Poètes et romanciers modernes de la France/Lamartine

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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES
DE
LA FRANCE.

IV.


LAMARTINE.


De tout temps et même dans les âges les plus troublés, les moins assujétis à une discipline et à une croyance, il y a eu des ames tendres, pénétrées, ferventes, ravies d’infinis désirs et ramenées par un naturel essor aux régions absolues du Vrai, de la Beauté et de l’Amour. Ce monde spirituel des vérités et des essences, dont Platon a figuré l’idée sublime aux sages de notre occident, et dont le Christ a fait quelque chose de bon, de vivant et d’accessible à tous, ne s’est jamais depuis lors éclipsé sur notre terre : toujours, et jusque dans les tumultueux déchiremens, dans la poussière des luttes humaines, quelques témoins fidèles en ont entendu l’harmonie, en ont glorifié la lumière et ont vécu en s’efforçant de le gagner. Le plus haut type parmi ceux qui ont produit leur pensée sur ces matières divines, est assurément Dante, comme le plus édifiant parmi ceux qui ont agi d’après les divines prescriptions est saint Vincent de Paule. Pour ne parler ici que des premiers, de ceux qui ont écrit, des théologiens, théosophes, philosophes et poètes (Dante était tout cela), on vit par malheur, dans les siècles qui suivirent, un démembrement successif, un isolement des facultés et fonctions que le grand homme avait réunies en lui : et ce démembrement ne fut autre que celui du catholicisme même. La théologie cessa de tout comprendre et de plonger dans le sol immense qui la nourrissait : elle se dessécha peu à peu, et ne poussa plus que des ronces. La philosophie, se séparant d’elle, s’irrita et devint un instrument ennemi, une hache de révolte contre l’arbre révéré. Les poètes et artistes, s’inspirant moins à la source de toute vie et de toute création, déchurent du premier rang où ils siégeaient dans la personne de Dante, et la plupart finirent par retomber à ce sixième degré où Platon les avait relégués au bas de l’échelle des ames, un peu au-dessus des ouvriers et des laboureurs. La théosophie, c’est-à-dire l’esprit intelligent et intime des religions, s’égara, tarit comme une eau hors de son calice, ou bien se réfugia dans quelques cœurs et s’y vaporisa en mystiques nuées. C’est là que les choses en étaient venues au dix-huitième siècle, principalement en France. Et pourtant les ames tendres, élevées, croyant à l’exil de la vie et à la réalité de l’invisible, n’avaient pas disparu ; la religion, sous ses formes rétrécies, en abritait encore beaucoup ; la philosophie dominante en détournait quelques-unes sans les opprimer entièrement. Mais toutes manquaient d’organe général et harmonieux, d’interprète à leurs vœux et à leurs soupirs, de poète selon le sens animé du mot. Racine dans quelques portions de son œuvre, dans les chœurs de ses tragédies bibliques, dans le trop petit nombre de ses hymnes imités de saint Paul et d’ailleurs, avait laissé échapper d’adorables accens, empreints de signes profonds sous leur mélodieuse faiblesse. En essayant de les continuer, d’en faire entendre de semblables, non point parce qu’il sentait de même, mais parce qu’il visait à un genre littéraire, Jean-Baptiste égarait toute spiritualité dans les échos de ses rimes sonores : Racine fils, bien débile sans doute, était plus voisin de son noble père, plus vraiment touché d’un des pâles rayons. Mais où trouver l’âme sacrée qui chante ? Fénelon n’avait pas de successeur pour la tendresse insinuante et fleurie, pas plus que Mallebranche pour l’ordre majestueux et lucide. En même temps que l’esprit grave, mélancolique, de Vauvenargues, retardé par le scepticisme, s’éteint avant d’avoir pu s’appliquer à la philosophie religieuse où il aspire, des natures sensibles, délicates, fragiles et repentantes, comme mademoiselle Aïssé, l’abbé Prévost, Gresset, se font entrevoir et se trahissent par de vagues plaintes ; mais une voix expressive manque à leurs émotions ; leur monde intérieur ne se figure ni ne se module en aucun endroit. Plus tard, Diderot et Rousseau, puissances incohérentes, eurent en eux de grandes et belles parties d’inspiration ; ils ouvrent des jours magnifiques sur la nature extérieure et sur l’ame ; mais ils se plaisent aussi à déchaîner les ténèbres. C’est une pâture mêlée et qui n’est pas saine que la leur. La raison s’y gonfle, le cœur s’y dérange, et ils n’indiquent aucune guérison. Ils n’ont rien de soumis ni de constamment simple : la colère en eux contrarie l’amour. Cela est encore plus vrai de Voltaire, qui toutefois dans certains passages de Zaïre, surtout dans quelques-unes de ses poésies diverses, a effleuré des cordes touchantes, deviné de secrets soupirs, mais ne l’a fait qu’à la traverse et par caprices rapides. Un homme, un homme seul au dix-huitième siècle, nous semble recueillir en lui, amonceler dans son sein et n’exhaler qu’avec mystère, tout ce qui tarissait ailleurs de pieux, de lucide et de doux, tout ce qui s’aigrissait au souffle du siècle dans de bien nobles ames ; humilité, sincérité parfaite, goût de silence et de solitude, inextinguibles élancemens de prière et de désir, encens perpétuel, harpe voilée, lampe du sanctuaire, c’était là le secret de son être, à lui ; cette nature mystique, ornée des dons les plus subtils, éveille l’idée des plus saints emblèmes. Au milieu d’une philosophie matérialiste envahissante et d’un christianisme de plus en plus appesanti, la quintessence religieuse s’était réfugiée en sa pensée comme en un vase symbolique, soustrait aux regards vulgaires. Ce personnage, alors inconnu et bien oublié de nos jours, qui s’appelait lui-même à travers le désert bruyant de son époque le Robinson de la spiritualité, que M. de Maistre a nommé le plus aimable et le plus élégant des théosophes, créature de prédilection véritablement faite pour aimer, pour croire et pour prier, Saint-Martin s’écriait, en s’adressant de bien loin aux hommes de son temps, dans ce langage fluide et comme imprégné d’ambroisie, qui est le sien : « Non, homme, objet cher et sacré pour mon cœur, je ne craindrai point de t’avoir abusé en te peignant ta destinée sous des couleurs si consolantes. Regarde-toi au milieu de ces secrètes et intérieures insinuations qui stimulent si souvent ton ame, au milieu de toutes les pensées pures et lumineuses qui dardent si souvent sur ton esprit, au milieu de tous les faits et de tous les tableaux des êtres pensans, visibles et invisibles, au milieu de tous les merveilleux phénomènes de la nature physique, au milieu de tes propres œuvres et de tes propres productions ; regarde-toi comme au milieu d’autant de religions ou au milieu d’autant d’objets qui tendent à te rallier à l’immuable vérité. Pense avec un religieux transport que toutes ces religions ne cherchent qu’à ouvrir tes organes et tes facultés aux sources de l’admiration dont tu as besoin… Marchons donc ensemble avec vénération dans ces temples nombreux que nous rencontrons à tous les pas, et ne cessons pas un instant de nous croire dans les avenues du Saint des Saints. » N’est-ce pas un prélude des Harmonies qu’on entend ? Un bon nombre des psaumes ou cantiques qui composent l’Homme de Désir, pourraient passer pour de larges et mouvans canevas jetés par notre illustre contemporain, dans un de ces momens d’ineffable ébriété où il chante :

