Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - John Keats

La bibliothèque libre.
Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - John Keats
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 584-607).

POETES


ET ROMANCIERS MODERNES


DE LA GRANDE-BRETAGNE.




XII.

JOHN KEATS.

Life, Letters and Literary Remains of John Keats – Edition by R. M. Milnes ; 2 vol. post 8°, London, 1848, Ed. Moxon.




Il n’y a pas à Rome de lieu plus sauvage et plus désert que le cimetière des protestans. Personne n’y vient jamais si ce n’est un berger, par hasard, avec son sayon de laine et ses lourdes sandales de drap brun. Le silence y est profond, la verdure épaisse ; pas un son dans l’air que celui des clochettes qu’une ou deux chèvres font tinter en bondissant de tombe en tombe, et broutant les ronces et les acanthes dont la pente douce de la colline est tapissée. Sous les mousses, quelques débris de la muraille d’Honorius montrent çà et là leurs pierres grises et chenues qui s’en vont en poussière. La pyramide de Caïus Cestius domine la scène. Quand le soleil se couche en automne, et que son rayon oblique dore les fissures du monument, cette promenade est touchante. Au pied de la pyramide, il y a deux tombeaux simples, avec des inscriptions simples aussi ; la coutume anglaise est de ne pas déshonorer la mort en la rendant coquette ou affectée. Deux jeunes et malheureux poètes reposent là côte à côte : John Keats, mort à vingt-trois ans, et Perey Bisshe Shelley, mort à vingt-cinq ans ; deux protestans qui ont abjuré même le Christ ; le panthéiste auprès du païen, dans le cimetière calviniste.

Pauvres jeunes gens ! pauvres poètes ! L’un, surpris par une tempête qu’il a bravée, est jeté à la côte, et lord Byron brûle son cadavre ; l’autre meurt poitrinaire dans un misérable hôtel garni de Rome, sans avoir de quoi payer son gîte et son linceul. Enfans de génie, au moins les égaux de lord Byron par la nature si ce n’est par la culture de leur talent, ni mère, ni sœur, ni famille n’ont fermé leurs yeux mourans ; Dieu seul sait s’ils ont espéré une vie après la mort, et les hommes leur ont disputé la renommée !

Ces faits sont plus étranges et plus touchans que les inventions du rhéteur, et certes il faudrait ne mêler rien d’artificiel ou de factice aux pathétiques enseignemens que cette histoire renferme. La destinée de Keats et de Shelley n’a rien de fortuit. Nés tous deux à la fin du XVIIIe siècle, exilés de la même cause, chassés par le puritanisme vainqueur, ils appartenaient à ce petit groupe curieux dont nous allons parler tout à l’heure avec quelque détail, dont Byron eut l’esprit de se faire le chef, et dont il fut l’expression la plus égoïste, mais non la plus profonde, l’organe le plus actif et le plus bruyant, mais non le plus sincère ; groupe d’esprits libres et ardens qu’irritaient les liens conventionnels de la société calviniste, et que rejeta violemment dans le culte païen de la forme ou dans l’océan du scepticisme le ridicule souvent odieux des affectations contraires.

En 1815, le triomphe de l’Angleterre n’était pas seulement celui de l’aristocratie armée contre Napoléon, mais la victoire des idées puritaines et populaires, soulevées au nord depuis la réforme contre l’autorité monarchique et le catholicisme méridional ; ces idées et ces doctrines étaient vieilles : elles avaient bravé Louis XIV et attristé ses derniers jours. L’habileté des hommes politiques dirigés par Pitt consista donc à confondre ce sentiment religieux, très vivant alors, mais qui s’éteint aujourd’hui, avec la défense des institutions aristocratiques anglaises et de la monarchie pondérée. Cette alliance des passions de la masse et des intérêts de ses maîtres, du calvinisme fanatique et de l’aristocratie anglicane, produisit un état de mœurs nouveau, état puissant et sévère, triste et inexorable, fécond pour la grandeur et la richesse publique, et que je ne veux pas condamner ici ; l’Angleterre lui doit à la fois ses conquêtes matérielles et une notable partie de son influence morale. C’était alors que la quakeresse mistriss Fry partait pour son noble pèlerinage à travers les cachots et les misères de l’Europe, que Wilberforce usait son éloquence et sa vie au service des noirs, et que les inexorables bourgeois, héritiers des cromwellistes de 1650, envoyaient aux travaux forcés l’éditeur d’un pamphlet papiste. Je n’ai pas à discuter l’inévitable mélange de grandeur et d’iniquité qui caractérise les sociétés fortes ; nos sociétés modernes sont bien loin de tels dangers. Chez le peuple le plus libre du temps actuel, aux États-Unis du sud, une opinion équitable, l’abolition de l’esclavage, enverrait infailliblement celui qui la professerait à la lanterne. Dans ces sociétés vigoureuses, la rigueur minutieuse des observances, l’intolérance générale, l’hypocrisie, le cant, la destruction ou l’affaiblissement des douces charités et des faciles sympathies, l’aigreur tyrannique dans les relaxations, font payer cher les avantages conquis. L’Angleterre avait en outre à subir l’ennui, mais l’ennui réglé, consacré, devenu loi et tourné en religion. Quand Napoléon succomba, ce terrible sérieux ne se détendit pas. Il y eut de l’insolence dans la victoire, et l’intolérance sociale fut sans bornes. Qui a vu Londres vers 1820 sait ce qu’était un dimanche anglais à cette époque, et de quel œil on y voyait l’indifférence pour le dogme ou le relâchement des observances. La société marchait fière, maussade et inflexible sous ce capuce de plomb qui l’étouffait.

Cependant le continent s’ouvrait, et les Anglais s’y jetaient en foule. On allait respirer un peu hors de cette société si bien réglée et si volontairement asservie. Il était convenu que le continent c’était l’enfer, et que l’Angleterre représentait le paradis ; nous autres qui sommes des demi-vieillards, nous avons vu les transfuges ennuyés de la société anglaise venir s’amuser parmi nous comme des damnés.

C’est cette situation anormale que n’ont pas du tout saisie la plupart des lecteurs de lord Byron. Il fut le premier à comprendre quel rôle piquant jouerait dans le XIXe siècle un gentilhomme anglais descendant des conquérans de Normandie, qui déclarerait la guerre à cette aristocratie puritaine et à cette bourgeoisie aristocratique de son pays. Il lut Voltaire, Bayle, Jean-Jacques et Goethe, s’arma de verve, de raillerie et de colère douloureuse, ne dédaigna ni le charlatanisme ni l’artifice, et réussit. Que l’on ne s’y trompe pas, ce fut un rôle et une rancune. Il avait de cuisans griefs à venger, non-seulement les siens, mais ceux de sa race ; le génie et l’esprit ne lui manquaient pas ; il comprit le moment et en usa. Il établit d’abord sa batterie au centre de l’Italie catholique et énervée, d’où il ouvrit son feu sur la société anglaise. Douleurs éloquentes, sensibilité blessée, plaintes amères, misanthropie ardente, mélancolie profonde : c’était la première attaque. Les jeunes gens, les opprimés et les femmes furent entraînés ; il ébranla toutes les ames tendres. Ensuite vinrent anathèmes et invectives, colères et mépris. Enfin, quand il se démasqua tout entier, la vive ironie de don Juan trouva sa place ; c’était l’éclat de rire insouciant d’un homme du monde qui sait qu’on l’écoute, qui dit en vers charmans tout ce qui lui passe par la tête, et qui ne se gêne plus. Des ames plus calmes et moins vaniteuses, le noble et religieux Wordsworth, l’observateur impartial Walter Scott, le puissant écrivain Southey, converti récemment aux dogmes du torysme, l’aimable Campbell, le fougueux Wilson, furent éclipsés par l’éclat de la révolte byronienne. Parmi les gens sévères, ce fut un scandale immense. Ils n’hésitèrent pas à signaler l’auteur de Don Juan comme l’anté-christ. À cette opinion dure et inexorable, à ces iniquités combinées de la nationalité, de la secte et de la coterie, quelques téméraires, encouragés par l’exemple de Byron, résistèrent vivement ; plus imprudens que le chef, ils n’avaient pas eu soin de se mettre à l’abri des vengeances de l’Institution qu’ils attaquaient. Un homme de beaucoup d’esprit, de verve, d’étourderie et de facilité, Leigh Hunt, auteur de Françoise de Rimini ; un admirable prosateur, le plus parfait peut-être de la génération anglaise actuelle, Walter Savage Landor, long-temps regardé comme un écrivain seulement bizarre et affecté ; Hazlitt père, qui l’un des premiers porta dans la critique la sagacité sympathique de l’artiste et le trait vif de l’homme du monde ; le grand poète panthéiste Shelley, enfin le vieux philosophe matérialiste Godwin, protestèrent diversement contre les rigueurs du torysme calviniste, et furent tous mis au ban de la société religieuse, honnête et civilisée. Landor et Shelley ne tardèrent pas à quitter l’Angleterre pour l’Italie. Landor, plein de dégoût, se réfugia dans une charmante villa bâtie sur le penchant de la colline de Fiesole. La fille de cet étrange philosophe Godwin, qui apparaît comme une silhouette posthume du XVIIIe siècle au milieu des hommes du XIXe, accompagna en Italie le jeune et triste Shelley. D’autres, plus retirés et plus humbles ; obtinrent leur pardon. L’humoriste Lamb, dont les secrètes douleurs viennent d’être révélées par la publication de ses lettres, veillait avec une sollicitude adorable sur Brigitte sa sœur, cette pauvre folle qui avait frappé sa mère d’un coup de couteau et l’avait tuée dans son délire. Lamb était si triste, si pauvre, si résigné et si doux, qu’on lui permettait d’avoir du génie.

