Poètes et romanciers modernes de la France/Marie-Joseph Chénier

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POÈTES
MODERNES
DE LA FRANCE.

XLIX.
MARIE-JOSEPH CHÉNIER.

En 1764, l’année même de la naissance de Chénier, Voltaire, alors dans la plénitude de sa gloire et de sa dictature, annonçait, par un de ces éclairs soudains que la passion fait éclater au sein du génie, l’imminence d’un grand changement social. La révolution était prédite par lui en termes formels ; il écrivait au marquis de Chauvelin : « Ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses. » Je comprends ce regret personnel de Voltaire, et je le partage. C’eût été, en effet, un curieux spectacle que celui de la littérature du XVIIIe siècle venant, dans la personne même de son représentant le plus illustre, assister à la fois aux funérailles sanglantes de cette société vieillie qu’elle avait tuée, et au tumultueux avénement de cette société nouvelle qu’elle avait prédite avec pompe. Voltaire devant la constituante, la cause jugeant l’effet, la pensée ayant conscience qu’elle se fait acte, assurément il y aurait eu là un enseignement profitable. Mais tel n’est point le jeu de l’histoire. Au lieu de ce flambeau de tout à l’heure qui ne versait qu’une lumière éclatante, bientôt vous aurez une torche incendiaire ; aussi devra-t-elle passer en d’autres mains : quasi cursores vitai lampada tradunt. Une génération commence, une autre génération achève : le temps est nécessaire aux grandes tâches.

Il fallait bien pourtant que le drame sentencieux et la poésie philosophique de l’école voltairienne eussent leur témoin, leur délégué, dans cette révolution dont ils avaient hâté la venue ; seulement, au lieu de Voltaire, ce sera Chénier, le disciple à la place du maître. Cela se comprend. Qu’avait été, en effet, l’histoire politique pendant tout le XVIIIe siècle, sinon de l’histoire littéraire ? Les vrais champs de bataille d’alors, c’étaient les livres, et il faudrait être aveugle pour tenir moins de compte de l’Encyclopédie que de Fontenoy. Mais plus tard, au dénouement, lorsque le branle donné par les lettres a mis la société en marche, quand les idées deviennent des faits, l’action, la politique, reprennent naturellement leur place, le premier plan. C’est ainsi que, selon le besoin des âges, le génie a ses métempsychoses ; les grands hommes alors, ce ne sont plus les poètes : il fallait des orateurs et des soldats. En ces ères de rénovation, le talent lui-même semble avoir les instincts du génie, s’il n’en a pas la puissance. Pour être le vrai continuateur de Voltaire après 89, on devait l’être ailleurs encore qu’à la scène ; aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver à la fois Chénier au Théâtre de la République et à la tribune des Jacobins. Marie-Joseph Chénier fut, avant tout, l’homme de son temps ; il en eut les goûts, il en accepta les entraînemens, l’enthousiasme, les colères. Poète, vous le voyez aspirer aussitôt à la gloire retentissante de la tragédie politique et philosophique ; citoyen, vous le voyez frapper sans pitié par ses votes ces mêmes rois qu’il avait frappés sans pitié dans ses vers. Sans doute les discours de Chénier sont fort peu de chose, si on pense à Mirabeau, à Vergniaud, à Danton ; toutefois il semble que le poète de la révolution dut aussi en être un peu l’orateur et l’acteur. Durant tout le XVIIIe siècle, le théâtre n’avait-il pas été une tribune ? La poésie n’avait-elle pas eu un caractère oratoire ? N’avait-elle pas visé surtout à l’éloquence active et influente ? Venu tard, venu le dernier, Marie-Joseph, comme il était naturel, se trouva réunir effectivement en lui ces deux rôles de poète et d’orateur, et il parla dans les assemblées le langage que ses héros parlaient à la scène. Cependant, on le devine, c’est surtout, c’est seulement comme le poète, en quelque sorte officiel et déclaré, de la république française qu’il apparaît tout d’abord aux yeux de l’histoire littéraire. Rouget ne laissa échapper que par hasard le cri de la Marseillaise, et l’Ode au Vengeur de Le Brun ne fut qu’un énergique accent de sa vieillesse. Chénier, au contraire, est jeune quand la révolution s’ouvre ; sa renommée commence, grandit et s’achève (bien injustement) avec elle. La révolution ! n’est-ce pas lui qui l’inaugure au théâtre par Charles IX ? n’est-ce pas lui qui l’accompagne aux frontières avec le Chant du Départ ? n’est-ce pas lui enfin qui demain, lorsqu’elle sera vaincue au dedans, lorsqu’elle devra courber son front sous le joug d’un soldat, n’est-ce pas lui qui rendra encore à la liberté le plus grand hommage qu’elle puisse recevoir, la flétrissure de la tyrannie ? Tibère, la Promenade, l’Épître à Voltaire, sont la protestation suprême des tribuns de la convention contre l’empire, des restes de l’esprit inquiet du XVIIIe siècle contre le retour des idées religieuses et contre la réaction monarchique. Encore une fois, Chénier apparaît au seuil de l’ère nouvelle comme le dernier représentant de la poésie du passé, comme l’écrivain le plus en vue de la période républicaine.

