Poètes et romanciers modernes de la France/M. Jules Sandeau

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Poètes et romanciers modernes de la France
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 1107-1119).

POETES


ET


ROMANCIERS MODERNES


DE LA FRANCE.




LII.
M. JULES SANDEAU;




Le roman est aujourd’hui la forme la plus populaire de la littérature. Grace à la souplesse du genre, le roman s’adresse en effet à toutes les classes de la société. Il se prête avec un égal bonheur à la peinture - des mœurs, à l’analyse des passions ; il peut même, sans désavantage, s’il sait se contenir dans de justes limites, aborder les plus hautes questions sociales. Pourvu qu’il réussisse à encadrer la pensée dans le récit, à déguiser la prédication sous le mouvement des personnages, il règne avec une autorité souveraine sur tous les sentimens, sur toutes les idées dont se compose la vie de l’ame humaine. A proprement parler, il n’y a pas un sentiment, pas une idée que le roman ne puisse aborder. Par un singulier privilège, il lui est donné de se montrer tour à tour lyrique, philosophique, épique, selon qu’il lui plaît d’entreprendre la peinture des passions, l’analyse de la pensée, ou le tableau des événemens qui intéressent une nation toute entière. Malheureusement cette forme si populaire et si souple a été de nos jours gaspillée avec une insouciance dont l’histoire littéraire offre peu d’exemples. Des esprits heureusement doués, appelés sinon à de hautes destinées, du moins à une renommée de quelque durée, prodiguent en pure perte les facultés qu’ils ont reçues du ciel, et méconnaissent à plaisir toutes les conditions du genre qu’ils ont choisi. Entre les mains de ces artisans, car je ne puis consentir à les nommer d’un autre nom, le roman est devenu une chose indéfinissable, qui résiste à toute classification, qui défie toutes les poétiques, et n’a rien à démêler avec les lois de l’imagination. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de prendre au sérieux les prétendues créations que chaque jour voit éclore et qu’un oubli légitime ensevelit avec une rapidité dévorante. Qui saura, dans dix ans, le nom de tous ces livres qui meurent sans avoir vécu, dont la mort est juste pourtant, qui ne pouvaient pas vivre, et qui servent à occuper l’ennui et l’oisiveté ? Le roman, en effet, tel que nous le voyons se multiplier sous nos yeux, avec une profusion qui malheureusement n’est pas de la fécondité, le roman semble n’avoir d’autre but que de tromper l’ennui. A lire, ou seulement à feuilleter ces récits sans fin que la presse livre chaque jour en pâture à l’avidité des salons désœuvrés, on dirait que l’ennui règne en souverain sur toute la France, et que toutes les têtes grisonnantes aient besoin d’être amusées comme des enfans. Ne demandez à ces livres ni composition, ni prévoyance, ni logique ; sauf de très rares exceptions, les auteurs prennent en pitié de pareilles exigences. Ils s’adressent a des esprits énervés par l’ennui, étrangers par leur éducation, ou par leurs habitudes, à toutes les délicatesses du goût littéraire. ils connaissent parfaitement le public pour lequel ils écrivent, et ils profitent de leur savoir avec une impitoyable rigueur. Le roman, tel qu’ils le comprennent, tel qu’ils l’improvisent chaque jour, n’est pas une œuvre littéraire ils ne l’ignorent pas, et accueilleraient avec une raillerie dédaigneuse le conseiller assez malavisé pour leur dire ce qu’ils savent depuis long-temps. Ils n’ont qu’un but, ne poursuivent qu’une idée, n’obéissent qu’à une seule ambition : ils veulent tromper l’ennui, et, pour obtenir la gloire singulière de désennuyer cette foule qui n’a ni passions ni pensées, dont toute la vie se compose d’intérêts et d’appétits ; ils ne reculent devant aucune monstruosité. Pourvu que la curiosité du lecteur soit excitée, pourvu que les aventures accumulées sans mesure apaisent un moment l’hydre à mille têtes qui s’appelle l’ennui, leur tâche est accomplie ; ils sont contens d’eux-mêmes, ils s’applaudissent, ils se félicitent entre eux, et se demandent, avec une légèreté digne de la régence, ce que signifient les maîtres de l’art. Nous savons parfaitement à quoi se réduit la poétique de ces artisans littéraires, et nous ne sommes pas assez ingénu pour leur poser des questions qu’ils ne prendraient pas la peine d’écouter. Grace à Dieu, nous avons assez de clairvoyance pour comprendre qu’ils ont rompu depuis long-temps avec la littérature et relèvent exclusivement de l’industrie. Ils traitent l’imagination, ou plutôt ce qu’ils appellent de ce nom, comme une forge, un laminoir ou une filature ; ils savent à point nommé en combien de milliers de paroles peut se dévider l’ombre d’une pensée, et, quand ils comptent les lignes qu’ils ont rangées en bataille comme une armée vivante et aguerrie, quoiqu’ils commandent à des fantômes, ils font semblant de se prendre pour les héritiers d’Alexandre. Ne leur faisons pas l’aumône d’une indulgence qu’ils n’accepteraient pas. Ne les jugeons pas d’après des lois qu’ils n’ont jamais étudiées. La critique sérieuse n’a pas à s’occuper d’eux, puisque depuis long-temps ils ont renoncé à s’occuper de littérature. Plaignons la foule, qui perd son temps et use ses yeux dans de pareilles lectures ; mais ne discutons pas d’après les règles du goût les œuvres qui n’ont rien à faire avec la discussion, qui sont nées sans raison de naître, et pour lesquelles la discussion ne saurait se faire assez petite. Le mérite de ces œuvres est une question purement industrielle où la critique n’a rien à voir. A quoi bon estimer tous les genres d’ignorance dont se compose le bagage de ces artisans, depuis l’ignorance de l’histoire jusqu’à l’ignorance de la langue ? Ils prendraient pour de la niaiserie notre étonnement ou notre colère, et nous ne voulons pas leur donner le plaisir de rire à nos dépens.