Encore un hymne, ô ma lyre !
Un hymne pour le Seigneur !
Un hymne dans mon délire,
Un hymne dans mon bonheur !

Aux soi-disans poètes de son époque qui dépensaient leurs rimes sur des descriptions, des tragédies ou des épopées, toutes de convention et d’artifice, Saint-Martin fait honte de ce matérialisme de l’art :

Mais voyez à quel point va votre inconséquence !
Vous vous dites sans cesse inspirés par les cieux,
Et vous ne frappez plus notre oreille, nos yeux,

Que par le seul tableau des choses de la terre ;
Quelques traits copiés de l’ordre élémentaire,
Les erreurs des mortels, leurs fausses passions,
Les récits du passé, quelques prédictions
Que vous ne recevez que de votre mémoire,
Et qu’il vous faut suspendre où s’arrête l’histoire ;
Voilà tous vos moyens, voilà tous les trésors
Dont vous fassent jouir vos plus ardens efforts !

Par malheur, Saint-Martin lui-même, ce réservoir immense d’onction et d’amour, n’avait qu’un instrument incomplet pour se répandre ; le peu de poésie qu’il a essayée, et dont nous venons de donner un échantillon, est à peine tolérable ; bien plus, il n’eut jamais l’intention d’être pleinement compris. Lié à des doctrines occultes, s’environnant d’obscurités volontaires, tourné en dedans et en haut, il n’est là, en quelque sorte, que pour perpétuer la tradition spiritualiste dans une vivacité sans mélange, pour protester devant Dieu par sa présence inaperçue, pour prier angéliquement derrière la montagne durant la victoire passagère des géans. J’ignore s’il a gagné aux voies trop détournées où il s’est tenu, beaucoup d’ames de mystère ; mais il n’a en rien touché le grand nombre des ames accessibles d’ailleurs aux belles et bonnes paroles et dignes de consolation. Il faut, en effet, pour arriver à elles, pour prétendre à les ravir et à être nommé d’elles leur bienfaiteur, joindre à un fond aussi précieux, aussi excellent que celui de l’Homme de désir, une expression peinte aux yeux sans énigme, la forme à la fois intelligente et enchanteresse, la beauté rayonnante, idéale, mais suffisamment humaine, l’image simple et parlante comme l’employaient Virgile et Fénelon, de ces images dont la nature est semée, et qui répondent à nos secrètes empreintes ; il faut être un homme du milieu de ce monde, avoir peut-être moins purement vécu que le théosophe, sans que pourtant le sentiment du Saint se soit jamais affaibli au cœur ; il faut enfin croire en soi et oser, ne pas être humble de l’humilité contrite des solitaires, et aimer un peu la gloire comme l’aimaient ces poètes chrétiens qu’on couronnait au Capitole.

Rousseau, disions-nous, avait eu de grandes parties d’inspiration ; il avait prêté un admirable langage à une foule de mouvemens obscurs de l’ame et d’harmonies éparses dans la nature. La misanthropie et l’orgueil qui venaient à la traverse, les perpétuelles discussions qui entrecoupent ses rêveries, le recours aux hypothèses hasardées, et, pour parler juste, un génie politique et logique, qui ne se pouvait contraindre, firent de lui autre chose qu’un poète qui charme, inonde et apaise. Et puis c’était de la prose ; or, la prose si belle, si grave, si rhythmique qu’on la fasse (et quelle prose que celle de Jean-Jacques !), n’est jamais un chant. À Rousseau, par une filiation plus ou moins soutenue, mais étroite et certaine à l’origine, se rattachent Bernardin de Saint-Pierre, madame de Staël et M. de Chateaubriand. Tous les trois se prirent de préférence au côté spiritualiste, rêveur, enthousiaste, de leur auteur, et le fécondèrent selon leur propre génie. Madame de Staël se lança dans une philosophie vague sans doute et qui, après quelque velléité de stoïcisme, devint bientôt abandonnée, sentimentale, mais resta toujours adoratrice et bienveillante. Bernardin de Saint-Pierre répandit sur tous ses écrits la teinte évangélique du Vicaire savoyard. M. de Chateaubriand, sorti d’une première incertitude, remonta jusqu’aux autels catholiques dont il fêta la dédicace nouvelle. Ces deux derniers, qui, sous l’appareil de la philanthropie ou de l’orthodoxie, cachaient mal un fond de tristesse chagrine et de personnalité assez amère, dont il n’y a pas trace chez leur rivale expansive, avaient le mérite de sentir, de peindre, bien autrement qu’elle, cette nature solitaire qui, tant de fois, les avait consolés des hommes ; ils étaient vraiment religieux par là, tandis qu’Elle, elle était plutôt religieuse en vertu de ses sympathies humaines. Chez tous les trois, ce développement plein de grandeur auquel, dans l’espace de vingt années, on dut les Études et les Harmonies de la Nature, Delphine et Corinne, le Génie du Christianisme et les Martyrs, s’accomplissait au moyen d’une prose riche, épanouie, cadencée, souvent métaphysique chez madame de Staël, purement poétique dans les deux autres, et d’autant plus désespérante, en somme, qu’elle n’avait pour pendant et vis-à-vis que les jolis miracles de la versification delilienne. Mais Lamartine était né.

