains ; mais ce n’est ni d’ambition, ni de renommée qu’ils s’occupent, c’est de profit. Ils font de l’histoire, je crois, à l’heure qu’il est. Samuel Rogers et Thomas Campbell sommeillent fort paisiblement sur l’oreiller de leur réputation didactique. Et puis, ils ont vieilli les uns et les autres. Les uns et les autres, ils sont au bout de leur poésie. Oh ! oui, Wordsworth est bien le maître et le prince unique. Il règne à un double titre, et par l’originalité du génie et par la fécondité puissante. L’âge en lui n’a pas même refroidi la verve. Ses cheveux ont blanchi sans qu’une seule des feuilles de sa couronne ait été flétrie ou emportée. La source nouvelle qu’il a découverte et où il puise est intarissable. On dirait que la nature qu’il adore, et au sein de laquelle il a passé sa vie, a communiqué à son ame l’éternelle jeunesse. Après plusieurs années de silence, lorsqu’on croyait partout sa voix éteinte, voici qu’elle vient de faire entendre un chant aussi ferme et aussi plein qu’aucun de ses chants d’autrefois. Voici que, du fond de sa retraite, il vient de jeter au milieu du monde un livre de poèmes où se retrouvent toute la verdeur et toute la vitalité de ses premières productions.

Ce n’est pas chose aisée que de faire comprendre en France un écrivain que ses compatriotes eux-mêmes ne comprennent encore la plupart que sur parole. La publication du nouveau recueil de vers de Wordsworth nous avait toutefois engagé à entreprendre cette tâche. Mais ici l’homme devait surtout interpréter le poète. Tout examen de l’ouvrage voulait pour préliminaire indispensable quelques détails sur la personne et les habitudes de l’auteur. Or, ç’avait été vainement que nous les avions cherchés à Londres même. À Londres, on ne sait guère de lui que son amour des champs et le nom de sa solitude. Le dieu ne se communique point. Il ne descend pas du Mont-Rydal[2]. Il ne se mêle point à la foule ; il fuit le monde. Sa réputation, sinon sa gloire, a long-temps souffert de cette invincible répugnance que lui a toujours causée le séjour de la ville. — « Oh ! si ce sauvage voulait seulement passer six mois dans le quartier de Covent-Garden, bon Dieu ! — good God ! — que d’amis nous lui ferions ! » s’écriait souvent Hazlitt, l’un des premiers apôtres de ce génie long-temps méconnu. — En nous répétant ce mot du spirituel auteur de l’Esprit du Siècle, on nous avait renvoyé à son livre piquant de biographies contemporaines et au morceau qu’il consacre à Wordsworth. Nous avons lu cette notice, qui, bien qu’un peu confuse, nous a frappé par le vif mouvement des idées, et sa haute intelligence poétique. Nous la donnerons d’abord ici tout entière ; elle en dira, touchant Wordsworth, beaucoup plus que nous n’en pourrions dire et avec plus de compétence. En révélant chez nous un grand poète, elle révélera en outre un critique éminent qui n’aurait pas dû mourir ignoré de la France. C’est Hazlitt maintenant qui parle :


— Le génie de Wordsworth est une pure émanation de l’esprit du siècle. Eût-il vécu à une autre époque du monde, jamais on n’eût ouï parler de lui. Maintenant même, sa valeur n’est pas incontestée ; les ténèbres dont sa pensée s’enveloppe souvent, et la vulgarité des sujets qu’il traite, ne sont pas les moindres obstacles qui aient retardé son succès. Mais chez lui c’est l’humilité qui est l’échelle de l’ambition. Qu’il ne s’en prenne donc qu’à lui, si ces degrés qu’il a choisis pour monter le mènent lentement et malaisément à la renommée. Sa muse domestique semble avoir peur de quitter la terre ; on dirait qu’elle n’ose pas déployer au soleil la splendeur de ses ailes. Il dédaigne les images et les fantaisies que la passion engendre ; il n’a voulu employer ni le somptueux appareil du savoir mythologique, ni les couleurs éclatantes d’une diction recherchée. Son style est simple et familier. Ce sont les choses et les vérités du ménage qu’il nous dit ; il ne voit rien de plus puissant que les espérances humaines, rien de plus profond que le cœur humain. Voilà ce qu’il pèse, ce qu’il montre, ce qu’il prouve avec toute son incalculable force de sentiment et de pensée ; et en même temps il apaise les battemens de son propre cœur à contempler incessamment l’aspect serein de la nature. S’il peut faire couler le sang de son sein blessé, ce sera cette pourpre vivante qui colorera son vers ; puis, s’il calme sa souffrance et ferme sa plaie avec le baume de la rêverie solitaire, et le pouvoir bienfaisant des arbres, des herbes et des influences célestes, c’est tout le triomphe que poursuit son art. Il prend les plus simples élémens de la nature et de l’ame humaine, les conditions purement abstraites et inséparables de notre être, et il essaie d’en former un nouveau système de poésie ; il a réussi dans cette entreprise autant qu’il était donné à homme d’y réussir. — Nihil humani à me alienum puto est la devise de ses ouvrages. Nulle chose n’est, selon lui, indifférente ou secondaire. Tout ce qui n’est pas l’essence absolue du sentiment et de la vérité est, selon lui, factice, vieux et illégitime. En un mot, sa poésie est fondée sur une opposition extrême et perpétuelle entre le naturel et l’artificiel, entre l’esprit de l’humanité et l’esprit de la mode et du monde.

Cette poésie est une des innovations du temps. Elle participe du mouvement révolutionnaire de ce siècle qui l’emporte avec lui ; les changemens politiques du jour ont été les modèles qui ont inspiré les essais du novateur littéraire. Sa muse s’est mise du côté des niveleurs, on ne peut le nier ; autrement elle serait inexplicable ; elle procède d’un principe d’égalité, et s’efforce de tout réduire à des dimensions pareilles. C’est une orgueilleuse humilité qui la distingue. Elle n’a foi que dans les ressources qu’elle tire d’elle-même, et dédaigne le secours des ornemens étrangers. Les évènemens et les objets les plus communs sont justement ceux qu’elle choisit, comme pour prouver que la nature intéresse toujours assez par sa beauté inhérente et vraie, et qu’elle n’a nul besoin d’être parée de vêtemens somptueux ; de là ce mélange singulier d’apparente simplicité et de profondeur réelle dans les Ballades lyriques, — Lyrical Ballads. Elles ont fait rire les sots ; les sages les ont à peine comprises. Un sujet, une histoire, ne sont pour Wordsworth que des clous, des chevilles, auxquels il attache le sentiment et la pensée. Les incidens sont frivoles en proportion de son mépris pour les apparences imposantes ; les réflexions sont profondes en proportion de la gravité et des hautes aspirations de son esprit.