Par bonheur, le roman sérieux, le roman fondé sur l’analyse et le développement des passions humaines, compte encore quelques disciples fidèles et dévoués. Parmi eux et au premier rang il convient de ranger M. Jules Sandeau. L’auteur de Marianna ne s’est jamais adressé à la curiosité oisive ; il n’a jamais spéculé sur l’ennui, et, pour ma part, je l’en remercie. Il a compris le roman comme un genre vraiment littéraire, et il l’a traité littérairement Soutenu par cette conviction, il a produit à son heure, lentement ; il a donné à sa pensée le temps de mûrir, de s’épanouir, il s’est préoccupé des lois de la composition avec une bonne foi, une persévérance qui passera pour enfantine auprès de certains esprits, mais il a obtenu les suffrages des juges les plus sévères et, selon nous, son labeur a été dignement récompensé. Pour ma part, je n’ai jamais songé à compter les pages qu’il a signées de son nom ; je sais seulement qu’il n’y a pas une de ces pages qui n’offre au cœur un sujet de rêverie, à la pensée un sujet de méditation. Je sais que chacun des récits inventés par cet artiste laborieux est plein de vie dans la plus haute acception du mot, non de cette vie bruyante dont se composent le fonds même de la poésie. Tous les romans de M Jules Sandeau sont écrits d’un style sévère et châtié. L’auteur traite la langue avec un respect qui devient plus rare de jour en jour. Il cherche pour sa pensée la forme la plus transparente et la plus claire, et n’essaie jamais de trouver dans le choc des mots un bruit qui dissimule l’absence de la pensée. C’est pourquoi il me semble utile d’étudier avec soin l’ensemble des œuvres de M. Jules Sandeau. Toutes les pages qu’il a signées de son nom ne méritent pas les mêmes éloges, toutes les fables qu’il a inventées n’offrent pas la même vraisemblance et le même intérêt ; mais il y a dans chacun de ses livres une substance morale qui se prête merveilleusement à la discussion. Lors même qu’il ui arrive de se tromper, son erreur s’explique par des motifs honorables. Il traite le public avec respect, et la critique doit lui tenir compte de sa persévérance et de la sincérité de ses efforts.

Le premier roman de M. Saudeau, Madame de Somerville, se recommande par des qualités précieuses, par la simplicité de l’action, par la vérité des épisodes, par la grace et la sobriété du style. Cependant je crois inutile de m’y arrêter, car toutes les qualités qui distinguent Madamede Somerville se retrouvent avec plus d’éclat et d’évidence dans Marianna. Dans ce second roman, M. Sandeau a donné sa vraie mesure. Il a montré tout ce qu’il possède de finesse et de pénétration. Le sujet de Marianna est d’une vérité que personne ne voudra contester, et les personnages inventés par l’auteur, l’action où ils figurent, expriment très bien la pensée que M. Sandeau a voulu revêtir d’une forme vivante. Dans ce livre on le sent à chaque page, l’action naît de la pensée, chacun des personnages représente une idée, rien n’est livre au hasard, au caprice, à la fantaisie, et pourtant l’action marche avec une allure libre et dégagée, elle n’a rien de contraint, de systématique, rien qui sente le travail. Tout est vivant, naturel et rapide, comme un récit pris dans la vie réelle. C’est qu’en effet, par un bonheur singulier, chacun des personnages, en même temps qu’il représente une idée nette et bien déterminée, appartient au monde au milieu duquel nous vivons. Je parlais tout à l’heure de l’incontestable vérité du sujet choisi par M. Sandeau. Pour démontrer ce que j’avance il suffit d’énoncer la pensée-mère de ce livre dans toute sa nudité. M. Sandeau a voulu prouver que, sous l’empire inexorable des passions, les cœurs les plus sincères sont tour à tour victimes et bourreaux. Je ne crois pas qu’il y ait au monde un enseignement plus austère que la lecture de ce livre. La leçon est cachée sous le mouvement et la variété du récit. L’action se développe naturellement et n’a jamais la forme didactique ; les personnages obéissent à leurs passions, et ne songent pas un seul instant à chercher dans leur conduite, dans leurs joies ou leurs souffrances, les élémens d’une formule philosophique. Cependant la philosophie et la poésie se marient si heureusement dans ce livre, que chaque page s’adresse en même temps à l’imagination et à la pensée.