Ce n’est plus de Jean-Jacques qu’émane directement Lamartine ; c’est de Bernardin de Saint-Pierre, de M. de Chateaubriand et de lui-même. La lecture de Bernardin de Saint-Pierre produit une délicieuse impression dans la première jeunesse. Il a peu d’idées, des systèmes importuns, une modestie fausse, une prétention à l’ignorance, qui revient toujours et impatiente un peu. Mais il sent la nature, il l’adore, il l’embrasse sous ses aspects magiques, par masses confuses, au sein des clairs de lune où elle est baignée ; il a des mots d’un effet musical et qu’il place dans son style comme des harpes éoliennes pour nous ravir en rêverie. Que de fois enfant, le soir, le long des routes, je me suis surpris répétant avec des pleurs son invocation aux forêts et à leurs résonnantes clairières. Lamartine, vers 1808, devait beaucoup lire les Études de Bernardin ; il devait dès-lors s’initier par lui au secret de ces voluptueuses couleurs dont plus tard il a peint dans le Lac son souvenir le plus chéri :

Qu’il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !

Le génie pittoresque du prosateur a passé tout entier en cette muse : il s’y est éclipsé et s’est détruit lui-même en la nourrissant. Aussi, à part Paul et Virginie, que rien ne saurait atteindre, Lamartine dispense à peu près aujourd’hui de la lecture de Bernardin de Saint-Pierre ; quand on nommera les Harmonies, c’est uniquement de celles du poète que la postérité entendra parler. Lamartine, vers le même temps, aima et lut sans doute beaucoup le Génie du Christianisme, René : si sa simplicité, sa droiture de goût ne s’accommodaient qu’imparfaitement de quelques traits de ces ouvrages, son éducation religieuse non moins que son anxiété intérieure le disposait à en saisir les beautés sans nombre. Quand il s’écrie à la fin de l’Isolement, dans la première des premières Méditations :

Et moi je suis semblable à la feuille flétrie…
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

il n’est que l’écho un peu affaibli de cette autre voix impétueuse : Levez-vous, orages désirés, qui devez emporter René, etc. Rousseau, je le sais, agit aussi très-puissamment sur Lamartine ; mais ce fut surtout à travers Bernardin de Saint-Pierre et M. de Chateaubriand qu’il le sentit. Il n’eut rien de Werther ; il ne connut guère Byron de bonne heure, et il en savait peu de chose au-delà du renom fantastique qui circulait, quand il lui adressa sa magnifique remontrance. Son génie préexistait à toute influence lointaine. André Chénier, dont la publication tardive (1819) a donné l’éveil à de bien nobles muses, particulièrement à celle de M. Alfred de Vigny, resta, jusqu’à ces derniers temps, inaperçu et, disons-le, méconnu de Lamartine, qui n’avait rien, il est vrai, à tirer de ce mode d’inspiration antique, et dont le style était déjà né de lui-même à la source de ses pensées. J’oserai affirmer, sans crainte de démenti, que, si les poésies fugitives de Ducis sont tombées aux mains de Lamartine, elles l’ont plus ému dans leur douce cordialité et plus animé à produire, que ne l’eussent fait les poésies d’André, quand elles auraient paru dix ans plus tôt, Saint-Martin, que j’ai nommé, n’aura jamais été probablement de sa bien étroite connaissance. Lamartine n’est pas un homme qui élabore et qui cherche ; il ramasse, il sème, il moissonne sur sa route ; il passe à côté, il néglige ou laisse tomber de ses mains ; sa ressource surabondante est en lui ; il ne veut que ce qui lui demeure facile et toujours présent. Simple et immense, paisiblement irrésistible, il lui a été donné d’unir la profusion des peintures naturelles, l’esprit d’élévation des spiritualistes fervens, et l’ensemble de vérités en dépôt au fond des moindres cœurs. C’est une sensibilité reposée, méditative, avec le goût des mouvemens et des spectacles de la vie, le génie de la solitude avec l’amour des hommes, une ravissante volupté sous les dogmes de la morale universelle. Sa plus haute poésie traduit toujours le plus familier christianisme et s’interprète à son tour par lui. Son ame est comme l’idéal accompli de la généralité des ames que l’ironie n’a pas desséchées, que la nouveauté n’enivre pas immodérément, que les agitations mondaines laissent encore délicates et libres. Et en même temps, sa forme, la moins circonscrite, la moins matérielle, la plus diffusible des formes dont jamais langage humain ait revêtu une pensée de poète, est d’un symbole constant, partout lucide et immédiatement perceptible[1]

Alphonse de Lamartine doit être né à Macon, tout à la fin de 90 ou au commencement de 91 : on était en pleine révolution. Son grand-père avait exercé autrefois une charge dans la maison d’Orléans, et s’était ensuite retiré en province. La révolution frappa sa famille comme toutes celles qui tenaient à l’ordre ancien par leur naissance et leurs opinions : les plus reculés souvenirs de Lamartine le reportent à la maison d’arrêt où on le menait visiter son père. Au sortir de la terreur, et pour traverser les années encore difficiles qui suivirent, ses parens vécurent confinés dans cette terre obscure de Milly, que le poète a si pieusement illustrée, comme M. de Chateaubriand a fait pour Combourg, comme Victor Hugo pour les Feuillantines. Il passa là, avec ses sœurs, une longue et innocente enfance, libre, rustique, errant à la manière du ménestrel de Beattie, formé pourtant à l’excellence morale et à cette perfection de cœur qui le caractérise, par les soins d’une admirable mère, dont il est, assure-t-on, toute l’image. Il ne laissa cette vie domestique que pour aller à Belley, au collége des pères de la foi ; moins heureux qu’à Milly, il y trouva cependant du charme, des amis qu’il garda toujours, des guides indulgens et faciles, auxquels il disait en les quittant :

Aimables sectateurs d’une aimable sagesse,
Bientôt je ne vous verrai plus !

