Poètes et romanciers modernes de la France/Casimir Delavigne

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XXXVI.
Casimir Delavigne.


À l’entrée de toute carrière littéraire, deux partis opposés tentent naturellement l’ambition des hommes supérieurs que la volonté anime : agrandir le champ de la pensée ou seulement en perfectionner l’étendue acquise, conduire son siècle à travers les cimes escarpées de l’innovation ou le suivre pas à pas dans les sentiers battus de l’expérience. Chacun se décide en raison des aiguillons secrets de son tempérament ou de son génie. Les uns, plus amoureux de nouveauté et de mouvement, pleins d’une curiosité que rien n’épuise, avides à l’excès de gouvernement intellectuel et moral, visent par-dessus tout au triomphe de leur personnalité ; le bâton du voyageur en main, les pieds poudreux et la sueur au front, ils marchent en avant, sans craindre les épines du chemin, pourvu que leurs idées germent et fructifient. Les autres, au contraire, abdiquant toute initiative, satisfaits du bien présent, désireux de repos, timides amans d’une douce et facile popularité, n’aspirent qu’à cultiver avec honneur l’héritage dont le passé les a rendus dépositaires. Esprits accommodans pour la plupart, volontiers purs et honnêtes dans une suffisante limite, ils ne sauraient concevoir ni sympathie profonde, ni colère démesurée, et laissent aux ames ardentes tous les soins amers comme tous les triomphes périlleux de l’apostolat. Les premiers, sans contredit, serviront plus spécialement à caractériser notre génération dans les jugemens de l’avenir ; ils en représenteront davantage le côté propre et essentiellement actif. Un jour on sera frappé avant tout, j’imagine, de cette perpétuelle agitation et de cette mêlée furieuse où se sont ruées à l’envi les plus grandes intelligences du siècle ; on suivra d’un œil curieux et surpris le sillage aventureux de nos Colombs littéraires, cherchant un monde à travers des mers inconnues. Mais pourtant apparaîtront aussi çà et là quelques-unes de ces figures peu mobiles, médiocrement inquiètes, qui jamais n’adoptent l’imprévu pour Dieu, et qui semblent vouloir compenser par leur équilibre solitaire l’ébranlement général d’une époque.

Parmi les écrivains de nos jours qui rarement ont cédé à la pente commune, il en est un surtout qu’on devra distinguer, autant peut-être par la juste limite de ses facultés que par le résultat constamment heureux de ses entreprises. Soit allure naturelle d’inspiration, soit crainte d’un mouvement qui l’eût trop emporté hors de lui-même, il a mieux aimé résister au torrent, et se maintenir dans une voie hors d’atteinte, que de courir à ses risques tous les hasards d’une carrière aventureuse où sans cesse on côtoie l’abîme. Des qualités moyennes heureusement assorties et se balançant pour ainsi dire, un cœur modéré, un talent spirituel, un goût réfléchi, une imagination facile, le rendaient particulièrement propre à ce rôle mitigé, à cet éclectisme littéraire, qui ont été son patrimoine originel et sont devenus sa conquête de plus en plus agrandie. Et, chose bien singulière sans doute, ce poète, avant tout remarquable par sa persévérante mesure, devait fournir l’exemple d’un génie secondaire enchaînant plus sûrement la foule assemblée que les maîtres souverains de l’intelligence.

La destinée poétique de M. Casimir Delavigne n’embarrassera guère, je pense, les biographes et critiques futurs ; elle n’est point, que je sache, fertile en incidens curieux, en péripéties imprévues. Chez lui, rien à rechercher intimement, rien à pénétrer en secret de cette préparation sourde et latente, de ce labeur fiévreux et incertain, de ces années initiatrices qui composent le premier lot misérable de tant d’autres. À la différence de la plupart des poètes, noble race tant agitée par le destin et si féconde en infortunes de tout genre comme celle d’Agamemnon, M. Casimir Delavigne ne paraît avoir éprouvé nullement au début les orages intérieurs des jeunes ames s’entr’ouvrant à la poésie. Sa vocation s’est vite prononcée sans peine, sans effort, sans hésitation, par une pente aisée et doucement entraînante. Il n’a pas eu à fouiller bien avant au fond de lui-même pour y chercher la veine inspiratrice. Il l’a bientôt rencontrée dans le facile contact des impressions extérieures. À partir de là, sa vie toute entière s’est réfléchie dans la transparente et calme surface de ses admirations soit politiques, soit littéraires. C’est à peine si les tempêtes du dehors, de loin en loin retentissantes, soulèvent quelques flots doucement émus au milieu de ce lac tranquille. Après chaque œuvre accomplie, on voit le poète, sans qu’il perde rien de sa sérénité, sans rien gagner en audace, se préparer lentement à un nouveau triomphe tout aussi prévu dont il confie le secret à la solitude profonde dont sa muse s’inspire. Et pour cela, il n’est qu’un soin dont son esprit s’occupe, c’est d’écouter à distance la grande voix qui domine tous les bruits du jour, c’est de regarder attentivement à quel horizon souffle le vent des idées régnantes, afin qu’il puisse conformer son vers et sa raison à ces avis salutaires.

Il n’est pas sans intérêt de voir cette sérénité originelle de M. Delavigne, et son instinct du succès, si persévérant depuis lors, se déclarer dès la première adolescence. On était en 1811, l’empire nageait en pleine gloire ; pour comble d’ivresse, un fils venait de naître au grand empereur des Français. M. Casimir Delavigne, alors âgé de dix-sept ans et encore élève du Lycée Napoléon, tourna invinciblement ses jeunes regards vers l’astre rayonnant de l’époque, et se mit à composer un dithyrambe sur la naissance du roi de Rome. Ce que cette pièce offre de plus remarquable sans doute, c’est ce penchant déjà prononcé dans un si jeune homme à partager les adorations de la foule, et à se faire l’écho des impressions publiques. Les hyperboles mythologiques abondent : c’est l’écolier de rhétorique encore tout frais du Carmen sœculare d’Horace :

Que la cité de Mars à ma voix se console ;
Un nouveau Jupiter, garant de mes décrets,

Va présider au Capitole.
Ô monts du Latium, inclinez vos sommets !
Napoléon va rendre à l’antique Ausonie
Ses lauriers, sa splendeur, son trône, son génie.
Rome ! tes destins vont changer.
...........
Quel est le Dieu que le tonnerre
En grondant annonce à la terre ?
C’est le fils du plus grand des rois.
...........
Enfant chéri du ciel, attendu par la terre,
Promis à la postérité,
Puisses-tu, sous les yeux de ton auguste père,
Croître pour l’immortalité !
Et vous, peuples heureux de ces heureux rivages,
Ô vous dont sa naissance a comblé tous les vœux,
Goûtez un bonheur sans nuages
Qui doit s’étendre un jour à nos derniers neveux.
Bannissez la crainte importune ;
Par un vent favorable en son cours entraîné,
Le vaisseau de l’état, de gloire environné,
Porte César et sa fortune.

Après Charles XII à Narva, épisode épique entièrement oublié, les pièces qui se succèdent dans la jeunesse de l’auteur mettent de plus en plus sur la trace de sa manière propre qui n’aura plus tard qu’à se compléter. Vers la fin de 1813, la France ayant perdu son Virgile, comme on disait alors, M. Delavigne chanta Jacques Delille dans un dithyrambe où il parut s’être inspiré du poète auquel il consacrait sa lyre. Talent marqué pour ainsi dire en naissant du sceau académique, il vise de bonne heure aux concours de l’institut où il se signale par son Poème de la vaccine en 1815, et deux ans après par son épître sur les Inconvéniens attachés à la culture des lettres. Le concours de 1817 eut cela de remarquable que MM. Lebrun, C. Delavigne, Victor Hugo, Saintine et Loyson y débutaient à la fois. Ce fut, je crois, M. Saintine le romancier qui emporta le prix. M. Delavigne, qui avait traité justement le contre-pied du sujet, et qui, chemin faisant, s’était donné des airs de vieillard pour se déguiser mieux, avait montré moins de fidélité aux termes du programme qu’à la dictée de sa raison personnelle. Sans parler de l’élégance et du spirituel abandon déjà révélés dans le Poème de la vaccine, il y avait de plus cette fois un facile enjouement qui était comme un ressouvenir des épîtres d’Horace. On pouvait distinguer dans l’Épître à l’académie un assez bon nombre de vers détachés, sentencieux, et comme frappés dans un moule dont M. Delavigne a été depuis si prodigue.

Les sots depuis Adam sont en majorité,

écrivait par exemple le jeune poète avec plus de malice réfléchie que de penchant lyrique. L’antiquité devait tenter aussi un esprit nourri par prédilection d’études classiques, et c’est environ à cette époque d’inspiration librement choisie qu’il faut ranger les Troyennes, Danaë, Antigone et Ismène, l’Ode à Naïs, tous essais plus ou moins gracieux dans le domaine de l’ancienne muse. L’auteur y réalise tour à tour avec bonheur une scène d’après Euripide, un petit tableau à la façon de Simonide, un hymne où respire la mélancolie voluptueuse d’Anacréon, sans préjudice de Tibulle. Mais c’est surtout le génie grec qui domine dans ces naïves reproductions où l’instinct du poète se révèle sans effort, et où il a bien vite rencontré sa forme de préférence.

Cependant, tandis que le poète promenait sa facile imagination, tantôt aux bords du Simoïs, tantôt sous les ombrages du Taygète et de l’Hémus, de douloureux évènemens étaient venus fondre tout à coup sur la France abattue. Le désastre de Waterloo et la double invasion qui en fut la suite, en contristant toutes les ames françaises, ne pouvaient trouver indifférente la fibre sympathique de M. Casimir Delavigne. Spontanément il s’émut de l’affliction commune, suivant qu’il était dans sa plus vraie nature de le faire, et dans cet irrésistible besoin de se rendre l’écho des publiques douleurs, le poète allait bientôt trouver ses plus belles inspirations comme ses triomphes les plus unanimes. Doué d’une ame pure et sensible, mais toutefois tempérée, M. Casimir Delavigne se trouvait à ce moment dans la plus favorable condition pour interpréter avec noblesse et dignité les plaintes nationales, il avait juste un sentiment assez vif pour s’émouvoir sans dépasser la mesure précise, et un instinct assez sûr d’impartialité pour mêler l’enthousiasme à l’imprécation, en faisant pressentir tout ce qu’il y avait d’espérance permise après les regrets fortement exhalés. Les Messéniennes, ainsi nommées par un ressouvenir de l’ancienne Grèce, furent comme un heaume bienfaisant répandu sur les blessures saignantes et vives de la France. Elles contenaient tout à la fois un hommage aux vaincus trahis par la fortune, et un défi aux vainqueurs trop servis par le hasard d’un jour. À travers les lamentations sur nos défaites passagères retentissait fièrement le souvenir d’un passé glorieux, et par cela même consolateur. Le poète avait d’ailleurs empreint ses chants d’une émotion réelle et vivement sentie ; son accent était tour à tour triste et enthousiaste, et il avait su revêtir les plus généreuses pensées d’une forme toujours facile et brillante. Aussi, les trois premières élégies nationales : la Bataille de Waterloo, la Dévastation du Musée et des monumens, du Besoin de s’unir après le départ des étrangers, vibrèrent-elles dans tous les cœurs, parce que, si l’on excepte des invocations par trop fréquentes à l’Olympe mythologique, elles exprimaient avec une noble convenance des sentimens partout réels et profonds. Chacun avait vu passer avec tristesse quelques débris mutilés de cette phalange sainte, de cette garde qui meurt et ne se rend pas. Chacun avait protesté du fond de l’ame contre ce sauvage abus de la victoire qui, non contente de nos guerriers immolés, s’attachait à nous ravir nos plus précieux monumens ; tous les amis des arts avaient accompagné de regrets dans leur exil lointain ces dieux de la Grèce, particulièrement chers aux poètes. Dans la troisième Messénienne, où l’auteur faisait un touchant appel à l’union des partis, on put admirer la sagesse précoce de ce jeune homme de vingt-quatre, ans, qui donnait en quelque sorte la leçon aux hommes de tous les âges, même aux plus expérimentés. Les Messéniennes, dont il se vendit plus de 21,000 exemplaires dans une année, étaient récitées à l’envi dans tous les lieux d’assemblées patriotiques ; la nation les gardait pour ainsi dire dans sa mémoire, comme fait l’Italie des vers du Tasse (fortune poétique bien rare de nos jours), et pendant un temps elles partagèrent, avec les refrains de Béranger, l’honneur de consoler la France libérale[1].

