Poètes et romanciers modernes de la France/M. Brizeux

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XLV.
M. BRIZEUX.
(LES TERNAIRES, LIVRE LYRIQUE.[1])

Tout le monde est plus ou moins poète à un certain âge de la vie ; mais, indépendamment de cette poésie de jeunesse et de quinze ans, de cette poésie du diable, comme l’appelle M. Saint-Marc Girardin, il a y des individus poètes, et qui ne sont que cela. J’en sais, dans ce temps-ci, un assez grand nombre, de distingués et même d’assez ordinaires, simples majors ou caporaux déjà vieillis dans le régiment dont il ne seront jamais colonels. Que leur importe ? Ils aiment le drapeau, ils aiment la chose poétique en elle-même, et ils ont raison de l’aimer, car elle a souvent porté bonheur. Si ces hommes, je parle des plus ordinaires, se hasardent à la prose, au roman, à l’histoire, à l’éloge académique, que sais-je ? Ils ne feront pas mal peut-être, mais ce ne sera jamais bien complet ni bien distingué, ce sera manqué par quelque endroit, tandis que, dans leurs vers de tous les jours, dans ces pièces sans prétention qu’ils jettent au gré de leur secrète fantaisie, il peut arriver qu’à tel moment ils atteignent à une note exquise, à quelque chose de pénétrant, à quelque chose de tout-à-fait bien, et qui mérite de vivre. Un excellent critique a déjà noté la singularité de ces heureux hasards, et en a touché la raison. Ayant à parler d’un recueil de poésies choisies, d’une Anthologie française, M. Vinet disait : « Tout le monde est-il comme moi ? J’ai regret à tout ce que le passé garde dans ses abîmes ; je voudrais qu’il nous restât tout entier. J’ai regret, non-seulement aux monumens qui croulent, mais aux pensées qui s’évanouissent, aux voix qui meurent dans leur premier écho. J’ai regret surtout aux pensées poétiques ; les autres se retrouvent, se renouvellent ; l’une remplace l’autre : la pensée poétique, seule, ne se remplace point. On peut faire mieux, on peut faire autrement ; on ne remplace pas plus une pensée poétique qu’on ne remplace une ame : chaque création de ce genre, pour autant qu’elle est poétique, est unique et irréparable ; ce qui a été dit par un poète, un autre ne le redira pas. »

De nos jours, où toutes les vocations sont remuées et où tous les numéros, même incomplets, ont chance de sortir, combien ne savons-nous pas de ces ames poétiques qui essaient de s’exprimer partout où elles sont, en province, dans le fond d’un bureau, au creux d’une vallée, au bord de leur nid enfin, et cela sans trop de manie d’imitation, sans trop de rêve de gloire, mais pour se satisfaire humblement et se suffire ! On ferait une Anthologie charmante de tout ce qui échappe d’excellent à l’un ou à l’autre en tel jour de sa vie, et dont le public, non plus que l’auteur en son pêle-mêle, ne se doute pas.

Mais à mesure que, dans ce bataillon des poètes qui ne sont, ne peuvent ou ne veulent être que cela, on s’élève et on arrive à l’élite, à la vraie distinction, à l’état-major, il est bien difficile qu’on rencontre toujours d’obstinés et purs poètes. À un certain degré d’élévation, en effet, l’esprit s’applique à tout ; dans le champ de comparaison qu’il embrasse, il est sollicité en bien des sens. Et tout d’abord pourquoi le berger ne deviendrait-il pas ministre ?