Leigh Hunt, hardiment libéral et chef de l’Examiner, s’exposait bravement à tous les coups. C’était lui qui passait pour chef de ce groupe bien impuissant et bien faible des poètes libéraux, réunis par une épithète railleuse sous le nom de l’École des badauds (Cockney-School) ; pauvres gens, en effet, qui vivaient à Londres, ne pouvant guère admirer la nature dans les châteaux qu’ils n’avaient pas.

Les caractères spéciaux auxquels on prétendait reconnaître « l’école des badauds, » c’étaient l’affectation de l’archaïsme et de la sensibilité, et l’admiration exagérée ou prétentieuse des beautés de la nature. Assurément les mêmes reproches pouvaient être adressés à lord Byron ou aux poètes des lacs ; mais ces derniers, étrangers aux mouvemens politiques, habitaient de jolies maisons de campagne sur les collines enchantées du Westmoreland, et Byron, menant une vie voluptueuse sous le soleil de l’Italie, était le premier à se moquer en vers incisifs des cockneys ses amis. Il essaya même, autant qu’il fut en lui, d’entraver leur route, d’annuler leurs efforts, et d’absorber à son profit les avantages d’une lutte aux périls de laquelle il échappait. Leur talent réel était sacrifié ou méconnu. C’est quelque chose de triste et de touchant que cette petite église composée de martyrs, ayant bien sans doute ses fautes et ses ridicules, mais soutenant une guerre inégale contre le pouvoir, la majorité, l’argent et la ruse, contre le génie même armé de toutes pièces et décidé à marcher sur le corps de ses rivaux. Après tout, ils l’ont emporté ; le temps a mis à leur vraie place le génie incontestable de Byron, son ame équivoque, sa faible conduite, et les divers talens contemporains qu’il voulait tenir dans l’ombre. On ne méprise plus aujourd’hui cette société de Leigh Hunt et de Hazlitt, groupe libre et animé dont le quartier-général était à Londres, et qui rattachait à lui quelques artistes de talent, Haydon par exemple, récemment victime d’un suicide si déplorable, et M. Severn, dont le nom se reproduira noblement dans les pages suivantes.

Ce fut au milieu de cette société, spirituelle et peu aristocratique, que fut jeté tout à coup, vers 1815, un jeune homme de vingt ans qui n’en avait connu ni meilleure ni pire, et qui aux dons les plus exquis de l’imagination et de la pensée joignait une figure charmante. Vous auriez dit Achille dans l’adolescence, tant la lèvre inférieure était hardie et belliqueuse, le trait de la bouche nettement accusé, le nez fin et sculpté avec décision et avec grace, la voûte du front délicate et puissante, l’œil éclatant, ouvert, naïf, plein de feux et de tendresses[1]. Cependant la mélancolie ardente de cet œil bleu enchâssé dans un cercle brunâtre, la transparence de la peau, un incarnat brûlant sur des joues pâles, une taille très petite, des extrémités frêles et sans proportion avec le reste du corps, annonçaient une constitution débile et incomplète. La tête était petite et se couronnait de boucles brunes et dorées qui retombaient en abondance sur des épaules larges. L’ensemble frappait par un caractère de distinction spéciale, celle du penseur. C’était John Keats, que Leigh Hunt s’empressa de protéger, et que ses amis accueillirent avec faveur.

Le pauvre jeune homme n’était qu’élève en chirurgie et apprenti poète. Sa famille, d’une très humble roture, avait conçu quelques désirs d’agrandissement, voici pourquoi. Le père de John Keats, cocher de voitures de louage, homme de bonne mine et de vif esprit, avait épousé la fille de son patron, miss Jennings, personne remarquable, aimant le plaisir, adorée de ses enfans, et qui mourut d’une affection de poitrine. George Keats fut le premier fruit de cette union ; John, le second, notre poète, vint au monde à sept mois, à la fin de 1795 ; un troisième fils, Thomas, et une fille, Élisabeth, les suivirent. Cette alliance, qui passait pour un coup de fortune selon les mœurs anglaises, jeta dans la famille le germe de l’ambition. Un oncle maternel, matelot qui s’était distingué à Camperdown, à bord du vaisseau le Duncan, était l’idéal héroïque que la mère offrait à ses fils. On parlait beaucoup de leur avenir, et l’on résolut de leur donner une belle éducation ; il fut même question de les placer à l’école d’Harrow, où Byron avait passé ses premières années. L’argent manqua ; il fallut se contenter d’une pension à Enfield. John, George et Thomas y firent donc leurs études. Le dernier mourut de la poitrine à dix-sept ans ; l’aîné, George, caractère viril, alla chercher fortune en Amérique, descendit l’Ohio, s’établit à Cincinnati et y est encore ; John, le futur poète, fut placé chez un chirurgien. Cette famille pauvre, qui voulait se faire place dans la société industrielle et politique de la Grande-Bretagne, se répandit ainsi dans des directions opposées. Le plus célèbre et le mieux doué fut le plus misérable.

L’éducation intime du jeune poète était bien avancée, lorsqu’il vint à Londres pour y passer ses examens. Écolier à Enfield et élève de chirurgie, il avait traduit Virgile et s’était fait lire par un ami cette vieille traduction d’Homère par Chapman, contemporain de Shakspeare, poète nerveux, qui a su conserver sous la forme gothique la flamme vive du vieil Hellène. La beauté grecque avait enivré l’enfant ; cet idéal de l’humanité divinisée et cette grace suprême s’étaient emparés de sa jeune ame ; ensuite Spenser, dont la poésie colorée et métaphysique répand sur les objets une teinte mystique et comme une brume éclatante, l’avait captivé puissamment. Enfin lord Byron venait de publier ses premiers ouvrages, dans lesquels une personnalité violente se dissimule sous un accent de douleur et de sensibilité profondes et sous une forme accomplie. Après Spenser et la Grèce, ce fut Byron qui exerça le plus d’influence sur Keats. La vie sensuelle et éclatante de l’Hellénie antique, la richesse harmonieuse et le luxe descriptif du vieux Spenser et la véhémence de sensations idéalisée par lord Byron formèrent le triple idéal de John Keats. Dès sa quinzième année, il vécut seul, plongé dans une longue rêverie, nuage enflammé où lui apparaissaient vivantes et adorées les créations païennes ; le secret de son singulier talent fut l’application de l’analyse septentrionale et d’un mysticisme exalté à ces types rians et sublimes, symboles éternels des forces de la nature. De cette conception extraordinaire et double naquirent Hyperion et Endymion, ses deux plus remarquables poèmes. Les symboles se dégageaient de leur nuée lumineuse ; des êtres vivans et sensibles parlaient au poète ; leurs passions et leurs désirs, leurs douleurs et leurs amours le ravissaient ; il répétait leurs confidences secrètes avec un accent plein d’éloquence et d’extase ; le pinceau le plus riche décorait le paysage qui les environnait. Ce fut pour l’Angleterre chrétienne et calviniste un profond sujet d’étonnement et de scandale, pour les libres esprits et pour Leigh Hunt un sujet d’admiration extrême et exagérée, que cette renaissance d’un poète païen sous des formes modernes et mystiques.

Ce développement ne fut pas créé, comme on l’a prétendu, par Leigh Hunt, Hazlitt et leurs amis ; l’enfant de génie fut seulement adopté et fêté par eux. C’était un cœur reconnaissant. Il dédia son premier poème à Leigh Hunt lui-même, qui sortait de prison. L’oeuvre de Keats fut saluée comme un chef-d’œuvre ; la gloire de Milton lui fut promise ; des amis empressés l’entourèrent, un éditeur généreux vint à son aide, son nom retentit comme un prodige. Rien ne pouvait lui être plus fatal que ce triomphe prématuré. On le précipitait sur la pente sensualiste où il était placé ; on le fixait dans ce parti pris de paganisme moderne, idéalisé quant à la forme extérieure, et qui devait exercer sur une organisation ardente et sur une ame altérée de gloire l’action la plus funeste. La poésie devint son but unique et le paganisme la religion de sa pensée ; il méconnut complètement la sainteté chrétienne et négligea cette activité pratique, nécessaire à la santé morale comme à la vigueur des sens. Sa nature débile y succomba. L’infortuné put croire que sa vie résisterait à ce somnambulisme intense, sillonné d’éclairs brûlans comme de traits de flamme, et mêlé de toutes les évocations idéales qu’il adorait. Combien les fatigues du soldat ou du voyageur eussent fait de bien à cette nature généreuse et délicate ! La loi d’un travail réglé eût fait vivre Keats ; il n’eût point perdu son génie, il l’eût agrandi, épuré, ennobli et fortifié.

