Poètes et romanciers modernes de la France/Pierre-Antoine Lebrun

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XLII.
M. LEBRUN.
(MARIE STUART.)

Quelque dégagé qu’on veuille paraître des considérations traditionnelles et des doctrines dites classiques, on ne peut nier que le plus clair et le plus solide de la richesse poétique de la France ne soit dans le genre dramatique et sous la forme de tragédie. Les grandes sources sentimentales et lyriques que notre époque a comme trouvées en elle et fait jaillir plus abondamment que tous les anciens jets d’eau de Chantilly ou de Versailles, ne sauraient dissimuler et masquer ce noble fond régulier, harmonieux, de l’édifice, ce portique d’un beau temple qu’on ne referait plus. On a beaucoup parlé, depuis tantôt deux années, de la réaction classique ; elle est assez réelle, très légitime ; il n’y faudrait pourtant pas voir plus qu’il n’y a véritablement. Une jeune actrice, un soir où l’on n’attendait rien, s’est trouvée dire à merveille des vers que depuis long-temps on ne récitait plus à la scène d’une façon tolérable. Le plaisir était neuf, grande fut la surprise. — Quoi ! cela est encore beau, se dit-on. — Et là-dessus on s’est mis à désirer de réentendre ces pièces immortelles, éclipsées un long moment, et dans lesquelles tant de personnes de la société recommençaient aussi à aimer les souvenirs de leur propre jeunesse. Le dégoût qu’inspiraient certains excès dramatiques récens fut pour beaucoup dans la joie et la vivacité de cette reprise. On s’étonna, on s’empara, comme de beautés nouvelles, de ces situations plus ou moins simples ou convenues, mais que revêtait habituellement la noblesse, l’élégance du langage. On se plut même et on applaudit aux singularités les plus passées de ce langage héroïque ou amoureux, comme à de belles modes du temps de Mme de Longueville ou de la Vallière ; on aima jusqu’au parfait amant, et jusqu’à l’adorable furie, tout comme on aime des meubles de Boule. Il y eut, dans cette espèce de renaissance qui en est à son troisième hiver, des succès qui, par leur fraîcheur, leur ensemble et leur plénitude, semblèrent dater d’aujourd’hui. Polyeucte, par exemple, n’eut jamais autant de faveur à aucune époque, je le pense, ni jamais même à son début, que dans cette mémorable soirée où Pauline, néophyte, fut vue si simple et si sublime, où l’acteur aussi, près d’elle, parut si chrétiennement passionné, où le rôle de Félix lui-même fut compris.

Il était naturel qu’après ces veines heureuses la Comédie-Française songeât, à l’aide du jeune talent qu’elle possède, à toucher comme d’un aimant les œuvres d’un répertoire plus moderne, déjà négligé, et qu’un succès solennel avait consacrées une fois. À ce titre la Marie Stuart de M. Lebrun venait en première ligne ; c’était, en effet, de nos jours, sous la restauration, en renom comme en date, la première transition de l’ancienne forme tragique à une forme, à un sujet et à un langage plus récens.

Qui dit transition dit quelque chose de relatif à ce qui précède et à ce qui suit. Il était à craindre sans doute que ce qui avait paru à une certaine date très neuf et à la limite la plus avancée de la hardiesse permise, ne fût jugé, vingt ans après, trop timide, et en arrière, ou des progrès, ou des licences dramatiques désormais autorisées. Il était à craindre que le public ou les critiques d’une génération renouvelée ne se montrassent volontiers ingrats, légers (c’est si facile) en raison même de l’écho fameux, contre l’œuvre déjà ancienne d’un auteur très vivant et arrivé par les voies les plus honorables aux dignités littéraires et sociales.

Et puis ce qu’on appelait réaction classique, qui roulait, après tout, sur les rôles d’une seule actrice, et, à cette occasion, se reprenait à vénérer les styles de Corneille et de Racine, n’allait pas jusqu’au fond, j’ai regret de le dire, ni jusqu’à restaurer le moins du monde la forme de la tragédie à proprement parler, laquelle restait encore avec tous ses inconvéniens inévitables de lenteur, de raideur et de convenu. L’honneur de M. Lebrun, dans Marie Stuart, était bien d’avoir, le premier sous la restauration, détendu les vieux ressorts tragiques, mais dans une mesure qui dut être surtout sensible alors. Sa pièce de 1820 n’était autre, après tout, qu’une tragédie.

Voilà ce qu’on se pouvait dire, ce que le poète aurait pu opposer aux idées de reprise, s’il avait mieux aimé sa tranquille possession de renommée que l’art même, si long-temps glorieux, qu’il a, pour sa part, cultivé d’un noble effort, et qu’il parut, à un certain jour, avoir agrandi. — « J’irai voir ce soir vos Templiers, disait quelqu’un à M. Raynouard vers 1836. » — « Vous n’irez pas, » répondit-il. — « Et pourquoi ? » — « Je vais de ce pas moi-même défendre à la Comédie de les jouer. Je ne veux pas reparaître comme Sully sous Louis XIII. » Ainsi répliqua brusquement le vieux et excellent philosophe-philologue de son ton le plus grondeur.

Mais c’eût été ici par trop grondeur, et rien n’eût absous la bonne grace du poète d’aller riposter de la sorte à des désirs de reprise qui lui venaient au nom du jeune talent même que le public avait si vivement adopté. La reprise de Marie Stuart n’était pas seulement pour la Comédie-Française une démarche naturelle et tout-à-fait indiquée ; elle était pour Mlle Rachel un rêve d’imagination ; disons mieux, une délicatesse de reconnaissance et comme un vœu. De nobles patronages, de hautes amitiés, qui ne sont pas étrangères à ce grand nom des Stuarts, agirent-elles en effet sur elle pour la fixer dans ce choix ? Mais il y avait plus, et l’idée du choix date d’auparavant. Toute petite fille, et à ses jours de pire misère, la digne enfant avait joué au théâtre Molière ce rôle de Marie Stuart ; un vieil amateur en sortant se récriait : « Quelle est donc cette petite fille qui vient de jouer si bien ? Qu’elle a d’intelligence ! Que je la voudrais connaître ! » — « C’est moi, monsieur, répliqua-t-elle en se retournant brusquement dans le couloir, son petit cabat à la main, c’est moi-même ; mais donnez-moi donc deux sous, pour m’acheter de la galette, s’il vous plaît. » Et voilà pourquoi, entre autres motifs à l’appui, elle eut toute raison, l’autre soir, de reparaître dans le personnage de l’illustre infortunée à qui elle avait dû une joie d’enfance ; voilà pourquoi elle eut raison de vouloir dire, aux applaudissemens de tous, ce mot de fierté qu’elle relève si bien :

Si le ciel était juste, indigne souveraine,
Vous seriez à mes pieds, et je suis votre reine.

Son succès devant cette salle d’élite a été réel ; à quelques endroits on a pu regretter que le peu de force de son organe ne lui permît pas l’expansion. Elle a triomphé pleinement dans la dignité. Quant à l’œuvre dramatique, pour tous ceux qui veulent tenir compte de ce qu’était et de ce que devait être une tragédie avant que les moules fussent brisés, même une tragédie en voie de renouvellement, elle a fait tête à la reprise. Le mérite de l’innovation première n’y pouvait plus être manifeste ; on s’est trouvé plutôt sensible à ce qui y reste nécessairement de l’appareil traditionnel. Eh bien ! à ce point de vue, on doit le rappeler aux plus sévères, l’intérêt, un intérêt élevé n’y a pas fait faute aux grands momens voulus et désignés par l’art dans l’architecture graduée de cette forme classique. Les applaudissemens en tragédie, comme le tonnerre sur les temples, doivent tomber là où il faut. Ici, dans Marie Stuart, il y a eu la grande scène du troisième acte, et le pathétique de tout le cinquième.