Sans parler de tout ce qu’il y avait de primitivement affable dans la belle ame de Lamartine, on doit peut-être à cette éducation paternelle de Belley de n’y avoir rien déposé de timide et de farouche, comme il est arrivé trop souvent chez d’autres natures sensibles de notre âge. Après le collége, vers 1809, Lamartine vécut à Lyon, et fit, je crois, dès ce temps, un premier et court voyage d’Italie. Il fut ensuite à Paris, s’y laissa aller, bien qu’avec décence, à l’entraînement des amitiés et de la jeunesse, distrait de ses principes, obscurci dans ses croyances, jamais impie ni raisonneur systématique ; versifiant beaucoup dès-lors, jusque dans ses lettres familières, songeant à la gloire poétique, à celle du théâtre en particulier ; d’ailleurs assez mécontent du sort et trouvant mal de quoi satisfaire à ses goûts innés de noble aisance et de grandeur. La fortune, en effet, qu’il obtint plus tard de son chef par héritage d’un oncle, n’était pas près de lui venir, et, comme tous les fils de famille, il sentait quelque gêne de sa dépendance. En 1813, sa santé s’étant altérée, il revit l’Italie ; un certain nombre de vers des Méditations et beaucoup de souvenirs dont le poète a fait usage par la suite datent de ce voyage : le Premier Amour des Harmonies s’y rapporte probablement. La chute de l’empire et la restauration apportèrent de notables changemens dans la destinée de Lamartine. Il était né et avait grandi dans des sentimens opposés à la révolution : il n’avait jamais adopté l’empire et ne l’avait pas servi. En 1814, il entra dans une compagnie des gardes-du-corps. Son royalisme pourtant se conciliait déjà avec des idées libérales et constitutionnelles : il avait même composé une brochure politique dans ce sens, qui ne fut pas publiée, faute de libraire. Après les cent jours, Lamartine ne reprit point de service : une passion partagée, dont il a éternisé le céleste objet sous le nom d’Elvire, semble l’avoir occupé tout entier à cette époque. Nous nous garderons de soulever le plus léger coin du voile étincelant et sacré dont brille de loin aux yeux cette mystérieuse figure. Nous nous bornerons à remarquer qu’Elvire n’a point fait avec son poète le voyage d’Italie, et que le lac célébré n’est autre que celui du Bourget. Toutes les scènes qui ont pour cadre l’Italie, principalement dans les secondes Méditations, ne se rapportent donc pas originairement à l’idée d’Elvire, à laquelle je les crois antérieures ; ou bien elles auront été combinées, transposées sur son souvenir par une fiction ordinaire aux poètes. La mort d’Elvire, une maladie mortelle de l’amant, son retour à Dieu, le sacrifice qu’il fait, durant sa maladie, de poésies anciennes et moins graves, quoique assurément avouables devant les hommes, tels sont les événemens qui précèdent l’apparition des Méditations poétiques, laquelle eut lieu dans les premiers mois de 1820. Le succès soudain qu’elles obtinrent fut le plus éclatant du siècle depuis le Génie du Christianisme ; il n’y eut qu’une voix pour s’écrier et applaudir. Le nom de l’auteur, qui ne se trouvait pas sur la première édition, devint instantanément glorieux : mille fables, mille conjectures empressées s’y mêlèrent. Docile aux désirs de sa famille, Lamartine profita de sa réussite pour mettre un pied dans la carrière diplomatique, et il fut attaché à la légation de Florence. La renommée, un héritage opulent, un mariage conforme à ses goûts, tout lui arriva presque à la fois ; sa vie depuis ce temps est trop connue, trop positive, pour que nous y insistions. Dans le peu que nous avons essayé d’en dire, relativement aux années antérieures, on trouvera que nous avons été bien sobre et bien vague ; mais nous croyons n’avoir rien présenté sous un faux jour. Lamartine est de tous les poètes célèbres celui qui se prête le moins à une biographie exacte, à une chronologie minutieuse, aux petits faits et aux anecdotes choisies. Son existence large, simple, négligemment tracée, s’idéalise à distance et se compose en massifs lointains, à la façon des vastes paysages qu’il nous a prodigués. Dans sa vie comme dans ses tableaux, ce qui domine, c’est l’aspect verdoyant, la brise végétale ; c’est la lumière aux flancs des monts, c’est le souffle aux ombrages des cîmes. Il est permis, en parlant d’un tel homme, de s’attacher à l’esprit des temps plutôt qu’aux détails vulgaires qui, chez d’autres, pourraient être caractéristiques. Tout lyrique qu’il est, il a peu de retours, peu de ces regards profonds en arrière qui décèlent toujours une certaine lassitude et le vide du moment. Il décore çà et là quelques endroits de son passé ; il rallume de loin en loin, au soir, ses feux mourans sur quelque colline, puis les abandonne ; l’espérance et l’avenir l’appellent incessamment ; il se dit :

Mais loin de moi ces temps ! que l’oubli les dévore !
Ce qui n’est plus pour l’homme, a-t-il jamais été ?

À l’ami qui l’interroge avec une curieuse tendresse, il répond :

Et tu veux aujourd’hui qu’ouvrant mon cœur au tien,
Je renoue en ces vers notre intime entretien ;
Tu demandes de moi les haltes de ma vie ?
Le compte de mes jours ?… Ces jours, je les oublie ;
Comme le voyageur quand il a dénoué
Sa ceinture de cuir, etc. etc.…