On peut suivre, dans ses lettres posthumes, que M. Milnes vient de réunir et de publier à Londres, la trace de ce suicide moral du poète et la singulière éclosion de son paganisme sensuel et poétique. « Oh ! s’écrie-t-il quelque part, combien une vie de sensations serait belle ! Mais, la moitié du temps, nous sommes forcés de végéter ! » - « Ce que nous imaginons, dit-il encore, est la seule chose authentique que je connaisse ; je ne suis certain de rien, si ce n’est de la sainteté des affections et de la vérité de l’imagination. Il n’y a qu’une vérité au monde, c’est la beauté. A quoi bon la pensée ? Où est le vrai ? Tout philosophe se trompe, ou du moins il rencontre sur sa route des objections formidables. Oh ! donnez-moi une vie de sensations et non une vie de pensées ! » Le jeune rêveur touchait ainsi, sans le savoir, à la base même de l’art hellénique. La vie, le présent, la sensation, la rêverie, composaient le cercle magique qui l’enfermait et où il devait périr. « Je ne vois, dit-il, que le présent ; il n’y a que cela qui me touche. Le soleil couchant me remet de bonne humeur ; une hirondelle occupée à becqueter ses graines sur ma fenêtre me fait vivre ; je vis de sa vie. » Les conséquences de cette théorie étaient nombreuses. « L’excellence de l’art est l’intensité de la sensation, dit-il ailleurs… Il faut que la poésie frappe par un bel excès et qu’elle pousse naturellement comme le luxe des feuilles sur l’arbre. » De là cette voluptueuse somnolence de son existence entière, soit qu’il visite les rives des lacs du Westmoreland ou qu’il habite la petite maison pittoresque de Leigh Hunt à Hampstead. — « Je sais quelque chose de plus suave que la brise en été (ainsi commence un de ses plus charmans poèmes), que l’abeille murmurant de bocage en bocage et se posant un moment dans la fleur ouverte ; — je sais quelque chose de plus doux que la rose mousseuse au milieu de l’île verte, loin des habitations humaines ; de plus salubre que le pli des vallées feuillues, de plus fertile en visions enchantées qu’un beau conte d’autrefois ; — c’est le Sommeil ; c’est le cher Sommeil qui ferme nos yeux mollement et nous chante une chanson berceuse, qui nous fait un bonheur suprême de tout l’idéal rêvé et dont les doigts légers emmêlent silencieusement la chevelure de la jeune fille endormie… O sommeil ! ô poésie ! Pour dix années de poésie rêvée, je donnerais toute la vie ! Il me faut dix années pour accomplir l’œuvre que se propose mon ame et faire mes voyages au loin. Longue et belle perspective de pays merveilleux ! Sources claires et pures où je boirais à loisir l’eau qui enivre les esprits ! D’abord j’irais voir les royaumes verts du dieu Pan et ceux de Flore. Je dormirais dans le gazon et me nourrirais des mûres sauvages et des pommes rougissantes ; je prendrais la main blanche des nymphes cachées dans les endroits ombreux et je volerais des baisers sur leurs lèvres fraîches, qui se détourneraient en riant. Mes doigs joueraient avec leurs doigts délicats et je mordrais, sans les blesser, leurs épaules blanches ; puis, quand la paix serait faite entre nous, nous nous asseyerions à l’ombre pour lire de beaux récits de la vie humaine…[2]. »

Ces vers délicieux, dont il faut renoncer à reproduire en prose la mélodie sensuelle et le mouvement voluptueux, sont ceux qui peuvent associer le plus complètement le lecteur à cette quiétude mystique du sein de laquelle, par un puissant effort d’imagination, Keats faisait surgir le monde enchanté des divinités païennes. Pour lui, la poésie n’était ni un jeu ni une étude ; c’était la vie. Les nuits sans sommeil, les journées sans activité, l’abstraction profonde, la contemplation intense, le sacrifice des intérêts humains à cette féerie, agissaient comme autant de poisons sur des organes d’une texture faible et d’une délicatesse ardente. Bientôt ce jeune homme, né d’une mère poitrinaire, frère d’une victime de la même affection, et qui, dans ses premières années, semblait doué d’une constitution plus robuste que ses deux frères, devint languissant et triste. Après trois années livrées à cette rêverie énervante et aux extases d’une imagination sans contre-poids, les amis de Keats s’effrayèrent de le voir si faible et si pâle ; ils lui conseillèrent de quitter Londres et de voyager quelques mois dans les plus beaux cantons des trois royaumes. Peut-être était-il trop tard ; il avait abusé de la sensation et de la rêverie, et l’affaissement moral suivait l’affaissement physique. Voici en quels termes il écrivait à l’un des amis dont l’admiration dévouée le soutenait dans cette carrière qui devait bientôt se fermer pour lui :


« Lundi, 26 mai 1818. — Vous voyez combien j’ai différé ; je n’ai plus qu’une idée confuse de ce que je fais. Mon intelligence, cela est certain, est dans un état d’affaissement, et, au lieu d’écrire Dieu sait quoi, je vous fatigue des caprices de mon esprit, ou plutôt de mon corps, car d’esprit il n’y en a plus. Je suis dans cette disposition que, si j’étais au fond de l’eau, je ne sais si je frapperais du pied pour remonter à la surface. Tout cela, je le sais, n’a pas le sens commun. Bientôt, j’espère, je serai dans un état à sentir convenablement la manière dont vous avez parlé de moi. J’ai en vain attendu jusqu’au lundi pour trouver quelque intérêt à cela ou à quelque autre chose. Le départ de mon frère pour l’Amérique ne me fait éprouver aucune émotion, et son mariage me laisse un cœur de pierre. Tout ceci passera. Ce qui me chagrine, c’est d’avoir à vous écrire dans un moment pareil ; mais je ne puis faire pousser mes lettres en serre chaude, et je ne saurais sentir de plaisir à faire des phrases pour vous. Je suis votre obligé, je le serai toujours, et je ne souhaite pas être quitte de ma dette. Il est agréable de s’appuyer sur les bontés d’un ami, comme l’albatros qui dort en se reposant sur ses ailes. »


Il visita ainsi l’Écosse, le Westmoreland et une partie de l’Irlande, sans reconquérir l’élasticité déjà perdue de sa vie physique, et sans cesser de se livrer à cette adoration païenne de la forme et de la nature qui ne suffisent point à l’homme et qui l’énervent.

Il écrit au même ami ces paroles obscures, où l’on déchiffre vaguement les profondes douleurs d’une ame privée de foi et d’une « désespérance » sans remède :


« 10 juin 1818. — Comment se fait-il que, partis de points absolument opposés, nous aboutissions l’un et l’autre au même mécontentement nerveux ? Vous avez pendant votre vie, je pense, cru à tout ; je n’ai cru à rien. Nous sommes malheureux tous deux. Cependant, après avoir été souvent trompé, vous en appelez simplement. Le monde a autre chose à faire que de s’occuper de nous, et j’en suis content. Si j’avais le choix, je refuserais d’être couronné comme Pétrarque, parce que je dois mourir et parce que les femmes sont mortelles aussi. Je ne devrais pas vous parler de cette façon ; il n’y a qu’un esprit impie qui puisse l’oser. Cependant je ne suis ni assez vieux ni assez magnanime pour annuler ce que je sens, ce serait peut-être vous faire un mauvais compliment. J’espérais, il y a quelque temps, stimuler votre engourdissement par mon entrain, vous montrer en ce monde des choses dignes de vous occuper, et maintenant, dès que je suis seul, je me réjouis de ce qu’il existe une chose qui s’appelle la mort, et je rêve la gloire de finir en mourant pour quelque grand projet. Peut-être, si mes affaires étaient dans une autre situation, n’aurais-je pas écrit ce qui précède ; vous en jugerez. J’ai deux frères : l’un, tant ce monde a pesé sur lui, a été forcé de s’en aller en Amérique ; l’autre, avec un goût exquis pour la vie, s’éteint dans la langueur. Mon amour pour mes frères, depuis la perte prématurée de nos parens et mes premiers malheurs, est devenue une affection plus forte que l’amour même qu’inspirent les femmes. J’ai été d’un mauvais caractère avec eux, je les ai tourmentés ; mais leur souvenir a toujours effacé l’impression qu’une femme aurait pu faire sur moi. J’ai aussi une sœur, et je ne puis les suivre ni en Amérique ni dans la tombe. Il faut subir la vie, et c’est certainement une consolation pour moi de penser qu’avant qu’elle s’éteigne je pourrai faire encore un ou deux poèmes. »


Ces lignes, écrites après la publication de son premier volume de poésies, dédié à Leigh Hunt, le montrent déjà mort et épuisé, tant ses belles visions grecques ont mal réussi à calmer ou à nourrir son ame ; il ne croit pas, il n’aime pas, Dieu n’est rien ; il ne veut que le temps d’écrire un ou deux poèmes. Les femmes lui sont indifférentes, et la vie n’a d’autre but que ces beaux vers qui achèvent de le tuer. Une fois en Écosse, où les règles sociales se présentent sous des formes dures, notre païen est saisi d’une colère violente contre le christianisme ; il se hâte de passer en Irlande, où l’on est moins moral et moins farouche. Ses réflexions sur les deux pays le caractérisent on ne peut mieux :