Ce moment des premières Messéniennes marque, à vrai dire, le plus pur et le plus incontesté triomphe de M. Casimir Delavigne ; à peine encore à ses débuts, il avait atteint déjà son faîte de souveraine popularité. Dès-lors, soit impulsion spontanée, soit calcul, ce fut le privilége acquis de M. Delavigne de confondre tous ses sentimens avec ceux de la nation. Durant toute une période, ses compositions poétiques forment une sorte d’histoire tissue en fragmens élégiaques ou en récits dithyrambiques, dans laquelle chaque évènement essentiel trouve son écho, chaque impression publique son contre-coup, toute pensée nationale son reflet. Les élégies sur la Vie et la Mort de Jeanne d’Arc émanent sans contredit de la même inspiration que les premières Messéniennes ; il s’agit encore de la gloire de la France, célébrée malgré ses revers, et rappelée sans cesse à l’ennemi dans le passé aussi bien que dans le présent. Seulement, comme la nation se trouvait quelque peu apaisée, grace à un ordre apparent et à une façon de charte réparatrice, comme les désastres de 1815 s’oubliaient de jour en jour en d’autres préoccupations, le poète, attentif au mouvement des esprits, s’était lui-même calmé à l’unisson, et avait éteint par degrés ses premiers cris énergiques de douleur. Ce n’étaient donc plus contre l’étranger les imprécations directes d’autrefois, les mêmes désirs passionnés et véhémens, mais simplement encore une allusion à nos antiques prouesses et à notre vieil esprit d’indépendance, une sorte de qui vive prévoyant jeté par intervalle ; cela entretenait à merveille l’esprit national sans trop d’éclatante opposition, et maintenait à peu de risque la patriotique renommée du poète. À tout prendre, d’ailleurs, une héroïque infortune était déplorée noblement, et la vierge de Vaucouleurs trouvait, au pied de son bûcher, une muse vengeresse.

Qu’ils sont nobles dans leur courroux !
Qu’il est beau d’insulter un bras chargé d’entraves !
La voyant sans défense, ils s’écriaient ces braves :
Qu’elle meure ! elle a contre nous
Des esprits infernaux suscité la magie…
Lâches ! que lui reprochez-vous ?
D’un courage inspiré la brûlante énergie,
L’amour de nous Français, le mépris du danger,
Voilà sa magie et ses charmes ;
En faut-il d’autres que des armes
Pour combattre, pour vaincre et punir l’étranger ?

Ainsi en fut-il pour chaque évènement politique qui éclatait d’année en année dans l’Europe pendant cette période sourdement agitée de la restauration. Naples vient-elle à essayer d’une révolution comprimée aussitôt par la police armée de l’Autriche, et le Piémont par contre-coup à conspirer, le poète français tour à tour applaudit à Parthenope pour ses réminiscences de liberté antique ou la raille d’un effort trop tôt lassé. Seulement M. Delavigne ne sort pas des thèmes convenus, et obstinément fidèle à ses souvenirs classiques, il ne trouve guère à parler que du laurier de Virgile en face du présent ensanglanté. Est-ce la Grèce qui, après trois siècles d’esclavage, veut secouer ses chaînes, et retrouve enfin ses héros d’autrefois ? le poète naturellement entonne des chants d’amour et d’espoir en faveur d’une cause sympathique à tous, même aux rois de l’Europe. Mais ici encore M. Delavigne, qui se retrouvait plus que jamais en plein dans ses sujets de prédilection, obéit presque sans réserve à l’inspiration païenne. Il se souvient beaucoup plus de la Grèce antique que des modernes Hellènes, excepté pourtant dans le Jeune Diacre ; il se borne à encadrer au milieu de ses hors-d’œuvre classiques quelque fait emprunté à l’histoire de la régénération de la Grèce par M. Pouqueville. C’est Tyrtée radouci qui parle aux Grecs en des strophes pures et harmonieuses. Le plus souvent on entend retentir les noms de Thémistocle, de Démosthène, et l’appellation sacrée de Salamine ; l’évocation de Léonidas précède et domine à travers les siècles l’ombre de Canaris.

Il n’était pas moins dans la nature de M. Casimir Delavigne d’accompagner au tombeau et d’entourer de son crêpe poétique les grandes gloires qui s’éteignent au milieu des universels regrets. Ainsi, lorsque dans cette même année 1821, déjà si remplie d’évènemens, le captif de Sainte-Hélène meurt sur son rocher, le poète, attentif à cette catastrophe nouvelle, chante Napoléon, toutefois avec un plus juste sentiment d’impartialité qu’autrefois, lors de son premier dithyrambe si naïvement admiratif :

Tu régnerais encor si tu l’avais voulu.
Fils de la liberté, tu détrônas ta mère.
Armé contre ses droits d’un pouvoir éphémère,
Tu croyais l’accabler, tu l’avais résolu ;
Mais le tombeau creusé pour elle
Dévore tôt ou tard le monarque absolu :
Un tyran tombe ou meurt ; seule elle est immortelle.

Et quand trois ans plus tard, le chantre de Childe-Harold s’en va tristement mourir à Missolonghi au milieu de ses généreux préparatifs de défense pour la Grèce, M. Delavigne déplore aussi la fatale destinée de cet autre Homère qui, si Dieu l’eût permis, fût mort comme Achille. Peut-être les vers qu’il fit entendre à cette occasion ont-ils le tort de rappeler une autre pièce célèbre et plus fortement inspirée en l’honneur du même génie mystérieux. Tel fut donc toujours M. Casimir Delavigne, dès le début même, employant sa muse au service de toutes les causes populaires, se faisant l’écho sonore, le contrecoup harmonieux de la pensée publique, aussi bien dans ses apothéoses que dans ses colères, apologiste de l’opinion plus que son conseiller ; par là toujours écouté, toujours applaudi à la suite, mais jamais ne précédant, n’avertissant les instincts publics, jamais ne sonnant la charge d’aucune idée aventureuse, d’aucun sentiment nouveau.

Dans l’intervalle de ses publications lyriques, M. Casimir Delavigne, qui se sentait de plus en plus appelé aux suffrages de la foule, avait abordé le théâtre. Déjà, fort jeune, il s’était essayé dans une tragédie intitulée Polixène, laquelle était condamnée à ne pas voir le jour. Il y a, comme on sait, dans toute vie d’homme d’esprit ou de talent, vers la sortie du collége environ, quelque bonne tragédie classique où la première veine se dépense, et qui doit à jamais rester à l’état d’essai primitif non avenu, tout au plus pierre d’attente pour des blocs futurs mieux équarris, mais plus souvent encore jalon solitaire et abandonné pour d’autres traces moins incertaines. M. Hugo lui-même, dont la vocation n’est certes pas fort dramatique, a, si je ne me trompe, écrit avant ses odes, avant toutes ses œuvres, une tragédie de collége, ayant pour titre Irtamène. M. Casimir Delavigne, destiné aux succès de théâtre, pouvait refuser moins que tout autre ce premier tribut à l’ardeur d’une muse adolescente. Chez lui toutefois, l’avorton obligé ne devait pas tarder à être suivi d’un heureux et complet enfantement. En 1819 parurent les Vêpres siciliennes, tragédie en cinq actes, d’abord reçue à correction, puis refusée au premier théâtre français, avec de singuliers commentaires, s’il faut en croire la chronique[2], et en définitive représentée à l’Odéon, depuis peu relevé de ses ruines par Picard. Si le mérite des Vêpres siciliennes se jugeait au taux de son succès constaté par trois cents représentations, il devrait être réputé immense. Rien, en effet, ne manqua au triomphe de ce noviciat dramatique. La pièce inaugurait une salle nouvelle au bruit d’applaudissemens unanimes ; l’auteur avait été lui-même chargé d’écrire le discours d’ouverture, où nombre de vers heureux et élégamment spirituels parurent tout aussitôt de bon présage ; même le public alla, je crois, jusqu’à décerner au poète une ovation sur la scène. Sans mériter, il s’en faut, une approbation aussi démesurée, les Vêpres siciliennes étaient une œuvre remarquable à plus d’un titre, ne fût-ce que par la hardiesse d’un sujet très périlleux, dont l’exécution n’avait pas démérité, un peu sonore d’ailleurs et redondante comme toute inspiration juvénile. Basée sur une catastrophe où des milliers de Français périrent victimes, l’action devait naturellement exciter un intérêt plein d’émotion dans tous les cœurs, intérêt auquel sut aider le poète par une fable attachante liée à l’évènement principal qu’elle préparait avec assez d’habileté malgré quelques invraisemblances et quelques longueurs. On y pouvait admirer çà et là des situations frappantes à côté de quelques scènes mal amenées ; le caractère de Montfort, si loyal et si généreux dans ses inconséquences, celui plus énergique et plus brillant du conspirateur Procida, rachetaient suffisamment le personnage faible et embarrassant d’Amélie. Des traits vifs et chaleureux, un style pur, élégant, animé, presque toujours approprié à la couleur du sujet, la reproduction fidèle des mœurs et du caractère de l’époque, composaient un mérite d’ensemble suffisamment élevé, et signalaient, sinon un esprit bien saillant et bien profondément original, du moins assez de forte conception et de facile verve.

Les Comédiens, joués à quelques mois de là (6 janvier 1820), furent un timide essai dans le genre aristophanique. L’auteur avait été blessé justement du refus dédaigneux infligé à son premier ouvrage, et à tout prix il en voulait tirer vengeance ; pour cela, rien n’était plus à propos que de mettre en scène messieurs les comédiens avec toute leur morgue et leurs travers persistans. Un jeune auteur dramatique, souffre-douleur obligé des intrigues et des cabales de coulisses, dut essentiellement faire partie du tableau. Comme on l’imagine, le beau rôle était pour le poète, et il parut hors de doute, malgré toute protestation contraire du prologue, que M. Delavigne s’était peint lui-même sous les traits de Victor. Sans contredit, les quolibets malicieux, les vives et piquantes allusions, le persifflage à bout portant, ne faisaient point défaut à la pièce ; mais, par malheur, la plus légère attention démêlait un canevas faible, une action presque nulle, des mœurs et des caractères trop spéciaux. C’était, à vrai dire, une épigramme dialoguée avec esprit plutôt qu’une franche comédie, une satire personnelle plus qu’une peinture générale, et où d’ailleurs la comparaison d’un chapitre de Gil Blas était provoquée sans avantage. Tout en se révélant homme d’incontestable esprit, M. Delavigne était loin d’atteindre toutefois le vis comica du vrai genre.