Mais, pour rester bon juge de la valeur de cette œuvre distinguée, pour ne rien méconnaître des mérites sérieux qu’on y salua si vivement à sa naissance, pour garder tout respect enfin à une pure impression de notre jeunesse, il y a à revenir aux circonstances même où la pièce s’est produite, voilà plus de vingt ans, et au point de départ qui avait précédé. Et quelle est l’œuvre tragique, de celles qu’on appelle simplement distinguées, qui, à l’occasion et à l’aide d’une seule actrice, se pourrait reprendre au théâtre, après vingt années, sans causer une hésitation d’un moment, et sans réclamer du spectateur par endroits quelque juste complaisance ? Je n’excepte qu’à peine ce petit nombre de chefs-d’œuvre qui furent comme doués du souffle immortel, revêtus de l’enchantement du style et marqués au front des signes de l’impérissable beauté :

........Lumenque juventæ
Purpureum et lætos oculis adflarat honores
.

Et encore ces œuvres-là, si la vénération ne s’en mêlait et n’achevait souvent, ne réparait çà et là, sembleraient-elles donc en tout et à jamais divines ?

La première représentation de Marie Stuart remonte au 6 mars 1820 ; les tout premiers débuts littéraires de M. Lebrun sont de près de quinze ans antérieurs. Né à Paris en 1785, arrivant à l’adolescence avec le Consulat, il mûrit sa jeunesse sous l’Empire. Ses plus profondes impressions, lui-même s’en fait gloire, datent d’alors et donnent le sens vrai de son talent. Tous ceux qui ont vu l’Empire en ont été fortement marqués dans leur imagination ; et j’appelle avoir vu l’Empire, non pas être né à telle date qui permît de le voir, mais, même très jeune, avoir été placé dans une position et comme à une fenêtre d’où on le vit réellement se déployer. On sait la large empreinte qu’en reçut le poète qui a dit : Ce siècle avait deux ans… Un autre qui naissait quand ce siècle avait quatre ans déjà, pour rendre ce même effet indélébile, a pu dire :

Nous tous, enfans émus d’un âge de merveilles,
Bercés sous l’étendard aux salves des canons,
Des combats d’Outre-Rhin balbutiant les noms,
Nous avons souvenir de plus d’une journée
Où l’Empire leva sa tête couronnée ;
Quelque magnificence, une armée, un convoi,
Un Te Deum ardent, la naissance d’un Roi ;
Et l’Empereur lui-même, au moment des campagnes,
Il passait dénombrant les aigles, ses compagnes ;
Du geste il saluait tout un peuple au départ,
Et, moi qui parle ici, mon front eut son regard !

M. Lebrun eut plus qu’un regard du maître d’alors. Par des essais poétiques très précoces et déjà imprimés, il avait, vers la fin du Directoire, attiré l’attention de François de Neufchâteau, ministre de l’intérieur, lequel, ayant été lui-même un de ces talens précoces, se complaisait à les discerner. Le jeune enfant n’était pas même encore écolier[1] ; le ministre le nomma élève du Prytanée français (Louis-le-Grand), seul collége tout récemment rouvert. L’élève Pierre Lebrun s’y distingua ; nous avons sous les yeux, dans les fastes annuels du Prytanée, des couplets qu’il faisait à l’âge de treize ans pour la plantation de l’arbre de la liberté à Vanvres, maison de campagne de l’établissement, et une autre pièce assez remarquable, intitulée les Souvenirs, et qui est de 1802. À cette époque de renaissance pour la société et pour les lettres, l’ordre des études et des âges n’était pas très bien observé ; il y avait dans tous les genres une émancipation rapide, une confusion assez aimable et non sans profit pour les essors généreux. C’est ainsi que, lorsque le Prytanée français eut envoyé une petite colonie pour fonder le Prytanée de Saint-Cyr, l’élève Lebrun, qui en était, se trouva monter un jour dans la chaire de belles lettres et y remplacer son professeur De Guerle, malade pour le moment. L’Empereur ou le Consul, qui soignait déjà sa pépinière de Saint-Cyr et y allait mesurer des hommes, entre à l’improviste dans la classe et n’est pas peu étonné d’y voir un élève en chaire ; on lui explique comment. Il s’assied à côté de lui, et là, durant plus d’un quart d’heure, il interroge les élèves sur les tropes, non sans quelque croc-en-jambe, je le crois bien, aux définitions de Dumarsais. Un ou deux ans après, on était au lendemain d’Austerlitz, l’Empereur au château de Schœnbrunn, après le dîner, avec M. Daru et M. de Talleyrand, reçoit le Moniteur, et y voit une ode à la Grande Armée signée Lebrun : « Lisez-la, » dit-il à Daru.

Suspends ici ton vol ; d’où viens-tu, Renommée ?
Qu’annoncent tes cent voix à l’Europe alarmée ?…

Et pendant la lecture, il interrompt, il loue, il critique même, et conclut en ordonnant d’écrire à Lebrun que l’Empereur lui accorde une pension de 6,000 fr. : il n’avait pensé qu’à Lebrun-Pindare. Quand on vint à découvrir le malentendu et que l’ode était de l’élève de Saint-Cyr, les 6,000 fr. se convertirent pour le jeune homme en une pension de 1,200 fr. Lebrun-Pindare en eut beaucoup de mauvaise humeur : rien n’est démontant comme les homonymes dans les lettres. Lequel des deux ? ce mot-là est une chiquenaude à la gloire. Le vieux Mercier, si peu glorieux qu’il fût, ne pouvait point pardonner à Lemercier Népomucène.

En France, parmi les journalistes même les mieux placés, la méprise avait eu lieu ; les critiques, dès le premier moment, n’avaient pas manqué de retrouver dans l’ode en question les qualités, les défauts surtout du grand lyrique d’alors : il fallut décompter. Boufflers s’en raille agréablement dans quelques lignes spirituelles[2]. Ginguené, qui n’avait pas été dupe, et malgré son culte pour l’autre Lebrun, accorda au jeune auteur des encouragemens sérieux[3].

Quand Lebrun-Pindare mourut en 1807, le nôtre ne se vengea de lui qu’en déplorant cette perte dans une ode élevée qui justifiait le uno avulso non deficit alter…, et qui rappelle celle de Le Franc de Pompignan sur la mort de Jean-Baptiste Rousseau, la plus belle pièce encore qu’on doive à celui-ci, a dit dans le temps un méchant. Une strophe de l’ode de M. Lebrun, où il rendait un hommage à Delille, lui valut une visite du vieux poète, ce qui était alors une gloire.

Les huit années, de 1805 à 1814, furent remplies pour lui de beaucoup d’études et de plusieurs essais. Une première tragédie, ou plutôt une pastorale dramatique, intitulée Pallas, fils d’Évandre (1806), et inspirée des derniers livres de l’Énéide, se fait déjà remarquer par du pathétique et plus de naturel que ne s’en permettaient volontiers les muses de l’Empire. Cette pièce, non représentée, n’eut pas même la publicité de l’impression à sa naissance[4]. J’imagine que les plaintes du vieil Évandre s’arrachant des bras de son fils unique, qui vole aux combats et à la mort, n’auraient pas convenu pour l’attendrissement au maître sourcilleux :

N’as-tu pas des enfans ? Un jour, Ilionée,
Si le ciel en son cours ne rompt ta destinée,
Tu connaîtras combien les momens sont cruels
Qui ravissent un fils loin des bras paternels.
Tu verras comme moi s’alarmer ta tendresse,
Surtout si c’est l’enfant sorti de ta vieillesse,
S’il a survécu seul à ses frères nombreux,
S’il est l’unique bien que t’aient laissé les Dieux,
S’il est l’appui dernier d’une maison qui tombe,
Et si tous ses aïeux le suivent dans la tombe.