« 6 juillet 1818. — Hier matin, nous nous sommes mis en route pour Glenluce, afin de visiter dans les environs quelques rivières ; elles n’en valaient guère la peine. Partis pour Stanraër par un soleil brûlant, nous avions déjà fait six milles quand la diligence nous rattrapa. Nous y montâmes, et en ce moment, après avoir gagné Port-Patrick, me voici dans la petite Irlande, d’où je vous écris. Les dialectes des frontières voisines d’Écosse et d’Irlande se ressemblent beaucoup ; cependant je remarque une grande différence dans les populations. J’en puis juger par la servante de l’auberge tenue par M. Kelly : cette fille n’est Écossaise en rien, quoique blonde ; c’est une bonne enfant, toujours prête à rire, parce qu’elle n’est point sous l’horrible loi du kirk écossais[3]. Ces hommes du kirk ont fait du bien à l’Écosse ; ils ont appris le soin et la prévoyance aux hommes, aux femmes, aux vieillards, aux jeunes gens, aux vieilles et aux jeunes femmes, aux garçons, aux filles et aux enfans ; ils ont ainsi formé des bataillons de gens ménagers et laborieux. Cette armée d’êtres économes ne peut manquer d’enrichir le pays et de lui donner un aspect d’aisance, ce à quoi ne parviendront jamais leurs pauvres voisins, si violens et si étourdis. Ces hommes du kirk ont fait du mal à l’Écosse ; ils ont banni les calembours, l’amour et le rire. Rappelez-vous la destinée de Burns : — pauvre malheureux garçon ! son tempérament était méridional ! — Qu’il est triste de voir une imagination vive et sensuelle obligée, pour sa conservation, d’éteindre sa délicatesse dans la vulgarité des choses possibles, parce qu’elle n’a pas le loisir de courir, dans sa folie, après l’impossible ! En ces matières-là, l’expérience des autres ne suffit à personne. Hors de la souffrance, il est vrai, il n’y a ni dignité ni grandeur, et les plaisirs même délicats ne sont pas le bonheur. Cependant, quel homme n’aimerait à renouveler ses expériences et à bien savoir par lui-même que Cléopâtre était une coureuse, Hélène une drôlesse, et Ruth une hypocrite ? La doctrine de l’économie entraîne-t-elle pour conséquence la dignité de la société humaine, le bonheur des paysans ? Je ne sais. Voyons : les doigts sont-ils faits pour caresser une guinée ou une main blanche ? les lèvres, pour presser une plume ou donner un baiser ? Résoudra ce problème qui voudra. Ce qui est certain, c’est que dans les villes l’homme pauvre est séparé de ses semblables, et que le paysan est sale et misérable, s’il n’est économe. L’état actuel de la société veut qu’il en soit ainsi. Cela me prouve que le monde est bien jeune et bien ignorant ; nous vivons dans une époque barbare. J’aimerais mieux être daim sauvage que fille sous la loi du kirk écossais ; j’aimerais mieux être sanglier que de séduire une pauvre créature qui serait forcée d’aller s’asseoir dans le kirk sur le cutty-stool, devant ces abominables vieillards[4]. »


Ainsi la guerre de Keats contre le calvinisme n’est pas une gratuite supposition ; c’est bien l’essence même de son esprit. Modéré dans ses goûts, tempérant dans ses habitudes, son imagination seule est sensuelle ; les rigueurs ascétiques nées d’une interprétation exagérée de l’abnégation chrétienne le révoltent et le courroucent. Il n’aime ni les ministres ni le kirk. « N’attendez pas de moi, dit-il, que je vous prêche comme un de ces ennuyeux oints du Seigneur. » S’il admire chez Milton la richesse des images, il a peine à lui pardonner son austérité de sectaire. Il y a un passage de ses poésies où il appelle Diane « une sainte. » Ce caractère de polythéisme renouvelé éclate de toutes parts dans ses œuvres, et le pénétrant Wordsworth, en les lisant, eut raison de s’écrier : « Voici vraiment un délicieux païen ! »

Une induction vulgaire et erronée pourrait faire croire que les femmes, symboles vivans de la beauté, ont dû entraîner Keats loin des bornes de la sagesse et lui faire faire beaucoup de folies. Pas le moins du monde ; il les traite fort mal. « Il ne peut pas, dit-il, être juste envers elles ; il leur en veut de ne pas ressembler tout-à-fait aux nymphes de l’Hyssus. » Il est inexorable pour leurs moindres défauts ; il se hâte de fuir dès qu’elles paraissent, et plusieurs portraits féminins tracés par le jeune homme sont d’une cruauté sans pareille. Voici l’un des plus indulgens :


« Vous donnerai-je le portrait de miss… ? Elle est à peu près de ma taille ; visage agréable, de forme allongée. Ses traits manquent d’expression ; elle s’arrange de manière à ce que ses cheveux paraissent beaux ; de belles narines, un peu tourmentées. La bouche bien et mal : elle est mieux de profil que de face. Elle n’a pas la figure pleine, mais pâle et maigre, sans que les os fassent saillie. Les bras bien, les mains presque mal et le pied passable. Elle n’a pas dix-sept ans et est ignorante. Ses manières sont incroyables ; bondissante, sautillante, elle donne aux gens de tels noms, que j’ai été forcé dernièrement de l’appeler « bégueule. » Cela ne vient pas, je crois, d’une mauvaise nature, mais de sa rage de jouer la grande dame. Je suis très fatigué de ces grands airs, et je n’en veux plus. Une amie est venue récemment lui rendre visite, vous en avez beaucoup connu de ce genre ; celle-ci joue la note sans autre sensation que celle de l’ivoire tremblant sous ses doigts. C’est une vraie miss, sans compensation aucune. Nous l’avons prise en haine, raillée, bernée, et, je crois, mise en fuite. Miss… la regarde comme un modèle ; c’est la seule femme au monde, dit-elle, avec qui elle consentirait à changer de personnage. La sotte ! — elle lui est aussi supérieure que la rose au brin de paille. »


Le poète n’était voluptueux que par la pensée ; on aurait peine à imaginer que l’auteur du dithyrambe suivant en l’honneur du vin de Bordeaux ne s’est grisé qu’une seule fois dans sa vie. La fin de la lettre est d’ailleurs curieuse. On y voit ce qu’il pensait de la critique et combien Keats était persuadé, comme tous les esprits vigoureux, que la valeur intrinsèque du talent est toujours plus forte que les inimitiés et ses obstacles.


« 18 février 1819. — Vive le vin de Bordeaux ! Quand je puis m’en procurer, il faut que je l’achève, c’est la seule affaire de bouche pour laquelle je sois sensuel. Ne serait-ce pas une bonne spéculation de vous envoyer quelques pieds de vigne ? Cela ne pourrait-il se faire ? Je m’en informerais, si vous pouviez en faire du vin, pour boire, les soirs d’été, sous une tonnelle ! Il emplit la bouche d’une fraîcheur pénétrante, puis il descend froid et sans donner la fièvre ; vous ne le sentez pas se quereller avec votre foie. Non, c’est plutôt un pacificateur ; il reste paisible comme il l’était dans la grappe et embaumé comme la reine abeille ; ses élémens les plus éthérés montent dans le cerveau et ne prennent pas d’assaut le palais de la pensée, comme ce matamore cherchant sa donzelle, et qui court de porte en porte en frappant les boiseries ; il s’avance comme Aladin dans son palais enchanté, si doucement que vous ne le sentez pas. Les autres vins pesans et spiritueux changent un homme en Silène ; lui, il en fait un Hermès et donne à la femme l’ame et l’immortalité d’Ariane. Je suis sûr que Bacchus garde toujours pour elle un cellier plein de vin de Bordeaux, sans pouvoir jamais lui persuader d’en prendre plus de deux coupes. Je disais que ce vin est la seule passion gourmande que j’eusse ; j’oublie le gibier. Je dois m’avouer coupable devant un blanc de perdrix, le râble d’un lièvre, le dos d’un coq de bruyère et l’aile d’un faisan. A propos de gibier, la dame que j’ai rencontrée m’a envoyé plusieurs présens de gibier, ce qui m’a mis à même d’en faire autant. Elle m’a fait emporter, l’autre jour, un faisan que j’ai donné à Mrs Dilke. Je destine le premier à votre mère.