Il avait du bon sens, le reste vient ensuite,

a dit La Fontaine ; et beaucoup de nos ambitieux se le sont répété un peu plus hardiment. Châteaubriand, Dante, les grands exemples anciens ou récens, républicains ou monarchiques, ne manquent pas. De nos jours, avec tous ces souffles dans l’air, la tentation est inévitable. Et puis, à côté de la noble et légitime ambition, la nécessité s’en mêle : il faut vivre, il faut se soutenir, et la muse seule n’y suffit pas. Par toutes les pentes, on revient ainsi à la prose. Aussi je ne crains pas de dire qu’il faut une très grande force de volonté aujourd’hui pour rester simple poète, même quand on est poète évidemment. En voici un enfin, qui a tenu bon, qui a résisté sans fléchir. Nature fine et forte, il s’est de bonne heure proposé son but, et n’en a pas dévié un seul jour. Fidèle au corps d’élite de la poésie, M. Brizeux me fait l’effet de ces officiers supérieurs dans une arme spéciale, savante, qui, voués au noble génie de leur art, s’y tiennent, sans vouloir jamais d’avancement ailleurs. Le vivre plus facile, la popularité courante, au prix de son art chéri, au prix d’une seule des perles de son loisir, il n’en a pas voulu. C’est là un trait de caractère. Nul doute qu’il n’eût pu, en se lâchant un peu, en s’assujettissant aussi, prétendre à ces succès plus ou moins faciles, mais où la distinction, après tout, ne nuit jamais. Il n’a pu s’y résoudre ; le mieux, un certain idéal posait devant ses regards et ne lui laissait pas de trêve. Voyez-le écrire en prose, dans les très rares morceaux où il s’y est vu obligé, dans quelque préface concise et comme furtive : il n’écrit pas véritablement, il court, il fuit. Sa plume appuie le moins possible ; il semble sur des charbons ardens ; il y va comme un pied fin sur des pavés mouillés. Il lui faut le vers, il lui faut la ceinture ; sa pensée veut marcher enveloppée du rythme et de la cadence. Talent bien énergique dans sa délicatesse, il a sauvé sa veine du grand mélange ; il n’a pas noyé dans des flots d’encre sa poudre d’or. Plus d’une fois, quand les génies régnans, trop généreux, brassaient autour de nous leur poésie à pleine cuve, lui, avec dédain et en silence, sortait, emportant toute la sienne dans sa bague. La bague secrète a fini par rendre, non pas le poison, mais les essences et les senteurs. Cette renommée particulière du poète a comme insensiblement transpiré. Sans bruit, sans aucun renfort d’auxiliaires, M. Brizeux s’est fait sa place à part dans le groupe des maîtres-chanteurs du temps. Nous l’y trouvons aujourd’hui tout porté, et n’avons qu’à l’y reconnaître. Il remonte par ses premières origines au mouvement de 1828, quoiqu’il se soit détaché un peu plus tard. Parmi les poètes les plus en vue d’alors, il est juste de noter ses affinités d’abord décelées pour l’élégante et chaste manière de la muse d’Eloa. L’idéal devint de bonne heure la préoccupation, le culte de M. Brizeux. Sa sensibilité vive, mais plutôt rapide et pressée qu’épanchée, ne souffrait pas de se révéler à nu, de se confesser sans voile et sans figure. Il n’est pas de ceux qui, blessés du trait sacré, jettent au ciel la poussière mêlée dans leur sang, et qui versent avec clameur, comme dit Ballanche, leurs entrailles sur la terre. Pur avant tout, discret, revêtu, la décence régla même ses premières plaintes.

Marie, qui parut en 1831, à travers la tourmente politique, annonça aux rares lecteurs attentifs ces qualités de cœur et d’art ménagées dans toute leur grace. Deux éditions ont suivi, dans lesquelles l’auteur a fait plusieurs changemens curieux ; car cette Marie, on peut le dire, a été pour le poète comme une jeune fille que la mère retient long-temps entre ses genoux, en la peignant amoureusement. Deux ou trois joyaux ont été changés successivement de place, ont été essayés, puis supprimés. Enfin, telle que nous l’avons aujourd’hui[2], elle me semble la perfection même.

Marie, je le dirai pour le petit nombre de ceux qui l’ignorent, est une jeune paysanne bretonne que le poète a aimée autrefois, dans son enfance, de cet amour de douze ans, le plus vrai, le seul peut-être, puis qu’il a perdu de vue et qui s’est mariée dans le pays. Lui, de loin, il y repense, il remonte par elle le courant des fraîches années, il lui adresse ses pudiques retours et ses vœux. Cela composait un certain nombre d’élégies, entre lesquelles étaient jetées d’autres pièces sur d’autres sujets, mais qui ne détonnaient pas.