À une distance plus rapprochée des premières méditations, il pouvait sembler du moins que l’image d’Elvire dominait sa vie, qu’elle en était l’accidentelle, la romanesque inspiration, et qu’à mesure qu’il s’éloignerait d’elle, tout en lui pâlirait. Le public qui aime assez les belles choses, à condition qu’elles passeront vite, se l’était si fort imaginé ainsi, que, durant plusieurs années, à chaque nouvelle publication de Lamartine, c’était un murmure peu flatteur où l’étourderie entrait de concert avec l’envie et la bêtise : on avait l’air de vouloir dire que l’astre baissait. Mais en avançant encore davantage, en contemplant surtout ce dernier et incomparable développement des Harmonies, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Le poète chez Lamartine était né avant Elvire et lui a survécu ; le poète chez Lamartine n’était subordonné à rien, à personne, pas même à l’amant. D’autres sont plus amans que poètes : un amour particulier les inspire, les arrache de terre, les élève à la poésie ; cet amour mort en eux, il convient qu’ils s’ensevelissent aussi et qu’ils se taisent. Lamartine, lui, était poète encore plus qu’amant : sa blessure d’amour une fois fermée, sa source vive de poésie a continué de jaillir par plus d’endroits de sa poitrine et plus abondante. Il existait avant sa passion, il s’est retrouvé après, avec ses grandes facultés inoccupées, irrassasiables, qui s’élançaient vers la suprême poésie, c’est-à-dire, vers l’Amour non déterminé, vers la Beauté qui n’a ni séjour ni symbole ni nom :

Mon ame a l’œil de l’aigle, et mes fortes pensées,
Au but de leurs désirs volant comme des traits,
Chaque fois que mon sein respire, plus pressées
Que les colombes des forêts,
Montent, montent toujours, par d’autres remplacées,
Et ne redescendent jamais !

On a dit que Lamartine s’adressait à l’ame encore plus qu’au cœur : cela est vrai si par ame on entend, en quelque sorte, le cœur plus étendu et universalisé. Dans les femmes qu’il a aimées, même dans Elvire, Lamartine a aimé un constant idéal, un être angélique qu’il rêvait, l’immortelle Beauté en un mot, l’Harmonie, la Muse. Qu’importent donc quelques détails de sa vie ? Dans sa vocation invincible, cette vie n’était pas à la merci d’un heureux hasard : il ne pouvait manquer un jour ou l’autre de conquérir lui-même en plein et de faire retentir par le monde son divin organe. La nuée de colombes pressées dont il parle, devait tôt ou tard échapper bruyamment de son sein.

Cependant l’absence habituelle où Lamartine vécut loin de Paris et souvent hors de France, durant les dernières années de la restauration, le silence prolongé qu’il garda après la publication de son chant d’Harold, firent tomber les clameurs des critiques qui se rejetèrent sur d’autres poètes plus présens : sa renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu’il revint au commencement de 1830 pour sa réception à l’Académie française et pour la publication de ses Harmonies, il fut agréablement étonné de voir le public gagné à son nom et familiarisé avec son œuvre. C’est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de vers suivante, dans laquelle on a tâché de rassembler quelques impressions déjà anciennes et de reproduire, quoique bien faiblement, quelques mots échappés au poète, en les entourant de traits qui peuvent le peindre. — À lui, au sein des mers brillantes où ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers, comme un vœu d’ami durant le voyage !

Un jour, c’était au temps des oisives années,
Aux dernières saisons, de poésie ornées
Et d’art, avant l’orage où tout s’est dispersé,
Et dont le vaste flot, quoique rapetissé,
Avec les rois déchus, les trônes à la nage,
A pour long-temps noyé plus d’un secret ombrage,
Silencieux bosquets mal à propos rêvés,
Terrasses et balcons, tous les lieux réservés,
Tout ce Delta d’hier, ingénieux asile,
Qu’on devait à quinze ans d’une onde plus facile !

De retour à Paris après sept ans, je crois,
De soleils de Toscane ou d’ombre sous tes bois,
Comptant trop sur l’oubli, comme durant l’absence,
Tu retrouvais la gloire avec reconnaissance.
Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas
Étendait un rameau que tu n’espérais pas ;

L’écho te renvoyait tes paroles aimées ;
Les moindres des chansons anciennement semées
Sur ta route en festons pendaient comme au hasard :
Les oiseaux par milliers, nés depuis ton départ,
Chantaient ton nom, un nom de tendresse et de flamme,
Et la vierge, en passant, le chantait dans son ame.
Non jamais toit chéri, jaloux de te revoir,
Jamais antique bois où tu reviens t’asseoir,
Milly, ses sept tilleuls ; Saint-Point, ses deux collines,
N’ont envahi ton cœur de tant d’odeurs divines,
Amassé pour ton front plus d’ombrage, et paré
De plus de nids joyeux ton sentier préféré !

Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine
Sans laisser d’autre ivresse à ta lèvre sereine,
Qu’un sourire suave, à peine s’imprimant ;
Ton œil étincelait sans éblouissement,
Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée,
Dans sa vibration marquait mieux chaque idée !

Puis, comme l’homme aussi se trouve au fond de tout,
Tu ressentais parfois plénitude et dégoût.
— Un jour donc, un matin, plus las que de coutume,
De tes félicités repoussant l’amertume,
Un geste vers le seuil qu’ensemble nous passions :
« Hélas ! t’écriais-tu, ces admirations,
« Ces tributs accablans qu’on décerne au génie,
« Ces fleurs qu’on fait pleuvoir quand la lutte est finie,
« Tous ces yeux rayonnans éclos d’un seul regard,
« Ces échos de sa voix, tout cela vient trop tard !
« Le Dieu qu’on inaugure en pompe au Capitole,
« Du Dieu jeune et vainqueur n’est souvent qu’une idole !
« L’âge que vont combler ces honneurs superflus,
« S’en repaît, — les sent mal, — ne les mérite plus !
« Oh ! qu’un peu de ces chants, un peu de ces couronnes,
« Avant les pâles jours, avant les lents automnes,
« M’eût été dû plutôt à l’âge efflorescent,
« Où jeune, inconnu, seul avec mon vœu puissant,
« Dans ce même Paris cherchant en vain ma place,
« Je n’y trouvais qu’écueils, fronts légers ou de glace,
« Et qu’en diversion à mes vastes désirs,
« Empruntant du hasard l’or qu’on jette aux plaisirs,

« Je m’agitais au port, navigateur sans monde,
« Mais aimant, espérant, ame ouverte et féconde !
« Oh ! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux,
« Devaient m’échoir alors, et que je valais mieux ! »

Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
Échappa, comme une onde au caprice laissée ;
Mais ce qu’ainsi ta bouche aux vents avait jeté,
Mon souvenir profond l’a depuis médité.