Marianna est un cœur inquiet, avide d’émotions, qui s’agite douloureusement dans le cercle du devoir et de la famille. Pour elle, on le comprend dès le début, un bonheur prévu est un bonheur incomplet ; elle s’élance au-devant de l’inconnu ; elle appelle l’agitation comme une joie souveraine et toute-puissante. Dans son égarement, elle flétrit la paix comme une lâcheté ; elle invoque la douleur comme une occasion d’héroïsme et d’abnégation. Un tel personnage, on le comprend sans peine, convient merveilleusement à l’expression de la pensée choisie par M. Sandeau. L’auteur a placé Marianna entre la passion défaillante qui s’appelle George Bussy et la passion naissante qui s’appelle Henri de Felquières. Dans le premier de ces deux personnages, Marianna trouve son bourreau ; dans le second, sa victime. Les élémens de ce drame mystérieux une fois mis en présence, l’action se prépare, se noue et se dénoue avec une simplicité, une rigueur, une rapidité qui ne permet pas à l’attention de languir ou de se lasser un seul instant. George, après avoir brisé sans retour le bonheur de Marianna, après l’avoir arrachée à ses devoirs, à sa famille, la rejette loin de lui comme un vêtement usé, et lui déclare sans pitié qu’il n’a plus à lui offrir que l’oubli et l’abandon. Il voit ses larmes sans pleurer, il écoute ses sanglots avec impatience, avec colère, et se venge sur elle des tortures qu’il a subies aux jours de sa jeunesse. Marianna, après avoir épuisé la prière, après s’être agenouillée aux pieds de son amant, l’accuse enfin d’ingratitude et le maudit. C’est à peine si elle comprend les dernières paroles, les paroles prophétiques de Bussy. Bientôt la victime se transforme et devient bourreau à son tour Henry de Felquières, témoin des derniers adieux de George et de Marianna, s’attache à la pauvre délaissée, épie chacun de ses pas, cherche à la consoler, se fait de son bonheur un devoir impérieux, la sauve du désespoir, la dispute, la ravit aux flots qui allaient l’engloutir, et lui offre sa vie tout entière pour effacer jusqu’au souvenir de sa douleur. Vains efforts ! le cœur de Marianna, épuisé par la souffrance, ne retrouve pas assez de vigueur pour aimer. Après plus d’un combat livré à son impuissance, elle s’avoue sa défaite et n’aspire plus qu’au repos. Dès qu’elle a mesuré le néant de ses espérances, dès qu’elle a compris l’obstination et l’impatience de la passion qu’elle inspire et ne peut partager, elle se révolte et passe bientôt de l’abattement à la colère. Dès ce moment, Henry est perdu : Marianna a pris le rôle de George ; Henry, le rôle de Marianna. Cette péripétie, quoique facile à prévoir, n’a pourtant rien d’apprêté ; tous les développemens de la passion, toutes les phases de l’enthousiasme et du découragement, de l’attendrissement, de la compassion et de la colère, sont racontés avec un entraînement, une clarté, qui ne permettent jamais de deviner le philosophe sous le poète. Marianna traite à son tour Henry de Felguières comme l’avait traitée George Bussy ; elle voit sans pitié les souffrances de sa victime. Enchaînée par une force inexorable, elle assiste sans frémir, sans frissonner, au supplice, aux déchiremens du cœur qui s’était donné à elle tout entier, sans réserve, sans arrière-pensée ; elle le voit se débattre sous l’étreinte du désespoir, et ne trouve pas même la force de s’attendrir. Elle est morte à la passion et comprend à peine les tortures qu’elle inflige à sa victime.