« Je ne vous ai pas parlé de mes affaires. Je n’en désespère point. Mon poème n’a pas réussi du tout. Dans le courant de l’année, ou environ, j’essaierai de nouveau le public. Au point de vue de mon égoïsme, je laisserais mon orgueil et mon mépris de l’opinion publique m’imposer le silence ; mais, pour l’amour de vous et de Fanny, je recueillerai toute mon énergie et j’essaierai encore. Je ne doute pas du succès avec le temps, si je persévère ; mais il faut être patient ; les reviewers ont énervé les esprits et les ont rendus indolens : il est peu d’hommes qui pensent par eux-mêmes. Ces revues règnent, surtout le Quarterly. Elles deviennent une superstition ; à mesure qu’elles s’emparent de la foule, elles deviennent puissantes en proportion de la faiblesse générale qui s’accroît. Ces gens-là ressemblent aux spectateurs des combats de coqs de Westminster, ils aiment voir les coqs se battre ; peu leur importe le vainqueur. »


Quel critique, il y a six mois, n’eût pas subi l’accusation de paradoxe, s’il eût avancé sans preuve ce dont les bons esprits se sont toujours doutés, à savoir que John Keats n’est pas mort, comme on l’a prétendu, de la douleur causée par un article de revue ? Le recueil de ses lettres posthumes, excellent ouvrage qui sert de texte à notre étude, prouve jusqu’à l’évidence qu’il a essuyé avec calme et modestie le feu de la critique, et que les attaques auxquelles ses poésies païennes l’exposaient lui semblèrent plutôt d’utiles enseignemens que des injures. L’opinion universelle a été induite en erreur à cet égard par le spirituel et dangereux Byron, lequel était fort aise de persiffler un homme de génie mort jeune, et de rendre odieux les critiques dont il avait à se plaindre

Un article a tué Keats ; le pauvre garçon
Son talent fort obscur promettait quelque chose ;
Quoiqu’il sût peu de grec, il fit parler, dit-on,
Les dieux comme ils auraient, jadis, fait de la prose.
Mais ne trouvez-vous pas le fait original ?
Que l’esprit, oui, l’esprit, cette vive étincelle,
Se laisse éteindre ainsi, comme un bout de chandelle,
Par un mauvais pédant, griffonneur de journal[5] ?

Non, cela n’est pas vrai. Pauvre Keats ! le poète grand seigneur, fort intrigant et jaloux, a un moment égaré l’opinion sur votre compte. On sait aujourd’hui que votre vanité puérile n’a pas causé votre mort ; vous n’avez pas péri de désespoir sous trois pages de critique ; c’est un mensonge. Vous valiez mieux que cela : modeste devant le type idéal du beau et justement fier de votre force intime, comme il convient aux esprits de votre trempe, vous ne méprisiez nullement la critique, et vous estimiez que la vérité a toujours son heure. Vous laissiez passer le présent, attendant l’avenir. Il faut bien le dire, quand même les courtisans de l’écho et les suivans de la crédulité générale se fâcheraient, le public s’est trompé, comme cela lui arrive souvent. Keats, poitrinaire, rêveur, passionné et pauvre, n’avait pas besoin d’un article de journal pour l’achever.

Contre ce talent nouveau, il y eut assurément des résistances violentes et des négations amères. Le novateur païen, l’ennemi du kirk fut sévèrement flagellé par les Écossais d’Édimbourg et de Glascow. La sensualité, le paganisme, l’obscurité, l’affectation archaïque, la complète absence du sentiment chrétien, la téméraire évocation d’une religion morte à jamais, irritèrent bien des ames et soulevèrent mille réclamations ; mais tout cela, c’était de la gloire, et si le Blackwood’s Magazine et la plupart des journaux anglais maltraitaient le fanatique des dieux hellènes et le rénovateur du langage suranné de Spenser, d’autres critiques prenaient sa défense. Jeffrey, l’un des arbitres suprêmes de la critique contemporaine, déclara, dans l’Edinburgh Review, que le don poétique appartenait à Keats au degré le plus incontestable, et qu’à moins d’être dénué de tout sens poétique, on devait admirer la puissante imagination qui avait fait revivre ce monde symbolique avec une réalité merveilleuse. Byron reçut dans sa villa italienne le numéro de l’Edinburgh Review qui contenait cet article, sa fureur fut inexprimable et effrénée. Il écrivit à Murray :


« Plus de Keats, s’il vous plaît. Écorchez-le-moi tout vif, ou je me chargerai, moi, de lui ôter la peau. Je ne peux supporter l’idiotisme et te rabâchage de ce petit singe. — Pourquoi souffrez-vous donc que l’on vante ce drôle qui s’appelle Keats ? Johnson, apprenant qu’un mauvais acteur venait de recevoir une pension, s’écria : « Il est temps qu’on m’ôte la mienne ! » J’étais fier des éloges comme des blâmes de messieurs les critiques d’Édimbourg. Maintenant qu’ils ont bien parlé de Keats, tous ceux qu’ils ont vantés sont déshonorés par leur article insensé. Pourquoi ne pas louer l’Almanach de Liège ? Cela vaut Jeannot Keats. »


Plus tard, et Keats une fois mort, Byron changera de langage. Ce ne sera plus « un idiot » ni « un rabâcheur, » mais un grand poète, un Eschyle, dont « l’Hypérion, ce magnifique monument, protégera la mémoire. » - Byron ira plus loin : « ce fragment d’inspiration titanique ne lui semblera « sublime comme Eschyle. » Pourquoi ce revirement violent et subit ? Pour atteindre deux buts à la fois, buts que lord Byron a toujours cherchés : se faire valoir et déprécier autrui. « Moi, dit-il encore à Murray, je n’ai pas fait comme Keats ; attaqué par un article sauvage de revue, ainsi que Kirke White et Keats, je n’en suis pas mort. J’ai bu trois bouteilles de vin de Bordeaux et j’ai commencé ma réponse à Jeffrey. Je savais bien que je ne pouvais pas honorablement lui casser la tête avec une balle. Je l’ai tué autrement. Mais ces auteurs à la mamelle tombent morts quand on les critique. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, être l’auteur de l’article homicide, bien que je trouve détestable l’école griffonnante dont il est question. » Voilà bien du dédain et de l’orgueil. Malheureusement il n’y a pas un mot de vrai dans ces fatuités, Byron ne pardonna jamais à l’Angleterre de n’avoir pas trouvé bons ses premiers poèmes, qui ne valaient rien, et Keats montra plus de force morale que l’impertinent seigneur. — De ces contradictions, de ces éloges, de ces injures, accumulés avec une si insolente désinvolture, un seul fait demeure incontestable, c’est la vanité irritable, la personnalité jalouse de lord Byron, et le peu de certitude et de consistance de ses idées, toujours soumises à ses passions puériles.

Que les gens qui adorent la force brutale, la ruse et le succès présent, se détrompent. Si la vie est passagère et l’équité rare, la lumière se fait tôt ou tard. Voici des débris de lettres bien simples qui, rétablissant la vérité long-temps faussée, rendent son véritable honneur à une ame naïve, à un talent supérieur, à une intelligence égarée, mais après tout honnête ; lord Byron a essayé deux fois de flétrir Keats, d’abord par sa critique, ensuite par sa défense, et n’a pas pu prévaloir. Sans doute il y a bien des défauts à reprocher à ce jeune homme, et ce sont à peu près les mêmes que l’avenir reprochera à notre mouvement littéraire de 1815, mouvement trop sensuel, d’imitation, peu national, trop archaïque. Le cliquetis des rhythmes et des rimes, la formule poétique, l’emportent trop souvent sur l’essence de l’art. L’ame et la foi, la charité humaine et la sympathie, la vérité et l’idéal chrétiens, sont trop souvent absens. Chez Keats, la concentration et la vigueur de l’expression, l’image rendue palpable et lumineuse, surtout la puissance de création et d’évocation, compensent la diffusion, l’inégalité, l’accumulation des détails. Ces fautes se rapportent toutes à son extrême jeunesse et à son rapide passage à travers le monde. Il avait peu connu les hommes. Son admirable faculté de saisir l’idéal et de le reproduire dans un vers qui vibre de passion et de mélodie se mêle à un luxe de répétitions, à une incertitude de composition, à une exubérance qui rappellent la forêt vierge où l’on se perd. Il abuse, en jeune homme et en sensualiste, du charme des sons et du rhythme, comme de l’ardeur du coloris ; il lui arrive de ne point donner de sens à la musique de ses paroles, et d’éteindre les contours sous l’éclat des nuances ; enfin, ses poèmes sont plutôt les ardens effluves d’un génie involontaire que sa concentration définitive et réelle.

Quand il se modère et se résume, comme dans le passage suivant, il est admirable : « C’était le soir ; l’air était vif et le ciel clair. C’était une de ces soirées dignes de la Grèce, où toute la force de l’homme s’éveille et règne. Alors la santé radieuse a toute sa vigueur ; le héros d’Homère se lève puissant, et croit entendre le clairon ; Apollon est debout sur son piédestal, et la Vénus pudique, s’alarmant de sa beauté, jette autour d’elle un regard timide. Des brises fraîches et éthérées pénètrent dans les habitations des hommes ; le malade qui languit rouvre les yeux et se soulève un moment ; sa fièvre se calme, et un doux sommeil le ranime. Il s’éveille, et ses tempes ne sont plus brûlantes, ses paupières rafraîchies se soulèvent mollement ; il regarde, et voit ses chers amis qui l’entourent ; pleins de joie, ils s’approchent et séparent en deux sur son front les boucles de ses cheveux. Heure adorée, où ceux qui s’aiment se contemplent mutuellement avec délices, étonnés de voir tant d’éclat et de vie dans le regard aimé ! heure où la parole humaine est divine, et où tous les nœuds qui se forment sont des liens éternels. »

Cette sensualité païenne, qui s’était concentrée pour lui dans le domaine de l’intelligence, a marqué d’une empreinte particulière Hypérion et Endymion. C’est aussi dans ces grands poèmes qu’il suit avec le plus enivrant abandon le cours de sa rêverie errante et que la concentration et la sévérité lui manquent le plus. Ses sonnets doivent être placés parmi les plus beaux de la langue anglaise. Grace au travail d’artiste que cette forme moderne exige et à la difficulté d’y asservir l’idée païenne, Keats a laissé des chefs-d’œuvre en ce genre :


A MES FRÈRES.