Le jeune poète servait mieux la pensée impériale par deux odes sur les campagnes de 1806 et de 1807, par une autre au Vaisseau de l’Angleterre, qui a de l’énergie dans la menace :

Il n’a pas lu dans les étoiles
Les malheurs qui vont advenir ;
Il n’aperçoit pas que ses voiles
Ne savent plus quels airs tenir ;
Que le ciel est devenu sombre…

Un jour, en 1808, à Fontainebleau, l’Empereur, qui se souvenait de la méprise de Schœnbrunn et de la visite de Saint-Cyr, et pour qui l’auteur était devenu très distinct, dit à une dame du palais, qui s’intéressait à M. Lebrun : « Que fait-il ? J’ai lu dans le temps son ode à l’armée, j’y ai trouvé plus de verve qu’on n’en trouve dans les ouvrages d’à-présent ; mais on dit qu’il s’endort. » Ce mot, cet aiguillon rapporté au poète, tira de lui, en réponse, des stances émues, pleines de grace. Napoléon régnant semble avoir tellement guindé et glacé ses chantres officiels, qu’une pièce quelque peu vive est une bonne fortune dans la poésie d’alors. Je veux citer celle-ci presque tout entière[5] :

« On dit qu’il s’endort. » — Caroline,
Est-il vrai qu’à Fontainebleau
Ce puissant maître de château,
Devant qui l’Europe s’incline,

Que lui-même, que l’Empereur,
Parmi tous les soins de l’empire,
Sache même que je respire,
Et me flattez-vous d’une erreur ?

Quoi ! de ma jeune destinée
Le cours n’en est point inconnu !
Quoi ! l’Empereur s’est souvenu
Des promesses du Prytanée !

J’occupe donc, si je vous crois,
Un coin de sa vaste pensée,
Où la terre entière est pressée,
Où se meut le destin des rois.

Qu’il se souvienne de nos gloires,
Des pays de tous ses combats,
Du nom de toutes ses victoires,
Et du sort de tous ses soldats ;

............

De tous les rois dont son pouvoir

A fait ou défait la couronne :
Certes, mon esprit s’en étonne,
Pourtant je le puis concevoir.

Mais de moi ! Mais qu’il se souvienne
Qu’autour du char qui l’a porté,
Parmi les voix qui l’ont chanté
Il n’a plus entendu la mienne !

« On dit qu’il s’endort ! » — Votre esprit
N’a-t-il pas trompé votre oreille ?
Napoléon, eh ! qui t’a dit
Si je m’endors ou si je veille ?

Grand homme, qui pourrait dormir
Au bruit dont tu remplis la terre ?
Est-il séjour si solitaire
Qui ne l’entende au loin frémir ?

Mais quoi ! voilerai-je un mensonge
De mots si pleins de vérité ?
Oui, je dormais, oui, d’un doux songe
Mon cœur se berçait enchanté.

D’une autre idole que la Gloire
Je faisais mon cher entretien :
Un nom qui n’était pas le tien
T’avait distrait de ma mémoire.

Les jours, les nuits à mes travaux
N’étaient plus que de longues trèves ;
Je ne voyais plus dans mes rêves
Flotter ton aigle et tes drapeaux.

N’as-tu jamais, à pareil âge,
Toi-même, si plein d’avenir,
Pour quelque brune ou blonde image
Perdu tout autre souvenir ?

Que Caroline me réponde :
Dites, vous la première amour
De ce cœur qui devait un jour
Battre pour l’empire du monde,

Dites, n’a-t-il jamais dormi
Sous les cerisiers de Valence,
Aux temps d’ivresse et d’innocence
Où vous l’appeliez votre ami,


Quand le héros à son aurore,
Si loin du zénith radieux,
Brillait seulement à vos yeux
D’une épaulette neuve encore ?

Mais il parle : adieu, songe vain !
Dites-lui que dans ma retraite
Sa voix parvenue a soudain
Réveillé son jeune poète.

Me voici ! ........
............

Suivez, suivez Napoléon,
Mes chants, de rivage en rivage,
Et que puisse ainsi d’âge en âge
Mon nom accompagner son nom !

Que puisse ma muse fidèle
À sa gloire à jamais s’unir !
Aigle, je m’attache à ton aile :
Emporte-moi dans l’avenir.

Ces vers n’ont jamais été imprimés. D’autres vers que M. Lebrun avait composés sur la mort d’un fils de la reine Hortense, de cet enfant si cher à Napoléon qui le pleura, sont également restés en portefeuille avec une quantité de petites pièces. Sous l’Empire, il y avait cela de particulier : on pouvait faire des vers élégiaques, plus ou moins intimes, mais on les gardait, et en public, si on visait à la gloire, on ne donnait que des rimes grandioses sur des évènemens héroïques, sur des sujets qu’on s’appliquait à traiter. La poésie se piquait d’être encore plus cérémonielle que sous Louis XIV. Les inconvéniens de ce trop de respect nous ont sauté d’abord aux yeux ; ils devraient être jugés moins sévèrement aujourd’hui que nous savons l’excès contraire et que nous sommes tombés dans le déshabillé.

Alors du moins on croyait à la grandeur ; des types élevés, bien qu’un peu stériles, dominaient sincèrement les ames. Il y avait des buts marqués, des couronnes ; il y avait carrière. Toucher à la palme tragique une ou deux fois dans sa vie, c’était le rêve immortel. La voie sacrée, la route au Capitole sous le soleil, semblait ouverte, mais difficile, et l’honnête louange enflammait. Cela fait rire aujourd’hui qu’on jouit encore plus qu’on ne s’afflige de toute la variété de vices d’une littérature sans frein et prodigieusement inventive. Le style en général était assez pauvre sous l’Empire et servait mal l’aspiration de la pensée. César montait droit à l’Olympe ; la pensée à sa suite y visait de son mieux, mais le style n’allait pas du tout. Il s’était amaigri et comme desséché en passant durant des années par tant d’usages peu littéraires ; il s’était altéré au souffle des révolutions, et, comme on ne s’en rendait pas compte, comme on se croyait toujours classique, on ne le retrempait pas. Quand je parle ainsi de l’Empire et de sa grande route régulière, il va sans dire que M. de Châteaubriand et Mme de Staël sont toujours en dehors. Pourtant, avec la prétention, le goût aussi de l’antique reprenait ; l’étude ramenait à des sources. M. Lebrun fut un de ceux qui, dès le début, accusent en eux avec le plus d’intelligence le culte et le sentiment des anciens : c’est le mérite de son Ulysse.

Lemercier avait rouvert le premier, avec bien de l’honneur, cette scène grecque-française, et renoué avec Andromaque par Agamemnon. Marie-Joseph Chénier, conseillé par Daunou, revenait, bien qu’un peu tard, aux anciens, et s’initiait aux douleurs d’Électre. Un sourire du maître, plus que le talent de Luce, faisait la fortune d’Hector. Ulysse est de cette famille ; mais, suivant la très juste remarque de Charles Nodier, un moment continuateur de Geoffroy au feuilleton des Débats[6], Ulysse, personnage épique, ou tout au plus personnage dramatique du second ordre, ne pouvait être le héros d’une bonne tragédie ; il a trop de finesse pour cela. Sophocle dans Philoctète l’a pu faire servir à nouer l’intrigue ; mais il ne l’a pas mis au premier plan. C’est un caractère d’âge mûr, beau à la réflexion, mais qui en a besoin pour se justifier, et qui n’offre rien de ces dehors émouvans où se prend la foule au premier abord. À Télémaque lui-même qui s’étonne de tant de prudence, Ulysse a besoin de dire :

Peut-être tu sauras, par l’exemple d’un père,
Que parfois au héros la feinte est nécessaire ;
Qu’elle est vertu souvent, et qu’avec le danger
La forme du courage est sujette à changer[7].