Pour donner à son récit plus de vie et de mouvement. M. Sandeau a placé près des trois personnages que je viens de caractériser trois figures pleines de naturel et de vérité : Noémi, M. de Belnave et M. Valton. Noémi s’enferme avec résignation, sans impatience. sans regret, dans le cercle du devoir et de la famille. Elle aime sincèrement son mari, M. Valton, sans le prendre précisément pour le premier homme du monde : elle s’avoue bien que le bonheur aurait pu s’offrir à elle sous une forme plus séduisante mais malgré cet aveu, elle croit posséder le bonheur et ne veut pas tenter les régions inconnues. Elle fait pour sauver sa sœur, pour la tirer de l’abîme, tout ce que peut inspirer le dévouement le plus absolu. Elle s’humilie aux pieds de George pour ramener Marianna à la paix, au bonheur, à la famille. Le personnage de Noémi ne se dément pas un seul instant et demeure fidèle jusqu’au bout à la pensé qu’il doit exprimer. C’est une figure pleine de grace et de grandeur. Quant à M. de Belnave, il présente le type parfait de la générosité. Il assiste avec courage, avec résignation, à la ruine de toutes ses espérances ; il n’essaie pas de ramener un cœur perdu sans retour ; il pardonne sans lâcheté à la femme qu’il aimait sincèrement, mais qu’il n’a pas su retenir. M. Valton est un personnage accessoire dessiné avec une remarquable netteté. Ainsi, dans ce roman, tout concourt à l’effet moral que l’auteur s’est proposé. Rien d’inutile, rien d’oiseux, tous les incidens, tous les épisodes, naissent fatalement du développement des caractères. C’est là sans doute un grand bonheur, un mérite rare, que la critique doit constater avec plaisir. Un tel livre suffit à établir la renommée d’un écrivain ; aussi, depuis la publication de Marianna, M. Sandeau a pris son rang et l’a gardé.

Fernand et Madeleine, méritent les mêmes éloges que Marianna. Ces deux récits conçus de moindres proportions, offrent la même élégance, la même clarté, le même intérêt. Dans Fernand, dans Madeleine comme dans Marianna, la pensée engendre l’action sans jamais se montrer à découvert. C’est le même artifice, le même bonheur ou plutôt le même savoir, la même habileté. L’histoire de Fernand est celle de bien des hommes qui croiront, en lisant le roman de M. Sandeau, lire le récit de leur vie. Fernand réussit à séduire la femme de son meilleur ami ; pendant plusieurs années, ce bonheur coupable demeure ignoré du mari ; mais un jour vient où Fernand se lasse de sa maîtresse et vent reprendre possession de lui-même. Il s’éloigne avec l’espérance que son départ assure sa liberté. Il croit que sa maîtresse devinera sans peine le motif de son absence, et qu’elle acceptera l’abandon sans lutte, sans colère. Il se trompe. Elle devine bien, en effet, que Fernand l’abandonne parce qu’il ne l’aime plus, parce que son amour s’est refroidi ; mais elle ne se résigne pas. Elle interroge son cœur, et le trouvant encore dominé par la même passion, dévoré de la même ardeur, elle ne peut croire que l’affection de Fernand soit éteinte sans retour. Fernand s’est étrangement abusé. Présent, il eût réussi peut-être à recouvrer sa liberté, en brisant chaque jour un anneau de sa chaîne. Il s’est trop pressé ; la fuite, au lieu de le sauver, le perdra. Il a cherché la solitude ; les lettres de sa maîtresse viennent troubler la paix de sa retraite. Cet amour importun dont il voulait se débarrasser le réveille en sursaut au milieu de ses rêves de bonheur et d’indépendance. Quand il a passé la journée près d’une jeune fille calme et pure, dont le cœur ne s’est pas encore ouvert à la passion, dont la beauté sereine, le caractère angélique, le regard limpide, le sourire presque divin, lui promettent une longue suite d’années heureuses, il trouve, en rentrant chez lui, une lettre qui lui rappelle que sa chaîne n’est pas brisée M. Sandeau a peint les tortures de Fernand avec une rare habileté. Il serait difficile de présenter d’une façon plus poignante la lutte de l’égoïsme contre la passion. Fernand touche du doigt le bonheur, et il faut qu’il y renonce ; car sa maîtresse, lasse enfin d’attendre son retour, se décide à partir, à mettre entre elle et son mari une barrière infranchissable. Elle vient retrouver Fernand. Ici, le châtiment commence ; il va se poursuivre avec une inflexible rigueur. Le mari est bientôt sur les traces de sa femme. Fernand est seul avec sa maîtresse, qu’il veut décider à partir, quand le mari paraît. Fernand offre sa vie à l’offensé ; mais ce n’est pas la le compte du mari : le duel est un jeu hasardeux. Le mari a deviné le secret de Fernand, il a compris que la passion est usée dans son cœur. Pour punir du même coup la maîtresse et l’amant, il refuse l’offre de Fernand. — Vous avez pris ma femme, gardez-la, — c’est à cette seule réponse qu’il borne pour le moment sa vengeance. Il part, et Fernand, resté seul avec sa maîtresse, ne tarde pas à mesurer toute la rigueur de l’expiation qui lui est imposée. Obligé de subir chaque jour les reproches, les larmes, le désespoir muet de la femme qu’il a pour jamais séparée du monde, sa vie n’est plus qu’un perpétuel supplice. Pour tromper sa douleur, il voyage, il parcourt l’Italie ; mais il traîne avec lui sa chaîne. Par une pente irrésistible, il arrive à souhaiter la mort de sa victime. Ses vœux sont exaucés, il est libre enfin, il le croit du moins. Sa poitrine se dilate. Il a beau faire, il se révolte inutilement contre son indignité ; il ne peut se défendre d’une joie cruelle, en contemplant le corps inanimé de la femme qu’il a aimée avec frénésie, et dont l’amour obstiné a fait plus tard son supplice. Sa joie n’est pas de longue durée. Il revient en France, il retrouve la jeune fille dont le souvenir est demeuré dans sa pensée comme un tourment de plus ajouté à tous les tourmens de son esclavage. Il la retrouve languissante, pâle, abattue, mais libre encore. Le bonheur qu’il avait rêvé près d’elle ne lui est donc pas interdit sans retour. Il demande sa main, il l’obtient, son espérance est comblée, quand le mari reparaît et vient lui demander sa vie. Fernand est blessé mortellement et vient expirer au sein de la famille qui allait devenir la sienne. Je ne sais si, dans cette rapide analyse, j’ai réussi à faire comprendre tout ce qu’il y a d’inexorable dans l’enchaînement des incidens dont se compose cette tragédie. Il n’y a pas une page qui ne porte l’empreinte de la vérité. L’art est partout et ne se montre nulle part. c’est un beau roman qui tient dignement sa place près de Marianna.