Telle est sa place avouée. Déjà dans ce rôle, qu’on est unanime à reconnaître, il y aurait, ce me semble, une page d’histoire et de critique véritablement digne du regard. Si on se demande en effet quelle fut la destinée, quel fut le rôle des lettres dans une révolution amenée surtout par les lettres, le problème ne semblera pas dépourvu de tout intérêt. Eh bien ! on peut dire qu’à elle seule la biographie de Chénier répond à cette question par un exemple notable et presque suffisant. Toutefois je ne dissimulerai pas qu’un autre but, un but auquel j’attache plus de prix, m’a amené avant tout à cette étude d’une vie mal connue et d’ouvrages qui n’ont pas, dans l’estime de la foule, la place à laquelle ils auraient droit, la place que l’avenir certainement leur accordera. J’ai hâte pourtant de le dire, il ne s’agit pas ici d’une de ces réhabilitations dont le goût a presque toujours à se méfier, quand le bon sens lui-même ne s’y trouve point compromis ; le public, averti par l’expérience, ne se laisse plus guère duper à ces jeux du paradoxe. On aura beau faire, sauf quelques rares exemples, c’est de la mort en poésie qu’il reste surtout vrai de dire qu’elle est inflexible et sourde, qu’elle garde éternellement sa proie. Après tout, la nécromancie n’est pas l’affaire des critiques, et chacun maintenant sait à quoi s’en tenir sur les évocations littéraires. Avec tous ces efforts, on n’aboutit guère qu’à des prosopopées ; il vaut mieux laisser cela aux discours de rhétorique. Heureusement Chénier n’est pas encore si loin de nous, qu’on puisse le regarder comme définitivement classé et jugé. Son nom, au commencement du siècle, a été mêlé de près à la grande lutte littéraire qui s’engageait alors, et qui depuis a été solennellement débattue. Long-temps cachée par la fumée du combat, la statue de l’auteur de Tibère reparaît, grace à l’apaisement, grace à la calme indifférence d’aujourd’hui. C’est ou jamais l’occasion d’en approcher, de la reconnaître, de lui assigner enfin son rang, sans faveur comme sans prévention.