La pièce jouée pour la première fois le 28 avril 1814, cinq jours avant la rentrée de Louis XVIII dans sa capitale, n’eut qu’un petit nombre de représentations, ce qu’on appelait un succès d’estime. On y crut voir pourtant un intérêt de circonstance, le retour de l’exilé, du monarque légitime dans la patrie. On aurait pu y voir aussi la malédiction patriotique contre l’intrusion étrangère :

Mon héritage est las de se voir votre proie,

s’écriait Télémaque à la face des prétendans[8]. Le fait est que les illusions ne venaient que de pur hasard et de coïncidence, la pièce se trouvant achevée depuis plus de trois ans et l’auteur n’y ayant rien changé. À la lecture, il y transpire quelque chose des douces et graves beautés d’Homère. Dans la première scène, Pénélope dit à Télémaque qui voudrait encore espérer :

Le séjour qui d’Ulysse a retenu les pas,
Ô mon fils, est un lieu d’où l’on ne revient pas,
Dont nul homme jamais n’apporta de nouvelle ;
Formidable séjour de la nuit éternelle,
Et dont les habitans, pâles et désolés,
Sont de leur doux pays à jamais exilés.
S’il respirait encor, dis-moi, la renommée,
Cette immortelle voix par la terre semée,
Eût-elle été muette ? et quel pays lointain
Aurait pu si long-temps nous taire son destin ?
Je sais trop bien entendre un semblable silence.

Au commencement du troisième acte, Ulysse inconnu, et qui se donne pour un simple compagnon du héros, y parle ainsi indirectement de lui-même à son fils :

Il se peignait souvent ces rivages chéris,
Où l’attendaient en vain Pénélope et son fils.
Quelques maux dont il vît sa tête menacée,
Ithaque était toujours sa première pensée ;
Quelque bien que le ciel lui permît de choisir,
Ithaque était encor son unique désir.
En vain le soin des dieux et l’amour des déesses
Environna son cœur des plus douces promesses ;
À l’offre du ciel même et des divins honneurs,
Il fixait sur la mer un œil mouillé de pleurs.
Si de loin sa pensée entrevoyait une île
Abondante en troupeaux, en oliviers fertile,
Il n’apercevait plus d’autre lieu, d’autre bien,
Et l’immortalité ne lui semblait plus rien.

Ce sont là des vers charmans, mélodieux, de l’école de Racine ; je n’y regrette que cette fumée d’Ithaque que l’Ulysse d’Homère aurait voulu voir seulement de loin, et puis mourir.

La pudeur de Pénélope, lorsqu’accordée par son père Icare à Ulysse, elle se voila et ne répondit au désir de l’époux que par l’aveu du silence, y est rappelée en des vers non moins touchans. La ruse du tissu y est ingénieusement exprimée, bien qu’avec une élégance singulièrement moderne, par la bouche du bouvier Eumée.

Mais, dès qu’Ulysse a vu l’arc, cet arc voulu par l’oracle et que seul il peut armer, le sentiment de vengeance éclate en lui avec toute l’antique beauté. L’horreur sacrée des foudres de Dodone a tous ses échos dans les vers suivans :

Ce jour doit être sourd, aveugle, inexorable,
Et ne sera content que du dernier coupable.
................
........Eumée, ah ! quelle joie
De tenir dans mes mains et leur vie et ma proie,
De les voir, reculant à l’aspect de leur roi,
Fuir sans trouver d’asile où se sauver de moi,
Et, pâles de leur crainte et de la mort future,
Implorer vainement, même la sépulture !

Les souvenirs d’Homère se combinent, se croisent, vers cette fin, avec ceux de Virgile, et sans s’y affaiblir : on sait le pallida morte futura de Didon. Comme étude d’imitation et de style, Ulysse garde son prix.

La chute de l’Empire remplit l’ame de M. Lebrun d’amertume et de patriotique douleur. Les mêmes malédictions durent lui échapper, que tout à l’heure il prêtait à Ulysse vengeur. Deux odes de 1814 en font foi ; ce sont des messéniennes écrites sous le coup. L’une a pour titre Jeanne d’Arc ; l’autre est une paraphrase très sentie du psaume Super flumina. En même temps, le changement de régime avait pour effet de rendre sans réserve le poète à la vie littéraire ; il n’y appartenait plus tout entier depuis quelques années. Selon l’usage de l’Empire, où les lettres se coordonnaient volontiers aux affaires, il occupait dans l’administration bienveillante de Français de Nantes une place assez considérable au Havre, une de ces places, il est vrai, données tout exprès pour très peu assujettir ; il passait une bonne partie de sa vie à Rouen ou à Paris. Revenu pourtant à sa pleine liberté et obéissant à l’aiguillon d’une émulation généreuse, il put, durant les quinze années qui suivirent, attacher avec honneur son nom à des ouvrages étendus et médités : Marie Stuart, le Cid d’Andalousie et le Poème de la Grèce. Sa seconde manière, la seule sous laquelle il soit connu, va se produire.

Un prix d’académie commença de le mettre en lumière, car Ulysse s’était comme perdu dans le bruit des circonstances politiques. Son épître sur le Bonheur de l’étude partagea avec la pièce de M. Saintine la couronne décernée par l’Académie française en 1817. Dans ce même concours où Charles Loyson obtint l’accessit, on distinguait le nom surgissant de Victor Hugo ; la jeune milice de la restauration s’essayait. M. Lebrun était déjà d’une génération assez antérieure : son premier concours eût été naturellement de 1805 ; mais il recommençait en quelque sorte.

Le genre académique heureusement ne le retint pas. Ce qui distingue les tentatives de M. Lebrun au théâtre ou dans le poème, c’est un certain degré d’innovation. Si l’Empire avait subsisté, cette innovation se serait-elle produite dans son sein ; en serait-elle graduellement sortie ? je le crois. Déjà, sous la fin du Directoire, on avait vu la littérature d’alors, celle qui datait de l’an III, en train de se modifier par Lemercier, par Benjamin Constant, par Mme de Staël, qui y appartenait à cette époque. Le Consulat vint et brisa le développement, la transformation dès-lors très sensible. Rien d’analogue ne s’était encore produit au sein de la littérature impériale proprement dite ; mais, quelques années encore, et immanquablement on aurait eu quelque chose qui s’y serait essayé, même à travers les entraves. Les grandes émotions de l’Empire devaient avoir leur contre-coup et leur après-coup en littérature. — « Pour moi, je l’avoue, disait un jeune colonel au spirituel M. de Stendhal, il me semble, depuis la campagne de Russie, qu’Iphigénie en Aulide n’est plus une aussi belle tragédie. » — La seconde génération de l’Empire, un peu plus tôt, un peu plus tard, devait en venir là. La restauration, en brisant, hâta et mit en demeure de faire. M. Lebrun, l’un des premiers, ressentit en poésie ce besoin de nouveau, surtout de naturel, et travailla de son point de vue à le servir. Pour bien définir son rôle, je dirai de lui qu’il est le plus jeune des poètes de l’Empire, de même qu’on pourrait dire de M. Delavigne ou de M. de Lamartine qu’ils sont les aînés des poètes de la restauration. Eh bien ! lui, ayant déjà assez avant l’empreinte de l’époque antérieure, il ne s’y est pas immobilisé ; mais, prenant la chose dramatique au point juste où elle était, il l’a poussée du premier jour à l’innovation dans une mesure habile, heureuse, applaudie. Sa Marie Stuart, qui parut d’abord un commencement, était à certains égards une fin ; c’était la fin et le romantisme modéré le plus avancé, le plus extrême, de cette honorable reprise dramatique qui s’ouvre par Agamemnon, qui se continue par les Templiers, dans laquelle Ducis, venu un peu plus tard, eût trouvé sa place. Marie Stuart, dans les mêmes formes encore, prolonge et couronne. L’art dramatique postérieur, qui fait peut-être fi de tout cela maintenant, aura-t-il donc de loin des témoignages si imposans à offrir dans cet inventaire final qui réduit tant d’œuvres ?

Qu’on me laisse dire encore : ces points, de vue sont si éloignés déjà, si fugitifs ; ceux même qui les devraient le mieux savoir semblent si peu s’en ressouvenir en jugeant aujourd’hui, que j’ai besoin de tourner en tous sens pour les marquer. Marie Stuart était une transition, mais j’ose ajouter, une transition à ce qui n’est pas venu, à ce que l’auteur n’a pas achevé de réaliser lui-même. La tentative du moins était bonne, et elle demeure en vue comme une tête de pont qui n’aurait pas été continué. Le Cid d’Andalousie, qui devait faire l’arche suivante, a manqué, est resté en suspens et comme non avenu. Lors de Hernani plus tard, le pont a été hardiment repris, mais à un autre endroit et de l’autre côté de la rive. Il en résulte qu’entre l’ancien art dramatique et le nouveau il n’y a pas eu de pont et qu’on n’a point passé.