La conception de Madeleine est pleine de grace et de simplicité. Dans ce livre, M. Sandeau a voulu montre rl’homme réhabilité par le travail et l’accomplissement du devoir. Maurice a dévoré son patrimoine dans le désordre et l’oisiveté. Las de la vie qu’il mène depuis quelques années, trop faible pour changer de conduite, trop fier pour avouer sa pauvreté à ses compagnons de plaisir, il a résolu de se tuer. Il envisage la mort sans effroi, et cependant il ne se presse pas d’éxécuter son projet. Il est si parfaitement convaincu de la nécessité du suicide, qu’il ne craint pas que la réflexion puisse ébranler son courage ou éveiller en lui de nouvelles espérances. Madeleine a deviné le projet de son cousin ; pour le sauver, elle se fait pauvre comme lui. Dans les lettres de Maurice à son père, elle a surpris le secret de son désespoir ; le père mort, elle accourt et lui dit : « Je n’ai rien, j’ai compté sur vous. » Il y a dans ces paroles toutes la régénération de Maurice.

Dès que Maurice comprend, en effet, qu’il peut être utile à quelqu’un, qu’il y a dans sa vie un devoir impérieux, sans renoncer à son projet, il l’ajourne ; il n’abandonne pas la pensée du suicide, mais il consent à vivre pendant deux ans pour Madeleine. Ce répit suffit à la jeune fille pour transformer, pour régénérer, pour réhabiliter l’ame désespérée de son cousin. Je ne sais rien de plus touchant, de plus naïf, de plus vrai, que la vie de Maurice et de Madeleine dans une mansarde de la rue de Babylone. Là, chaque heure de la journée est sanctifiée par le travail : Madeleine peint des boîtes de Spa, Maurice sculpte le chêne et le poirier. La famille Marceau, établie dans la même maison, au même étage, compose un tableau charmant. Maurice, en voyant le bonheur de Marceau et de sa femme, comprend toute la grandeur, toute la sainteté du travail. Ursule, sœur de lait de Maurice, qui a voulu accompagner Madeleine, bonne, franche et railleuse, égaie de ses reparties l’intérieur de ces deux ménages. Un jour, Maurice reçoit une commande importante ; il s’agit de sculpter une sainte Elisabeth de Hongrie pour un riche Anglais dont la famille est demeurée fidèle au culte catholique. Malgré lui, sans le savoir, Maurice trouve dans le chêne obéissant l’image de sa cousine. En cherchant l’expression de la pudeur et de la fierté, en s’efforçant de reproduire dans un visage austère et doux le type de la reine et de la sainte, il a modelé involontairement le visage angélique de Madeleine. Sir Edward n’a pu voir Madeleine sans l’aimer ; il lui offre sa fortune et sa main. Maurice presse Madeleine d’accepter cette offre généreuse ; il part, et lui laisse une lettre touchante, empreinte à la fois de résignation et de dévouement. Maurice, régénéré par le travail, a renoncé à ses projets de suicide ; mais, plein de reconnaissance pour Madeleine, il ne veut pas, en restant près d’elle, la condamner à la pauvreté. Cependant, avant de faire son tour de France, il va revoir le château de ses pères ; il va dire adieu aux ombrages qui l’ont vu grandir, aux allées paisibles où il a rencontré Madeleine pour la première fois. Qui trouve-t-il en arrivant ? Madeleine, qui l’attend sur le perron et lui dévoile le secret de sa ruse ingénieuse. Elle s’est faite pauvre pour l’oublier au travail, pour le forcer à ne pas désespérer de lui-même. Maintenant qu’il a repris goût à la vie, maintenant qu’il est régénéré, elle n’hésite pas à lui avouer sa richesse pour la partager avec lui. Ce château qu’il croyait perdu sans retour, elle l’a racheté. J’ai omis, pour laisser au récit toute sa simplicité, plusieurs épisodes pleins de fraîcheur et de grace. Pour mieux expliquer le sens et la portée du récit, je l’ai réduit à ses lignes principales. Cependant je ne puis me défendre d’appeler l’attention sur la première entrevue de Madeleine et de Maurice. Il y a dans cette scène un parfum de jeunesse dont rien, à mon avis, ne saurait surpasser la douceur.