Dans la première édition pourtant, l’arrangement était moins sévère ; les déviations pouvaient sembler plus fréquentes ; l’ensemble du livre portait moins uniquement le cachet distinctif de la Bretagne. Mais en même temps l’auteur, sur quelques détails de forme, affectait de se séparer : par exemple, il appelait roman ce volume qui n’était qu’un recueil de pièces détachées ; il intitulait dix vers alexandrins chanson. C’était là peut-être, en cette œuvre modeste et charmante, la seule trace d’école, de cette école qu’il fuyait.

Dans la seconde édition, le caractère breton prit le dessus, mais d’une façon un peu affichée. Tous les noms de bourgs, de fleuves et de montagnes, qui d’abord s’étaient écrits à la française, revêtirent l’orthographe celtique, et purent paraître bizarres, d’harmonieux qu’ils étaient. C’est que dans l’intervalle l’auteur, comprenant quel parti il y avait poétiquement à tirer de cette contrée bretonne où un simple retour de cœur l’avait porté au début, s’y était enfoncé avec une sorte d’amour sauvage et d’ivresse impétueuse. Je crois le lui avoir dit souvent alors : lui, né pour Rome et pour Athènes, voyant les barbares déborder et les meilleurs se corrompre, il se réfugiait dans son Armorique et s’y cantonnait, s’y armait jusqu’aux dents, comme Sertorius en son Espagne. Mais ce n’était là qu’une phase.

Une part plus juste se fit bientôt avec le temps. Pour ses compatriotes mêmes de Léon et de Cornouailles, il écrivit des chansons dans le plus pur du dialecte local ; il conçut et il est en train de composer pour nous tous son poème des Bretons. Il vient de nous donner, en attendant, ses souvenirs de la Méditerranée et d’Italie. Marie enfin, dans sa troisième forme, n’a plus qu’à rester comme cela, sans une épingle de plus ni de moins, et à vivre.

Marie est le livre poétique le plus virginal de notre temps, c’est même le seul véritablement que je connaisse. Aux jeunes filles, quel autre à donner, je vous prie ? Si elles s’appellent Marie, il leur revient de droit avec un bouquet de fleurs blanches. J’en ai vu un exemplaire aux mains de deux charmantes sœurs à qui on l’avait envoyé parce qu’elles avaient un chagrin ce jour-là, et il y était écrit pour épigraphe ces deux vers :

Lire des vers touchans, les lire d’un cœur pur,
C’est prier, c’est pleurer, et le mal est moins dur.

Le Bonheur domestique, la Chaîne d’or, l’élégie du conscrit Daniel qui vient à Paris, et j’en pourrais citer bien d’autres, unissent à une forme parfaite et limpide une sensibilité douce, élevée, saine, qui émeut sans troubler, et qui fait mieux luire le ciel dans une larme.

Le joli volume, avec ses élégies à la pauvre villageoise qui reviennent à des intervalles et comme à des nœuds égaux, avec les autres pièces noblement calmes et unies qui y sont entremêlées, me paraît exactement comparable à cette houlette pastorale dont il est dit dans l’églogue,

Formosum paribus nodis atque ære, Menalca ;
De nœuds égaux formé, garni d’un bout de fer.

Ce bout de fer, ce sont les accens aussi, parfois éclatans et résonnans, qui n’y manquent pas.

On respire comme un parfum antique dans cette poésie ingénieusement simple, qui se dit née aux landes sauvages. Les Bretons, selon quelques traditions de lieu, prétendent être venus de la Corne d’or, du Pays de l’été, où fut plus tard Byzance. Au moins, le Breton raffiné a-t-il des familiarités très promptes avec la Grèce. Châteaubriand, le grand barde, est celui qui, en y mettant le pied, a le mieux compris l’Attique, et qui l’a décrite, comme au lendemain de Sophocle, en traits immortels. M. Brizeux a dérobé une abeille à Moschus.

Les trois pays devenus classiques de l’idylle sont la Suisse, la Sicile, l’île de France ; la Bretagne ne l’est que par accident. Le poète a dû trouver souvent son champ un peu raboteux et pierreux ; il n’en conviendra pas ; on s’aperçoit toutefois que le troupeau de brebis, là-bas, est noir et maigre ; l’aspect se relève par un fond de verdeur et de puissance :

Ô terre de granit, recouverte de chênes !