Son style populaire et sans artifice s’est débarrassé d’une fois de toutes les friperies usées de la vieille versification. Les tours couronnées de nuages, les temples solennels, les palais majestueux, tout cela a été balayé du sol. Ç’a été comme l’édifice sans fondemens d’une vision ; il n’est pas même resté un débris de ruines. Toutes les traditions du savoir, toutes les superstitions du passé, ont disparu sous un trait de plume. Nous avons fait table rase ; nous recommençons toute poésie. Le manteau de pourpre, le panache ondoyant de la tragédie, sont rejetés ainsi que de vains oripeaux de pantomime. Voici que nous en sommes revenus à la simple vérité de la nature. Rois, reines, nobles, prêtres, trône, autel, distinction des rangs, naissance, richesse, pouvoir, ne cherchez plus rien de tout cela, ni la robe du juge, ni le bâton du maréchal, ni le faste des grands. L’auteur foule aux pieds plus fièrement encore l’antique forme dont s’enorgueillissait l’art ; il se rit de l’ode, de l’épode, de la strophe et de l’antistrophe. Vous n’entendrez plus résonner la harpe d’Homère, ni retentir la trompette de Pindare et d’Alcée. Point de merci pour le costume éclatant, pour la décoration splendide. Tout cela n’est que spectacle vide, barbare, gothique. Les diamans parmi les cheveux tressés, le diadème sur le front brillant de la beauté, ne sont que parure vulgaire, joyaux de théâtre et de prostituée. Le poète dédaigneux ne veut que plus des couronnes de fleurs ; il ne se prévaudra pas non plus des avantages que le hasard lui aura offerts ; il lui plaît que son sujet soit tout entier de son invention, afin de ne devoir rien qu’à lui-même ; il recueille la manne dans le désert ; il frappe le rocher de sa baguette et en fait jaillir la source. À son souffle, le brin de paille qui gisait dans la poussière monte au soleil dans un rayon lumineux ; il puisera dans ses souvenirs assez de grandeur et de beauté pour en revêtir le tronc nu du vieux saule. Son vers ne s’embaume point du parfum des bosquets, mais son imagination prête une joie intime aux arbres dépouillés sur la montagne dépouillée, à l’herbe verte du pré vert :


To the bare trees and mountains bare.
And grass in the green field.


Plus de tempête, ni de naufrage, dont l’horreur nous épouvante. C’est l’arc-en-ciel qui attache aux nuages son ruban diapré. C’est la brise qui soupire dans la fougère fanée. Point de triste vicissitude du sort, point de menaçante catastrophe de la nature qui assombrisse ses pages. C’est la goutte de rosée qui se suspend aux cils de la fleur penchée ; ce sont les pleurs qui s’amassent dans l’œil brillant.

Comme l’alouette sort des blés où est son nid, et voltige, en rasant le sol, pour aller saluer le ciel du matin, ainsi la muse champêtre de Wordsworth s’en va planant sur les sommets de la réflexion, sans s’éloigner pourtant de la terre, son marche-pied et sa patrie.

Il ne serait pas impossible que ce système de rénovation n’eût été en partie inspiré à Wordsworth par le désappointement d’une ambition trompée. Peut-être son indolence et son orgueil naturel l’auront-ils empêché de gravir les degrés de la science ou des honneurs ; peut-être, instruit par ses opinions politiques à dire aux vaines pompes du monde : Je vous hais ; voyant la route de la poésie classique et artificielle encombrée de tout le monceau du beau style et des lieux communs superbes, et désespérant d’y faire un pas, à moins de renchérir servilement sur ses devanciers de ridicule enflure, peut être aura-t-il fait volte-face, un peu par impatience et paresse, un peu par sagesse et calcul. Ce sera alors qu’il se sera enfermé dans le vallon de la vie cachée, et qu’il aura cherché la muse aux flancs de la montagne, parmi les pâtres et les troupeaux, et sous le chaume du paysan. Ce sera alors que, laissant le fastueux clinquant poétique, il aura tenté d’agrandir le trivial et de donner aux choses familières le charme de la nouveauté. Certes, son succès n’a pas été médiocre. Nul n’avait jamais si ingénieusement rendu des riens importans ; nul n’avait si éloquemment traduit les plus simples sentimens du cœur.

M. Wordsworth est timide et réservé, non pas pourtant sans fierté. Il n’a point de passions violentes et indomptables, ou bien il a réprimé de bonne heure leur révolte. Toute sa vie s’est passée en promenades solitaires et en causeries de chaque jour avec la nature. Il est un exemple éminent de la puissance d’association, car sa poésie n’a point d’autre source, point d’autre caractère. Il s’est si intimement mêlé aux scènes pastorales, qu’il a identifié en elles son ame entière ; il leur a donné toute sa force de sentiment et leur a pris toute la leur. Chacune d’elles est devenue un anneau de la chaîne de sa pensée, une des fibres de son cœur. Il n’y a personne que l’habitude et la familiarité n’aient fortement attaché au lieu natal ou aux objets qui rappellent les heureux évènemens de la vie ; pour l’auteur des Ballades lyriques, c’est la nature qui est sa patrie. On peut dire de lui qu’il a un intérêt personnel dans l’univers ; il n’y a point aux champs d’image insensible qui n’ait trouvé d’une façon quelconque le chemin de son ame, point de son qui n’éveille en lui le souvenir des temps écoulés.


To him the meanest flower that blows can give
Thoughts that do often lie to deep for tears.