J’ai réuni à dessein Marianna, Fernand et Madeleine, quoique ce dernier récit soit séparé de Marianna par un intervalle de sept années. C’est qu’en effet ces trois romans sont unis entre eux par une étroite parenté. Nous retrouvons dans ces trois romans le même procédé, la même alliance ingénieuse et déguisée de la philosophie et de la poésie, la même habileté à tirer l’action de la pensée, à personnifier dans les acteurs les idées révélées par la réflexion. Il me reste à parler du Docteur Herbeau, de Mademoiselle de la Seiglière et de Catherine qui, bien que traités avec le même talent, bien qu’écrits d’un style aussi châtié, n’appartiennent cependant pas à la même famille, et montrent sous un aspect inattendu la manière de M. Sandeau. Dans Marianna, dans Fernand, dans Madeleine, nous avons rencontré des émotions sérieuses, une profonde connaissance de l’ame humaine et des passions qui l’agitent ; dans le Docteur Herbeau, dans Mademoiselle de la Seiglière, dans Catherine, nous sommes doucement charmés par une sorte de gaieté ne permettait pas de pressentir. Les amours du docteur Herbeau et de Louise Riquemont rappellent, en plus d’une page, la manière de Mackenzie et de Sterne. Ce mélange de raillerie et de sincérité, d’ironie et d’émotion, donne au lecteur un plaisir singulier, difficile à caractériser, dont Mackenzie et Sterne semblent pourtant offrir le plus parfait modèle. La passion contenue du docteur Savenay, la grossièreté naïve de M. Riquemont, la jalousie d’Adélaïde Herbeau, l’impertinence de Célestin Herbeau, indigne héritier du nom, composent, avec la mélancolie de Louise Riquemont, un tableau que ne désavoueraient pas les maîtres les plus habiles. Sans doute il est permis de reprocher à l’impertinence de Célestin Herbeau une verve surabondante qui ne sait pas toujours s’arrêter à temps ; mais cette tache légère ne détruit pas l’effet général de la composition. Il y a dans ce roman des scènes d’un comique vrai, qui amènent le rire sur les lèvres, pleines de naturel et d’entraînement, et qui font place aux émotions les plus attendrissantes. Le rire et l’attendrissement se succèdent avec tant de bonheur, avec tant de vraisemblance, que jamais l’un ne fait tort à l’autre.