Si ces eaux de l’Ellé et du Scorf n’ont pas plus de courant en été, descendez dans ce lit embaumé d’herbes hautes à forte senteur : il y a le genêt à fleur d’or.

Sous un air de gentillesse parfois adolescente et de pure grace, ce volume de Marie annonçait donc une qualité très certaine de force et de nerf. On pouvait, à le parcourir à la légère ou sans l’esprit de critique, n’y voir que le joli groupe des chèvres et de la bergère, mais il y avait le chien de garde incorruptible. J’ai souvent pensé à ce qu’il faut ainsi de force réelle, de force contenue et bien apprise pour atteindre à une grace nette, souple, déliée, à un tour découpé et décisif. M. Brizeux me fournit lui-même l’image en me rappelant, d’après Walter Scott, cette espèce de joute entre Saladin et le roi Richard. Celui-ci, pour donner échantillon de sa vigueur, lève de sa large main son immense épée à double garde dont la lame droite lui allait presque jusqu’à l’épaule, et il pourfend d’un seul coup une grosse barre de fer qui s’est trouvée là sous ses yeux. Mais Saladin, grêle et fin, et faisant déjà le vaincu, n’a pris qu’un coussin de soie rempli de duvet, et demandé à Richard si avec sa grande épée il le pourrait pourfendre : — Non, certainement, répondit le roi ; nulle épée, fût-ce l’Excalibor du roi Arthur, ne pourrait fendre ce qui n’oppose aucune résistance. — Et lui, Saladin, d’un coup habile de son cimeterre qui ressemble à une faucille dorée, a déjà divisé le coussin sans presque faire semblant.

L’image est parfaite pour exprimer le genre de nerf, la vigueur ménagée et choisie, et un peu coquette de simplicité, dont souvent M. Brizeux fait preuve. Sa force, en quelque sorte, est brève. Elle tient encore, si je l’ose dire, de celle de la chèvre[3], qui, après avoir bondi d’un saut abrupte, tout à coup au lieu de courir, tourne court au bord du précipice et s’y tient pendante avec hardiesse dans un arrêt net et élégant : de l’autre côté du ravin le promeneur indécis ne sait d’abord si c’est un jeu du rocher, et admire.

Cette espèce de force qui s’était marquée dès les gracieux débuts de M. Brizeux, et qui, chaque jour, s’accentue davantage, est d’un heureux augure pour son poème des Bretons, dont la composition l’occupe depuis long-temps. Qu’il s’y livre désormais tout entier ; mais maintenant, assuré qu’il est de toutes ses épreuves et confiant à bon droit en sa trempe, il n’a plus peut-être à tant combiner ses coups, à tant se jouer dans les raccourcis. En cette arène épique, de quelque façon qu’il se la trace, nous voudrions le voir prendre fréquemment et couramment tout son champ, le voir s’accorder tout entrain et pleine ouverture.

Les Ternaires, livre lyrique, sont un savant et ferme prélude, un de ces recueils qui, différens en cela de Marie, s’adressent aux artistes encore plus qu’au public, et qui font surtout le régal et l’étude de quelques-uns.

Pourquoi ce titre de Ternaires ? C’est l’endroit le plus contestable. Évidemment l’auteur était en quête d’un titre ; j’en aurais mieux aimé un plus simple, le premier trouvé. Mais une certaine réflexion idéale qui est propre à M. Brizeux, une sorte d’aspiration philosophique que le commerce récent de Dante n’a pu que fortifier[4], lui a fait considérer ces chants de sa maturité comme un troisième temps dans sa vie. Il s’est supposé plus vieux qu’il ne l’est, revenu à son point de départ après l’âge des excursions, mais revenu avec l’expérience acquise. Cette idée des trois pas essentiels dans la vie revient très ingénieusement de distance en distance, trop ingénieusement même. Il ne s’est pas contenté de saisir cet aperçu à l’état moral, il l’a voulu suivre sous forme théologique : il a chanté le sacré triangle, c’est trop. On remonterait ainsi tout droit aux Alexandrins. Dans le rhythme, il a introduit une forme de tercet, à lui particulière, afin qu’il y eût, jusqu’au courant du flot, une réverbération et un reflet du chiffre mystérieux. Ceci est plus piquant. La forme du tercet, tel qu’il l’a pratiqué dans le Livre des Conseils, s’adapte très bien d’ailleurs à la poésie gnomique, et il a eu le soin encore d’y trouver une autorité locale dans quelque forme analogue des anciens bardes. Ce sont là de ces fantaisies de poète et d’artiste qu’il ne faut pas trop chicaner. Le plus réel inconvénient du titre abstrait, et de ce qui s’en suit, c’est de rendre le bord du vase moins accessible pour bien des lèvres délicates et féminines.