« Le charbon qui pétille vient d’être mis au foyer et les vives flammes errantes s’y jouent en tremblotant. Ces bruits légers que nous entendons, c’est la petite voix des dieux domestiques, bons génies qui protègent nos ames fraternelles. Vous, mes frères, vous feuilletez le volume qui chaque soir soulage nos peines, et vos yeux fascinés s’y arrêtent ; moi cependant, je cherche ma rime au bout du monde. Votre jour de naissance est aujourd’hui, cher Thomas ! Puissions-nous passer bien des soirées pareilles, dans un repos mêlé de ces doux murmures ! Vraies joies, calmes joies de la vie, durez, prolongez-vous jusqu’à ce que la voix suprême nous dise : « Quittez le monde, amis, il en est temps ! »

Lorsqu’en 1846 j’essayai de faire connaître en France[6] ce jeune et charmant génie, je priai mon ami M. Sainte-Beuve d’imiter en vers un de ces petits poèmes, qu’il a reproduit comme de coutume avec une grace achevée :


SONNET.

(Imité de Keats.)


En s’en revenant un soir de novembre.

Piquante est la bouffée à travers la nuit claire ;
Dans les buissons séchés la bise va sifflant ;
Les étoiles au ciel font froid en scintillant,
Et j’ai, pour arriver, bien du chemin à faire.

Pourtant je n’ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d’argent dans le blanc firmament,
Ni de la feuille morte à l’affreux sifflement,
Ni même du bon gîte où tu m’attends, mon frère !

Car je suis tout rempli de l’accueil de ce soir,
Sous un modeste toit où je viens de m’asseoir,
Devisant de Milton, l’aveugle au beau visage,

De son doux Lycidas par l’orage entraîné,
De Laure en robe verte en l’avril de son âge,
Et du féal Pétrarque en pompe couronné.

Je me suis arrêté le plus long-temps que je l’ai pu sous ces ombrages poétiques. J’avais peine à voir s’évanouir si tôt cette vie douloureuse qu’un souffle trop ardent avait desséchée. Les deux dernières années de Keats ne sont plus qu’une ruine et un supplice mêlés d’un épisode qui rend le supplice plus affreux et précipite la ruine. Comme s’il eût essayé de se rattacher à la vie par la passion, il s’éprit d’un amour violent qui l’occupa tout entier jusqu’à sa mort.

Avant sa vingt-unième année, à cet âge où l’on est sévère envers les femmes et où l’on se vante, à leur égard, d’une dédaigneuse pénétration, Keats pousse aussi loin que possible cette affectation de la jeunesse. Il les voit toutes avec un profond et inexprimable mépris, tant elles lui semblent éloignées de son idéal. Il a, dit-il, de la propension « à classer les femmes parmi les fleurs et les bonbons. » Il ne peut pas rester une demi-heure auprès de « ces petites créatures de pensionnat ; » toutes l’ennuient, et il ne sait en vérité comment être maître de sa mauvaise humeur, « quand il les entend babiller comme de petites pies, et qu’il les voit pirouetter comme des volans ; » il se reproche d’avoir été assez « jeune » pour les avoir divinisées, et il est revenu « à jamais, » comme un véritable écolier qu’il est, de « ces visions éthérées et féminines. » Mais, hélas ! voici venir des Indes orientales une beauté dont « le regard est opulent comme l’Orient, » et dont les autres femmes disent « un mal infini. » Il pense comme elles, il critique la créole, il la blâme et la trouve bien mondaine, bien théâtrale, bien coquette ; cependant, quand elle « traverse le salon, elle vous attire comme par une chaîne magnétique. » Enfin il se laisse prendre de la passion la plus véhémente pour cette jeune personne - impériale, comme il la nomme, — qui entre dans une chambre « comme une panthère. » Surtout elle n’a pas les airs puritains des « Clarisses, » ce qui le met à son aise, et elle ne trouve pas, dans une conversation engagée au coin d’un salon, any thing particular, rien d’extraordinaire. Enfin, ravissante nouveauté pour l’étudiant, c’est une fille du monde ; chose consolante pour l’Anglais rassasié de calvinisme, c’est une créole. Ce dernier malheur attendait Keats ; le reste de sa courte existence ne fut qu’un long soupir d’angoisse vers la jeune créole qui l’avait captivé.


A FANNY, AU BAL.

« Toi que j’aime, ma joie, ma crainte, mon espoir, mon agonie, je te revois aussi souriante et aussi belle pour eux que tu l’es pour moi, quand mes yeux esclaves et ravis, ivres de leur bonheur et de leur angoisse, te regardent, te regardent !

« Quel est donc celui qui me prend mon bonheur ? Au moins ne lui livre pas ta main, je t’en supplie, et qu’elle reste pure de ce toucher qui me tue ! Par grace, ne détourne pas de moi si tôt le courant sympathique qui me fait vivre ! Que le plus vif battement de tes artères me soit réservé ! Ah ! garde-le pour moi, oui, pour moi seul. La musique vibre dans les salles parfumées ; les images du plaisir s’éveillent ; l’air s’échauffe de volupté ; la danse déroule sa guirlande embrasée. Sois froide et souriante comme un matin du mois de mai. Épargne-moi la jalousie ! Tu le vois, j’y succomberais ; et ma vie s’éteint si vite ! »

Poitrinaire, amoureux et pauvre, il devint, comme vous le pensez bien, chaque jour plus amoureux, plus pauvre et plus poitrinaire : quand il fut condamné, l’idée naturelle lui vint d’écrire un poème comique. Nous en avons les tristes fragmens, qui ont pour titre : le Bonnet et les Grelots.

Il s’affaissait ; la vie s’épuisait et s’exhalait par tous les pores : passion, rêverie, douleur, souffrance physique, souffrance morale,… quel spectacle ! Ses amis le forcèrent de quitter les dangereux parages de Hampstead où demeurait Fanny, et de partir pour l’Italie. Son ami Severn l’y accompagna :

« En vue d’Yarmouth, 28 septembre 1820, à bord du Maria-Crowther. — J’aurais eu plaisir à quitter Londres, ne fût-ce qu’à cause de la sensation ; en effet, qu’y ferais-je ? Je ne puis laisser derrière moi mes poumons, ni ma poitrine, ni ce que j’ai de délabré. Je désire n’écrire que sur des sujets qui ne m’agitent pas trop. Il y en a un dont je dois parler pour n’y plus revenir. Si mon corps pouvait recouvrer la santé, ce souvenir (celui de Fanny) l’en empêcherait. La chose même pour laquelle je désire vivre me tuerait.

« Si j’étais en santé, cette idée me rendrait malade ; comment y pourrais-je résister dans l’état où je suis ? Vous devinez aisément de quel sujet je rabâche. Vous savez quel était mon plus grand chagrin pendant les premiers temps de ma maladie chez vous. Chaque jour et chaque nuit, je souhaite la mort pour me délivrer de ces douleurs, et je souhaite la vie, car la mort détruirait ces douleurs qui valent mieux que rien. La distance et la mer, la langueur et l’affaiblissement, voilà de grandes causes de séparation ; mais la mort, c’est le divorce éternel. Lorsque l’angoisse de cette pensée a traversé mon esprit comme une lame froide, je puis dire que j’ai senti l’amertume de la mort. J’ai souvent souhaité que vous me promissiez ce qui a pour moi le plus de prix ; j’espère que, sans que je vous en eusse parlé, vous vous seriez montré l’ami de miss… après ma mort. Vous lui croyez beaucoup de défauts ; pour l’amour de moi, croyez qu’elle n’en a aucun. Si quelque chose peut être fait en sa faveur, soit en paroles, soit en actes, je sais que vous le ferez. Je suis dans un état où une femme, en tant que femme, n’a pas plus de pouvoir sur moi qu’un arbre ou une pierre, et cependant la différence de ce que j’éprouve pour… et pour ma sœur est étonnante. L’une semble absorber l’autre à un degré incroyable. Je pense rarement à mon frère et à ma sœur, qui sont en Amérique. L’idée de quitter… dépasse tout ce qu’il y a d’horrible. Je crois voir les ténèbres descendre sur moi. Je vois constamment sa figure, qui constamment s’évanouit. Quelques-unes des phrases dont elle avait l’habitude de se servir pendant mon dernier séjour à Wentworth-Place retentissent à mes oreilles. -Y a-t-il une autre vie ? M’éveillerai-je et trouverai-je que tout ceci n’est qu’un rêve ? Cela doit être ; nous ne sommes pas faits pour souffrir ainsi. La réception de ma lettre sera l’une de vos douleurs. Je ne dis rien de notre amitié, ou plutôt de celle que vous avez pour moi, sinon que je souhaite, comme vous le méritez, que vous ne soyez jamais aussi malheureux que je le suis. Je penserai à vous à mes derniers momens. Je tâcherai d’écrire à… aujourd’hui, si je le puis. Une fin soudaine à ma vie, au milieu d’une de ces lettres, ne serait pas chose mauvaise ; ce moment me donne une sorte de fièvre agréable.