Entre les causes fort diverses qui depuis trente ans ont contribué à rejeter dans l’ombre le nom de Marie-Joseph Chénier, tandis que celui de son frère André était mieux accueilli chaque jour, il faut assurément compter l’éclat même de sa première gloire, tout ce vain bruit qui s’était fait autour des périphrases gonflées, autour des rimes sonores et vides du conventionnel. Ce que je voudrais établir ici, ce qu’en général on s’accorde à méconnaître, c’est qu’il y a eu tour à tour deux hommes dans Chénier, un médiocre versificateur et un bon poète, celui-là célèbre et beaucoup trop applaudi dans son temps, celui-ci infiniment moins connu et fort mal apprécié de nos jours. La renommée très surfaite du premier a nui à la réputation étouffée et injustement amoindrie du second. Il est vrai de dire que le talent ferme, sensé, mordant, sobre, de Chénier n’éclata que très tard, après les plus dures épreuves, dans le malheur, dans la maladie, dans la mort. Pour ma part, je fais bon marché de Charles IX, de cette première manière fausse, ampoulée, factice ; j’abandonne sans peine l’écolier qui ne sait prendre à la tragédie de Voltaire que la déclamation, à l’ode de Le Brun que la boursouflure : en revanche, je voudrais mettre à part, à une bonne place, le dernier et digne héritier de cette poésie contenue, nette, raisonnable, quelquefois forte, très souvent spirituelle, presque toujours charmante, la poésie de Boileau dans ses épîtres, de Voltaire dans ses discours en vers et ses satires. Qu’on ne s’y méprenne point, il y a là un genre très légitime, un genre excellent, qu’Horace ne dédaignait pas, et auquel il importe de maintenir son rang. Cette veine vraiment française est, il est bon de s’en souvenir, une des gloires de notre ancienne littérature ; de toute façon, elle a droit à nos sympathies. Sans nier le moins du monde ce qu’il y a de bien autrement grandiose dans la poésie qui nous est venue de Goethe et de Byron, tout en contemplant avec plus de respect et d’admiration ces sphères sereines de l’infini où l’aigle depuis a pris son essor, il serait injuste, il serait étroit de repousser cette inspiration prudente (la prudence a ses avantages) qui ne se risque pas hors des routes sûres, qui côtoie volontairement le bon sens, qui s’astreint à la régularité et à l’exactitude, à qui sans doute les grands horizons sont fermés, mais à qui pourtant ne manque ni le tour, ni la verve, ni les élégances de la grace, ni le brillant de l’esprit, ni l’éloquence sévère, ni même la flamme et l’éclat.

Ces qualités, Chénier les conquit une à une ; il finit par les avoir toutes aux derniers momens de cette existence troublée et malheureuse que lui firent les évènemens et ses passions. Mais la chronologie lui fut fatale : poète de la liberté, il n’eut tout son génie que sous le despotisme ; poète de la tradition classique, il n’entra précisément en possession de sa force que quand les novateurs allaient devenir les maîtres. Tout fut contre lui : en politique, le républicain se heurta contre Napoléon ; en littérature, l’écrivain classique eut à subir la royauté de Châteaubriand. C’est ainsi qu’il mourut, dépouillé de cette gloire douteuse de ses débuts à laquelle il ne croyait plus lui-même, et impuissant à obtenir cette gloire meilleure dont son talent transformé était digne et qu’il est juste maintenant de revendiquer pour lui. Cet esprit plus fort que la souffrance et qui dispute le terrain pied à pied à la maladie, cette intelligence qui se raidit contre la destinée et qui sait grandir sans être alimentée et excitée par le succès, cet effort suprême en vue de l’avenir et sans le souci du présent, ce poète républicain qui peut désespérer de la liberté, mais qui ne désespère pas de la poésie ; assurément, tout cela n’est point sans grandeur. Le gladiateur atteint ne laisse pas échapper son glaive ; il frappe et trouve la victoire dans la mort. Shakspeare a mis pour titre à l’une de ses pièces : « Tout est bien qui finit bien ; » l’auteur de Tibère tirerait bon profit du proverbe.