La marguerite le regarde l’œil étincelant comme un vieil ami ; le coucou lui dit à l’oreille des chants inexprimables qui lui rendent toute la mémoire de sa première jeunesse ; la vue d’un nid de linotte le ravit comme un enfant ; la feuille flétrie qui s’envole lui emporte mille souvenirs. Voit-il sur la lande sauvage quelque manteau gris battu par le vent et la pluie, c’en est assez pour le faire rêver longuement ; il n’y a pas jusqu’aux lichens du rocher qui ne s’animent et ne vivent dans sa pensée ; il a peint tous ces détails avec une délicatesse et une intensité de sentiment qui n’appartiennent qu’à lui ; il a montré la nature sous un nouveau point de vue. C’est dans ce sens qu’il est le poète vivant le plus original. Ses ouvrages sont d’autant plus précieux qu’on n’en trouverait nulle part de leur famille pour les remplacer. Le vulgaire ne les lit point ; le savant, qui veut tout matérialiser, ne les comprend pas ; le grand les méprise ; qu’importe ? Les beaux esprits à la mode s’en peuvent aussi moquer ; l’auteur s’est attaché le cœur du solitaire ami de la nature par un lien sympathique qui ne se brisera pas. Ces amis à part qu’il s’est faits continueront de sentir ce qu’il a senti ; car il a exprimé pour eux ce qu’ils s’efforceraient en vain d’exprimer eux-mêmes, ce qu’ils ne diront jamais qu’avec leur regard humide et la voix entrecoupée : mais une forte puissance de philosophie et d’humanité circule dans sa veine pastorale ; paisible et calme qu’il est loin du monde, il a compris toute la dignité des mouvemens primitifs de l’ame humaine, il a greffé toute sa profonde pensée sur la pensée rustique du laboureur et du berger. Debout au milieu de son magnifique amphithéâtre de montagnes, il s’est baissé pour voir de plus près la pâquerette sous ses pieds, ou bien il a cueilli au buisson une branche d’aubépine ; mais lors même qu’il se courbe ainsi, on sent que son ame est pleine de la solennité du spectacle qui l’entoure. Le haut rocher lève sa tête dans la hauteur de l’esprit du poète ; on entend gronder dans son vers le bruit de la cataracte ; lisez ses pages sombres et mystérieuses, vous croyez voir les brouillards suspendus sur les vallons d’Helvellyn, et le Skiddow fourchu qui se dresse derrière et perce la brume. Il est peu question de montagnes dans la poésie de Wordsworth ; mais on sent, à ne s’y point méprendre, qu’il a écrit dans un pays montagneux, tant, en son style, tout est nu, simple, puissant et profond !

Le caractère des dernières productions philosophiques de Wordsworth est quelque peu différent ; il s’y est par momens départi de ses premiers principes. Elles sont souvent classiques et simples. Les sujets qu’il y traite ont de la dignité sans affectation. L’élégance du style est sans manière ; on dirait qu’elles ont été composées non pas dans une chaumière à Grasmere, mais sous les ombrages majestueux et inspirateurs de Cole-Orton. Lisez ses vers sur un paysage de Claude Lorrain et le poème exquis de Laodamia, ils vous exprimeront mieux notre pensée. Dans le dernier de ses morceaux surtout, où respire tout le parfum pur des plus pures compositions antiques, — nul n’a jamais peint plus dignement la gravité, la douceur, la force, la langueur et la beauté de la mort.


Calm contemplation and majestic pains.


Ce n’est point le faste des couleurs, c’est le fini du travail, qui fait l’éclat et la perfection de ce morceau ; c’est moins un tableau qu’une statue. Le tissu de la pensée a là toute la morbidesse et toute la solidité du marbre. C’est un poème qu’on pourrait lire tout haut dans l’Élysée, et les esprits des héros et des sages se rassembleraient pour l’écouter.

La philosophie poétique de M. Wordsworth n’a pas le regard enflammé de celle de Byron, ni le même tumulte dans les veines ; son œil s’abaisse plus calme et plus perçant sur notre destinée mortelle. L’impression qu’elle laisse est moins vive, elle est plus douce et plus durable ; et, nous l’avouons (peut-être est-ce manque de goût ou bizarre façon de sentir), il y a tel vers, tel morceau de notre auteur, que nous méditerons dix fois plutôt qu’une ceux du chantre de Child-Harold. Ou bien, si parmi les écrits du célèbre lord, il en est quelques-uns qui nous fassent rêver et sentir aussi longuement, ce sont ceux où il est simple et vrai comme Wordsworth : car parfois Byron laisse lui-même de côté sa pompe et sa prétention habituelles ; parfois il daigne descendre aussi sur le terrain commun de l’humanité.

Ce qui caractérise principalement les ouvrages de notre poète, c’est l’impression diverse qu’ils produisent. Ils seront pour vous inintelligibles, ou leur sens profond se gravera en vous ineffaçablement. Votre cœur cuirassé les repoussera,


Fall blunted from the indurated breast.


Ou bien ils le pénétreront pour n’en plus sortir. Une classe de lecteurs s’en éprendra passionnément et les trouvera sublimes ; une autre (et nous en avons peur, celle-là sera la plus nombreuse) les dira ridicules. Wordsworth a réalisé probablement le vœu de Milton. — Il a trouvé cet auditoire choisi que l’on compte d’un regard. — Pourtant nous avons lieu de le croire peu résigné à ce partage.

Il y a dans l’Excursion de délicieuses parties de description. Il y en a d’autres de réflexion inspirée, qui, par le son des pensées et la majesté du langage, ressemblent à de célestes symphonies, à de mélancoliques requiem chantés sur le tombeau des espérances humaines ; mais, disons-le en toute sincérité, ce poème, à notre avis, ne sera jamais populaire au même degré que les Ballades lyriques. Il affecte un système sans le justifier jamais nettement. Au lieu de montrer le principe qu’il adopte sous toutes ses faces rayonnantes, il répète sans fin ses conclusions, au point de les rendre insipides. Son style est terne et confus, à moins que le sentiment accumulé ne force en jaillissant la clarté de l’expression. Il est plus analytique que synthétique ; il est plus en réflexion qu’en théorie. L’Excursion n’a jamais été qu’un poème mort-né ; il faut qu’il y ait eu dans sa conception quelque hâte maladroite et imprévoyante. D’ailleurs, l’exécution en est pénible et laborieuse ; il y a trop de rusticité constante dans la scène et les personnages. Le plan faisait des promesses qu’il n’a pas tenues. C’est comme si vous entriez en une salle magnifique, et qu’on vous invitât à vous asseoir avec des rustres à un splendide banquet où l’on ne vous servirait pour tous mets que des dumplins aux pommes. Ce ne sera pas même toujours des perdrix.