Désormais vengé à sa guise, et l’enivrement d’un double succès une fois apaisé, M. Casimir Delavigne revint, après deux ans, à ses premières études tragiques, et ce fut pour trouver dans le Paria la plus brillante sans contredit de toutes ses inspirations. L’idée du Paria était visiblement empruntée à la Chaumière Indienne ; la tragédie tentait de paraphraser, avec ses ressources et ses vices d’amplification, le conte si ingénieusement philosophique de Bernardin de Saint-Pierre. M. Delavigne avait pris à cœur, lui aussi, de relever une caste d’hommes de son injuste abaissement, et employait, pour sa part, tout son prestige dramatique à réhabiliter de malheureux proscrits en face de la société européenne. C’était encore là une façon de thème populaire avec des noms indiens, et le dialogue, bien qu’enfermé à Benarès, pouvait, franchissant deux mille lieues de distance, trouver sans peine son écho à Paris. Malgré nombre d’inévitables défauts, un plan défectueux, quelques scènes peu naturelles, un trop facile écueil d’exagération dans les idées, et un dénouement qui ne satisfait pas, cette œuvre tragique avait pourtant des parties tout-à-fait supérieures, elle révélait en M. Delavigne un éclat et une éloquence poétiques qu’il n’a plus atteints depuis lors : on remarquait de ces vers magnifiques, faits pour être applaudis :

La vie est un combat dont la palme est aux cieux.

En tant que travail de style, cela visait de près à la perfection. Surtout, les chœurs du Paria, semés de strophes vraiment lyriques, rappelaient avec un rare bonheur les chœurs merveilleux d’Esther et d’Athalie. L’Orient et sa mystérieuse théogonie se trouvaient réalisés dans leurs plus poétiques couleurs ; c’était bien la patrie des roses et du soleil que chantaient ces brames, ces guerriers et ces jeunes filles :

PREMIER BRAME.

Du soleil qui renaît bénissez la puissance ;
Chantez, peuples heureux, chantez :
Couronné de splendeur, il se lève, il s’avance.
Chantez, peuples heureux, chantez
Du soleil qui renaît les dons et les clartés.

LE PEUPLE.

Il se lève, il s’avance ;
Publions sa puissance,
Adorons ses clartés.

SECOND BRAME.

Sept coursiers qu’en partant le dieu contient à peine,
Enflamment l’horizon de leur brûlante haleine.
Ô soleil fécond, tu parais !
Avec ses champs en fleur, ses monts, ses bois épais,
Sa vaste mer de tes feux embrasée,
L’univers, plus jeune et plus frais,
Des vapeurs du matin sort brillant de rosée.

D’autres passages sont plus poétiques encore, et jamais, depuis Racine, on n’avait rien entendu de mieux rhythmé, de plus pur, de plus harmonieux.

L’auteur, naguère si lyrique, avait-il fait la gageure de passer tour à tour de la comédie à la tragédie ? On dut le croire en voyant l’École des Vieillards succéder bientôt au Paria, de même que les Comédiens avaient suivi les Vêpres siciliennes. Cette fois, du reste, le Théâtre Français avait ouvert ses portes à M. Casimir Delavigne ; Talma et Mlle Mars représentaient les deux principaux rôles, et l’adoption du poète était complète. À bien dire pourtant, l’École des Vieillards n’était pas une vraie comédie ; il n’y fallait point chercher la moindre parenté avec les créations de Molière. Danville ne ressemble évidemment en rien à l’Arnolphe de l’École des Femmes. Il a été imprudent, mais non pas imbécille, et se laisse voir plus malheureux que ridicule. L’explosion même de sa jalousie touche au pathétique, contre l’ordinaire des situations de ce genre. On est certes plus porté à trembler qu’à s’égayer de sa position, et son exemple offre moins une leçon comique qu’un avertissement salutaire. Hortense, de son côté, ne peut se comparer à Agnès ; ce n’est point de gaieté de cœur et par niaise ignorance qu’elle tromperait Danville ; en fin de compte, elle reste vertueuse, mais on sent que son cœur est fragile et qu’il ne faudrait jurer de rien. Il y a en elle un peu de la Victorine du Philosophe sans le savoir. C’est donc moins le ridicule d’un mari trompé que le danger du mariage dans ses disproportions, que l’auteur a voulu peindre. Aussi l’ouvrage, dans son ensemble et ses principales scènes, a-t-il physionomie de drame plus que de comédie ; on perçoit çà et là une teinte de Kotzebüe ; le dénouement tourne visiblement au tragique. Malgré le rôle plaisant de Bonnard, qui fait diversion, le comique n’y saurait dominer. Les mœurs et les travers du temps n’y sont non plus représentés, pas même dans le personnage terne et effacé du duc d’Elmar, ce neveu de ministre qui a des emplois tout prêts pour les maris qu’il déshonore. Mais, bien que M. Casimir Delavigne se fût attaché à peindre les faiblesses du cœur au lieu des ridicules de l’esprit, cependant la verve même des détails, la grace de quelques scènes, l’élégance soutenue de la versification, la moralité finale, réalisaient suffisamment tout un côté agréable et instructif de la comédie.

Ce fut le succès de l’École des Vieillards, venant après tant d’autres, qui servit à M. Delavigne d’introducteur à l’Académie française. Déjà deux fois il avait tenté d’en franchir le seuil, mais les élégies nationales et les tragédies classiques avaient dû céder le pas tour à tour aux homélies de M. Frayssinous et aux mandemens de M. de Quélen. Cette fois, la presque unanimité des suffrages voulut bien consacrer sans réserve les droits de M. Casimir Delavigne au fauteuil de M. le comte Ferrand. Le discours de réception, auquel répondit M. Auger (7 juillet 1825), n’offrit littérairement rien de remarquable. Après l’éloge obligé et banal de son prédécesseur, le récipiendaire y disserta sur ce thème : de l’influence de la conscience en littérature, dans un style froid et décoloré, et avec une vulgarité de pensées qui démontrèrent sans réplique l’impuissance absolue de M. Delavigne à se traduire en prose, alors que l’esprit, n’ayant plus pour appui les grandes échasses du vers, est tenu de marcher seul et libre dans un sentier ouvert de toutes parts. Ce qui dut paraître singulier, même assez piquant, c’est que, dans ce discours, M. Delavigne vantait fort l’énergique spontanéité de l’ame chez l’écrivain, lui cependant si timide, surtout depuis lors, lui courtisan si naïf et presque involontaire de l’opinion publique.

Jusqu’à l’heure de son entrée à l’Académie, M. Casimir Delavigne avait atteint un niveau de gloire de jour en jour supérieur ; les circonstances littéraires, d’ailleurs, autant que politiques, l’avaient servi à point. Entre les classiques purs, déjà tombés en discrédit, et les romantiques qui n’avaient point encore abordé le théâtre, si ce n’est par quelques enfans perdus dont l’arène était jonchée, M. Casimir Delavigne avait le plus fidèlement exprimé un présent littéraire certain, doué de vie et de force, autant que le permettait l’époque. Entre deux écoles, dont l’une se mourait et dont l’autre ne vivait pas encore, il formait par privilége le seul lien de transition un peu puissant auquel se pussent rattacher toutes les sympathies moyennes. Mais l’instant n’était pas éloigné où ce rôle allait déchoir à l’avènement prochain de la jeune génération littéraire, et où le poète des Vêpres siciliennes, dérouté dans ses allures, dépassé dans sa voie, devait perdre un terrain considérable, en proportion de l’audace et du succès des novateurs. Le régime académique n’était pas fait non plus pour aiguillonner vivement le poète menacé d’une dépossession prochaine. C’est une remarque générale et constante, que la chaise curule du patriciat littéraire endort en quelque façon les esprits les plus vigilans ; il n’est jamais arrivé, je pense, qu’aucun écrivain ait gardé toutes ses franchises d’inspiration sous les voûtes de l’Institut, cette Capoue si fatale aux Annibals de la littérature. Les plus jeunes et les plus intrépides même, ceux qui par tâche et entraînement sont voués à poursuivre, sous les palmes académiques, la vie littéraire militante, y semblent laisser quelque chose de leur première veine. Le jour où il mettait pied dans l’Académie, la veille du triomphe romantique, M. Casimir Delavigne posait une barrière que sa renommée, sa popularité, son talent même, ne devaient plus franchir. Soit qu’il se reposât trop sur ses triomphes, soit que déjà son élan poétique fût épuisé, ou plutôt que son étoile eût pâli à l’approche d’un nouvel astre, l’auteur du Paria et de l’École des Vieillards, quoi qu’il en fût, abdiquait désormais le sceptre. Dès-lors il parut condamné à se reproduire lui-même, ou à trop chercher en d’autres des inspirations de reflet.