Il a raison, pensais-je, il dit vrai, le poète !
La jeunesse emportée et d’humeur indiscrète
Est la meilleure encor ; sous son souffle jaloux
Elle aime à rassembler tout ce qui flotte en nous
De vif et d’immortel ; dans l’ombre ou la tempête
Elle attise en marchant son brasier sur sa tête ;
L’encens monte et jaillit ! elle a foi dans son vœu ;
Elle ose la première à l’avenir en feu,
Quand chassant le vieux Siècle un nouveau s’initie,
Lire ce que l’éclair lance de prophétie.
Oui, la jeunesse est bonne ; elle est seule à sentir
Ce qui, passé trente ans, meurt, ou ne peut sortir,
Et devient comme une ame en prison dans la nôtre ;
La moitié d’une vie est le tombeau de l’autre ;
Souvent tombeau blanchi, sépulcre décoré,
Qui reçoit le banquet pour l’hôte préparé.
C’est notre sort à tous ; tu l’as dit, ô grand homme !
Eh ! n’étais-tu pas plus celui que chacun nomme,
Celui que nous cherchons, et qui remplis nos cœurs,
Quand par de là les monts d’où fondent les vainqueurs,
Dès les jours de Wagram, tu courais l’Italie,
De Pise à Nisita promenant ta folie,
Essayant la lumière et l’onde dans ta voix,
Et chantant l’oranger pour la première fois ?
Oui, même avant la corde ajoutée à ta lyre,
Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,
Lorsqu’à regret rompant tes voyages chéris,
Retombé de Pæstum aux étés de Paris,
Passant avec Jussieu tout un jour à Vincennes
À tailler en sifflets l’aubier des jeunes chênes ;
De Talma, les matins, pour Saül, accueilli ;
Puis retournant cacher tes hivers à Milly,

Tu condamnais le sort, — oui, dans ce temps-là même,
(Si tu ne l’avais dit, ce serait un blasphème),
Dans ce temps, plus d’amour enflait ce noble sein,
Plus de pleurs grossissaient la source sans bassin,
Plus de germes errans pleuvaient de ta colline,
Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine !
C’est la loi : tout poète à la gloire arrivé,
À mesure qu’au jour son astre s’est levé,
A pâli dans son cœur. Infirmes que nous sommes !
Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes,
Avant que ces passans, ces voisins, nos entours,
Aient eu le temps d’aimer nos chants et nos amours,
Nous-mêmes déclinons ! comme au fond de l’espace
Tel soleil voyageur qui scintille et qui passe,
Quand son premier rayon a jusqu’à nous percé,
Et qu’on dit : le voilà, s’est peut-être éclipsé !

Ainsi d’abord pensais-je ; armé de ton oracle.
Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle ;
Je niais son midi manifeste, éclatant,
Redemandant l’obscur, l’insaisissable instant.
Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée
D’une vue au matin plus fraîche et ranimée,
Ce tableau d’un poète harmonieux, assis
Au sommet de ses ans, sous des cieux éclaircis,
Calme, abondant toujours, le cœur plein sans orage,
Chantant Dieu, l’univers, les tristesses du sage,
L’humanité lancée aux Océans nouveaux, …
— Alors je me suis dit : non, ton oracle est faux,
Non, tu n’as rien perdu ; non, jamais la louange,
Un grand nom, — l’avenir qui s’entr’ouvre et se range, —
Les générations qui murmurent, C’est lui,
Ne furent mieux de toi mérités qu’aujourd’hui.
Dans sa source et son jet, c’est le même génie ;
Mais de toutes les eaux la marche réunie,
D’un flot illimité qui noierait les déserts,
Égale, en s’y perdant, la majesté des mers.
Tes feux intérieurs sont calmés, tu reposes ;
Mais ton cœur reste ouvert au vif esprit des choses.
L’or et ses dons pesans, la Gloire qui fait roi,
T’ont laissé bon, sensible, et loin autour de toi
Répandant la douceur, l’aumône et l’indulgence,

Ton noble accueil enchante, orné de négligence.
Tu sais l’âge où tu vis et ses futurs accords ;
Ton œil plane ; ta voile, errant de bords en bords,
Glisse au cap de Circé, luit aux mers d’Artémise ;
Puis l’Orient t’appelle, et sa terre promise,
Et le Mont trois fois saint des divines rançons !
Et de là nous viendront tes dernières moissons,
Peinture, hymne, lumière immensément versée,
Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée !…

Oh ! non, tout n’était pas dans l’éclat des cheveux,
Dans la grâce et l’essor d’un âge plus nerveux,
Dans la chaleur du sang qui s’enivre ou s’irrite !
Le Poète y survit, si l’Ame le mérite ;
Le Génie au sommet n’entre pas au tombeau,
Et son soleil qui penche est encor le plus beau !