Mademoiselle de la Seiglière est probablement le plus achevé de tous les récits que M. Sandeau a composes depuis l’époque de ses débuts. En subissant de légères transformations ; ce livre deviendrait une véritable comédie, et cependant nous sommes loin de conseiller à M. Sandeau de changer le cadre de sa pensée. En général, ces tentatives ne sont pas heureuses. La pensée qui s’est produite pour la première fois sous la forme du récit perd, en se montrant sous la forme dramatique, la meilleure partie de sa jeunesse et de sa fraîcheur. Toutefois il m’est impossible de ne pas appeler l’attention sur la verve comique, sur la gaieté communicative qui éclate dans plusieurs chapitres de ce roman. Le personnage du marquis de la Seiglière est une création qui ferait honneur aux esprits les plus exercés ; le vieux Stamply est composé avec une franchise, une vérité que je ne me lasse pas d’admirer. La figure de M de la Seiglière est empreinte de mélancolie touchante. Mme de Vaubert exprime très bien le type de la ruse et de la sécheresse. Bernard Stamply, placé entre son amour pour Mlle de la Seiglière et la conscience de ses droits, intéresse constamment par la sincérité de son langage. J’ai dit que ce roman me paraît le plus achevé de tous les récits composés par M. Sandeau. Ce n’est pas que le sujet soit plus heureusement choisi que celui de Marianna ou de Madeleine, mais dans aucun de ses livres l’auteur ne s’est montré aussi maître de lui-même ; dans le développement d’aucune de ses pensées, il n’a révélé une puissance aussi calme, une volonté aussi prévoyante. Jamais il n’a manié sa fantaisie avec une avarice plus intelligente ; Il sait où il va, et il marche vers le but prévu du pas qui lui plaît, hâtant ou ralentissant son allure selon les besoins du récit. Il a tiré de son sujet tout le parti qu’on pouvait souhaiter ; il l’a fécondé sans l’épuiser. La manière dont Mme de Vaubert pétrit l’ame de Stamply comme une cire obéissante, les conversations de Bernard et du marquis, révèlent chez M. Sandeau, un véritable talent pour la comédie. L’abondance de la pensée, la sobriété de l’expression, donnent aux personnages une vie, un naturel, qui n’appartiennent qu’aux maître du genre. Mademoiselle de la Seiglière est à coup sûr une des lectures les plus agréables qui se puissent rencontrer, dont le mouvement et la variété ne laissent rien à désirer. On ne sent nulle part l’effort ou l’inquiétude. L’auteur semble si convaincu de ce qu’il raconte, il croit si bien au caractère, aux paroles de ses personnages, que sa foi entraîne la nôtre, et nous écoutons le amrquis et sa fille, le vieux Stamply, Bernard et Mme de Vaubert, comme si nous les avions près de nous. C’est pourquoi Mademoiselle de la Seiglière me paraît supérieure à tous les romans de M. Sandeau par la réalité, par le mouvement et la vie.

Catherine, publiée l’année dernière, sans réunir toutes les qualités qui recommandent Mademoiselle de la Seiglière, est cependant un tableau de genre digne de la plus sérieuse attention. Catherine, la petite fée, comme l’appelle l’auteur, Roger, qui s’éprend pour elle d’un amour sincère, et qui cependant n’a pas le courage de lui donner son nom, François Paty, le digne curé de village, Claude, l’amant silencieux de Catherine, sont autant de personnages dessiné avec une vérité, une franchise, qui rappellent en maint endroit la manière de l’école flamande. Il n’y a pas jusqu’à la vieille Marthe qui n’intéresse et n’ajoute à l’effet du tableau. Quoique l’attendrissement domine dans la composition de Catherine, il y a cependant plus d’une scène qui touche à la bonne comédie. Les esprits chagrins pourront reprocher aux paysans de M. Sandeau leur innocence toute patriarcale, et lui demander comment il n’a pas trouvé moyen de leur donner un seul des vices qui affligent les villes. Quant à moi, je l’avoue, je ne songe pas à lui adresser ce reproche, car la lecture de Catherine ne m’a laissée qu’une impression de plaisir. J’ai suivi avec tant d’intérêt les amours de Roger et de la petite fée ; j’ai assisté avec tant de curiosité au dîner de monseigneur chez François Paty, que je ne veux pas chicaner l’auteur sur la manière dont il a su m’attacher. Je ne suis pas loin de croire que les paysans tels qu’il nous les peint se rencontrent rarement. Est-ce là pourtant une raison suffisante pour les déclarer impossibles de tout point, et les renvoyer au pays des chimères ? Tel n’est pas mon avis. Claude me plaît d’ailleurs par sa candeur et son dévouement. Quand à la petite fée, je prends parti pour elle, et je n’hésite pas à me proclamer son champion. Il est impossible de réunir plus de grace et de finesse, plus de malice et de pureté ; elle mérite vraiment son nom. Elle comprend à merveille toute la faiblesse de Roger ; malgré la vivacité de son affection, elle devine que son amant ne renoncerait pas sans regret à l’approbation du monde ; et, pour s’épargner un repentir inutile, elle le dégage de ses sermens. La petite fée ne pouvait manquer de clairvoyance ; elle préfère à bon droit le dévouement de Claude à la passion exaltée de Roger. Elle se montre aussi sage que bonne, et ce dénoûment fait honneur à la sagacité de M. Sandeau.