C’est une année environ après son entrée à l’Académie, qu’il faut noter un voyage de M. Casimir Delavigne en Italie, lequel, par un certain côté, a bien son importance. Au dire de quelques biographes, il s’agissait simplement, pour le poète académicien, de rétablir une santé chancelante ; mais pour moi j’aime mieux penser qu’il fut naturellement un résultat du système prévoyant de M. Casimir Delavigne, faisant tout à propos, mettant chaque chose en son lieu, agissant en tout état de cause avec intention et parti pris. Après les brillans succès de théâtre, après le couronnement académique, le voyage en Italie formait un complément indispensable pour tant d’heur et de satisfaction, et était comme un triomphe achevé. L’Italie avait vu les plus grands poètes du siècle, et récemment M. de Lamartine, avec lequel une épître devait être échangée au départ. Et puis, il fallait renouveler sa palette, rafraîchir ses couleurs. Je veux donc croire que M. Casimir Delavigne, sous prétexte, ou tout au moins par occasion de santé, obéit avant tout à une nécessité poétique du moment. Il s’en fut voir cette Italie que naguère il conviait par un appel trop vague à la liberté, et avant de partir, afin de ne rien omettre de convenu, il dit à la France ses adieux quelque peu fastueux d’artiste voyageur. M. Delavigne, ainsi que cela convenait tout-à-fait à un poète libéral, dut promener ses pas dans tous les lieux qui pouvaient fournir texte à ses exhumations d’un passé glorieux, ou à ses imprécations contre un présent déchu. Ainsi, le voyons-nous s’asseoir sous les portiques du Forum où sa pensée évoque vainement, par un clair de lune, les noms de Cicéron, de Numa, de Michel-Ange et du Tasse ; il adresse une consultation virgilienne à l’antre de la sibylle, qui n’avait plus d’écho pour les noms de patrie et de liberté. À Venise, où l’herbe croissait sur les degrés des palais de marbre, il gémit à la vue du lion de Saint-Marc dégénéré, et toute sa consolation alors est de penser au réveil valeureux des Hellènes. Le résultat de ce pèlerinage fut la publication, au retour, de sept nouvelles Messéniennes inspirées par les circonstances diverses qui l’avaient plus ou moins poétiquement signalé. Trois jours de Christophe Colomb, le Vaisseau, la Sibylle, les Funérailles du général Foy, Adieux à Rome, Promenade au Lido, tels en étaient les titres. Par malheur, ces productions ne rappelèrent tout-à-fait que par le nom commun les premières élégies de M. Casimir Delavigne. Le mérite poétique en était sensiblement moindre. Bien que ce fût encore la même élégance, la même pureté, la même habileté d’exécution dans le détail, cependant les plans étaient bien moins heureux, on sentait l’effort dans l’ascension lyrique, le vide se laissait trop apercevoir sous le pli flottant des draperies. « C’est un salon toujours magnifiquement décoré, disait quelqu’un, même lorsque la maîtresse est absente. » Quant aux sujets, quant à l’à-propos des nouvelles Messéniennes, ils n’avaient plus de beaucoup la même valeur qu’autrefois. C’étaient, pour la plupart, des thèmes convenus, apprêtés, auxquels correspondait une inspiration toute artificielle. Il s’agissait surtout d’impressions personnelles au poète, et si, par aventure, quelque fait public se trouvait en cause, il reposait tout uniment sur une fiction ou même sur une hypothèse : ainsi de ce vaisseau qui devait porter à Constantinople M. Strafford-Canning, dont la mission était, disait-on, l’affranchissement de la Grèce. Dans les Funérailles du général Foy, avec le meilleur désir de rester poète national, même hors de son pays, M. Casimir Delavigne se montrait plus Romain que Gaulois ; il parle évidemment un peu trop du soleil d’Italie, et, au lieu des appellations qui eussent pu avoir un sens si formel, on est tout surpris de rencontrer sous sa plume les noms de Camille et de Tullius. Déjà, depuis bien long-temps, il ne s’agissait plus d’invasion étrangère ; M. Casimir Delavigne eut le tort d’oublier le millésime courant de 1827, et d’ignorer qu’un titre bon à exprimer les sentimens spéciaux d’une époque, ne pouvait convenir à des sujets pris en d’autres temps et en d’autres lieux. Les premières Messéniennes elles-mêmes commençaient à subir la loi de l’oubli malgré leur ancien retentissement, elles n’étaient point destinées à la durée promise aux thèmes généraux et éternels qu’on relit sans cesse. Avec bien plus de raison le poète eût-il dû comprendre qu’on ne refait point identiquement le même œuvre, et qu’après surtout l’à-propos enfui, on ne saurait retrouver à longue distance un succès d’égale veine.

Une dernière fois, alors qu’éclata juillet 1830, M. Casimir Delavigne devait revenir à l’idée fondamentale des Messéniennes, avec un sentiment rajeuni sans doute, mais aussi avec moins de réussite encore dans la forme. Il était tout simple que la révolution de juillet rappelât à M. Delavigne son rôle interrompu, mais toujours cher, de poète national, d’autant qu’il le pouvait confondre cette fois dans ses sentimens d’affection pour la maison d’Orléans. À ce double titre, il entonna coup sur coup des chants populaires inspirés des circonstances, la Parisienne, le Dies iræ de Kosciusko, la Varsovienne, le Chien du Louvre, lesquels, tant que dura la fièvre, eurent le privilége de défrayer le triomphant lyrisme des vainqueurs, et dont le premier résonna mille fois sur toutes les places publiques de France. Mais si la Parisienne et le Chien du Louvre font incontestablement honneur aux sentimens patriotiques de M. Delavigne, ils ne laissent pas, en revanche, une idée bien haute de son talent de poète. Ces hymnes populaires, données pour la plupart comme des improvisations, en avaient un peu trop en effet la banalité courante et l’air de prose chantée.

Avant d’aborder toute la période dramatique nouvelle de M. Casimir Delavigne, je ne sais s’il faut citer, en se reportant à la restauration, une comédie qui restera comme l’erreur capitale de cet écrivain. La Princesse Aurélie s’isole en l’endroit le plus obscur du répertoire de M. Delavigne, moins encore peut-être par l’infériorité de mérite que par sa chute tout exceptionnelle. Représentée en 1828, après quatre ans d’absence du théâtre, c’était de tout point une rentrée malheureuse, et l’allégation d’une préface de l’auteur, où la pièce était traitée comme un pur délassement, ne pouvait rien atténuer. Dans cette comédie politique, faible d’intrigue et presque toute en conversation, le dessein de l’auteur avait été de persiffler, sous le voile de la fiction, un triumvirat trop célèbre ; mais par malheur son coup de collier n’avait abouti qu’à une œuvre froide, traînante, prétentieuse, et qu’on eût jugée mieux venue sous forme de satire, telle que la savaient faire les auteurs jumeaux de la Villéliade. Jamais ce mot d’un critique : « On marche lentement dans les pièces de M. Delavigne, » ne parut plus vrai. On estima généralement que de l’esprit, de jolis vers, des passages ingénieux, ne faisaient point seuls l’affaire essentielle du drame, et que le théâtre avait besoin, avant tout, de mouvement, de vérité générale, de pensée philosophique. L’auteur, comptant évidemment sur le prestige de sa versification et sur son facile esprit, n’avait jamais sacrifié avec plus d’insouciance le fond de l’idée à la parole sonore, le trait vif et juste au lieu commun poétique ; jamais il n’avait mieux mis en jour les vices inhérens à sa manière, et laissé voir plus ouvertement le défaut de la cuirasse. L’ouvrage fut arrêté court, et, malgré ce qui est dit quelque part, d’intrigues de coulisses qui en auraient interrompu la marche, il paraît certain que la froideur du public, gagnée de jour en jour au contact de la pièce, en paralysa seule le succès. Les journaux graves et vraiment littéraires ne manquèrent pas à la remontrance ; un savant et spirituel rédacteur du Globe en fit notamment une critique qui portait coup au juste endroit, et il fut démontré sans conteste que l’auteur venait de perdre, à trente-cinq ans, la virginité de sa gloire dramatique.

L’instant n’était pas éloigné où M. Casimir Delavigne allait dévier sensiblement de sa manière poétique naturelle, et pactiser dans une certaine mesure avec le goût moderne. En 1829, la réforme poétique, déjà entreprise dans l’ode et dans le roman, faisait invasion à la scène, entraînant à sa suite un flot turbulent de vives sympathies et de bruyantes adhésions. D’autre part, la tragédie de l’empire tentait de réagir en sens contraire avec une exagération moins légitime encore, et pour ressaisir, comme dans un effort désespéré, son pouvoir compromis, prétendait imposer violemment[3] des calques du passé sans force et sans génie. Pertinax et consorts réclamaient à tout prix le monopole de la scène française. Entre ces deux extrêmes en lutte, ce fut l’instinct (sans cesse avisé) de M. Delavigne d’observer un prudent milieu, toutefois en inclinant un peu vers le genre nouveau que le public semblait adopter de préférence. Marino Faliero, transporté du Théâtre-Français à la Porte-Saint-Martin, en même temps qu’il consacrait une scène libre, signalait un premier degré d’affranchissement dans le système dramatique du poète. C’était un premier pas tenté dans la voie de l’innovation. Le fidèle disciple de Racine et de Voltaire s’était écarté cette fois du giron des maîtres en gardant néanmoins quelques entraves. La conspiration du doge Marin Falier contre le sénat de Venise si bien racontée par les chroniques de Sanuto, et qui avait déjà produit un drame sans succès de lord Byron, venait de fournir à M. Casimir Delavigne le thème d’une composition libre, dans laquelle, traduisant d’une part et inventant de l’autre, il avait su interpréter l’histoire à sa guise. En bien des endroits, l’imitation de Byron était flagrante, toujours d’ailleurs employée à utile effet ; mais, averti par l’insuccès du poète anglais, M. Delavigne avait surtout visé à un intérêt dramatique plus vif, et ne craignit point de sacrifier, pour l’atteindre, soit la vérité, soit l’intégrité des caractères. Son doge, par exemple, ne ressemble guère à ce patricien de l’histoire, irascible, violent, intraitable sur l’offense faite à son honneur, pour l’honneur seul, et du reste, ainsi que l’a peint Byron, se mêlant avec une sensible répugnance à des conspirateurs plébéiens. Il s’est changé, grace à M. Delavigne, en un vieillard amoureux, plus jaloux de sa femme que de sa dignité personnelle, se confondant volontiers avec le peuple dans une vengeance commune, et qu’on dirait empreint quelque peu d’une teinte de moderne libéralisme.

Mes vœux tendent plus haut : oui, je fus prince à Rhode,
Général à Zara, doge à Venise ; eh bien !
Je ne veux pas descendre, et me fais citoyen.

N’est-ce pas là un reflet du carbonaro de la restauration, conspirant lui aussi et criant tout aussi fort dans son club que Faliero sur la place publique ? La part d’invention de M. Delavigne gisait dans quelques ressorts nouveaux et en d’heureux développemens de passion. Des scènes imaginées avec talent, telles que la provocation de Sténo et l’interrogatoire de Bertram, lui appartenaient en propre. Dans la scène entre Israël et le doge, le second inventeur suivait de près son modèle. Si l’on avait à regretter la candeur et la pureté céleste de l’Angiolina de Byron, sacrifiée à la situation bien moins neuve d’Élena et de Fernando, on ne pouvait contester qu’en rendant Élena coupable, l’auteur français n’eût mêlé heureusement le drame domestique au drame politique, et produit ainsi un intérêt plus pathétique et plus soutenu, couronné par la belle scène finale du pardon. Par ses libres allures, son mouvement et ses péripéties, Marino Faliero réalisait une sorte de drame à grandes proportions, mis en relief par le jeu de Ligier et la pantomime expressive de Mme Dorval ; mais d’autre part il se rapprochait encore de la tragédie par une poésie et une vigueur de style supérieures à la facture commune de M. Delavigne.