Depuis les premières Méditations jusqu’aux Harmonies, Lamartine est allé se développant avec progrès, dérivant de plus en plus de l’élégie à l’hymne, au poème pur, à la méditation véritable. Il y a bien de la grandeur dans son volume de 1820 ; il est merveilleusement composé sans le paraître ; le roman y glisse dans les intervalles de la religion ; l’Élégie éplorée y soupire près du Cantique déjà éblouissant. Le point central de ce double monde, à mi-chemin des Hauts lieux et du Vallon, le miroir complet qui réfléchit le côté métaphysique et le côté amoureux, est le Lac, le Lac, perfection inespérée, assemblage profond et limpide, image une fois trouvée et reconnue par tous les cœurs. Rien ne saurait donc être plus achevé en soi que ce premier volume des Méditations. Mais, depuis lors, le poète n’a cessé de s’étendre aux régions ultérieures dans des dimensions croissantes. Les secondes Méditations en offrent assez de preuves, les Étoiles, les Préludes par exemple. Et avec cela, elles ont l’inconvénient de toute transition, moins bien composées et un peu indécises dans leur ensemble. Le roman n’a pas disparu, la nacelle flotte toujours ; mais nous sommes à Ischia, mais ce n’est plus le nom d’Elvire que la brise murmure. Et pourtant Elvire elle-même revient : le Crucifix l’atteste en assez immortels accens. Pourquoi donc alors ce Chant d’Amour tout aussitôt après le Crucifix ? Poètiquement, cela ne peut pas être. Les secondes Méditations ne finissent pas, ne s’accomplissent pas comme les premières ; elles ouvrent un champ nouveau, indéfini, plus serein, plus paisible et lumineux ; elles laissent entrevoir la consolation, l’apaisement dans l’ame du poète ; mais elles n’apaisent pas le lecteur. Par beaucoup de détails, par le style, par le souffle et l’ampleur des morceaux pris séparément, elles sont souvent supérieures aux premières Méditations ; comme ensemble, comme volume définitif, j’aime mieux les premières. La Mort de Socrate et surtout le Dernier Chant d’Harold sont d’admirables méditations encore, avec un flot qui toujours monte et s’étend, mais avec l’inconvénient grave d’un cadre historique donné et de personnages d’ailleurs connus : or, Lamartine, le moins dramatique de tous les poètes, ne sait et ne peut parler qu’en son nom. C’est donc aux Harmonies qu’il faut venir, pour le voir se déployer tout à l’aise, sans mélange ni entourage, dans l’effusion de sa grande manière. Là, l’élégie, la scène circonscrite, la particularité individuelle, n’existent presque plus ; je n’entends qu’une voix générale qui chante pour toutes les ames encore empreintes, à quelque degré, de christianisme. Cette voix chante les beautés et les dangers de la nuit, l’ivresse virginale du matin, l’oraison mélancolique des soirs ; elle devient la douce prière de l’enfant au réveil, l’invocation en chœur des orphelins, le gémissement plaintif des souvenirs en automne, quand les feuilles jonchent la terre, et qu’au penchant de la vie soi-même, on suit coup sur coup les convois des morts. Elle exhale enfin, elle exprime dans Novissima Verba ces quarts d’heure de navrante agonie, qui, comme une horrible tentation ou un avertissement salutaire, s’emparent souvent des plus nobles mortels au sommet de l’existence et les inondent d’une sueur froide, rappetissés soudain et criant grâce, au sein des félicités et de la gloire !

Lamartine avait d’abord une nacelle ; il l’abritait, il la ramenait au rivage ; il en détachait l’anneau par oubli, il s’y balançait tout le jour, au gré de la vague amoureuse, le long d’un golfe bordé de myrtes et d’amandiers. Bien des fois, sans doute, bercé nonchalamment, il regardait le ciel, et sa pensée planait dans l’abyme d’azur ; mais on avait là toujours à deux pas la terre, les fleurs, le bosquet du rivage, le phare allumé de l’amante. Puis la nacelle est devenue une barque plus hardie, plus confiante aux étoiles et aux larges eaux. Le rivage s’est éloigné et a blanchi à l’horizon ; mais de la rade on y revenait encore, on y recueillait encore de tendres ou cruels vestiges : on y voyait à chaque approche comme plusieurs phares scintillans qui vous rappelaient : c’était trop s’éloigner ou trop souvent revenir. La barque a fait place au vaisseau. Ç’a été la haute mer cette fois, le départ majestueux et irrévocable. Plus de rivages qu’au hasard, çà et là, et en passant ; les cieux, rien que les cieux et la plaine sans bornes d’un Océan Pacifique. Le bon Océan sommeille par intervalles ; il y a de longs jours, des calmes monotones ; on ne sait pas bien si l’on avance. Mais quelle splendeur, même alors, au poli de cette surface ; quelle succession de tableaux à chaque heure des jours et des nuits ! Quelle variété miraculeuse au sein de la monotonie apparente ! et à la moindre émotion, quel ébranlement redoublé de lames puissantes et douces, gigantesques, mais belles ; et surtout, et toujours, l’infini dans tous les sens, profundum, altitudo !

En même temps que la matière et le fond ont augmenté chez Lamartine, le style et le nombre ont suivi sans peine et se sont tenus au niveau. Le Rhythme a serré davantage la pensée ; des mouvemens plus précis et plus vastes l’ont lancée à des buts certains ; elle s’est multipliée à travers des images non moins naturelles et souvent plus neuves. En faisant ici la part de ce qu’il y a de spontané et d’évolutif dans ce progrès du talent, nous croyons qu’il nous est permis de noter une influence heureuse du dehors. Si, en effet, Lamartine resta tout-à-fait étranger au travail de style et d’art qui préoccupait alors quelques poètes, il ne restait nullement insensible aux prodigieux résultats qu’il en admirait chez son jeune et constant ami, Victor Hugo. Son génie facile saisit à l’instant même plusieurs secrets que sa négligence avait ignorés jusque-là. Quand le Cygne vit l’Aigle, comme lui dans les cieux, y dessiner mille cercles sacrés, inconnus à l’augure, il n’eut qu’à vouloir, et, sans rien imiter de l’Aigle, il se mit à l’étonner à son tour par les courbures redoublées de son essor.

Un des caractères les plus propres à la manière de Lamartine, c’est une facilité dans l’abondance, une sorte de fraîcheur dans l’extase, et avec tant de souffle l’absence d’échauffement. S’il était possible d’assigner aux vrais poètes des heures naturelles d’inspiration et de chant, comme cela existe dans l’ordre de la création pour certains oiseaux harmonieux, nous dirions, sans trop de crainte de nous tromper, que Lamartine chante au matin, au réveil, à l’aurore : (et réellement la plupart de ses pièces, celles même où il célèbre la nuit, sont écloses à ces premiers momens du jour ; il ébauche d’ordinaire en une matinée, il achève dans la matinée suivante.) Il est presque évident, au contraire, qu’à part ce que la volonté impose à l’habitude, les heures instinctives où la voix éclate chez Victor Hugo, doivent être celles du milieu du jour, du soleil embrasé, du couchant poudreux, ou encore de l’ombre fantastique et profonde. On devinerait également, ce me semble, que de Vigny ne réveille l’écho de son sanctuaire embaumé qu’après l’heure discrète de minuit, à la lueur de cette lampe bleuâtre qui éclaire Dolorida,