Représentons-nous bien l’état littéraire de la France aux abords de l’année 1820. La jeune école de Mme de Staël commençait à percer dans le monde ; la jeune école normale, M. Cousin en tête, étonnait dans son premier feu. Le plus léger des houzards romantiques, M. de Stendhal, poussait des pointes en divers sens ; des esprits studieux et libres, comme M. Fauriel, avaient de l’action dans de petits groupes distingués. Le séjour et les relations de Manzoni en France l’avaient fait d’abord connaître ; Charles Loyson, dans une ode sur l’Enthousiasme poétique, qu’il adressait à l’illustre Lombard, lui disait :

Toi, le talent est ton excuse ;
L’art te condamne, mais ta muse
S’absout, à force de beautés[9].

Plusieurs des romans de Walter Scott venaient de passer le détroit. Byron était moins accessible ; on rôdait, en quelque sorte, autour de son œuvre de mystère, sans bien savoir ; des articles de M. Lebrun lui-même, dans la Renommée contribuèrent aux premières notions qu’on en eut. En 1820, Schiller n’était pas traduit[10] : Mme de Staël, dans son Allemagne, l’avait magnifiquement analysé ; mais, si je ne me trompe, la première connaissance plus détaillée qui en vint à M. Lebrun, fut du côté de M. de Barante, qui, à son tour, devait cette initiation à l’heureux hasard de Coppet. Et puisqu’ici ces deux noms amis se rencontrent, notons, en passant, que sous la restauration M. Lebrun a eu assez exactement en poésie un rôle qui ferait pendant à celui de M. de Barante dans le genre critique et historique, quelque chose d’assez analogue dans le degré d’innovation et de réussite.

Je n’aborde pas la Marie Stuart réelle, celle de l’histoire approfondie ; ç’a été l’autre jour, dans cette Revue même, la docte tâche et très éloquente de M. Philarète Chasles. Je me tiens à l’héroïne de la tradition et de l’illusion ; je me borne au point de vue français et de 1820 encore ; je me reporte à la première représentation, à l’une des cinquante premières. On raconte que, lorsque le bourreau décoiffa, pour la faire tomber, cette tête charmante, on découvrit que ses beaux cheveux avaient légèrement blanchi. Je ne sais si, dramatiquement parlant, quelques mèches grises aussi ne se sont pas glissées, depuis vingt ans, sur cette tête si applaudie. Le fait est que, lorsqu’elle se produisit d’abord, il n’y eut qu’une voix sur l’accueil soudain, sur l’intérêt excité et sur les larmes. J’ai sous les yeux la plupart des journaux du temps ; le Journal des Débats, le seul qui, dès ce temps-là, voulut être sévère, constate lui-même l’entier triomphe : « la joie est dans le camp des romantiques, s’écrie Étienne Becquet en commençant[11] ; le succès de M. Lebrun est un succès de parti, une victoire des lumières sur les préjugés. Un courrier extraordinaire, envoyé par M. Schlegel, est allé en porter la nouvelle à la diète assemblée… » Ceci, pour commencer, n’était pas tout-à-fait juste ; le succès de M. Lebrun, malgré l’origine de l’imitation, ne pouvait être dit un succès allemand, mais bien français. En même temps que l’auteur, par sa manière plus naturelle et par la source où il puisait, réjouissait l’espérance des esprits libres, il satisfaisait pleinement les spectateurs simples. Sa nouveauté, sans avoir besoin de théorie, était aussitôt comprise, assortie par le sujet au génie français, au pathétique populaire. La Marie Stuart de Brantôme, celle qui mourut sur l’échafaud et qui fit ses adieux à la France, était restée dans toutes les imaginations, victime intéressante, figure embellie :

Coupable seulement des erreurs d’une femme,
Vos fautes dans le ciel ne suivront pas votre ame !

légende presque aussi présente que celle d’Héloïse, ou de La Vallière, ou encore de cette bonne impératrice Joséphine[12]. Quand on relit aujourd’hui Schiller, et que l’on compare avec la tragédie de M. Lebrun, on peut trouver, très à son aise, qu’il a trop sobrement glané à travers cette végétation de poésie si féconde et si luxuriante. Alors, par une impression tout inverse, il eût été blâmé plutôt d’en avoir trop gardé. Becquet le loue d’avoir séparé assez habilement l’or pur du plomb vil, d’avoir su éviter adroitement les fautes nombreuses qui déshonorent l’ouvrage de Schiller. « Il en est une pourtant, dit-il, dont il ne s’est pas garanti, la contagion germanique l’a gagné… » Qu’est-ce ? on attend l’énormité. C’est que M. Lebrun n’a pas observé l’unité de lieu. Mais, répondait-on, toute la pièce se passe dans l’intérieur du château de Fotheringay ; on ne sort pas de l’enceinte. Peu importe, ajoutait le critique ; dès qu’on baisse la toile, ne fût-ce que pour passer de l’antichambre dans le salon, l’unité de lieu est totalement violée[13]. C’est devant des juges de cette force, alors nombreux, gens d’esprit avec cela, qu’il fallait innover.

Dès la première scène de Schiller, le chevalier Paulet, gardien de Marie, est dans la chambre de la captive avec une espèce de serrurier ; il fait forcer les armoires pour enlever bijoux, lettres ; le miroir même et le luth ont été saisis. Dans la pièce française, on ne voit pas ces objets, et ils ne sont pas nommés ; la nourrice Anna redemande un peu vaguement à Paulet

Ces lettres, ces écrits, ces secrets caractères,
De ses longs déplaisirs tristes dépositaires.

On a récemment blâmé la périphrase ; on n’oublie qu’une chose : en 1820, à la scène, dans une tragédie, le mot propre pour les objets familiers était tout simplement une impossibilité ; il ne devint une difficulté que quelques années plus tard. Cinq ans après, dans le Cid d’Andalousie, le mot chambre excitait des murmures à la première représentation. Le Globe[14] était obligé de remémorer aux ultra-classiques le vers d’Athalie :

De princes égorgés la chambre était remplie.

Depuis, il faut en convenir, on a terriblement enfoncé la porte de cette chambre ; on a été d’un bond jusqu’à l’alcôve. Mais, avant 1830, chaque mot simple en tragédie voulait un combat et coûtait à gagner presque autant, je vous assure, qu’un député libéral à la chambre durant le temps de la majorité Villèle. M. de Chauvelin nommé, ou un mot propre à travers toute une scène, c’étaient d’insignes triomphes.

M. Lebrun, dans Marie Stuart, satisfaisait les novateurs judicieux par des qualités de langage qu’à cette époque le style élégant de M. Delavigne, ni celui d’aucun autre tragique du moment, n’offraient dans la même nuance. En redescendant du cothurne de l’Empire, on goûtait fort chez lui quelque chose de senti, de naturel et de vrai dans la diction, d’assez voisin de la prose, avec du feu poétique pourtant et des veines de chaleur. La première scène du troisième acte, quand Marie, échappée dans le jardin, se ressaisit du jour et de la libre lumière, fut admirée de tous pour l’expression. Ces vers purs, charmans en effet, et d’une douceur presque racinienne, se retrouvent dans nos mémoires, à nous qui les entendîmes alors, et font partie de nos classiques réminiscences :

........Ah ! laisse-moi jouir
D’un bonheur que je crains de voir s’évanouir.
Laisse mes libres pas errer à l’aventure.