Il alla s’établir à Rome, où le docteur Clark le soigna avec un dévouement complet et désintéressé. Lord Byron se garda bien d’aller visiter ce « gredin de Keats. » Le poète mourant trouva de plus généreuses sympathies, qui consolèrent ses derniers soupirs ; le peintre Severn l’accompagna, le soigna, le veilla, lui donna son temps, son argent, et compromit pour lui jusqu’à son avenir et à la renommée de son talent ; choses touchantes, toujours cachées, qui rachètent les faiblesses de notre race, les insolences des uns et les fatuités des autres, et qui sont plus nombreuses qu’on ne pense, car l’optimiste a raison comme le pessimiste ; Dieu, qui voit tout, sait qu’il y a autant de grandes vertus ignorées qu’il y a d’infamies qui se font passer pour des vertus. Cependant ce douloureux « enfant de la flamme, » comme disent les Orientaux des poètes, achevait de se consumer. L’esprit contemplait curieusement les douleurs de l’ame et son propre affaiblissement. L’ame agonisait en voyant dépérir à la fois la forme physique et l’éclat intellectuel. Enfin la destruction intérieure s’opérait plus rapide sous cette triple torture, écrite en caractères lugubres dans les lettres du malheureux.


« Rome, 30 novembre 1820. — J’ai peur de me souvenir de l’Angleterre. J’ai le sentiment habituel que ma vie réelle est finie et que je mène une existence posthume. Dieu sait comment la chose a pu se faire ; mais il me semble que cela est. Toutefois je n’en parlerai point. A peu près à l’époque où vous m’écriviez de Chichester, j’étais à Bedthampton, — bien malheureux, — et prêt à passer aussi la rivière ! Mon étoile prédominait. Je ne puis rien répondre à votre lettre, qui m’a suivi de Naples à Rome. J’ai peur de la relire. Je suis si las (d’esprit) que je ne puis supporter la vue de l’écriture d’un ami que j’aime autant que vous. Cependant je tache d’aller mon petit train, et à mes plus tristes momens, même en quarantaine, j’ai fait plus de calembours en une semaine, par une sorte de désespoir, que pendant une année entière de ma vie. Une pensée suffirait à me tuer : j’ai été fort, bien portant, alerte, etc. ; je me promenais avec elle… et maintenant - la perception des contrastes, le sentiment de la lumière et de l’ombre, toute cette science (sensation primitive) nécessaire au poète, me tuerait. Eh bien ! mauvais sujet que vous êtes ! je vous torture, n’est-ce pas ? Il faut que vous appeliez votre philosophie à votre aide ; j’en fais bien autant, sans cela comment vivrais-je… si je vis ? »


Cette lettre fut la dernière qu’il écrivit., Le journal de son ami Severn, écrit au lit du malade, et adressé à M. Brown, fidèle protecteur de Keats, journal que nous reproduisons sans y rien changer, est plus touchant que tous les commentaires


« 14 décembre. — J’ai peur que le pauvre Keats ne soit au plus mal. Une rechute de mauvais augure l’a confiné au lit, avec toutes les chances contre lui. Ce que je prenais pour une convalescence est survenu si inopinément et sans cause apparente, que je ne puis prévoir quel sera le prochain changement. Je le redoute, car ses souffrances sont si grandes, si incessantes, et son courage est tellement évanoui, qu’un changement quelconque ne peut que lui donner le délire. Voici le cinquième jour, et je le vois empirer.

« 17 décembre, quatre heures après-midi. — Je ne puis le quitter un moment. Je m’assieds près de son lit, et je lis toute la journée ; à la nuit, je m’associe à tous les vagabondages de sa pensée. Il vient de s’endormir, c’est la première fois depuis huit jours, et par pur épuisement. Je désire qu’il ne se réveille pas avant que j’aie fini d’écrire, car je souhaite vivement que vous sachiez la vérité ; cependant je n’ose lui laisser entrevoir que je crois son état dangereux. Le matin de l’attaque dont je vous ai parlé, il était bien, tout-à-fait gai, lorsque tout à coup il fut pris d’un accès de toux et vomit deux cuvettes de sang. Je fis venir le docteur Clark, qui lui tira du bras huit onces d’un sang noir et épais. Keats en fut tout alarmé et abattu. Quelle triste journée j’eus à passer avec lui ! Il s’élança de son lit en disant : « C’est aujourd’hui mon dernier jour, » et, pour tout autre que moi, cela serait vrai ; il rendit le lendemain matin autant de sang que la veille, et fut saigné de nouveau. J’eus ensuite le bonheur de causer avec lui pendant un instant de calme, et il devint tout-à-fait tranquille. Il ne peut rien digérer et veut sans cesse manger. Il répète toujours qu’il mourra de faim, et j’ai été obligé de lui donner plus de nourriture qu’il n’est permis. Toute pensée, qu’elle vienne de son imagination ou de sa mémoire, lui est insupportable, même le souvenir de son bon ami Brown, des quatre heureuses semaines passées sous sa garde, de son frère et de sa soeur. Il m’afflige par-dessus tout, quand je rafraîchis son front brûlant, et que je crains pour sa raison. Comment pourrait-il être Keats encore après ceci ? Cependant je vois cela trop lugubrement, depuis que chaque nuit de veille vient apporter à mon esprit son triste résultat.

« Le docteur Clark ne dit pas grand’chose ; quoique ses soins soient parfaits, il peut difficilement agir sur un esprit malade. Tout ce qui peut être fait, il le fait de bonne grace ; sa femme, de son côté, par le même sentiment délicat, prépare de sa main tout ce que prend le pauvre Keats, car, dans ce pays sauvage, pour un malade il n’y avait pas à choisir. Hier le docteur Clark a couru Rome entière pour se procurer un poisson d’une certaine espèce, et, au moment où on me l’apportait soigneusement arrangé, Keats fut pris d’un vomissement de sang. Nous avons la plus haute opinion du talent du docteur Clark ; il vient quatre ou cinq fois par jour, et nous a recommandé de l’appeler à quelque heure que ce soit, en cas de danger. Mon énergie est à bout. Ces misérables Romains n’ont aucune idée du comfort. Je suis obligé de faire tout pour lui. Je voudrais que vous fussiez ici.

« Je viens de le voir. Cette nuit sera bonne.

« 15 janvier 1821, onze heures et demie passées. — Le pauvre Keats vient de s’endormir. Je l’ai veillé et lui ai fait la lecture jusqu’au moment où il ferma l’œil. Il m’a dit : « Severn, j’aperçois sous votre tranquillité une grande préoccupation ; vous n’êtes pas à ce que vous lisez. Vous faites pour moi plus que je n’aurais voulu. Oh ! que ma dernière heure n’est-elle arrivée ! » Il s’affaiblit de jour en jour. Trois semaines encore peut-être, et je l’aurai perdu pour toujours ! Je regardais sa guérison comme certaine quand nous partîmes. J’étais égoïste : je pensais à la valeur qu’il avait pour moi.

« Torlonia le banquier ne veut plus nous donner d’argent ; le billet est revenu sans acceptation, et demain il faut que je donné ma dernière couronne pour ce maudit logement. De plus, s’il meurt, les lits et le mobilier seront brûlés, les murs grattés, et ils retomberont sur moi pour cent livres et peut-être davantage ; mais ce qui me peine par dessus tout, c’est cette noble créature étendue sur un grabat, sans avoir les secours spirituels ordinaires qu’un drôle ou un sot reçoit à ses derniers momens. Si je succombe, ce sera sous cette idée. Mais je prie pour qu’un ange de bonté le conduise à travers ce sombre passage.

« Si je pouvais chaque jour le quitter pour quelque temps, je me procurerais de l’argent par mon pinceau ; mais il ne veut point me perdre de vue et ne peut supporter le visage d’un étranger. Je me couperais la langue plutôt que de lui dire qu’il faut que je trouve de l’argent, — ce serait le tuer d’un mot. Vous voyez que mon espoir de conserver la pension de l’Académie royale est détruit, à moins que je n’envoie un tableau au printemps. J’ai écrit à sir Thomas Lawrence. Je me suis procuré un volume des œuvres de Jeremy Taylor, que j’ai lu à Keats cette nuit. C’est vraiment un trésor, et il est venu quand j’avais perdu l’espoir de le rencontrer. Pourquoi d’autres bonheurs ne nous viendraient-ils pas ? J’en veux conserver l’espoir. Le docteur Clark est toujours le même, bien qu’il sache ce qui est arrivé pour le billet. Il craint que le premier changement ne soit la diarrhée. Keats voit tout. Sa connaissance de l’anatomie rend chaque crise dix fois pire ; il est misérable de tous côtés. Cependant chacun m’offre ses services pour lui. Il ne peut lire aucune lettre, et m’a fait les placer près de lui sans les ouvrir. Elles le déchirent. Il n’ose plus en regarder l’adresse. Faites qu’on le sache.