Il a dû en coûter quelque peu sans doute à M. Casimir Delavigne de se départir de sa ligne tracée dès long-temps entre les régulateurs poétiques des XVIIe et XVIIIe siècles. D’abord il avait paru se rattacher suffisamment à la tradition racinienne, autant par l’inspiration tout antique de sa première muse que par la pureté inaltérable de la forme. Amené sur le théâtre vers des sujets nationaux, ou tout au moins d’histoire moderne plus conformes au goût public, il n’en avait pas moins respecté la discipline aristotélique, et gardé son goût particulier d’élégante paraphrase. En un mot, soit que M. Delavigne fît de la tragédie pure, régulière, classique, avec un ressouvenir assez présent du sentencieux auteur de Mahomet, soit qu’il essayât de la comédie de caractère dans le genre approchant de la Métromanie et du Méchant, il était visiblement resté fidèle à l’ancienne école de poésie française, un peu froide et maniérée, mais toujours élégante dans sa mesure[4]. Ce n’est donc pas sans quelque violence, je veux le croire, qu’entraîné de plus en plus il a réalisé ses plus importantes concessions au romantisme. Mais, après 1830 surtout, l’école nouvelle s’étant emparée en maître du théâtre, force avait été de la suivre sur son terrain, sinon de lui céder toute la place. De Marino Faliero, donné le 30 mai 1829, jusqu’à Louis XI, représenté le 11 février 1832, la témérité de M. Delavigne s’était accrue en proportion du temps et des évènemens accomplis. Son goût de faveur publique l’entraînait, toutefois sans qu’il méconnût la distance prescrite par l’allure naturelle de son génie. Dans Louis XI, un essai de conciliation était manifestement tenté d’une main habile, mais encore peu ferme. C’était de tout point, comme nécessité subie et comme résultat équilibré, une façon de ministère Martignac dramatique. On ne peut nier un grand art de combinaison dans ce portrait historique, où les moindres accessoires, les plus petits accidens de costume ne sont pas moins étudiés, moins léchés que la figure principale, où les détails les plus familiers sont abordés à côté des développemens les plus sérieux et les plus profonds de caractère. Sans cesse la comédie s’y mêle à la tragédie, le roman y est soudé à l’histoire. M. Casimir Delavigne a tenté par-dessus tout une laborieuse et patiente esquisse du caractère de Louis XI, réalisée au point de vue d’Estienne Pasquier, avec force emprunts à Mercier et à Walter Scott. Mais peut-être ne nous montre-t-il ce roi fin et feint en ses entreprises que sous un jour spécial, qu’en une période trop courte et trop effacée de sa vie. Nous n’apercevons guère que Louis XI malade en son château de Plessis-les-Tours, sans cesse disputant avec son médecin, ainsi que M. Argant dans sa chambre à coucher. Louis XI, ce prince dont le règne eut de si importans résultats, prodigue bien moins ici les actes que les paroles. La seule action qui se rattache aux scènes essentielles du tableau appartient à un autre personnage, celui du duc de Nemours ; encore le fils du malheureux comte d’Armagnac ne semble-t-il apparaître, avec ses projets d’amour et de vengeance, que pour faire poser Louis XI. Plusieurs figures entièrement secondaires, Coictier, Olivier-le-Daim, Tristan même, sont de celles qu’aurait désavouées assurément la dignité compassée du vieux cothurne ; mais, une fois admises, il n’eût point fallu tant les sacrifier au caractère principal ; c’est à peine si l’historien Philippe de Commines est esquissé de profil. Tout cela sent bien un peu le placage et la marqueterie. Quant aux petits tableaux partiels, quant aux scènes d’enluminure intercalées à dessein comme effet de variété et de contraste, telles que la procession des reliques au premier acte, les danses villageoises du troisième, l’épisode un peu risqué des amours du dauphin avec la jeune Marie, le rôle tout entier de saint François de Paul y compris la belle scène de la confession, le romantisme le plus déterminé les revendique pour son compte. L’unité et la simplicité antique n’y auraient que faire en vérité ; l’auteur, cette fois, a résolument brisé ses lisières. Mais du reste, ici comme toujours, M. Casimir Delavigne, fidèle à sa nature, a jeté sur ses plus téméraires saillies l’uniforme vernis, et, pour ainsi dire, le manteau de son style. Tout s’y trouve anobli jusqu’aux moindres détails. C’est un soin perpétuel de coquetterie et d’extrême élégance qui aboutit souvent à la périphrase, malgré quelques rares brisures. On devine qu’il s’agit pour le poète d’une part de tradition toute spéciale, qu’il garde par goût autant que par religion, et que pour rien il ne voudrait sacrifier sur les autels plus infidèles du romantisme.

Les Enfans d’Édouard, écrits dans le même nouveau système, sont le développement d’un des innombrables épisodes du Richard III de Shakspeare, et comme un coin de ce vaste tableau historique. M. Casimir Delavigne aurait eu vraiment trop à faire pour suivre le poète anglais dans sa course hardie à travers la colossale et sanglante biographie du duc de Glocester. Son dessein n’était point et ne pouvait être de lutter ni pour l’audace de la conception ni pour la témérité du système avec le chef de la scène anglaise. C’est le caractère propre comme la limite du talent de M. Delavigne de ranger tout emprunt, même le plus hardi, sous un certain niveau de perfection moyenne, soit qu’il ajoute à son modèle, ainsi que dans Marino Faliero, soit qu’il lui retranche, comme dans les Enfans d’Édouard. Les personnages les plus nombreux et les plus divers rois, reines, princes, lords, évêques, bourgeois, se pressent, se succèdent dans l’œuvre de Shakspeare. Tout crime et toute terreur sont contenus dans Richard III : d’abord Henri VI et son fils Édouard poignardés dans leur prison par l’usurpateur ; puis le duc de Clarence, frère de Richard, noyé par ses ordres dans un tonneau de malvoisie ; Rivers, lord Gray, frère et fils de la reine, mis à mort dans les cachots de Ponfrect ; lord Hastings, lord Buckingham immolés sur l’échafaud ; enfin la femme de Richard, lady Anne, empoisonnée par son mari ; et l’espace de temps durant lequel se meuvent tant d’évènemens terribles, ne comprend pas moins de quatorze années. Entre tous ces sujets dramatiques, M. Delavigne n’en choisit au contraire qu’un seul, le meurtre des enfans d’Édouard IV, afin qu’il le puisse ménager avec art, et ce seul fait, il l’amène en trois jours, ce qui dépasse encore le terme des prescriptions classiques. Tout l’intérêt se concentre donc sur deux jeunes princes, beaux, aimables, tristes, unis par les liens d’une touchante fraternité, et dévoués l’un et l’autre à devenir victimes d’une barbare ambition. Il y a là tout le charme mélancolique d’un tableau célèbre dont la tragédie de M. Delavigne a passé justement pour être une élégante paraphrase[5]. Cette lutte, ce contraste du crime tout puissant qui rugit d’impatience, prêt à dévorer sa proie, avec la faiblesse du jeune âge que protégent seulement son innocence et sa grace, ce meurtre sans cesse suspendu sur deux jeunes têtes déshéritées, tout cela, combiné avec l’élan de l’amour maternel qui s’interpose sans pouvoir, fournissait assurément une abondante matière au pathétique et à la terreur. Mais d’autre part le sort des deux victimes, trop sûrement prévu dès l’avance, répand sur la composition entière une teinte de pitié monotone qui ne peut jamais donner lieu ni à l’anxiété ni à la surprise. On voudrait aussi l’action plus riche et plus pleine. Le développement des caractères sert presque seul à remplir les trois actes et à fournir les dimensions nécessaires de la tragédie. M. Delavigne ne prête-il pas encore à Richard un langage trop ingénieux, trop raffiné pour sa donnée morale ? À un sarcasme lancé par le petit duc d’Yorck à son oncle, Richard répond brusquement :

À revoir, bon neveu.

Et puis à part :

Quand ils ont tant d’esprit, les enfans vivent peu.

Ailleurs, oubliant sa dissimulation :

Mauvaise herbe est précoce et croît avant le temps.

Richard, naturellement peu prodigue de réflexions, n’était pas, j’imagine, si sentencieux, et ne s’amusait guère aux quolibets. Buckingham est reproduit, quant au fond, du poète anglais, seulement avec plus de développemens nécessaires dans sa résistance à Richard et dans les scrupules de sa conscience moins soucieuse du sang répandu que des droits de la royauté. Mais c’est le caractère de Tyrrel, à peine indiqué par Shakspeare, qui, par son mélange de scélératesse et de sensibilité, par ses contradictions même d’un effet tout pathétique, devait toucher la fibre si caressée du nouveau poète ; il fait pour l’émotion commune ce que réalisent pour les esprits délicats la perfection des détails et le grand soin littéraire de toute la pièce.

Après avoir essayé tour à tour la tragédie classique, la comédie de caractère, le drame historique et moyenâgeux, M. Casimir Delavigne paraît avoir voulu comme mêler et fondre ensemble ces genres divers dans Don Juan d’Autriche. Après avoir visé successivement à l’imitation de Racine, de Molière, de Byron, de Shakspeare, voici que maintenant il marche résolument sur les traces de M. Hugo, dont la témérité lui fait ombrage. Il tente tous les hasards, toutes les péripéties imprévues, tous les ressorts périlleux du drame moderne, sans craindre la comparaison devenue possible avec Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo. Le poète, jadis tant circonspect, secoue à la fin sans restriction le joug des unités ; et ce qui n’est pas moins nouveau, c’est que pour la première fois l’auteur des Vêpres siciliennes substitue à son vers correct, harmonieux, sonore, une prose vive, sémillante, pleine d’antithèses et de concetti, qu’il s’efforce d’emprunter tour à tour à Voltaire et à Beaumarchais. Don Juan d’Autriche, le fils naturel de Charles-Quint, le brillant vainqueur de Lépante, devient tout à coup, sous la main de M. Casimir Delavigne, le héros d’un drame bizarre, multiple, compliqué à l’excès, où le poète tente, au moyen de personnages historiques inusités dans l’ancienne comédie, de fondre ensemble le comique et l’intérêt, le rire et les larmes. Naturellement l’histoire se trouve interprétée d’une façon très libre, et, en ce qui touche don Juan spécialement, Brantôme est quelque peu faussé dans sa chronique. M. Delavigne a certes mis en œuvre bien de l’esprit et des ressources d’imagination dans la texture et la broderie de ses cinq actes. La pétulance de don Juan, destiné au cloître et ne rêvant toutefois qu’amour et batailles, le débordement naïf de ses goûts, de ses penchans, de ses espérances, éveillent un intérêt vif et rapide. Quexada, si plein de comique frayeur devant l’étourderie de son élève, Quexada, légèrement poltron et néanmoins capable du plus honnête dévouement, est une figure plaisamment saisie, quoique empruntée d’ailleurs à divers types connus, et qui provoque aisément le sourire. La situation de Charles-Quint au couvent de Saint-Just est heureuse malgré l’anachronisme. Cette vieille majesté déchue, jadis l’arbitre de l’Europe, employant aujourd’hui toute son activité à ourdir une intrigue obscure de cloître en faveur de son fils don Juan, ne manque pas d’originalité, bien que faussant la réalité historique. Le personnage malicieux, ironique, moqueur du petit moine Peblo incidente gaiement l’action avec un aimable ressouvenir de Chérubin. Comme contraste, la rivalité fatale de don Juan et de Philippe II, amoureux l’un et l’autre de dona Florinde sans la connaître, et la scène de provocation du quatrième acte, font une part suffisante à la terreur. Mais si Charles-Quint a paru d’une teinte de philosophie par trop voltairienne sous le capuchon de frère Arsène, son terrible successeur n’est pas montré sous un jour plus conforme à l’histoire. Il y a loin de cette création au Philippe II de Schiller, si vivant et si vrai. On ne conçoit guère le sombre Philippe II, malgré son âge, amoureux et galant comme un dameret ; en tout cas, on a peine à se figurer cet altier despote au geste absolu, faisant de si misérables et de si vains efforts pour vaincre la résistance d’une jeune fille. Cette adoration singulière et obstinée d’une juive par deux princes dévots comme tous bons Castillans, n’est pas un moindre démenti donné à l’Espagne catholique du XVIe siècle. On devine aisément que l’auteur, dans son parti pris de drame romanesque et amusant, a dû se soucier assez peu des invraisemblances non plus que des effets forcés, et que satisfait d’égayer le parterre par de spirituelles saillies, par de vives et gaies inventions, il a sacrifié sans remords toute exigence d’art sérieux.