Je voudrais m’emparer de toute la nature.
..............
........Ah ! laisse-moi du moins,
Soulevant un moment ma chaîne douloureuse,
Rêver que je suis libre et que je suis heureuse.
Ne respiré-je pas sous la voûte des cieux ?
Un espace sans borne est ouvert à mes yeux.
Vois-tu cet horizon qui se prolonge immense ?
C’est là qu’est mon pays ; là l’Écosse commence.
Ces nuages errans qui traversent le ciel
Peut-être hier ont vu mon palais paternel.
Ils descendent du Nord, ils volent vers la France.
Oh ! saluez le lieu de mon heureuse enfance ;
Saluez ces doux bords, qui me furent si chers !
Hélas ! en liberté vous traversez les airs.

Béranger, qu’il sied si bien de nommer à côté d’un poète qui fut son ami de jeunesse et de tous les temps, a dit, par un sentiment assez semblable, dans le refrain touchant d’un captif :

Hirondelles de la patrie,
De ses malheurs ne me parlez-vous pas ?

Alceste mourante, dans Euripide, s’écriait : « Ô soleil, ô lumière du jour, ô nuages qui roulez sur nos têtes !… Ô terre, ô palais, ô lit nuptial d’Iolcos, ma patrie !… » Ce sont les deux mêmes sentimens que dans Marie Stuart, le regret de la patrie et le regard au ciel, si ce n’est que Schiller et M. Lebrun les ont réunis. De tout temps, les exilés, les mourans, les amans, se sont ainsi adressés volontiers à tout ce qui vole et passe, comme à des messagers de leurs regrets, aux échos, aux nuages, aux fumées qui montent à l’horizon, aux hirondelles de la patrie, aux flots qui peut-être ont baisé l’autre rivage[15].

Les anciens pourtant, remarquons-le, n’apostrophent que discrètement, hors de la forme mythologique, ces choses naturelles extérieures. Philoctète, Ulysse, regardent les flots et ne leur parlent pas. Aristophane le fait pour les nuées, mais en pur grotesque. Cette mélancolique communication de l’ame avec les objets extérieurs, et particulièrement avec les nuages, est un trait plutôt moderne et du Nord. De ce ciel-là, Ossian est l’Homère, l’Écosse en est l’Olympe. Le nuage par Schiller nous en arriva. Tel qu’il vogue léger et se colore dans le coin de ciel découpé par M. Lebrun, il n’eût pas été repoussé de Racine.

Le personnage de Leicester, même avec les adoucissemens que l’auteur français y apportait, eut peine d’abord à se faire accepter. Talma s’en aperçut aux premières scènes : le parterre, à certains momens, hésitait et ne savait trop comment le prendre ; le grand acteur n’hésita point ; il arracha cela, selon l’expression vive d’un excellent spectateur, comme on arrache une dent. Nous n’avons plus apparemment cette dent-là, et de plus odieux que Leicester passent dorénavant, sans dire gare, au théâtre. Talma se montrait particulièrement admirable par son jeu muet dans la grande scène du troisième acte entre les deux reines. À la dernière scène de la pièce, au dernier vers, au moment du coup fatal, le Ah ! classique (Ah ! je meurs) devenait dans sa bouche un Han ! qui sentait le bourreau. Ce terrible Han ! interjection inouie en tragédie, contrariait fort Becquet et les puristes. — Mlle Duchesnois, en énergie, en pathétique, prêtait la main à Talma et ne laissait rien à désirer.

Marie Stuart allait aux nues et soulevait des transports. M. Lebrun s’y arrache. Il part pour la Grèce le surlendemain de la première représentation, comme pour ne pas s’énerver dans le triomphe ; il ne veut point de Capoue. À ce printemps de 1820, la Grèce n’était pas insurgée encore ; mais on parlait alors de Parga, de ce peuple chrétien, livré, vendu au pacha d’Épire par l’Angleterre, et qui avait fui en emportant ce qu’il avait pu des tombeaux paternels. Il y avait là un sujet vivant, le poète y court. Ou je me trompe, ou je vois dans ce départ empressé quelque chose de généreux, un trait tout-à-fait digne d’un lendemain de haute tragédie. Pour son Ulysse, M. Lebrun s’était reporté jusqu’à Homère ; il avait emprunté à l’Allemagne dans Marie Stuart ; tout à l’heure il s’adressera à l’Espagne pour le Cid d’Andalousie, et maintenant le voilà en quête de poésie vers la Grèce. Par ces excursions, par ces alliances combinées en divers sens, il cherchait évidemment à remonter, à ravitailler le genre classique, à qui de lui-même l’invention manquait un peu. On ne saurait méconnaître dans cet ensemble d’efforts élévation et courage.

Il s’embarque à Marseille sur le Thémistocle, le plus beau des vaisseaux d’Hydra, commandé par Tombasis, qui, un an après, devenait le navarque glorieux des îles en délivrance ; déjà on chantait à bord le chant de Rhigas. Il visita ces sites vénérés que la beauté décore, qu’a nommés la Muse, et parmi lesquels Ithaque, la pierreuse Ithaque, l’attirait plus tendrement par le souvenir d’Ulysse, et comme eût fait une patrie. Une ode de 1821 consacre cette impression bien sentie. C’est un des plus doux bonheurs du poète de pouvoir reconnaître un jour par lui-même les lieux désirés dont les noms erraient sur ses lèvres avec harmonie dans les rêves de sa jeunesse.

De retour en France en 1821, il publia, vers septembre, un poème lyrique sur la mort de Napoléon, morceau étendu, plein d’harmonie, de souffle et d’émotion. Le poète, rassemblant toutes ses ardeurs et ses enthousiasmes du premier âge, ne craignait pas de s’y montrer plus napoléonien qu’on ne se le permettait généralement alors dans cette fraction du parti libéral qui confinait aux opinions doctrinaires. C’était payer la dette du Prytanée. Il la paya complète : La pension de 1,200 francs qu’il devait à l’Empereur pour son ode à la Grande Armée lui fut ôtée par le ministère Villèle pour cet hommage de reconnaissance rendu au bienfaiteur mort.

Ce poème lyrique sur Napoléon, qui clot la série des odes de M. Lebrun, est certainement ce qu’on a écrit en vers de plus développé et à la fois de plus soutenu sur le grand homme avant que M. Victor Hugo en vînt à le célébrer. Le style lyrique de M. Hugo, par la magnificence de détail qu’il prodigue, fait tort nécessairement à celui de tous ses devanciers, et les deux Lebrun peuvent en souffrir. Béranger n’échappe aux confrontations qu’à force de traits aussi et par la perfection serrée de sa forme. Mais il semble que ce n’est plus assez maintenant, dans l’ode, que la roue aille vite, d’un noble et nombreux essor, et parcoure toute l’arène ; il faut que chaque clou y soit d’or :

L’or reluisait partout aux axes de ses chars.

Et quelquefois même il arrive que le char va tout lentement et presque au pas, comme pour mieux montrer chaque diamant. — Gloire pourtant et merveille ! le char s’emporte et vole, tout s’allume, tout n’est qu’éclair !

Le naturel et la grace en poésie résistent mieux aux modes, aux révolutions du style, que le grandiose ; ils sont comme le roseau qui plie et ne rompt pas. Le sacre de Charles X inspira ou imposa bien des poèmes : le seul, qu’on puisse relire, ce sont les Oiseaux de Mme Tastu. M. Lebrun, alors retiré à la campagne dans les douces prémices de la saison et dans l’indépendance du poète, a fait à la cérémonie officielle une contre-partie souriante et toute de fraîcheur, avec un certain accent de Chaulieu à Fontenay ou de Fontanes à Courbevoie, avec un accent d’Horace. Pendant que Charles X prend la couronne à Reims, lui, à Champrosay (pour dire le fait en prose), il pend la crémaillère. La pièce est inédite ; on saura deux fois gré à l’auteur de nous avoir permis de la citer.


La Vallée de Champrosay
LE JOUR DU SACRE DE CHALRES X. (29 mai 1825)

Ô Champrosay, champêtre scène
De repos, de calme et d’oubli,
Entends-tu venir, sur la Seine,
Du canon qui tonne à Vincenne
Le son, par l’espace affaibli ?