Wordsworth est au-dessus de la taille moyenne ; ses traits sont marqués ; tout l’air de sa personne a quelque chose de quichottique. Il rappelle quelques-unes de ces têtes d’Holbein, sévères, sombres, avec une légère indication d’humeur moqueuse, qui perce malgré la gravité de l’âge et l’austère affectation des manières. Il y a une douceur particulière dans son sourire, et dans les tons de sa voix une grande profondeur de mâle et rude harmonie. C’est sa propre poésie surtout qu’il faut l’entendre lire. Rien de plus saisissant alors que son imposante dignité. Lorsqu’il en est à ses passages favoris, son œil brille d’un éclat surnaturel ; c’est toute sa vivante pensée qui coule à flots majestueux de son cœur gonflé. Nul ne l’a vu en de pareils momens sans être vivement frappé, sans s’être dit : — « Le génie est chez cet homme, et il en a bien le signe sur le front. » — Peut-être le commentaire de sa voix et de son visage est-il nécessaire pour donner une idée complète de sa poésie. Il est possible qu’on ne comprenne point son langage, mais il n’est pas permis de trouver son geste et sa physionomie sans signification. On le prend tout d’abord pour un inspiré ou pour un fou. Pourtant en compagnie, même en tête-à-tête, Wordsworth est souvent réservé, indolent, même silencieux. C’est depuis quelques années seulement qu’il est devenu verbeux, et qu’il s’est avisé de rendre des oracles. Il n’était pas ainsi dans ses meilleurs jours. S’il lui arrivait alors de jeter quelque observation hardie, c’était sans effort et sans prétention, presque avec indifférence, et puis il retombait aussitôt dans sa rêverie. C’est toujours d’ailleurs lorsqu’il récite ses vers, ou lorsqu’il en parle, qu’il s’anime le plus. Quelquefois il expose soudain le sentiment et l’association des pensées qui le dominaient quand il a composé certains morceaux de ses poèmes, et si ces révélations manquent par instant de clarté, elles ne manquent jamais d’intérêt ; on sent que chaque parole enveloppe un sens qui vaut la peine d’être cherché. C’est le filon qui se dérobe dans les entrailles de la mine, et dont les parcelles d’or trahissent déjà le voisinage. Il a ses poètes à lui, mais il est bien rigoureux, trop exclusif peut-être dans le choix de ses favoris. Il n’admet rien après lui, et presque rien au-dessus. C’est plaisir de l’écouter dire comment de célèbres écrivains auraient dû traiter certains sujets, comment il les eût traités lui-même selon les idées qu’il a de l’art. Il blâme ainsi le portrait de Bacchus dans la Fête d’Alexandre de Dryden. Pourquoi nous avoir montré là un joyeux compagnon, un gros garçon de bonne mine,


« Flushed with a purple grace,
He shews his honest face, »


au lieu de nous représenter le dieu revenant de la conquête de l’Inde, couronné de pampres, traîné par des panthères, ayant à sa suite des troupes de satyres, les hommes et les hôtes sauvages qu’il a domptés ? — Et rien qu’à l’entendre, on voit la Rencontre de Bacchus et d’Arianne du Titien, tant sa peinture est classique, tant son style est ardent et coloré ! Milton est sa grande idole. Parfois il ose se comparer lui-même à son géant ; et, en vérité, souvent ses sonnets ont le même esprit prophétique, la même élévation sacrée que ceux de l’Homère anglais. Chaucer est encore un des poètes selon son cœur. Il a même pris la peine de traduire en style moderne quelques-uns des Contes de Canterbury. Ceux qui considèrent Wordsworth comme un écrivain puéril s’expliqueront difficilement sa prédilection marquée pour Dante et Michel-Ange. Nous sommes porté à croire qu’il sympathise peu cordialement avec Shakspeare. Comment en serait-il autrement ? Shakspeare est l’homme du monde qui ait eu dans le génie le moins d’égotisme. Au fond, Wordsworth ne prise guère la variété ni le développement des compositions dramatiques. Il ne se soucie nullement, dit-il, de ces dialogues entre Lucius et Caïus. Pourtant il fit aussi sa tragédie quand il était jeune, et nous en avons entendu citer les vers suivans, pleins d’énergie, que récitait un des personnages, poursuivi par le remords d’un grand crime :


Action is momentary,
The motion of a muscle this way or that ;
Suffering is long, obscure, and infinite !


« L’action n’est que d’un moment. C’est le mouvement d’un muscle çà ou là ; — la souffrance est longue, obscure, infinie ! »

Mais nous n’avons point à juger cet ouvrage inédit, qui ne se produisit jamais sur la scène. Notre critique a contre Gray une antipathie décidée. Il affectionne au contraire singulièrement Thomson et Collins. Il vous mortifie presque par son impitoyable proscription de Pope et de Dryden. Ces vieux maîtres, tenus jadis pour excellens et parfaits, n’ont, à son sens, ni valeur ni portée. Mais rien n’est amusant comme la colère que lui cause le bavardage insignifiant de notre poésie moderne. À propos de la Vanité des désirs humains de Jonhson, qui commence ainsi :


Let observation with extensive view
Survey mankind from China to Peru.


Il n’y a là, pense-t-il, que des mots ; c’est toujours la même idée trois fois répétée sous le déguisement maladroit de la phraséologie. C’est comme si l’on disait : « Que l’observation mette toute son observation à observer le genre humain. Supprimez le premier vers, le second,


Survey mankind from China to Peru


signifie tout autant que les deux ensemble.

Wordsworth est plus sévère peut-être avec les écrivains en prose. Il s’emporte contre l’aridité des raisonneurs et des annalistes ; il accuse leur manque de passion ; il est jaloux des déclamations de la rhétorique et des rapsodistes comme si elles empiétaient sur le domaine poétique. Il condamne en bloc tous les auteurs français ; le nombre de ceux qu’il épargne parmi les nôtres est en vérité bien restreint. Il loue, par exemple, Walton, Paley, et quelques autres écrivains inoffensifs et sans prétention. Les voyages et les aventures de Robinson Crusoë lui plaisent par-dessus tout. En fait d’objets d’art, il admire singulièrement les gravures sur bois de Bewick et les eaux-fortes de Waterloo. Il a ses peintres aussi, qu’il sait comprendre avec intelligence et dignement exalter. Nous l’avons entendu parler en enthousiaste des belles compositions de Nicolas Poussin. Il montrait merveilleusement leur vigoureuse unité de dessin, l’ame supérieure qui préside à leur ensemble, le principe d’imagination qui concentre en un seul point tous leurs effets divers. Tout paysage, déclarait-il alors, était nul à ses yeux, qui n’exprimait pas l’heure du jour, le climat, l’époque qu’il prétendait représenter. S’il ne réunissait pas tous ces caractères, il était moins qu’incomplet, il n’existait pas. — C’est raison que Wordsworth rende pleine justice aux puissantes créations de Rembrandt. On sait comment cet artiste fait d’un rien quelque chose, comment il transforme un tronc d’arbre, comment il idéalise une figure vulgaire, à les illuminer soudainement au fond des ténèbres. Notre poète devait saisir l’analogie qu’il y a entre ce procédé et le sien, car son grand art à lui consiste de même à éclairer de toute la lumière du sentiment quelque humble détail caché de la nature. Or, lorsqu’il proclame le génie de Rembrandt, il sait bien qu’il plaide en quelque sorte pour son propre avènement. On avait dit de Wordsworth qu’il haïssait la Conquologie, qu’il ne pouvait souffrir la Vénus de Médicis. Ce n’était là pour lui sans doute que jeu de mot et innocente satire, plaisanteries accouplées au hasard,


Where one for sense and one for rhyme,
Is quite sufficient at one time.