Lamartine a peu écrit en prose : pourtant son discours de réception à l’Académie française, sa brochure de la Politique rationnelle, un charmant morceau sur les Devoirs civils du Curé, un discours à l’académie de Mâcon, indiquent assez son aisance parfaite en ce genre, et avec quelle simplicité de bon sens jointe à la grâce et à l’inséparable mélodie, sa pensée se déroule sous une forme à la fois plus libre et plus sévère. La brochure politique, ou plutôt philosophique, qu’il a publiée sur l’état présent de la société, indépendamment de ce vif désir du bien qui respire à chaque ligne, révèle en lui un coup-d’œil bien ferme et bien serein au milieu des ruines récentes d’où tant de vaincus et de vainqueurs ne se sont pas relevés. Quoiqu’attaché par des affections antiques aux dynasties à jamais disparues, quoique lié de foi et d’amour à ce Christianisme que la ferveur des peuples semble délaisser et qu’on dirait frappé d’un mortel égarement aux mains de ses pontifes, M. de Lamartine, pas plus que M. de Lamennais ne désespère de l’avenir ; derrière les symptômes contraires qui le dérobent, il se le peint également tout embelli de couleurs chrétiennes et catholiques ; mais, pas plus que le prêtre illustre, il ne distingue cet avenir, ce règne évangélique, comme il l’appelle, du règne de la vraie liberté et des nobles lumières. Heureux songe, si ce n’est qu’un songe ! Consolante perspective digne du poète religieux qui veut allier l’enchaînement et l’essor, la soumission et la conquête, et qui conserve en son cœur le Dieu individuel, le Dieu fait homme, le Dieu nommé et prié dès l’enfance, sans rejeter pour cela le Dieu universel et presque sourd qui régénère l’humanité en masse par les épreuves nécessaires ! Assez d’hommes dans ce siècle, assez de cœurs et des plus grands, n’admettent désormais à leur usage que ce dernier aspect de Dieu, cet universalisme inexorable qui assimile la providence à une loi fatale de la nature, à un vaste rouage, intelligent si l’on veut, mais devant lequel les individus s’anéantissent, à un char incompréhensible qui fauche et broie, dans un but lointain, des générations vivantes, sans qu’il en rejaillisse du moins sur chacun une destinée immortelle. Lamartine est plus heureux que ces hommes qui pourtant sont eux-mêmes de ceux qui espèrent : il est plus complètement religieux qu’eux ; il croit aussi fermement aux fins générales de l’humanité, il croit en outre aux fins personnelles de chaque ame. Il n’immole aux vastes pressentimens qu’il nourrit, ni l’ordre continu de la tradition, ni la croyance morale des siècles, le rapport intime et permanent de la créature à Dieu, l’humilité, la grâce, la prière, ces antiques alimens dont le rationalisme veut enfin sevrer l’humanité adulte. Sa suprême raison, à lui, n’est autre que l’éternel logos, le verbe de Jean, incarné une fois et habitant perpétuellement parmi les hommes. Il ne conçoit les transformations de l’humanité, même de nos jours, que sous la redoutable condition du mystère qui est le fond de tout acte vivant, création ou renaissance. — Tel nous apparaissait Lamartine, lorsqu’hier sa voile s’enflait vers l’Orient ; tel il nous reviendra bientôt, plus pénétré et plus affermi encore, après avoir touché le berceau sacré des grandes métamorphoses.


Sainte-Beuve.
  1. Dans un article inséré au Globe, le 20 juin 1830, lors de la publication des Harmonies, on lit : «… M. de Lamartine, par cela même qu’il range humblement sa poésie aux vérités de la tradition, qu’il voit et juge le monde et la vie suivant qu’on nous a appris dès l’enfance à les juger et à les voir, répond merveilleusement à la pensée de tous ceux qui ont gardé ces premières impressions, ou qui, les ayant rejetées plus tard, s’en souviennent encore avec un regret mêlé d’attendrissement. Il se trompe lorsqu’il dit en sa préface que ses vers ne s’adressent qu’à un petit nombre. De toutes les poésies de nos jours, aucune n’est autant que la sienne, selon le cœur des femmes, des jeunes filles, des hommes accessibles aux émotions pieuses et tendres. Sa morale est celle que nous savons : il nous répète avec un charme nouveau ce qu’on nous a dit mille fois, nous fait repasser avec de douces larmes ce que nous avons senti, et l’on est tout surpris en l’écoutant de s’entendre soi-même chanter ou gémir par la voix sublime d’un poète. C’est une aimable beauté de cœur et de génie qui nous ravit et nous touche par toutes les images connues, par tous les sentimens éprouvés, par toutes les vérités lumineuses et éternelles. Cette manière de comprendre les diverses heures du jour, l’aube, le matin, le crépuscule, d’interpréter la couleur des nuages, le murmure des eaux, le bruissement des bois, nous était déjà obscurément familière avant que le poète nous la rendît vivante par le souffle harmonieux de sa parole. Il dégage en nous, il ravive, il divinise ces empreintes chères à nos sens, et dont tant de fois s’est peinte notre prunelle, ces comparaisons presque innées, les premières qui se soient gravées dans le miroir de nos ames. Nul effort, nulle réflexion pénible pour arriver où sa philosophie nous porte. Il nous prend où nous sommes, chemine quelque temps avec les plus simples, et ne s’élève que par les côtés où le cœur surtout peut s’élever. Ses idées sur l’Amour et la Beauté, sur la mort et l’autre vie, sont telles que chacun les pressent, les rêve et les aime. Sans doute, et nous nous plaisons à le dire, il est aujourd’hui sur ces points d’autres interprétations non moins hautes, d’autres solutions non moins poétiques, qui, plus détournées de la route commune, plus à part de toute tradition, dénotent chez les poètes qui y atteignent, une singulière vigueur de génie, une portée immense d’originalité individuelle. Mais c’est aussi une espèce d’originalité bien rare et désirable que celle qui s’accommode si aisément des idées reçues, des sentimens consacrés, des préjugés de jeunes filles et de vieillards ; qui parle de la mort comme en pense l’humble femme qui prie, comme il en est parlé depuis un temps immémorial dans l’église ou dans la famille, et qui trouve en répétant ces doctrines de tous les jours une sublimité sans efforts, et pourtant inouïe jusqu’à présent, etc. etc.. »