Reims couronne Charle à cette heure ;
Il marche au sacre en cet instant,
Où moi, par fortune meilleure,
J’inaugure ici ma demeure,
Plus roi que Charle et plus content.

Je crois ouïr l’église immense
Élever son bruit jusqu’aux cieux.
De loin vers ces bois il s’élance,
Et vient accroître le silence
De leurs dômes religieux.

Des transports, selon l’habitude,
Là, chargent l’air de mille vœux !
Ici, loin de la multitude,
De la fidèle solitude,
Le silence parle bien mieux.

Peut-être, à l’usage fidèles,
Maintenant mille passereaux,
Lâchés sous les nefs solennelles,
Aux cierges saints brûlent leurs ailes,

Et du bec battent les vitraux.

Liberté !… c’est donc le symbole
De celle que nous font les rois ?
Plus semblables à mon idole,
Vous me montrez celle qui vole,
Oiseaux qui chantez dans les bois.

C’est ici que j’aurais dû naître,
Champrosay ! nom plein de douceur !
Ô ma maison, reçois ton maître !
Forêt, fleuve, côteau champêtre,
Recevez votre possesseur.

Heureux qui de son espérance
N’étend pas l’horizon trop loin,
Et, satisfait de peu d’aisance,
De ce beau royaume de France
Possède à l’ombre un petit coin !

Un cerisier, près de mon Louvre,
Le cache et l’indique au regard ;
Devant, la Seine se découvre,
Et derrière une porte s’ouvre
Sous les ombrages de Senart.

Le domaine ne s’étend guère,
Mais il est selon mon trésor.
Si liberté n’est pas chimère,
Pour vivre libre et lire Homère,
Bien portant, que faut-il encor ?

Pour m’agrandir m’irai-je battre ?
Trois arpens sont assez pour moi :
Dans trois arpens on peut s’ébattre.
Alcinoüs en avait quatre,
Mais Alcinoüs était roi.

Oh ! bien fou qui jamais n’arrête
Ses vœux d’heure en heure plus grands,
De biens nouveaux toujours en quête !
On blâme l’esprit de conquête,
On imite les conquérans.

Si les hommes pouvaient s’entendre !
Mais non. Tant qu’il trouve un voisin,
Tout homme a le cœur d’Alexandre,
Et, prince ou bourgeois, veut étendre

Ou son royaume ou son jardin.

Quant à moi, devenu plus sage
Et dans mes désirs satisfait,
Peu redoutable au voisinage,
Je ne demande à ce village
De lot que celui qu’il m’a fait,

Content si, m’assurant la vue
De la rivière et du côteau,
J’y puis seulement, sur la rue,
Joindre la place étroite et nue
Que borne, en fleurs, le vieux sureau.

C’est tout… Et puis encor peut-être
Ce petit bois plein de gazon,
Qui se berce sous ma fenêtre
Et semble m’attendre pour maître,
Caché derrière ma maison.

Rien de plus… Et si, murmurante,
Dans ce bois, devenu le mien,
Venait à luire une eau courante,
Alors,… si ce n’est quelque rente, …
Il ne me manquerait plus rien.

Le Cid d’Andalousie, représenté pour la première fois le1er  mars 1825, avait été retardé long-temps par les tracasseries de la censure ; c’est à M. de Châteaubriand, ministre, que la pièce avait dû de sortir de dessous la griffe, non pas sans trace de mutilation. M. Lebrun s’était adressé à l’illustre écrivain comme au patron naturel de tous les hommes de lettres honorables. M. de Châteaubriand lui donna audience aussitôt : — « On dit qu’un roi joue un vilain rôle dans votre pièce ; cependant, monsieur, il serait bien temps, ce me semble, de laisser les rois tranquilles. » — M. Lebrun n’eut pas de peine à se faire entendre, lorsque, protestant contre toute allusion misérable, il se retrancha dans la vérité de l’histoire et des mœurs qu’il voulait peindre. La fortune de la pièce à la représentation fut contrariée ; ce fut un de ces combats vaillans, mais indécis, desquels il ne ressort ni défaite ni victoire. L’impatience du parterre commença à se faire sentir à une scène de l’acte second, laquelle, au contraire, paraissait alors à de très bons juges d’un charme sans exemple sur notre scène, et comparable seulement à l’entrevue de Juliette et de Roméo ; la fameuse scène de doña Sol, depuis, rentra dans cette situation. Mais laissons parler là-dessus un témoin bien grave et hautement autorisé en toute matière, M. le duc de Broglie, qui, dans la Revue Française de janvier 1830, venant constater, à propos de l’Othello de M. de Vigny, la révolution sensible qui s’opérait dans le goût du public, écrivait : « Chacun peut se rappeler les murmures qui interrompirent, lors de la première représentation du Cid d’Andalousie cette scène charmante où le héros de la pièce, tranquillement assis aux pieds de sa bien-aimée, sans desseins, sans inquiétude, uniquement possédé de l’idée de son prochain bonheur, dans un profond oubli et du monde et des hommes, et de toutes choses, l’entretenait doucement des progrès de leur amour mutuel, et lui rappelait, en vers pleins de délicatesse et de grace, les premiers traits furtifs de leur muette intelligence. Ni le talent de Talma, ni celui de Mlle Mars, ne purent obtenir grace, en cette occasion, devant le rigorisme du parterre. Le parterre trouva qu’une telle scène était un hors-d’œuvre, qu’elle entravait la rapidité de l’action, en un mot, qu’elle violait ouvertement la règle : Semper ad eventum festina ; il fut inexorable. » Je viens moi-même de lire dans le manuscrit la scène du banc, ainsi on l’appelait par rapprochement avec la scène shakspearienne du balcon : comme douceur, naturel, harmonie de diction, je trouve qu’elle justifie tous les anciens éloges.

Les murmures qui l’avaient troublée à la première représentation se réveillèrent durant tout le cinquième acte ; le nom de l’auteur put être proclamé, mais cette première soirée restait grandement douteuse. La seconde parut tout réparer. Je trouve dans d’excellens articles du Globe[16], dus à la plume de M. Auguste Trognon, le bulletin fidèle de ces vicissitudes. La pièce avec quelques coupures était remise à flot ; elle semblait lancée, lorsqu’après la quatrième représentation une indisposition subite de Desmousseaux vint, comme à point, interrompre. Quand Desmousseaux fut remis, Talma partait en congé. Au retour de Talma, Michelot, qui trouvait son rôle odieux, refusa de le reprendre. Puis Talma mourut. D’attente en attente, l’auteur garda sa pièce, qui ne fut même pas imprimée, de sorte que le Cid d’Andalousie, dans la chronique littéraire et dramatique de notre temps, n’est plus qu’une vague rumeur et un nom. — L’année même du Cid, comme par un retour de pensée vers Marie Stuart, l’auteur allait en Écosse et y passait trois jours à Abbotsford, visitant avec Walter Scott tous les environs à l’avance connus. Par ce voyage il accomplissait, en quelque sorte, le cycle régulier de ses excursions romantiques.

Le poème de la Grèce parut en 1828. Depuis le voyage de 1820, la Grèce était devenue à la mode, et le troupeau des rimeurs y avait passé. Tout l’Eurotas, chaque semaine, était bu ; on ne voyait qu’abatis de lauriers-roses. M. Lebrun, dans ses vers, rendit aux rivages célèbres quelque chose de leur naturelle et sauvage verdeur ; on sentit l’homme qui avait visité ce pays de renaissante mémoire, avant de le chanter. M. Thiers journaliste écrivait que cette composition, pour ainsi dire errante, était pleine de charme[17]. M. Ampère, dans le Globe[18], y relevait ces vers simples, mélodieux, touchans, par lesquels le poète, revoyant son vaisseau le Thémistocle à la tête de la flotte qui va combattre, se rappelle les impressions toutes pacifiques du premier départ :

Et nos plaisirs rêveurs ! les vagues et leur bruit,
Les étoiles, le chant prolongé dans la nuit ;
Souvenir qui me trouble encore !
Et nous lisions Homère ; et dès la blonde aurore,
Je sentais, vers la mer l’œil fixé tout le jour,
Pour l’eau bleue et profonde un indicible amour,
Et j’écoutais le vent sonore.
Oh ! c’était un charme puissant
D’entendre sa présence à la poupe fidèle,
Et de voir le vaisseau, sur l’onde alors glissant,
Fuir et pencher sa voile, ainsi qu’une hirondelle,
Quand rasant l’eau, joyeuse, elle y trempe son aile.