Toutefois, c’est notre avis, Wordsworth eût-il été critique plus libéral et plus candide, sa valeur et sa renommée n’y eussent point perdu. S’il se fût rafraîchi lui-même à plus de sources littéraires, le monde fût venu plus volontiers s’abreuver à sa poésie. À le voir condamner moins dédaigneusement les ouvrages des autres, on eût reçu les siens plus favorablement ; on les eût traités avec plus de bienveillance. Le courant de sa pensée est profond, mais étroit. Il met tant de puissance, de vérité et d’originalité, à de certaines idées, qu’il ne lui en reste plus pour les autres. Qui sait ? peut-être est-ce l’enthousiasme et la simplicité de son admiration pour la nature qui le rendent intolérant et aveugle dans ses jugemens sur tout ce qui n’est pas elle seulement. Il en est de lui comme de bien d’autres ; c’est sa faiblesse même qui fait sa force, et nous n’avons pas droit de nous en plaindre. Laissons là l’égotiste ; le grand écrivain nous reste. Sachons découvrir et dégager le beau partout où Dieu l’a mis pour nous. Une riche veine de poésie originale n’est pas un des moins précieux trésors dont il nous ait dotés. Que nous importe l’argile grossière qui enveloppait le filon d’or ? Serons-nous follement désappointés parce que nous n’avons pas trouvé ici-bas la perfection ? Non certes, car nous ne l’avions pas même espérée. Nous n’avons pas cette adoration naïve qui déifie dans le poète plus que le poète. S’il a le vrai génie, qu’y a-t-il donc à lui demander encore ? Mais nous avons effleuré une corde qui détonne ; nous ne la toucherons pas davantage.

On a appelé lord Byron l’enfant gâté de la fortune ; on pourrait dire que Wordsworth est l’enfant gâté du désappointement. Nous sommes convaincus que s’il eût été de bonne heure un poète populaire, il eût montré de l’humilité dans sa gloire, et qu’il fût demeuré l’homme simple et plein de bonhomie que l’avait fait la nature. Mais le sentiment d’une critique injuste et d’un ridicule immérité aigrit le caractère et rétrécit les vues. Avoir produit des œuvres de génie et les voir négligées ou traitées avec dédain, c’est une trop rude épreuve pour la patience humaine. C’est assez qu’on nous conteste nos mérites pour que nous nous les exagérions nous-mêmes. Nous allons plus loin. Il nous plaît alors de rabattre les louanges décernées à ceux auxquels nous nous sentons supérieurs. Ce n’est pas notre faute. Nous n’avons pris les armes que pour notre défense ; nous n’eussions pas attaqué le monde s’il ne nous eût attaqués d’abord. Que ne ménageait-il mieux notre fierté ! Nous ressentirons long-temps l’offense ! — Et c’est ainsi que l’ame qui eût coulé paisible et riante se courrouce et se révolte, et qu’elle se rue sur la digue qu’on lui oppose ; nous n’eussions été qu’indulgence et humilité, et voici que la colère et l’amour-propre nous emportent. Wordsworth s’est trop préoccupé de la critique contemporaine, et il ne s’est pas assez inquiété du jugement de la postérité non plus que de l’opinion, nous ne dirons pas de ses amis privés, mais de ceux que lui avaient faits ses ouvrages. Puisqu’il n’avait pas voulu poursuivre le succès dans les voies qu’avaient frayées les modèles établis, devait-il être si fort surpris de ne point voir son originalité reconnue et proclamée tout d’abord ? Il a trop rongé son frein. Il a couvert le mors de trop d’écume. Sa course n’eût pas été moins glorieuse pour être moins impatiente. À quoi bon s’amusait-il à répondre au défi de ses obscurs aristarques ? À quoi bon échangeait-il avec eux les coups de feu de la dispute ? C’était là bien mal placer le point d’honneur. Wordsworth est vraiment trop susceptible et trop irritable sur ces matières. Sans doute la censure le mortifie plus que la louange ne le satisfait ; car enfin depuis quelques années le vent a changé pour lui, et lui est prospère. Il compte maintenant une troupe nombreuse d’ardens admirateurs : la faveur que lui montre à présent le public est assez marquée pour le sauver de la dernière extrémité à laquelle un homme de génie puisse être réduit. Il n’a plus besoin de se faire lui-même le dieu de sa propre idolâtrie. —

Nous avons, dans le long extrait qui précède, sinon donné partout littéralement, au moins suivi de fort près le texte d’Hazlitt. Si nous l’avons laissé parfois d’un pas, ce n’est pas notre faute ; c’est que le prosateur, tout prompt qu’il est à blâmer chez le poète l’obscurité, n’est pas toujours parfaitement clair lui-même. Nous nous sommes donc vu contraint çà et là de prendre avec son style quelques licences. Mais c’est aux détails et fort sobrement encore que nous avons touché. Nous aurons effacé une ligne par hasard, nous en aurons ajouté une autre ; nous aurons élagué une redondance, reconstruit une idée, raccordé une métaphore, voilà tout.

D’ailleurs, si les vues fines et animées abondent dans ce morceau, les appréciations y sont parfois légères, vagues, contradictoires. Mais ce n’est pas notre dessein de juger ici le juge et de vérifier en détail sa critique. Il nous reste à compléter ce travail tout d’introduction, en traduisant quelques pièces du nouveau recueil de Wordsworth. Il suffira d’emprunter à ce seul volume nos citations. Le poète y est resté tout ce qu’il était dans les précédens. Il ne s’est ni modifié ni renouvelé ; c’est toujours le même choix insoucieux des sujets ; c’est la même chaleur d’effusion à l’aspect d’un nid de fauvette, d’une marguerite ou d’un brin d’herbe. Ce sont encore de petits enfans qu’il prend par la main et auxquels il parle de Dieu, de la vie et de la mort, avec une simplicité sublime. Toute occasion de poésie lui est bonne. Il vous redit une ballade naïve qu’un pâtre lui aura contée ; une vieille légende lui fournit tout un poème lyrique, ou bien il écrit sur une page d’album de hautes et profondes méditations philosophiques. Le morceau suivant, que la vue d’un portrait de jeune fille lui inspire, montre bien cette puissance, qui n’est propre qu’à lui, de fondre harmonieusement ensemble la description, le récit et la réflexion :

« Quelquefois je me prends à oublier que ma tâche du jour n’est pas finie. Le livre que je tenais tombe de ma main, ou bien c’est ma plume. Je suis à ma fenêtre, et je ne vois plus le merveilleux spectacle qui se déroule autour de moi, si splendidement décoré par la prodigue nature. Mes yeux s’attachent alors longuement sur un portrait dont le doux rayon de beauté enrichit incessamment la commune lumière. Elle est si calme cette belle figure ! Oh ! c’est elle qui rend l’air calme comme elle ! Il semble au moins que ce repos autour d’elle ne peut venir que d’elle. Et ce silence qu’on écoute près d’elle ne charme-t-il pas mieux l’oreille que la plus mélodieuse musique ? — C’est là qu’elle est assise ! Oh ! son vêtement est bien l’emblème de sa pureté ! Sa robe est blanche comme son cou de marbre, comme serait ce qu’on aperçoit de sa poitrine, n’était l’ombre que jette son menton penché. — Ombre légère, à la fois lumière et ombre, qui flotte là et partout, et dans l’atmosphère elle-même, claire, transparente, harmonieuse ; teinte diaphane empruntée du ciel, pareille à celle dont le berger solitaire voit le matin se colorer les montagnes. — Regarde-la, qui que tu sois, toi qui sens s’allumer en toi une ame de poète, toi qui adores dans le peintre le vrai génie de Prométhée. Que ton imagination s’empare de ce trésor ! Que tes yeux contemplent ce que contemplent les miens, — quoiqu’il y ait entre nous peut-être toute l’immensité de l’Océan.