Les Ternaires appartiennent assez véritablement par leur caractère à une troisième époque de la vie intérieure du poète. Voici comment en effet je conçois la marche du talent, et on la pourrait vérifier dans la plupart des écrivains de nos jours. On commence par une sorte d’abandon, de vivacité et d’ardeur plus ou moins mêlée d’inexpérience, mais rachetée par bien des qualités primitives. Puis, si le talent est réel, s’il a de l’avenir, il ne s’en tient pas au coup d’essai, il récidive. À ce second temps, à cette seconde saison, il a gardé encore de la fraîcheur et de la facilité des inspirations premières, mais elles ont acquis plus de développement, de fermeté, la pleine maturité déjà : c’est le lucide moment, la nuance épanouie. Enfin, en achevant de mûrir, le talent arrive à d’heureux résultats encore, plus approfondis peut-être, plus concentrés ; mais désormais un certain rayon qui se joue et la fraîcheur du premier duvet ont disparu. Les productions des poètes ne tombent pas toujours sans doute dans l’une ou l’autre de ces exactes saisons ; pourtant une teinte générale domine. Dans Les Ternaires, à travers bien des rayons et des élans, d’ordinaire une poésie virile se fortifie et se complique d’une pensée consommée.

Le trait vraiment original du recueil me paraît être (qu’on me passe le terme) au point d’intersection, dans l’ame du poète, de ses souvenirs de Bretagne et d’Italie. M. Brizeux, dès les années qui suivirent la publication de Marie, visita beaucoup ce pays de force et de grace, comme il l’appelle ; il le visita d’abord en compagnie de son ami M. Auguste Barbier, puis seul à diverses reprises, non plus passant, mais séjournant ; il y a fait toutes les saisons. Par momens sa Bretagne lointaine lui échappait, la courtoisie florentine l’avait conquis, il allait oublier son Ithaque ; mais tout d’un coup un costume, un son d’instrument, un écho, venait réveiller son vieux culte et croiser ses amours. Il a exprimé au naturel ces brusques reviremens dans les deux couplets qu’il intitule : Les Dissonances.

Un soleil si chaud brûla ma figure,
J’ai dû tant changer à tant voyager,
Que d’un franc Romain je me crois l’allure ;
Mais un vigneron à brune encolure
Me dit en passant : Bonjour, étranger !

Pétrarque à la main (roi des élégances),
J’arrondis mon style et me crois Toscan :
Le ton primitif se fond en nuances ;
Mais soudain ma voix part en dissonances…
Oh ! je suis un fils du barde Guîclan[5] !

Dans les Chants alternés, dans les Cornemuses, dans la pièce à saint Mauto ou Malo, le même croisement de sentimens et d’images se produit avec bonheur. Dans les Cornemuses par exemple, c’est un pauvre enfant italien qui va jouant de la piva ; il va de maison en maison, et personne ne l’écoute. Mais le Breton aussitôt a reconnu le son de l’instrument pareil au corn-boud national, et il a tressailli : c’est son ranz des vaches. Il fait jouer plus d’un air à l’enfant, et toute son Armorique lui repasse à l’horizon, jeune fille, Océan, blanche fée ; et, complétant sa pensée dans l’avenir, il ajoute :

Un jour, si le corn-boud chante aux brouillards d’Arvor,
Je dirai : Levez-vous devant moi, pays d’or !
Et la rouge Sabine et l’Italie entière
Éblouiront mes yeux avides de lumière.

Voilà de ces redoublemens de nature autant que d’art, et qui remplissent à la fois la fantaisie et le cœur.