Il fallait, remarquait-on justement, avoir vécu sur mer, avoir aimé la mer, pour la chanter ainsi. En somme, à travers des portions quelque peu incultes et rudes comme le pays même, on sentait partout un fond de récitatif qui n’était pas écrit d’après les impressions d’autrui. La façon du vers libre dans sa forme, et souvent hardi sans système, ne rompait pas absolument avec l’ancien genre[19], mais jurait encore moins avec le goût nouveau, avec le rhythme émancipé de 1828 ; et nous alors, poètes de nouvelle volée, en le lisant, en notant ses coupes, en insistant sur ses mots familiers et simples, sur les gaietés de Klefte lâchées à l’écho :

Du pistolet joyeux il fait siffler la balle,

nous disions, nous avions droit de dire : Il est des nôtres.

M. Lebrun allait être de l’Académie. Depuis son succès de 1820, sa place y semblait marquée avec certitude ; seulement son poème sur la Mort de Napoléon l’avait fort retardé. Sous le ministère Villèle, l’Académie française avait pris, comme toutes choses, une couleur politique ; de très légitimes choix y purent se faire sans doute sous la faveur royaliste, mais il y avait exclusion d’autres choix non moins légitimes, plus populaires, et c’était fâcheux pour l’Académie, ajoutons aussi pour la constitution sociale des lettres. M. Royer-Collard, le premier, força la porte, et les libéraux purent entrer. M. Lebrun fut reçu tout aussitôt après M. Royer-Collard. On jouait ce jour-là la Princesse Aurélie à la Comédie-Française. La princesse, en entrant, aperçoit quelque homme de lettres de sa cour et lui dit :

Ah ! votre Académie a fait un fort bon choix ;
Le public avec vous a nommé cette fois.

Et le parterre d’applaudir très vivement. C’était alors l’âge d’or des publiques sympathies. Nous aimons à en rappeler ce détail aujourd’hui que M. Lebrun, à son tour, vient de contribuer autant que personne, par son vote actif et persistant, à faire cesser au sein de l’Académie l’absence trop marquée d’un illustre novateur.

La révolution de 1830, en ouvrant à M. Lebrun la carrière de la haute administration et des affaires, a tenu, en quelque sorte, pour lui les promesses et payé l’arriéré de l’Empire. Depuis ce temps, le poète, l’homme de lettres en lui a dû se moins manifester, et on ne le retrouverait guère directement que dans les solennités de l’Académie, y portant la parole en toute convenance. Ce serait sortir de notre sujet, et presque de notre droit, que de toucher dans l’homme l’esprit disert, sociable, fidèle à ses amitiés, assorti aux choses, et faisant honneur à son passé en se montrant à l’aise en chaque emploi. Ce que nous avons voulu ici, ç’a été, à propos d’une reprise qui rappelait les titres acquis, de bien marquer la trace qu’a faite à son jour M. Lebrun dans l’art de son temps, et de rattacher à son nom l’idée qu’il y faut mettre : poète, presque formé déjà sous l’Empire, et qui sut être le semi-romantique le mieux autorisé sous la Restauration.


Sainte-Beuve.
  1. Expression de M. Lebrun dans son discours de réception à l’Académie française, lorsqu’il y succéda en 1828 à François de Neufchâteau lui-même.
  2. Courrier des Spectacles. Son article est intitulé : Peine, critique, érudition perdues.
  3. Revue philosophique, littéraire et politique, an XIV.
  4. Elle fut imprimée chez Didot en 1822, à très peu d’exemplaires.
  5. Il faut savoir, pour tout entendre, que la personne qui avait rapporté ce mot, Mme Caroline de B…, dame d’honneur de l’impératrice-mère, avait été la première passion de Bonaparte jeune, quand il était en garnison à Valence. Elle s’appelait alors Mlle Du Colombier ; il en parle dans le Mémorial de Sainte-Hélène : « On n’eût pas pu être plus innocens que nous, dit-il ; nous nous ménagions de petits rendez-vous. Je me souviens encore d’un, au milieu de l’été, au point du jour. On le croira avec peine, tout notre bonheur se réduisit à manger des cerises ensemble. »
  6. 30 avril 1814.
  7. Acte III, scène II.
  8. Mlle Duchesnois faisait Télémaque.
  9. Lycée français, tome IV, page 241. Dans ce même tome du Lycée, page 61, se trouvait une critique de Carmagnola par M. Chauvet, laquelle provoquait Manzoni à sa lettre en français sur les Unités. Mais ceci empiète et touche à la fin de 1820.
  10. Du moins tant soit peu complètement et convenablement. Le Théâtre traduit par La Martellière (1799) ne contenait que trois pièces, et Marie Stuart, qui se faisait seulement alors, n’y était pas. Quérard indique une traduction de cette dernière pièce par M. Hess (Genève, 1816). Celle du baron de Riedern, publiée par M. de Latouche, ne parut que dans le courant de l’année 1820. M. de Barante publia les Œuvres dramatiques de Schiller l’année suivante.
  11. 13 mars 1820.
  12. On peut s’étonner qu’il n’y ait pas eu plus tôt en français de tragédie, du moins notable, sur Marie Stuart. C’était un sujet à tenter l’auteur d’Adélaïde du Guesclin et de Tancrède. Boursault, sur la fin du XVIIe siècle, en avait fait une pièce ridicule. Celle d’un certain Regnault en 1639, et une autre d’un anonyme en 1734, furent en naissant oubliées. Une des moins mauvaises était encore l’Écossoise du vieux poète Montchrétien, de l’école de Garnier. Marie Stuart, énumérant tous les malheurs qui l’ont assaillie dès le berceau, y dit ces deux vers touchans :

    Comme si dès ce temps la fortune inhumaine
    Eût voulu m’allaiter de tristesse et de peine.

    Alfieri a fait une Marie Stuart, mais qui n’est pas de l’époque de l’échafaud.

  13. Dans son second feuilleton du 20 mars.
  14. 5 mars 1825, article de M. Trognon.
  15. C’est le cas de rappeler les belles stances de Byron à l’Éridan, quand il charge les flots, qu’en naviguant il contemple, d’aller vers Ravenne couler aux pieds de la dame de son amour : « Le flot qui emporte mes larmes ne reviendra plus ; reviendra-t-elle celle que ce flot va rejoindre ? » On me cite encore la funèbre apostrophe que voici, tirée de la première scène de Rubena par le poète portugais Gil Vicente, de la fin du XVe siècle ; c’est l’héroïne qui, dans les transes étouffées d’un enfantement mortel, s’écrie : « Sombres et tristes nuées, qui passez si rapides, oh ! délivrez-moi de ces angoisses, et emportez-moi jusque vers les profonds abîmes de l’Océan où vous allez ; que mon malheur vous touche, et puissiez-vous me conduire en toute hâte à cette vallée de tristesse où les maudites du sort, où les infortunées sont ensevelies ! » — Par contraste, dans le Mariage de Figaro, Chérubin dit bien gaiement je vous aime aux arbres, au vent, aux nuages.
  16. 3, 5 et 8 mars 1825 ; on y revint trois fois à la charge, comme dans un combat.
  17. Constitutionnel, 25 août 1828.
  18. 26 mars 1828.
  19. Il y avait encore par-ci par-là quelques périphrases,

    Le tube qu’on allonge ou resserre à son choix,

    pour lorgnette. (Article de M. Patin, Revue encyclopédique, mars 1828.)