« Un sentier d’argent monte de son front au sommet de sa tête, sépare ses cheveux lisses, et montre sur quel terrain délicat a poussé leur moisson d’or. Et ces grands yeux si doux, purs comme un ciel sans nuage et d’un bleu plus profond, oh ! souvent ils doivent s’entretenir avec des regards d’en haut et dire alors leurs muettes prières ! Mais à présent ils ne cherchent ni n’évitent rien ; cette active animation qui les fait constamment se mouvoir est suspendue ; comme sa tête, ils sont inclinés vers la terre, humblement gracieux, tranquillement pensifs, dans cette intime rêverie qui s’arrête au bord de la tristesse !

« Ô fille de l’art qui enchante l’ame, dis-moi tes confidences ! Dis-moi d’où te vient cet air de distraction paisible ? Ta pensée est-elle allée rejoindre quelque amant lointain que poursuit la mauvaise fortune, ou dont tu aies trouvé la foi douteuse ? — Folle conjecture ! Cette vierge n’est point femme encore, c’est la lune nouvelle qui brille au ciel jeune et sereine ; elle est sur le seuil qui mène hors de l’enfance, elle ne l’a point franchi. L’aveugle Dieu n’a encore percé son cœur d’aucun de ses traits ; son imagination est libre ; vous ne trouverez point chez elle la source du sentiment, à moins de la chercher ailleurs.

« De sa main droite qui est croisée sur le poignet de son bras gauche appuyé sur son genou, elle tient (mais à peine, car sa préoccupation ne lui permet pas d’étreindre) un bluet et quelques pâles épis de blé jaune, ceux même qui sont nés avec lui et l’ont abrité jusqu’à ce qu’on les ait cueillis ensemble. Ce bluet que le laborieux cultivateur appelle une mauvaise herbe, mais que Cérès est glorieuse d’ajouter à sa guirlande ; ce bluet qui se joue entre ses doigts insoucians, elle le sait (son père le lui a dit), il était la fleur favorite de sa mère lorsque la joyeuse aurore de la jeunesse brillait pour elle ; et l’orpheline a son aurore aussi, — une aurore seulement moins joyeuse et moins brillante. — L’orpheline, assise là, solitaire et recueillie, aime aussi cette fleur pour l’amour de sa mère perdue. Non (j’en suis sûr), cet air grave et réfléchi qui respire sur ses traits et dans toute sa personne n’a point une cause moins sacrée.

« Des mots en ont dit parfois plus que n’en aurait pu dire le pinceau, et parfois plus qu’il ne fallait ; mais l’art leur pardonne d’intervenir, — l’art divin qui crée et éternise à la fois, en dépit de la mort et du temps, les merveilles de ses œuvres.

« Étranges contrastes en ce monde où nous sommes ! Cette contenance, ce regard d’amour filial tourné vers le passé sans s’être détaché du présent, à quoi n’a-t-il pas tenu que toute cette sainte expression ne s’effaçât du modèle vivant de ce beau portrait au souffle léger du moindre innocent caprice ! Et jamais peut-être elle ne se fut reproduite sur ces traits et dans ce maintien si pur, si harmonieusement exquis ! — La voici enchâssée là pour les siècles ! — Oh ! l’art ne participe-t-il donc pas de Dieu ? N’est-il pas un humble rameau de l’arbre divin, acharné qu’il est si visiblement à la poursuite de l’immortalité, et s’élevant vers elle tout tremblant d’espérance ? D’un bout de l’Europe à l’autre, des cimes de Gibraltar aux plaines de Sibérie, des milliers de voix, chacune en sa langue, seraient l’écho de cette pensée. Elle serait surtout celle d’un moine qui s’est fait le serviteur de Dieu dans le magnifique couvent bâti jadis pour sanctifier le palais de l’Escurial. Le digne religieux avait mené par son monastère, de cellule en cellule et de salle en salle, un peintre anglais bien célèbre pour la vérité intime et le profond sentiment de ses ouvrages, qui ont touché le cœur des rois, et n’en sont pas moins chers au simple laboureur[3]. Vous pensez que dans cette visite on n’avait pas oublié le dernier Souper de notre Seigneur, cette noble peinture qui décore toujours le réfectoire des frères, aussi belle, aussi animée que lorsqu’elle y fut placée sortant des mains du Titien. Or, tandis qu’ils contemplaient l’un et l’autre le chef-d’œuvre, le vieux moine murmura ces mots à l’oreille de l’étranger : — « C’est ici que nous venons nous asseoir chaque jour et remercier Dieu du pain quotidien qu’il nous donne ; c’est ici que nous méditons sur le trouble de ces temps inquiets ; c’est ici que je songe à mes frères morts ou dispersés, à ceux qui changent ou qui ont changé ! Je regarde bien souvent la solennelle assemblée de ce tableau que le choc d’aucune circonstance, ni le cours des ans n’ont pu faire bouger de place ; et alors je ne puis m’empêcher de croire que ces figures peintes sont les vrais convives, — la substance, — et que nous ne sommes que les ombres.