Un autre jour, le poète, errant dans Rome, vient à découvrir qu’une église y est dédiée au pauvre évêque breton, à Malo, sous le nom italien de saint Mauto, et dès ce moment, pendant bien des journées, il ne pense plus qu’à son patron chéri ; si Saint-Pierre est, un soir, illuminé en l’honneur de quelque saint inconnu, il se dit que c’est pour le sien ; et, tout fier d’avoir signalé la basilique cachée, il s’écrie :

Patron des voyageurs, les fils de ton rivage,
Venus à ce milieu de l’univers chrétien,

Connaîtront désormais ton nom italien,
Et tu seras un but dans leur pèlerinage.
Les plus tendres de cœur à Rome apporteront
Quelques fleurs des landiers pour réjouir ton front :
Mais là-bas, près des mers, sous ta sombre chapelle,
Fête-les au retour, bon saint, et souris-leur
Quand sur ton humble autel ils mettront une fleur
De la ville éternelle.

La Lettre à un Chanteur de Tréguier, écrite sur le chemin de Rome, est une des excellentes pièces du volume. Il paraît que les poésies en langue celtique que M. Brizeux a composées, et qu’on chante dans le pays, avaient été quelque peu falsifiées et remaniées : c’est le sort de toute poésie populaire. Mais notre poète, qui est au fond très civilisé et très probablement de la postérité de Callimaque et d’Horace, ayant appris le méfait, s’en fâcha, et écrivit de belle encre cette charmante lettre au chanteur du cru, pour le féliciter à la fois et le tancer, pour le remettre au pas et lui donner des conseils. Je ne puis que citer la pièce tout entière, parfaite de style, de ton et de pensée :

LETTRE À UN CHANTEUR DE TRÉGUIER.

Comme je voyageais sur le chemin de Rome,
Iannic Coz, une lettre arrivait jusqu’à moi ;
On y parle de vous, brave homme,
Des chanteurs de Tréguier vous le chef et le roi.

« Grace à Jean, disait-on, sans tes vers point de fête.
Aux luttes, il les chante ; il les chante aux Pardons ;
Et le tisserand les répète,
En poussant sa navette entre tous ses cordons.

Mon Sonneur les sait mieux que matines et laudes ;
Pour Iannic le chanteur, ce malin Trégorrois,
Il t’a dû bien des crêpes chaudes,
Bien du cidre nouveau pour rafraîchir sa voix. »

Voilà ce qu’on m’écrit et j’ai tressailli d’aise :
À moi le bruit, à vous le cidre jusqu’au bord ;
Sur un seul point ne vous déplaise,
Beau chanteur, mon ami, nous serons peu d’accord.

Certain libraire intrus sous sa presse maudite
À repétri pour vous et travaillé mon grain ;
Mon cœur de barde s’en irrite ;
Moi-même dans le four j’aime à mettre mon pain.


Mangez-le. De grand cœur, ami, je vous le donne ;
Mais gardez, en l’offrant, d’y jeter votre sel ;
Assez pour la table bretonne
Mêlent au pur froment un levain criminel.

Si quelque nain méchant fendait votre bombarde,
Faussait l’anche, ou mettait du sable dans les trous,
Vous crîriez ! — Ainsi fait le barde.
Le juge peut m’entendre : Ami, le savez-vous ?

Pourtant je veux la paix. — Pour les jours qui vont suivre
Ce triste hiver, voici ma nouvelle chanson ;
Que vos sacs se gonflent de cuivre ;
Bien repu, chaque soir, rentrez à la maison.

Des forêts à la mer poursuivez votre quête ;
Qu’on redise après vous les Conscrits de Plô-meûr ;
Ne chantez pas à pleine tête,
Faites pleurer les yeux et soupirer le cœur.

L’espèce d’hymne intitulé l’Aleatico, dans laquelle le barde, comme enivré de ce vin exquis, s’écrie avec délire que, s’il était le grand-duc, il en boirait dans un grand vase étrusque, me paraît exprimer assez bien la qualité de ce recueil même, l’effet sobre et chaud de plus d’une pièce savante : deux doigts de bon vin cuit dans un grand vase ciselé. On a fini, et l’on en voudrait encore ; il est vrai que, s’il y en avait davantage, on en demanderait toujours plus.