On l’a souvent remarqué, et cela surtout apparaît en Don Juan d’Autriche : M. Casimir Delavigne, mieux que tout autre poète au monde, a sondé habilement les secrètes préférences de la foule et les tendances passagères d’un jour ; mieux que personne, il a su les prévenir d’avance, y céder à temps, leur complaire avec charme et s’en rendre l’interprète d’affection. Toujours il a pressenti quelle juste dose de gaieté ou de pathétique convient pour faire accepter à point une idée ou un sentiment perçu en commun ; d’ordinaire il mesure le développement d’une scène, l’intensité d’une situation, en raison de l’intelligence ou de la sensibilité présumée d’un auditoire en expectative. Le poète fera au besoin, pour le succès de sa cause, de la propagande politique sous le couvert d’une œuvre purement littéraire, et du prosélytisme philosophique sous le voile dérobé d’une innocente fiction. Peut-être, par sa prudence un peu méticuleuse, ne satisfait-il aucun parti extrême, mais à coup sûr il rallie l’armée entière des opinions flottantes qui se rangent volontiers dans le milieu impartial. Trop timide aux yeux de quelques-uns, point assez hardi pour les autres, M. Casimir Delavigne s’inquiète avant tout de la masse, et discerne par instinct en quel point se groupe la majorité des votes. Dès-lors tous les traits les mieux aiguisés de son esprit, tous les plus sûrs effets de son discours sont directement lancés vers le but indiqué par son ambition. Rien, pour l’atteindre, ne saurait lui coûter trop, ni sa conviction littéraire primitive de jour en jour immolée, ni tout l’ennui inséparable du désir de plaire et du soin scrupuleux de réussir[6].

Une famille au temps de Luther peut être considérée comme une trêve indifférente dans l’œuvre générale de M. Casimir Delavigne. Pas un pouce de terrain n’y est gagné ou perdu dans la voie d’un progrès quelconque. C’est un de ces essais sans résultat qui laissent toutes questions en leur place. Le même système de conciliation entrepris depuis Louis XI s’y continue et s’y clôt jusqu’à présent avec quelques particularités qui se recommandent à la curiosité beaucoup plus qu’à l’intérêt moral du spectateur. Une tragédie en un acte et sans amour devait passer à coup sûr pour une nouveauté bizarre, et jusqu’ici tout-à-fait sans exemple au théâtre ; mais hors cela, l’auteur reste fidèle, comme précédemment, à son parti pris de fusion dramatique. Il se partage dans une mesure presque égale entre la méthode ancienne et le genre moderne. Le sujet est emprunté à l’histoire des trois derniers siècles. C’est la lutte de deux frères de religion différente, dont l’un catholique fervent, et l’autre près d’être converti au luthéranisme. La péripétie consiste en ce que le fanatisme romain de Paolo aboutit, par la rigueur de ses conséquences, au meurtre de Luigi. La scène, placée dans une salle basse de métairie, les détails les plus familiers de la vie domestique abordés sans hésitation, un rôle de vieux serviteur qui égaie par sa raison verbeuse, font ressembler la pièce à une sorte de drame bourgeois et intime, dans lequel M. Delavigne ose plus, à quelques égards, que Diderot et Lachaussée ; et, d’autre part, la simplicité des moyens, la nullité de l’intrigue, l’élégance constante de la versification, l’usage fréquent de la description et de la périphrase, surpassent même les timidités les plus apprêtées de l’école classique. Ainsi, différente de la tragédie dont elle viole en plus d’un point les sévères convenances, non moins différente du drame dont elle n’a pas l’animation et la variété, cette œuvre mixte ne prend plus rang, surtout à la lecture, que comme une épître ingénieusement dialoguée sur la tolérance religieuse ; expression directe, à tout prendre, de l’impartialité toute philosophique de l’auteur.

On ne sait trop que dire de la Popularité, cet infructueux essor de M. Casimir Delavigne dans la comédie politique, terrain vierge pourtant, et le seul peut-être qui soit à exploiter de nos jours. Si je ne me trompe, le poète a fait défaut au genre, moins par insuffisance de talent que par une allure naturelle trop peu appropriée. M. Casimir Delavigne, on l’a très justement observé, n’est pas de la famille d’Aristophane. Il ne lui appartenait donc point d’aborder la comédie directe, personnelle, nominale, que nos mœurs et nos lois ne sauraient d’ailleurs autoriser, et que les Cléon de nos jours ne voudraient point souffrir. Mais dans cette transaction même de comédie moyenne ou indirecte qu’il a tentée, et dans laquelle l’auteur plus osé de Bertrand et Raton avait su provoquer le rire, M. Delavigne apportait encore trop de ménagement impartial et de tempérament d’honnête homme. Traduisant clairement des passions et des faits contemporains, nationaux, sous l’allégorie d’une date ancienne et de noms étrangers, il a craint de calomnier, même à distance, l’année 1838, qui se pouvait lire à travers l’énoncé de l’an 1745 et du règne de George II. Les caractères divers de sa pièce devant être, dans la pensée de l’auteur, autant de symboles d’un principe, d’une opinion, d’un parti régnant, on comprend que par loyauté il ait tenu à dessiner chacun dans son meilleur jour. Aussi, à l’exception de Godwin, qui seul jette une ombre dans son coin, la plupart des autres paraissent-ils calqués sur la réalité la moins obscurcie. Sir Édouard Lindsay représente bien l’orateur de l’opposition, généreux, éloquent, plein d’une foi naïve dans les triomphes populaires ; son vieux père sir Gilbert, le sage désabusé, sachant le fond des affaires qu’il a pratiquées avec fruit ; Mortins, le républicain honnête, sincère, rempli d’enthousiasme et de patriotisme ; lady Straffort, la fidélité jacobite dans son aspect un peu aventureux et romanesque ; lord Derby, l’opinion accommodante qui pactise volontiers pour atteindre son but. Il n’est guère, au milieu de tout cela, que Caverly dont le scepticisme railleur tranche par une nuance plus hasardée. De là généralement une peinture de la plus entière et de la plus sereine bonne foi, mais aussi trop d’uniformité dans les teintes, un partage trop égal dans l’intérêt des caractères ; par suite nulle saillie principale, nulle incisive et piquante raillerie. Quant à la forme, quant au style, M. Casimir Delavigne était rentré cette fois dans sa première manière, la plus naturelle et la plus vraie, sinon la meilleure possible. On eût dit qu’à l’exemple de son héros Édouard Lindsay, lui aussi avait voulu s’arrêter en cours de sacrifices populaires, et le personnage était ici un peu comme le symbole du poète. — Quoi qu’il arrive, et alors même qu’il s’est le plus mépris au fond, on peut être assuré que M. Casimir Delavigne aura gardé quelque chose de son privilége inaliénable dans le détail. À tout prendre, nul plus que lui ne parle naturellement en vers, et n’y laisse voir une allure plus aisée. Le langage poétique est comme un souple vêtement qui ne gêne en rien son geste et sa démarche. Il sait tout ce qu’on peut savoir pour le maniement de la phrase, l’habileté des tours et la propriété de l’expression. Son dialogue est tour à tour spirituel ou éloquent ; les plus nobles sentimens, les plus généreuses pensées s’y peuvent encadrer dans une forme souvent naturelle, quelquefois précise. En un mot, le poète exécute à son gré tout ce qu’il imagine, et s’il imaginait davantage, on aurait moins à reprendre ; mais c’est justement la hauteur et la force d’imagination qu’il n’atteint pas.

Voici que pour son dernier essai M. Casimir Delavigne vient de s’attaquer au plus grand de nos tragiques. Il a osé nous redonner le Cid après Corneille. Il n’a pas craint de faire revivre cette figure si noble, si fière, si poétique, dans laquelle Pierre Corneille avait dépensé la première fleur et pour ainsi dire la virginité de son mâle génie. Toutefois M. Casimir Delavigne a moins prétendu reproduire le sujet même du premier Cid que l’héroïque tradition de son caractère. L’idée fondamentale de la Fille du Cid, ainsi que les scène principales, reviennent de droit au Romancero espagnol, dont le poète moderne a détaché les plus poétiques fleurs pour en parer le nouveau fruit de son imagination. Il ne s’agit plus maintenant du jeune et fougueux amant de Chimène, ce Rodrigue dont lui-même disait :

Aux ames bien nées
La valeur n’attend pas le nombre des années.

Le vaillant Rodrigue de Bivar s’est fait vieux, ses cheveux ont blanchi ; disgracié par le roi Alphonse, mais toujours redouté des Maures, il vit à Valence, une de ses conquêtes, entre sa fille dona Elvire et Rodrigue, jeune novice destiné au cloître, fils de Phanès de Minaya, frère d’armes du Cid. Quant à Chimène, elle est morte, ainsi l’a voulu M. Casimir Delavigne, ce qui, à tout prendre, vaut mieux encore que s’il nous l’eût montrée toute chargée d’ans et de rides. Chimène revit, il est vrai, dans les graces et la beauté de sa fille ; mais Elvire, avec une teinte de fierté plus sauvage, n’a pas la tendresse et le cœur de Chimène. M. Delavigne a trop grandi la stature de son héroïne, taillée du reste sur le patron des femmes de Corneille. Il en a exagéré la couleur ironique et superbe. On aperçoit trop que la gamme d’Elvire, haussée à tous les tons du sarcasme et du dédain, a été modulée primitivement sur la voix de Mlle Rachel. Elvire poursuit tous ceux qui l’entourent de ses belliqueuses excitations et de ses implacables railleries. Elle aime son jeune cousin Rodrigue ; mais, préférant la gloire à son amour, elle ne cesse d’éveiller en lui la fibre guerrière endormie et de le pousser au combat. Quand Ben-Saïd, l’envoyé des Maures, vient offrir la royauté au vieux Cid, c’est Elvire qui prend sur elle de repousser avec hauteur ces offres insolentes. Il n’est pas jusqu’à son père lui-même à qui Elvire ne donne des leçons d’énergie et d’audace. À la vérité le vaillant campeador n’a plus son inflexible trempe d’autrefois, il se bat un peu moins à présent, et fait sonner davantage en paroles le renom de ses vieilles prouesses. Le Cid est aussi devenu singulièrement conteur avec l’âge. Tandis que les Maures s’apprêtent à assiéger Valence, il fait complaisamment à sa fille je ne sais quels anciens récits de juif et de coffre-fort :

C’est une vieille histoire
Que je veux vous conter, mais bien bas pour ma gloire.

D’autres fois il se montre naïf et bon homme à plaisir, ou professe gaiement des maximes de la plus indulgente philosophie en matière de bravoure. Ce n’est pas le bouillant adversaire du comte de Gormas qui eût dit par exemple :

L’habitude est pour nous la moitié du courage.