Outre les romans dont je viens de parler, l’auteur de Marianna a écrit plusieurs nouvelles dont la lecture est pleine de charme et d’entraînement. Je citerai particulièrement Vaillance, Richard, Karl-Henry et Mademoiselle de Kérouave. Vaillance est un véritable modèle de narration. Les trois frères Legoff sont peints de main de maître. Le caractère de Jeanne rappelle sans le reproduire le gracieux personnage de Diana Vernon. Il y a, dans cette nouvelle, une vérité de pinceau, une franchise de coloris, qui se rencontrent bien rarement dans les récits que nous voyons se multiplier chaque jour. Après avoir tourné le dernier feuillet, il est impossible de ne pas garder dans sa mémoire l’image vivante du Koat d’Or. Richard est un récit dont l’intérêt ne saurait être contesté. Karl-Henry nous offre le développement d’un caractère dessiné certainement d’après nature. Ce jeune musicien, réservé peut-être aux plus hautes destinées, dont le nom semblait promis à la gloire, et qui, pour soutenir sa famille, va s’ensevelir vivant au fond de la province, dans une étude d’avoué, excite dans l’ame du lecteur un attendrissement involontaire. Il y a dans cette immolation de chaque jour quelque chose de poignant, et M. Sandeau a su traiter cette donnée avec tant de vérité, que l’invention semble à peine jouer un rôle dans son récit. Pour moi, je pense qu’il a dû assister aux misères qu’il nous raconte. L’imagination la plus heureuse ne saurait deviner toutes les tracasseries, toutes les piqûres d’épingle dont se compose la vie de Karl-Henry. Quelle que soit la vérité de nos conjectures, inventé ou transcrit, le tableau de cette abnégation obscure a résignée a droit aux plus grands éloges. Ce n’est pas, en effet, un médiocre triomphe que de donner à sa pensée un accent de réalité où l’art semble n’avoir aucune part. Quant à Mademoiselle de Kérouare, je regrette sincèrement que l’auteur n’ait pas développé dans de plus larges proportions la donnée qu’il avait choisie. Tous les incidens sont à leur place, les caractères sont dessinés avec netteté, mais le récit manque d’air a proprement parler, c’est plutôt un programme de récit qu’un récit achevé. La manière dont M. Sandeau a su traiter le sujet de Vaillance légitime pleinement nos regrets à l’égard de Mademoiselle de Kérouare.

Si maintenant nous essayons d’embrasser par la pensée l’ensemble des œuvres que nous venons d’analyser, si nous nous demandons quel est le caractère général de tous ces récits, quelle est l’idée constante qui les domine, la réponse ne sera pas difficile ; un seul mot suffit, en effet, à caractériser tous les romans de M. Sandeau : ce qui domine dans tous ses livres, c’est le sentiment profond de la famille. Depuis Marianna jusqu’à Madeleine, il n’a pas écrit une page qui ne respire la passion la plus sincère pour la vie de famille, la connaissance complète du bonheur qu’elle donne et des devoirs dont elle se compose. Je ne crois pas que M. Sandeau ait choisi la vie de famille comme un thème à développer, je ne crois pas qu’il se soit proposé de réfuter, dans chacun de ses livres, les doctrines professées depuis quinze ans dans plus d’un livre célèbre et justement admiré. Je pense qu’il a exprimé librement ses convictions, et qu’il, n’a pas eu besoin de contradicteurs pour rencontrer l’éloquence. D’ailleurs aucun de ses livres n’est empreint du caractère dogmatique. Les personnages crées par sa fantaisie concourent merveilleusement à l’expression de la pensée que nous signalons ; mais aucun ne porte écrit sur le front le principe qu’il représente. Quoi qu’il en soit, involontaire ou prémédité, le caractère général des livres de M. Sandeau ne saurait être contesté Or, cette pensée dominante laisse dans l’ame du lecteur une impression salutaire. M Sandeau peint la passion avec franchise, avec liberté, sans crainte, sans pruderie, comme s’il lui attribuait le gouvernement de la société, et cependant, entraîné par la pente inexorable de sa pensée, il donne toujours gain de cause au devoir. Quoique je ne songe pas à confondre la loi morale et la loi poétique, je ne puis m’empêcher de signaler cette coïncidence et d’en relever toute la valeur. Bien que l’une de ces lois régisse la volonté, tandis que la seconde régit l’imagination, c’est toujours un avantager pour les créations de la fantaisie de satisfaire aux prescriptions de la loi morale, ou du moins de les rappeler.

Ai-je besoin de dire ce que je pense du style de M. Sandeau ? Il est généralement pur, châtié, transparents ; il dit nettement ce qu’il veut dire. L’idée se laisse toujours apercevoir sous l’image. Les mots obéissent à la pensée et ne la gênent jamais dans son allure. L’analogie, cette loi souveraine du style, est constamment respectée dans l’emploi des images. On voit que M. Sandeau prend l’art d’écrire au sérieux, et se contente difficilement. Aussi je crois que ses livres ne sont pas menacés d’un oubli prochain, car ils offrent des pensées justes clairement exprimées, des sentimens vrais analysés avec finesse. Que faut-il de plus pour assurer la durée des œuvres littéraires ?


GUSTAVE PLANCHE.