« C’est ainsi que parla le grave hiéronymite, et le sentiment de ses peines s’était évanoui en lui comme un rêve, avant qu’il eût cessé de regarder la sainte toile, avant qu’il eût cessé de parler peut-être. Et moi qui ai vieilli aussi, mais en un pays plus heureux, ô portrait domestique ! c’est sous ton calme regard que j’ai traduit en vers ces paroles touchantes du prêtre, paroles plus capables de tranquilliser le cœur que de l’agiter ; douces paroles dont l’esprit, pareil à l’ange qui descendit dans l’étang de Bethesda, apaiserait en notre ame la source que la visite céleste aurait troublée. — Mais pourquoi cette larme qui s’échappe de mes yeux ? — Non, ce n’est pas avec douleur qu’ils s’attachent sur toi, ô mon muet compagnon ! Adieu, toi qui as inspiré mon chant ! Adieu encore ! »

Je ne sais trop si l’on a bien été fondé à blâmer si rudement chez Wordsworth ses opinions littéraires, exclusives, rigoureuses peut-être, mais qu’il n’a guère confiées qu’aux rares amis qui l’ont visité dans sa solitude. À coup sûr, on n’a point l’âme étroite et envieuse, on ne nie point les gloires contemporaines quand on a écrit le poème d’Yarrow Revisited, lorsqu’on a salué le départ de Walter Scott pour Naples par des adieux comme ceux-ci :

« Ce ne sont ni les nuages, ni les larmes de la pluie, ni les rayons pathétiques du soleil couchant qui ont formé l’orage que j’entends gronder sur le triple sommet d’Eildon. Ce sont les esprits de puissance rassemblés à sa cime qui se lamentent de voir s’éloigner le puissant génie. Et cependant la Tweed unit sa plainte à leur plainte, elle qui se plaisait tant à chanter ses joyeux airs. Sa voix est toute triste maintenant et douloureuse. Reprenez courage pourtant, ô vous qui pleurez ! Tout ce que le monde a de souhaits ardens de bonheur l’accompagne. Il part, le merveilleux potentat, suivi d’un plus noble cortége de bénédictions et de prières, que jamais n’en virent après eux rois ou conquérans, le sceptre en main et le diadème de laurier au front. Ô vents de l’Océan et de la Méditerranée, soufflez rapides et prospères, hâtez-vous de pousser vers Parthénope le précieux navire qui vous est confié. »

C’est toujours le sonnet dont il aime surtout la forme précise et condensée. C’est dans son rhythme étroit qu’il enferme de préférence les soudaines pensées que la fantaisie lui suggère. Il est bien en effet l’impatient niveleur littéraire que nous signale Hazlitt quand il s’écrie :

« Assez de guirlandes ! assez de la houlette d’Arcadie ! assez de toutes les chansons de l’Italie et de la Grèce ! assez de leurs bergers endormis sous les berceaux de myrte ! Nos pâtres à nous couchent sur les rochers nus ; ils sauteront d’un bond les ruisseaux grossis par la pluie glacée, et cependant ils ne regarderont pas même à leur droite ou à leur gauche ; pas une pensée ne leur viendra qui n’ait son facile chemin tout frayé dans un esprit sans inquiétude. Oh ! quel est le livre écrit qui enseignerait ce qu’ils apprennent ? En avant, hardi montagnard ! Guide le barde ambitieux d’être admis comme toi au conseil privé de la nature, et de gravir ces hauteurs ceintes de nuages qui voient et entendent à quels terribles ministres délègue son pouvoir sur la terre celui qui travaille seul dans le ciel des cieux ! »

Mais n’est-ce pas là chez lui plutôt boutade d’inspiration que système ? Est-ce que son esprit au contraire ne se tourne pas sans cesse involontairement vers le passé, tout en accusant l’inutilité de ses leçons ? Ne dit-il pas :

« À quoi bon ces débris que nous ne ramassons qu’en troublant la paix des dernières ruines de l’ambitieuse Rome ? À quoi bon, s’ils ne répriment pas nos aspirations trop hautes, s’il ne calment pas nos vaines agitations ? S’il faut que le cerveau s’emplisse encore des flatteuses illusions du monde, mieux vaudrait qu’il fût vide et n’eût point de place pour la pensée, comme le vieux casque rouillé, comme la tête morte sans yeux, qui se glorifiait naguère des panaches de son cimier. Le ciel une fois hors de notre vue, où sont nos désirs ? où sont nos tendres regrets et leurs insatiables étreintes ? où est la théorie du sage ? où est le chant du poète ? Hélas ! tout cela n’est plus que fantômes qui n’ont même pas de robe par où on les puisse saisir ; ce n’est plus que lampes mourantes dont la lueur n’éclaire rien. Ce sont des urnes où il n’y a plus de cendres, des vases lacrymatoires où il n’y a plus de larmes. »

Sa sympathie pour les ruines s’exprimera bientôt plus vive et plus mélancolique. Écoutez-le déplorer l’usurpation universelle de l’industrie :

« Le chant du pibroch n’est plus d’accord ; il se tait. Le casque romain est avili ; ce n’est plus qu’un vain joujou dont on amuse un enfant gâté. Le bouclier se rouille aux murs humides des salles antiques ; cependant le bateau à vapeur, tout obscurci de fumée, s’élance à la poursuite de ses rivaux de vitesse, poursuivi lui-même par d’autres rivaux. Le parapluie se déploie pour abriter la tête du pâtre celtique. Oh ! tout nous dit que les vieilles coutumes se pourrissent jusqu’en leurs racines. L’honneur, les passions d’autrefois, tout cela tombe en poussière ! Glorifiez-vous, pourtant, je le veux, des conquêtes de votre civilisation ; mais nous, ne pourrons-nous pas demander si l’imagination survit à ces immenses changemens, — si la vertu y gagne quelque chose ? — Car autrement, ô mortels ! ne vaudrait-il pas mieux cesser de vivre ? »

Vous aurez beau renouveler l’univers, dit-il, il vous faudra toujours revenir puiser aux archives de la tradition :

« C’est dans cette antique clairière que les amans se prirent leur dernier baiser. Ce fut au bord de ce ruisseau de cristal que l’ermite vit l’ange ouvrir ses ailes pour s’envoler. Le sage se tenait longuement assis en ce cabinet ; le barde chantait errant sur cette colline où l’on n’entend plus que la voix de la linotte. Ainsi, partout, la tradition se mêle à la vérité, partout l’imagination divinise et consacre les êtres et les lieux que nous aimons. N’y eût-il que l’histoire qui eût droit de garder note des choses passées, ses maigres registres suffiraient mal aux évènemens et aux personnages évanouis. Mais il est pour l’homme une plus large page à consulter ; il est un livre plus facile à lire, plus intéressant et mieux rempli : c’est celui-là qui s’étudie dans le palais comme dans la chaumière. »

Quel admirable sentiment de l’art antique dans le sonnet suivant qui montre en même temps toute la sainte transfiguration de l’art moderne !