On se demande jusqu’à quel point il convient d’applaudir à ces sortes de copies adroitement falsifiées d’une œuvre originale. Le poète, je l’accorde, a plein droit généralement de refaire pour son compte toute histoire et tout drame tombés dans le domaine commun ; ce n’est pas nous qui voudrions barrer passage aux auteurs vivans avec le fantôme des morts illustres : mais pourtant il est telle création supérieurement accomplie et si achevée en elle-même qu’elle paraît de tout point définitive, telle figure coulée en bronze d’un jet si absolu qu’il semble qu’on ne puisse jamais plus l’altérer. Ainsi en est-il du Cid. Depuis que Corneille lui a donné si puissamment le souffle et la vie, chacun s’est accoutumé à voir dans ce type un héros jeune, impétueux, hardi, plein d’une égale ardeur pour l’amour et les glorieux combats. Malaisément on se le figure vieux, refroidi par l’âge, d’un sang moins bouillant, d’un bras moins prompt, d’une valeur plus prudente et plus réfléchie. Pour Chimène, on la cherchera toujours avec regret dans sa poétique auréole, à côté de son Cid bien-aimé dont l’imagination ne la sépare pas. Cependant l’hypothèse de M. Casimir Delavigne une fois admise, on ne saurait nier qu’il ait exploité avec une grande intelligence et un rare sentiment les deux mines fécondes ouvertes sous sa main, c’est-à-dire les romances espagnoles et la tragédie de Corneille. Aux unes, il a emprunté leur fonds naïvement original, leurs formes vivantes et pittoresques ; à l’autre, en maint endroit, sa touche mâle et vigoureuse, son accent héroïque et fier, ses attitudes et ses poses si martiales. La couleur romanesque et un peu fanfaronne des vieilles épopées est généralement saisie. Ce sont à tout propos ressouvenirs guerriers, sentimens chevaleresques, discours magnanimes, fières provocations de Maure à Castillan, et de Castillan à Maure. On croit entendre comme une succession d’héroïques refrains, de ballades tour à tour énergiques ou gracieuses, qui remuent les fibres du cœur et tiennent l’intérêt en émoi. Plusieurs des traits incisifs de Corneille sont reproduits en maint passage avec une intention manifeste ; chaque personnage, pour ainsi dire, semble fait à dessein pour rappeler quelqu’un des types de l’ancienne tragédie ; la scène de défi entre le jeune Rodrigue et le Maure Ben-Saïd rappelle, à s’y méprendre, la situation analogue du premier Cid avec le comte de Gormas, aussi bien par le ton du discours que par la forme de l’interpellation et la coupe toute cornélienne du vers :

— Ton nom ?
Ton nom ?— Je n’en ai pas, mais tu vas m’en faire un.

On voit que l’attention du poète s’est épuisée dans le développement des caractères. Celui du Cid, entre autres, a un mélange de grandeur et de bonhomie, de rudesse et de bienveillance, qui en ferait une création des plus heureuses, si l’on pouvait écarter toute comparaison du type consacré. Une fois le héros castillan accepté dans son nouveau jour, on admire sans réserve une scène d’un charme très piquant, et d’ailleurs empruntée au Romancero, celle où le vieux Cid, pour encourager son filleul Rodrigue, feint d’avoir lui-même faibli dans la mêlée. Phanès, par un nouvel emprunt fait à Corneille, procède du vieil Horace. C’est le soldat brutalement intrépide, le père inflexible qui met l’honneur de ses enfans bien au-dessus de leur vie. Placé en regard de la valeur clémente du Cid, ce sombre courage la fait ressortir à dessein, comme l’ombre fait jaillir plus vivement la lumière sur un tableau. À tout prendre, il y a une idée dramatique dans l’opposition des deux caractères d’Elvire et de Rodrigue, dans cette éducation guerrière, dans cette transformation morale si curieusement réalisées par l’amour. La donnée du jeune Rodrigue, sans être tout-à-fait neuve d’ailleurs, a un effet original dans l’ensemble : le poète a su nous intéresser, même aux faiblesses du fils de Phanès, et lorsque enfin le jeune novice trouve au fond de son ame l’héroïsme de ses ancêtres, lorsque, pour venger son frère Fernand, tué aux portes de Valence, il défait Ben-Saïd ; lorsque, plus tard, il rapporte vaillamment Tizonade, cette épée que le Cid défaillant a laissée aux mains des ennemis, Rodrigue achève de conquérir toutes nos sympathies. — Le tort grave de la Fille du Cid est d’être absolument vide d’action ; cette tragédie, étroitement enfermée, du reste, dans le triangle rigoureux des unités, manque de centre et d’intérêt dramatique ; vainement prétendrait-on démêler la trame et le nœud d’une composition qui n’est, d’un bout à l’autre, qu’un long et brillant propos de chevaliers. Aucun personnage ne tend à une fin logique à travers les évolutions de la péripétie. La bataille deux fois livrée sous les murs de Valence, n’apporte pas même le plus léger retentissement à l’oreille du spectateur. Enfin le vieux Cid, accablé par l’âge et les fatigues du combat, de même que dans le Romancero, vient doucement expirer sur la scène, pour confirmer les tristes pressentimens que naguère il révélait à sa fille. Le Cid a eu un rêve dans lequel il a vu Chimène qui l’appelait à elle, il l’a vue :

Toujours belle
Belle comme à vingt ans, mais morte cette fois.
J’errais sous son balcon, chantant à demi-voix
L’air qui fut si long-temps sa douce fantaisie.
Son bras avec lenteur leva la jalousie ;
Ravi, je crus encor la voir sous ces atours
Que préféraient mes yeux au temps de nos amours ;
C’est sous son blanc linceul qu’elle m’est apparue.
Pâle, elle m’a souri ; puis dans l’air suspendue,
Vers l’étoile du soir elle a levé sa main,
Et s’est évanouie en disant : À demain !

Au rendez-vous donné je fus toujours fidèle ;
Tu vois bien que ce soir je dois être auprès d’elle.
Et je voudrais, ma fille, au dernier rendez-vous,
Lui dire en l’embrassant le nom de ton époux.

Maintenant son rêve s’accomplit, et le Cid n’a plus qu’à mourir en disant : « Chimène, me voici ! » — Si cette œuvre signale un progrès de quelque sorte, c’est, à coup sûr, dans le style, non que le style de la Fille du Cid surpasse le genre de perfection réalisé et tant prôné jusqu’à ce jour chez M. Casimir Delavigne, mais justement parce qu’il est tout autre, parce qu’il s’annonce assez fréquemment avec des allures de franchise, de vigueur, de sensibilité même tout-à-fait imprévues et qui ont été accueillies avec joie. Il y a parfois dans le discours un air noblement familier que Corneille ne désavouerait pas, et des traits de hardiesse dans lesquels M. Victor Hugo pourrait se reconnaître. En un mot, M. Casimir Delavigne vient de montrer qu’après tant d’autres nuances habilement empruntées, le ton de force et de naïveté lui était encore possible dans l’occasion. Par malheur, ce nouveau mérite même ne fait que confirmer plus surabondamment le penchant déterminé de M. Casimir Delavigne à l’imitation. Nous savons maintenant que l’auteur de la Fille du Cid peut, avec un succès égal, marcher à la suite des génies les plus divers ; il lui reste encore à être lui-même, et à se révéler dans une voie qui n’ait pas été déjà sillonnée par d’ineffaçables empreintes.

À vouloir juger M. Casimir Delavigne dans son ensemble et comme caractère de poète, on n’est pas en vérité sans quelque légitime embarras. Entre le haut piédestal que lui dresse la foule complaisante et le socle plus abaissé où le pose la critique austère, son rang bien précis ne se dessine pas nettement à l’œil. Depuis les Messéniennes jusqu’à la Fille du Cid, M. Delavigne, multipliant sans cesse les œuvres, a certes touché à bien des points et varié sensiblement ses procédés ; mais, avant tout, on ne saurait le rattacher intimement à aucune des deux faces de la littérature du XIXe siècle, soit celle qui embrasse encore le passé d’une étreinte fidèle, soit celle qui tourne fièrement ses aspirations vers l’avenir. La révolution littéraire entreprise depuis bientôt un demi-siècle par M. de Châteaubriand et Mme de Staël, laissa manifestement en dehors M. Casimir Delavigne, qui ne la comprit pas. Lorsque, pour la première fois, l’auteur des Messéniennes s’initie à la vie littéraire, on voit qu’il n’est nullement frappé de ce qui se passe autour de lui dans le domaine intellectuel et moral ; les évènemens extérieurs, mondains, ont seuls le privilége d’exciter son attention. À vrai dire, ses débuts sont moins littéraires que politiques, et l’éclat de ses succès s’explique surtout par cet instinct merveilleux qu’il a de faire vibrer sa corde lyrique à l’unisson de la fibre populaire. Au jour même de son triomphe le plus universel, il n’est guère de son temps que par les sentimens passagers, par une communauté d’idées transitoires. Le fonds propre de son inspiration et les formes mêmes de son langage appartiennent à une autre époque, sont d’un autre pays. C’est un Grec d’autrefois transplanté dans la France moderne, et qui s’exprime sur les choses contemporaines avec les images et les souvenirs de l’antiquité. À l’exception de deux ou trois, les poésies nationales de M. Casimir Delavigne manquent de vérité locale ; l’enthousiasme qui s’y montre procède plus d’une sorte d’arrangement littéraire que d’un vif sentiment de la réalité. Quand, un peu plus tard, à l’avénement de l’auteur des Méditations, l’école de poésie française presque tout entière aborde les mystérieuses profondeurs de l’ame humaine et de la Divinité, M. Casimir Delavigne, loin de participer à cette rénovation spiritualiste du jeune siècle, retourne, au contraire, à la Grèce et à Rome païenne avec une persistance désormais sans à propos ; pourtant sa foi dans le culte classique n’est pas telle qu’il n’y déroge par aventure. Volontiers il brise le pacte ancien et se laisse aller à consentir des alliances nouvelles, pour peu qu’on le sollicite. Ainsi n’eussent pas fléchi sans doute les purs et fidèles disciples de l’antique religion littéraire, tels que le chantre de l’Aveugle.

Au théâtre, M. Casimir Delavigne a manqué d’invention ; le plus souvent il s’est borné à reproduire les situations et les caractères depuis long-temps consacrés sur la scène. D’abord tragique de l’école de Racine et de Voltaire, il a marché dans la comédie, bien qu’avec moins d’évidence, entre Gresset, Beaumarchais ou tel autre, s’aidant partout de deux ressources familières à l’abbé Delille, la périphrase et la description. Puis successivement il s’est essayé à des pastiches de tout genre, calqués sur Byron, sur Shakspeare, sur Mercier, sur le drame français moderne, et enfin récemment encore sur le vieux Corneille, avec une souplesse de plus en plus complaisante. Il s’est fait romantique à la suite, recueillant le plus sûr butin de chaque périlleuse innovation, tout comme il a été classique de reflet, et avec une teinte particulière de son choix. Surtout on doit noter chez le poète des Vêpres Siciliennes et des Comédiens une aptitude peu commune à chausser pareillement le brodequin et le cothurne. Une telle élasticité de veine n’est pas, selon nous, l’indice d’une vocation bien tranchée. Il peut certes arriver à un poète dramatique de sortir par aventure du genre familier à son génie intime. Corneille a écrit le Menteur, et le tendre auteur de Bérénice s’est avisé un jour d’une farce très amusante comme par un écart passager de sa muse noble et sévère. Mais alterner, toute sa vie durant, du tragique au comique avec une sérénité inaltérable, nous paraît l’affaire d’un talent studieux bien plus que celle d’un esprit grandement original. Quant au fond même, on l’a suffisamment observé, M. Casimir Delavigne n’a fait guère que refrapper au coin de son exécution particulière des idées primitivement forgées d’un autre métal plus riche et déjà mises en circulation. La philosophie de M. Delavigne, trop superficielle d’ailleurs, ne pénètre jamais aux entrailles mêmes des choses humaines. On s’aperçoit que le poète n’a contemplé ni d’assez haut ni d’un coup d’œil suffisamment scrutateur l’océan moral de son époque. Il croit, faute de réflexion, qu’on peut peindre, soit au théâtre, soit ailleurs, les hommes et les choses, au moyen d’une érudition littéraire ingénieusement combinée.