L’inspiration bretonne, même là où elle est le plus présente, ne communique à la poésie de M. Brizeux aucun des caractères qu’on est accoutumé à attribuer aux muses du Nord. Partout chez lui le contour est arrêté, la ligne définie. Le poète se considère comme un Breton venu du Midi et qui y retourne. Il a même le Nord en aversion ; il en écraserait la fleur sous ses pieds ; dans deux jolis couplets à M. Marinier, il exhale tout son dédain de la mélancolie. Qu’il y ait là une injustice envers de riches et frais trésors, envers tant de vives sources et d’ombrages, sacrés aussi, de la Souabe, nul doute ; mais le poète eut toujours le privilége d’être exclusif, et ici le barde, petit-fils de Guîclan et de Brennus, s’est enivré de soleil.

Tout cependant n’est pas breton ou toscan dans ce volume. La pièce du Vieux Collége nous raconte un touchant retour en quelque ville de Flandre (Arras ou Douai), où le poète fut élevé, et qu’il n’avait pas revue depuis long-temps. Comme Gray visitant son ancien collége d’Eton, il veut revisiter aussi les murs où se passa son enfance. Il entre : le portier est le même et lui fait fête ; mais qu’est-ce ? tout d’ailleurs a changé ; le collége est devenu un hôpital. On devine le contraste. Ce cadre heureux fourni par la réalité, le poète l’a simplement et largement rempli ; il est ici dans sa première manière et s’abandonne avec moins d’art à une sensibilité plus facile et plus courante.

Jacques est une belle idée : un pauvre homme du peuple, un maçon qu’on a vu le matin quitter sa femme et son enfant, tombe, ou plutôt se précipite du haut d’un toit, victime d’un dévouement héroïque. M. Brizeux, sensible à ce trait qui passait inaperçu, l’a voulu consacrer. Sa poésie est ainsi toute pleine de bons sentimens qu’il propose, d’idées et de visées qui ennoblissent, d’images qui observent l’austère beauté. S’il nomme souvent l’idéal dans ses vers, il ne fait pas comme plusieurs pour qui ce n’est qu’un grand mot : il n’y déroge jamais. À une nature ardente et passionnée il unit des tons purs. On sent parfois le coursier sous le frein ; quelque chose frémit, et c’est mieux. Quel plus délicat et plus profitable avis que celui-ci qu’il adresse sous ce titre :

À PLUS D’UN.

Dans ton intérêt ne te corromps pas.
Ta jeunesse aima les plus belles choses :
L’art, la liberté, fleurs au ciel écloses,
Épargne ces fleurs tombant sous tes pas.

Obscurci long-temps par une colline,
Ton astre rayonne et prend son essor,
Hélas ! dirons-nous devant l’astre d’or :
L’esprit monte au ciel et l’ame décline.

Dans ton intérêt ne te corromps pas.
Ta jeunesse aima les plus belles choses…

Pour nous à qui, des choses premières, la poésie est peut-être la seule qui n’ait pas fait faute, au moins comme affection, il nous eût coûté de laisser passer ce recueil de M. Brizeux sans en signaler le prix. Nous aurions encore çà et là plus d’une remarque à y faire ; mais l’essentiel est dit, et les points sont touchés auxquels nous tenions. Plus d’une goutte généreuse demeure en réserve, comme il convient, au fond de l’amphore. Et cette poésie-là n’est pas moins à savourer en avançant, que celle des matinées adolescentes, qui se puisait au hasard du courant, dans le creux de la main.


Sainte-Beuve.
  1. Chez Paul Masgana, 12, galerie de l’Odéon.
  2. Troisième édition ; chez Masgana.
  3. Il a dit lui-même dans sa pièce à la Mémoire de George Farcy :

    Un soir, en nous parlant de Naple et de ses grèves,
    Beaux pays enchantés où se plaisaient tes rêves,
    Ta bouche eut un instant la douceur de Platon :
    Tes amis souriaient, lorsque, changeant de ton,
    Tu devins brusque et sombre, et te mordis la lèvre,
    Fantasque, impatient, rétif comme la chèvre !

  4. Traduction de la Divine Comédie, par Brizeux, bibliothèque Charpentier.
  5. Barde du Ve siècle.