« Tranquillité ! tu étais le but souverain dans les écoles païennes de la science philosophique ! Esclave soumise du fatal destin, la muse de la tragédie t’avait voué son culte pensif ; la sculpture s’était emparée de ce que l’Élysée pouvait promettre d’espérance, pour rendre la paix à l’ame de ceux auxquels la mort avait ravi l’objet aimé. Mais celui-là seul a réchauffé notre être aux rayons de sa glorieuse lumière qui a mis sur son front ensanglanté l’auréole de la couronne d’épines. Après sa venue, les arts, qui n’avaient encore puisé que grâce et douceur aux sources ombragées de l’infini, abordèrent sa grande idée face à face, et ils tournent maintenant autour d’elle, comme les plantes autour du soleil, chacune dans son orbite. »

Ainsi, ses plus chers souvenirs sont ses souvenirs chrétiens. C’est tout le gothique édifice du moyen-âge, qu’il tremble de voir bientôt balayé du sol. En présence d’un vieux manoir qu’il visite, il s’écrie tristement :

« Lowether ! on voit dans ton ensemble majestueux s’accorder dignement la pompe gracieuse de la cathédrale et l’austère gravité du château féodal ; — puissante union qui signifie l’adoration de Dieu et la conquête des chartes obtenues par l’épée de l’antique honneur ; — base de cette heureuse combinaison politique que les sages révèrent et maintiendront si Dieu leur est en aide. Cependant d’heure en heure le torrent démocratique enfle son onde ; sur la foi de promesses pleines de vent, et pour nourrir des espérances menteuses, on sape et l’on bat en brèche tout le glorieux monument du passé ! Ah ! si c’est votre destin de tomber, tours et donjons, l’histoire authentique avec laquelle vous symbolisez dira que vous avez entraîné la gloire de l’Angleterre dans votre ruine. »

Cependant ce siècle impitoyable renversera-t-il donc l’église comme il a déjà jeté bas le donjon. Oh ! non. La confiance du poète se retrempe dans la foi. Il sent que les nouvelles lumières de l’esprit ne prévaudront pas contre la religion et la poésie.

« Nous faut-il souhaiter le retour des illusions passées ? Pour restaurer l’imagination détrônée, consentirions-nous à cacher de nouveau ces vérités que la science a dépouillées de leur voile épais ? Oh ! non. Ce siècle, tout grand qu’il est, peut adorer la soif de savoir qui a précipité l’homme. L’immensité de l’univers est infinie. Cette raison conquérante, elle a beau se glorifier, elle ne fait point un pas sans trouver devant elle encore quelque muraille, quelque golfe de mystère, qui l’arrêtent ! Et c’est à toi seule qu’il est donné de franchir cette barrière, foi de l’imagination !…… »

Il voit de trop haut lui-même pour ne pas apercevoir l’avenir magnifique de civilisation qui s’avance ; en parlant des chemins de fer et des bateaux à vapeur :

« Mouvemens et Moyens, s’écrie-t-il, vous êtes en guerre sur mer et sur terre avec le vieux sentiment politique ; n’importe ! le poète ne vous jugera pas injustement pour cela ! Votre présence qui trouble et ternit l’aspect gracieux de la nature n’empêchera pas l’Esprit de pressentir les glorieux changemens que vous préparez, et de se placer à ce point de vue d’où il peut découvrir et prophétiser les révolutions dont le germe est en vous. En dépit de la rudesse de vos traits que la Beauté désavoue, la Nature embrasse et reconnaît l’Art de l’homme comme son fils légitime. Le Temps, ravi de vos triomphes sur son frère l’Espace, accepte de vos mains hardies la couronne d’espérance, et il vous regarde avec un sourire d’encouragement sublime. »

Non, toute inspiration sublime n’est pas éteinte. Il ne s’agit point de relever les autels de l’antique Apollon, mais un Dieu des vers plus jeune peut s’introniser : la vieille lyre des vieux bardes s’est brisée à jamais ; mais une nouvelle lyre sera inventée qui aura ses nouvelles cordes et sa nouvelle harmonie. Le nouveau poète chantera la nature sur un nouveau mode. Ainsi, dit-il, quittant sa retraite pour s’en aller en pèlerinage autour de l’Écosse :

« Adieu, lauriers du Rydal ! vous qui avez poussé et avez étendu votre feuillage comme si vous aviez prévu qu’il ombragerait sur cette belle montagne un poète selon vous, un poète qui ne se risqua jamais à courtiser le dieu des vers pour obtenir une couronne delphique ; mais qui, s’égarant en toute saison parmi vos touffes vertes, met son humble joie à tresser en guirlandes les humbles fleurs qu’il a vues se semer elles-mêmes sous la protection de vos rameaux. Adieu ! Il n’y a plus maintenant de ménestrels qui s’en aillent errer tout l’été loin de leur maison, emportant avec eux la harpe qui accompagnait les ballades. Mais il reste encore une langue à la poésie pour encourager le pèlerin sur lequel elle répand son esprit, tandis qu’il traverse les marais solitaires, ou qu’il s’assied rêveur au milieu des grandes salles abandonnées ! »

Toutes les citations qui précèdent ne sont qu’une expression variée de l’individualité de notre poète ; il ne cesse pas d’y parler en son nom. Nous les avons choisies à dessein aussi. C’est par elles que nous avons voulu qu’il achevât de s’expliquer lui-même. Ajoutons, pour terminer, quelque lignes d’un fragment qu’il a placé en forme d’épilogue à la fin de son nouveau volume :
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« C’est ici que je dois m’arrêter ! C’est ici que je dois m’incliner devant la nature, devant les hommes selon elle, les hommes vraiment hommes. Tous leurs dehors sont rudes et grossiers, mais que la prière est fervente en leur âme ! que d’encens monte à leurs lèvres ! C’est comme la pauvre chapelle de la montagne dont le toit crevé laisse entrer le soleil et la pluie, et où Dieu est pourtant mieux adoré que sous le dôme somptueux du temple éblouissant d’or. Oui, ce sont ces hommes-là que je chanterai si l’avenir me garde la force et les années ; ce sont leurs louanges que je dirai. Alors mon vers abordera hardiment des sujets dignes de la poésie. Mon inspiration sera sainte et vraie, car je parlerai des vertus obscures, des mérites méconnus, et je demanderai justice pour eux. Ainsi, peut-être instruirai-je et consolerai-je ; peut-être ma voix communiquera-t-elle l’enthousiasme, l’amour et l’espérance. Je n’aurai pas d’autre texte que le cœur de l’homme, mais toujours de cet homme choisi parmi les meilleurs, de cet homme naïf que sa foi soutient et exalte, qui a puisé tous ses enseignemens dans quelques bons livres lus en présence de la nature. Je prendrai ses souffrances qui sont des joies ; je prendrai ses affections innocentes et je les conterai pour l’honneur de l’humanité. Ce sera ma destinée de suivre courageusement cette voie que je me trace ; ce sera ma gloire d’avoir osé marcher sur ce terrain sacré, d’avoir proclamé, non point des rêves, mais les choses divines de la terre. »
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Ce dernier morceau faisait partie d’un poème que Wordsworth écrivait il y a trente ans ; c’était la conclusion d’un de ses premiers essais qui n’a jamais été publié. Certes, le vieillard peut dire aujourd’hui qu’il a glorieusement justifié tout ce beau programme de poésie du jeune homme.


Y…
  1. vol. London, — Longman.
  2. Le Mont-Rydal est la résidence de Wordsworth.
  3. Wilkie.