Toutefois on ne saurait le nier, par ses imperfections même non moins que par ses mérites, M. Casimir Delavigne a conquis depuis plus de vingt ans une faveur, sinon légitime, du moins réelle et dûment assise. Son règne a été des plus soutenus, des plus unis, et presque jamais il n’a donné de démenti à sa paisible autorité. Cette stabilité de talent toujours sûr, cette perpétuité de succès inaltérable, ont bien, il faut le dire, quelque originalité et quelque grandeur. Si dans le détail de l’œuvre, dans l’examen scrupuleux de chaque partie, le poète fournit matière justement à bien des contradictions, et même à de vives censures, vu dans l’ensemble du monument, dans sa majestueuse continuité, il impose et séduit. À défaut d’originalité directe et native, il semble que M. Casimir Delavigne s’en soit fait une après coup, en raison même de son isolement et de ses allures intermédiaires. Il se classe tout à la fois par sa séparation plus ou moins ouverte, mais irrécusable, du mouvement littéraire contemporain, et par sa désertion en quelques points de la tradition antérieure, se maintenant ainsi sur une limite où nul autre n’est rencontré. En plein XIXe siècle, son rôle caractéristique est de ne paraître ni tout-à-fait de son temps, ni tout-à-fait d’aucun autre, soit du XVIIe siècle, soit du XVIIIe. Vivant à l’écart, loin du bruit et de la mêlée, à l’abri des influences trop tyranniques, composant à loisir dans la plus scrupuleuse attention, l’auteur de la Fille du Cid a poursuivi son système, tout répréhensible qu’il soit, avec calme, sang-froid et dignité, pareil au juste d’Horace. Ce qui surtout l’honore, ce qui le propose en exemple aux écrivains de tous les temps, c’est son respect invariable pour lui-même et pour le public dont il relève, c’est sa préoccupation constante du mieux possible et du triomphe mûrement préparé. Si M. Casimir Delavigne ne se fût point distingué par son rôle littéraire, à coup sûr son ame loyale et sa vie d’honnête homme l’eussent encore marqué à part dans la mêlée confuse des écrivains. Venant après la distinction de l’esprit, ce lustre moral est comme un trait achevé et comme un dernier coup de pinceau qui complètent sa physionomie individuelle ; en un siècle où la vertu est sans contredit plus rare que le talent, on doit tenir compte à l’écrivain de cette alliance peu commune et qui suppose un accroissement de mérite[7].

Pour être un poète d’une valeur plus puissamment active et aussi plus durable, il a manqué à M. Casimir Delavigne deux importantes facultés, l’initiative et la passion, l’une qu’il n’a jamais osé prendre, et l’autre qu’on ne saurait acquérir. Il n’a certes point la spontanéité ni l’imprévu qui toujours marquent de leur double empreinte l’artiste vraiment créateur. À bien dire, M. Casimir Delavigne n’a pas remué d’idées, il n’a défriché aucun terrain complètement neuf, sondé aucun abîme un peu profond, ou visité des parages lointains et inconnus. Là même où il a porté ses pas avec le plus de succès et quelque velléité hardie, il n’a pourtant laissé après lui aucune bien chaude et bien vive empreinte. Pas une seule fois il n’est arrivé au poète de prendre en main la torche qui éclaire l’avenir, et de crier à son siècle d’une voix prophétique : Suivez-moi ! voici la lumière ! Venu au monde en un temps de fièvre et de rénovation, né en 1793 ou 91, au port du Hâvre, rien ne rappelle dans le poète cette date tant significative. C’est à peine s’il a dérobé quelques pâles étincelles à ce vaste foyer de la révolution dont plus d’un reflet a dû se projeter sur son berceau. On voudrait donc en lui plus de flamme originelle et d’aiguillon toujours présent. Son style même, qui est sa partie la plus vive, manque d’illumination intérieure ; il n’a pas non plus assez de relief aiguisé et de tranchante ciselure. M. Delavigne renie trop, soit au fond, soit dans la forme, cette famille de poètes au souffle ardent dont Byron est à la fois le type sublime et outré. Non que la sérénité de l’âme et le calme extérieur ne soient compatibles avec la poésie, non qu’il faille adopter cette formule anarchique, désordre et génie, qui a prévalu pendant un temps ; mais parce que la passion seule, dans son jet expansif, peut enfanter les inspirations grandes et vigoureuses. Ce défaut de passion explique comment M. Delavigne a toujours réussi plus ou moins à charmer la foule par le plaisir de l’art, sans qu’il ait jamais pu l’influencer activement ni l’enchaîner à la fortune de son esprit. Il a régné sans gouverner, un peu à la façon des rois constitutionnels, qui n’ont point d’action propre efficace en dépit du prestige et de la pourpre.

Si un bon sens éminent, une forme d’une habileté rare, de la grace, de l’esprit, un noble caractère, suffisaient à l’individualité poétique, sans contredit, l’auteur de tant d’ouvrages où tous ces mérites respirent, aurait droit à une consécration sans réserve. Si la constance à toute épreuve, l’ordre le plus parfait dans la réalisation du talent, les succès acquis sans relâche, composaient la valeur absolue et éternelle de l’œuvre, nul n’aurait édifié un monument plus beau que l’écrivain le plus applaudi et le plus persévérant de nos jours. Mais la patience n’est pas tout le génie, ainsi que l’a dit à peu près Buffon. Le grand poète, selon nous, est moins celui qui dispose avec prévoyance que celui qui crée avec feu. Jeter des semences nouvelles dans le champ fertile de l’émotion, découvrir des horizons inaperçus à l’ame et à la pensée, plonger hardiment dans les entrailles de la vérité sensible pour en rapporter des trésors inconnus, telle est la mission du poète parmi les hommes. Avec le don d’enchâsser heureusement des idées taillées et polies par avance, avec la mise en œuvre parfaite, on a sans doute de belles parties du caractère poétique, on n’est pas le poète tout entier. Celui dont la tâche consiste à répéter sous une forme plus pure les vérités acquises, mérite à quelques égards les hommages et les respects de la foule, mais il laisse à d’autres mieux doués et plus complets la palme souveraine ; il offre à nos regards une noble figure digne d’intérêt et d’étude, mais en la contemplant, un regret se fait sentir : c’est que la sympathie humaine, ce foyer inépuisable, ne l’ait pas plus magiquement illuminée de ses vives flammes.


Dessalles-Régis.
  1. Quelques années plus tard, M. Casimir Delavigne devait être comparé, préféré même à l’auteur des Méditations poétiques par tout un côté d’admirateurs fervens des Messéniennes. Chez les plus impartiaux et les plus éclairés, son nom s’associait encore naturellement à ceux de Béranger et de Lamartine. On peut voir à ce sujet de curieux et fort remarquables articles de M. Charles de Rémusat dans le premier volume du Globe, février 1825. Les trois poètes alors dominans se trouvent caractérisés chacun dans sa manière distincte, mais confondus à peu près ou du moins balancés encore dans un sentiment de commune admiration qui ne pourrait tout-à-fait subsister de nos jours, et que le spirituel critique n’admettait, on le sent bien, que par une concession forcée au goût général. Beaucoup d’éloges y sont de fins conseils.
  2. Une actrice, membre du comité de lecture, motiva, dit-on, fort singulièrement son opposition à la pièce, par l’inconvenance qu’il y aurait à placer le mot vêpres sur l’affiche d’un théâtre.
  3. On n’a pas oublié la fameuse pétition classique adressée au roi Charles X, laquelle ne tendait rien moins qu’à expulser les romantiques du théâtre, sous prétexte de bonnes mœurs.
  4. M. Casimir Delavigne a été aussi appelé, avec un semblant de justesse, le Boileau du XIXe siècle. L’auteur des Messéniennes et celui de l’Épître sur les femmes se touchent, à travers deux siècles d’intervalle, par des qualités communes assez évidentes. Ils ont l’un et l’autre, par exemple, moins d’imagination que de sens et d’esprit, et plus d’élégance apprêtée que de grace naturelle ; mais là se borne la ressemblance. Boileau était un maître original, influent, un docteur en poésie, l’oracle de son temps, le conseil et le juge de Racine, de Molière, de La Fontaine. M. Delavigne n’est, de nos jours, que le premier élève de l’école de Boileau. M. Delavigne se rattacherait encore, si l’on veut, dans sa force tempérée, à toute une souche de poètes normands ses compatriotes, qu’on peut discerner sans peine.
  5. On a souvent comparé avec infiniment de raison M. Casimir Delavigne à M. Paul Delaroche ; la comparaison même est devenue banale à force d’être vraie. Il est impossible, en effet, de rencontrer deux talens, deux manières plus exactement semblables. À la rigueur, M. Delavigne rappellerait Horace Vernet quant à la même facilité spirituelle ; mais ce dernier échappe bientôt à la comparaison par sa vivacité prompte, sa verve toute méridionale, et cette furia francese que n’a pas le poète, tandis que chez les deux interprètes affaiblis de Shakspeare le rapport se trouve de tout point mieux venu. Chez l’un comme chez l’autre, c’est la même touche prudente et habile, le même arrangement soigneux, le même fini patient et correct, et cette faculté commune de saisir la foule par un drame adroitement combiné : tous deux talens heureux sans audace, harmonieux sans vif éclat, et auxquels plus de rudesse inégale prêterait plus de force.
  6. M. Casimir Delavigne triomphe à la scène tout au rebours de M. Victor Hugo. Suivant l’ingénieuse comparaison d’un homme de beaucoup d’esprit, M. Hugo conquiert l’assentiment public et vient à bout des résistances un peu par brutale contrainte, pareil à ce duc de Guise du drame de Henri III qui froisse sans pitié la délicate main de sa femme dans son gantelet d’acier. M. Delavigne, au contraire, ainsi qu’un hôte cérémonieux, vous invite à sa fête avec toute sorte d’avances polies et de ménagemens discrets. Mais si l’étreinte impérieuse de M. Hugo laisse après elle comme une poignante sensation et une sorte de meurtrissure, la courtoisie charmante de M. Delavigne n’a souvent abouti qu’à un plaisir trop froidement assaisonné.
  7. Nous regrettons seulement que, dans une circonstance récente, l’auteur des Messéniennes ait paru démentir de parti-pris cette honnête modération de cœur et d’esprit qui a été jusqu’ici un de ses plus beaux titres. Les cabales académiques font tache à sa loyauté bien connue, et il devrait laisser à d’autres réputés moins intègres les votes haineux ou inintelligens. Prendre parti, dans un objet purement littéraire, pour un savant tout spécial contre un poète éminent que parfois on n’a pas craint d’imiter, c’est laisser voir trop clairement ou qu’on repousse un rival par envie, ou qu’on le méconnaît par injustice ; fâcheuse et irrésistible interprétation, à laquelle, quoi qu’il fasse, il ne saurait échapper.