« 18 février. — Je viens de recevoir votre lettre du 15 janvier. Le contraste qu’il y a entre votre Hampstead tranquille et hospitalier et ce pays désert où souffre le pauvre Keats me fait venir les larmes aux yeux. J’ai désiré bien, bien souvent qu’il ne vous eût pas quitté. Sa guérison aurait été impossible en Angleterre, mais son excessive douleur l’a également rendue impossible ici. Quand vous le soigniez, il me semblait comme un enfant dans les bras de sa mère. Vous auriez dissipé son chagrin en lui présentant mille sujets d’intérêt, et sa mort eût été adoucie par la présence de nombreux amis. Ici, seul avec un ami, dans un pays sauvage pour un malade, il a une peine de plus ajoutée à toutes ses peines ; car ç’a a été pour moi une tâche difficile de lui cacher ma triste position. Je l’ai conservé à la vie de semaine en semaine. Il refusait toute nourriture, et j’ai préparé ses alimens jusqu’à six fois par jour pour qu’il ne lui restât pas d’excuse. Je n’osais le quitter que lorsqu’il dormait. Il est impossible de concevoir ce qu’ont été ses souffrances. Dans ses angoisses, il serait descendu au tombeau solitairement, et pas un mot n’aurait été dit sur son compte : cette pensée seule me paie de tout ce que j’ai fait. Maintenant il est encore vivant et calme. Il ne veut pas entendre parler de mieux ; la pensée de guérir l’effraie plus que toute chose. Nous n’osons plus remarquer aucune amélioration, l’espoir de la mort semble son seul bonheur. Il dit que la paix du tombeau sera le premier repos qu’il aura eu.

« La semaine dernière, un vif désir d’avoir des livres s’est emparé de lui. Je lui ai procuré tout ce que j’ai pu. Cette fantaisie a duré trois jours, maintenant elle est passée. Il est tranquille, et de plus en plus réconcilié avec son affreuse infortune.

« 14 février. — Il n’est survenu que peu ou point de changement, sinon qu’heureusement son esprit devient de plus en plus calme et paisible. J’ai remarqué que ce changement accompagnait l’affaiblissement croissant de son corps ; à mes yeux, c’est un repos délicieux. J’ai été si long-temps ballotté dans la tempête de son esprit ? Cette nuit, il a beaucoup parlé, mais sans difficulté, et il a fini par tomber dans un sommeil bienfaisant. Il semble avoir des rêves agréables : cela amènera quelque changement, non en mal, cela ne se peut, mais peut-être en mieux. Parmi les nombreuses choses qu’il m’a demandées cette nuit, voici la principale, que sur la pierre de sa tombe on mette cette inscription :

ICI REPOSE UN ÊTRE DONT LE NOM FUT ÉCRIT SUR L’ONDE.

« En arrivant ici, il acheta un exemplaire d’Alfieri, mais il le jeta à terre à la seconde page et fut vivement affecté de ces vers :

Misera me ! Sollievo a me non resta,
Altro che il pianto, ed il pianto è delitto !

Maintenant que je connais à fond son chagrin, je ne m’en étonne plus.

« Quelle lettre est arrivée ! je l’ai donnée à Keats, pensant qu’elle était de vous ; malheureusement, cela n’était pas. Le coup d’œil qu’il jeta sur cette lettre fut pour lui un déchirement ; les effets s’en firent sentir plusieurs jours. Il ne la lut pas, — il ne le pouvait pas, — mais il me pria de la mettre dans sa bière, avec une bourse et une lettre non ouverte de sa sœur ; depuis lors, il m’a dit de ne pas mettre cette lettre dans la bière, mais seulement la bourse et la lettre de sa sœur, avec quelques cheveux. Je l’ai toutefois amené à penser autrement à ce sujet. Son état d’extrême irritabilité ne lui fait voir autour de lui qu’un monde hostile ; les événemens de sa vie, et même l’affection des autres, lui semblent autant de causes de sa mort déplorable.

« J’ai trouvé une garde anglaise qui devait venir deux heures tous les jours et me permettre de rétablir ma santé. Elle paraissait plaire à Keats, mais elle est tombée malade aujourd’hui et ne peut venir. J’esquisse un tableau dans une petite chambre voisine. Cela et un peu d’italien que je lis chaque jour soutiennent mon courage. Le docteur est dans l’admiration de vos bontés pour Keats ; il le croit au plus mal ; ses poumons sont dans un état effrayant ; son estomac a perdu toute force. Keats sait, depuis la première goutte de sang qu’il a vomie, qu’il doit mourir ; aucune chance de vie ne lui reste.

« 22 février. — Que je suis impatient d’avoir de vos nouvelles (à M. Haslam) ! je n’ai, pour rompre mon effrayante solitude, que des lettres. Jour et nuit, je suis auprès de notre ami mourant. Ma force, ma raison, ma santé, sont à bout. Je ne puis trouver personne pour me remplacer, — personne pour m’aider. Tous ont fui, et d’ailleurs, ne l’eussent-ils pas fait, Keats n’aurait souffert que moi.

« La nuit dernière, j’ai cru qu’il passait ; j’entendais sa gorge râler ; il me demanda de le soulever dans le lit, sinon qu’il mourrait péniblement. Je l’ai veillé toute la nuit, m’attendant à le voir suffoqué à chaque accès de toux. Ce matin, à la lumière pâle de l’aube, son changement m’a fait peur. Pendant ces trois derniers jours, il est devenu un spectre. Quoique le docteur Clark m’ait préparé à ce qu’il y a de pis, je supporterai difficilement ce coup. Je ne puis supporter d’être affranchi de mon horrible situation par cette mort.

« Je suis toujours dans l’impossibilité de peindre, ce qui cependant serait important pour moi. Le pauvre Keats me tient sans cesse auprès de lui ; il ouvre les yeux avec doute et épouvante ; mais, lorsqu’ils tombent sur moi, il les ferme doucement et les rouvre et les referme paisiblement jusqu’à ce qu’il s’endorme. Cette idée me fera rester auprès de lui jusqu’à ce qu’il meure. Et pourquoi dirai-je que je perds mon temps ? Les avantages que j’ai retirés de la connaissance de John Keats sont doubles et triples de ce que m’aurait donné une autre occupation. Adieu.

« 27 février. — Il n’est plus ; il est mort sans aucune douleur ; il semblait s’endormir. Le 23, vers quatre heures, l’approche de la mort se fit sentir. « Severn, — je… - soulève-moi, — je meurs, — je mourrai sans douleur ; ne t’effraie pas, sois ferme, et remercie Dieu que cela soit venu ! » Je l’ai soutenu dans mes bras. Le râle déchirait son gosier et ne fit que s’accroître jusqu’à onze heures ; Keats s’éteignit par degrés, si doucement, que je crus qu’il s’endormait. Je ne puis rien ajouter maintenant. Je suis brisé par quatre nuits de veille, par le manque de sommeil et mon pauvre Keats parti. Il y a trois jours, le corps a été ouvert ; il n’y avait plus de poumons. Les médecins ne peuvent comprendre comment il a vécu ces deux derniers mois. J’ai suivi son corps chéri au tombeau lundi, en compagnie de beaucoup d’Anglais. On a eu grand soin de moi ici, autrement j’aurais été pris par la fièvre. Je suis mieux maintenant, mais encore tout désorienté.

« La police est venue. Le mobilier, les murs, les planchers, tout a été détruit et changé ; c’est le docteur Clark qui s’occupe de cela.

« J’ai mis moi-même les lettres dans la bière. »

Keats, suivi de son fidèle ami Severn, fut donc déposé dans le cimetière protestant, près du lieu que devait occuper deux ans plus tard Shelley, qui consacra une magnifique élégie à la mémoire du jeune poète. Ce dernier, en dépit de Byron et des critiques, occupe aujourd’hui, comme Shelley lui-même, une place importante dans l’histoire littéraire de ces derniers temps ; c’est Keats qui a donné l’impulsion à la dernière école poétique anglaise, celle d’Alfred Tennyson.

Quand, après s’être attendri sur cette vie profondément douloureuse, on s’arrête pour méditer sur les enseignemens qu’elle contient, on ne peut s’empêcher de rapprocher le paganisme de Keats de son talent et de sa mort. On ne peut s’empêcher de penser que, si cet adolescent de génie avait été chrétien sincère et pratique, il aurait vécu. Une activité régulière eût protégé sa pensée et ses forces. Malheur à qui ne demande à la vie que l’intensité de la sensation ! Celui-là manque le but supérieur de l’être, qui est l’activité harmonieuse, l’imitation de la grande loi divine, ou, comme dit Platon, la « sainteté. » Il ne suffit même pas d’épurer la sensation en lui faisant traverser le prisme de la poésie ; l’enivrement redouble avec le danger, et les sens, privés de l’abnégation, qui est leur équilibre et leur ressort, se dévorent fatalement dans l’adoration de leur véhémence.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Voyez le beau portrait de Keats peint par son ami Severn, et gravé à la tête du recueil des lettres posthumes de Keats.
  2. What is more gentle than a wind in summer, etc.
    (Sleep and Poetry.)
  3. Église calviniste presbytérienne.
  4. Voir les poésies de Robert Burns et les romans de Walter Scott..
  5. John Keats, who was kill’d off by one critique, etc.

    (Don Juan, canto XI.)
  6. Collège de France, semestre de 1846.