Un peu avant le milieu du XVIIIe siècle, un orphelin, vif, instruit, intelligent, qui sortait des études et qui avait le goût des entreprises, quittait les environs de Toulouse, où il était né d’une famille honorable et ancienne, pour courir le monde, pour chercher fortune. Laissant généreusement son patrimoine à sa sœur, il prit juste de quoi faire le voyage de Turquie, et arriva presque sans ressources à Constantinople. Ce jeune Français, que n’effrayait pas l’exil, s’appelait Louis de Chénier. Dieu, et son zèle aidant, il se trouva bientôt à la tête d’une maison de commerce assez importante. Le comte Desalleurs était alors ministre de France près la Porte : il connut Louis de Chénier, goûta le tour de son esprit et l’attacha à l’ambassade. Surpris par la mort loin de son pays, M. Desalleurs délégua à son protégé les fonctions de consul-général, qui lui furent bientôt confirmées par la cour de France. On était en 1753 : c’est à peu près vers cette époque que Louis de Chénier se maria avec une Grecque très séduisante, très spirituelle, et dont la beauté fut long-temps célèbre. Devenue Mme de Chénier, Mlle Santi-L’homaka (c’était, on l’a déjà remarqué, la propre sœur de la grand’mère de M. Thiers) eut en peu de temps trois fils, dont le plus jeune se nomma André. André n’avait pas deux ans encore quand, le 28 août 1764, survint un dernier enfant qui reçut le nom de Marie-Joseph : c’était le nôtre. La naissance de Marie-Joseph coïncida à peu près avec la nomination du comte de Vergennes à l’ambassade de Turquie ; l’ambassadeur rendait le consul inutile : toute la famille Chénier dut quitter Constantinople et revenir en France.

Là, trois années se passèrent dans les douceurs, d’une vie commune ; mais, en 1767, Louis de Chénier fut adjoint à la mission du comte de Brugnon en Afrique, et peu de temps après on l’envoya avec le titre de chargé d’affaires auprès de l’empereur de Maroc. Marie-Joseph, qui n’avait pas encore quatre ans, fut conduit en Languedoc chez sa tante paternelle. C’est là qu’il passa, avec son frère André, ces longs jours de bonheur dont la jeunesse a le secret, jours charmans qu’on ne retrouve guère, qu’il ne retrouva point, mais qui plus tard, dans les dures agitations de la vie, lui demeurèrent comme un souvenir de l’Éden. J’aime à me figurer qu’André pensait un peu à ces jeux fraternels, à cette douce intimité des années perdues, quand il célébrait avec tant d’ame

Les vieilles amitiés de l’enfance première.

Enlevé trop tôt à ces loisirs, à cette éducation des champs, Marie-Joseph n’avait pas dix ans quand il fut mis, encore avec André, au collége de Navarre, où étaient déjà ses deux frères aînés. Il y fit des études rapides, médiocres et très incomplètes. Le goût du travail, l’opiniâtre passion des lettres cultivées pour elles-mêmes, ne lui devaient venir que plus tard, et sa première fougue une fois éteinte. Il est vrai qu’au lieu d’être assidu à ses thèmes, Marie-Joseph s’essayait déjà à entrelacer des rimes. Plusieurs fois ses régens le surprirent et le châtièrent. Ils trouvaient ses vers détestables, et ils avaient la cruauté de le lui dire : au lieu de céder, l’amour-propre de l’écolier ne fit que s’obstiner en s’irritant. Pour faire pièce au dédain de ses pédagogues, Chénier se consola en rêvant les bravos populaires. C’était une vocation dès le collége. Ramenée sans doute par le désir de surveiller l’éducation de ses quatre fils, Mme de Chénier s’était fixée à Paris vers 1773 ; son mari, qu’elle avait laissé en Afrique, faisait çà et là quelques apparitions en France près de sa famille. Ces absences et ces retours se continuèrent ainsi jusqu’en 1784, époque où M. de Chénier, par une intrigue de bureaux, fut mis prématurément à la retraite. La société brillante, les nombreux artistes, les écrivains célèbres que Marie-Joseph rencontrait dans le salon de sa mère, ce contact continuel d’une jeune et ardente ambition avec la renommée achevèrent de lui donner le goût des vers. On l’a dit spirituellement, la tragédie n’était alors qu’une continuation de la rhétorique. Chénier, dans sa hâte, n’eut pas la patience d’attendre : c’est au théâtre même qu’il fit sa rhétorique.

Dès le début, les goûts opposés, les caractères tranchés des deux frères se marquent ainsi par le contraste. André, à seize ans, sait le grec, il traduit Sapho, il recueille sur les lèvres de sa mère ce doux parler qui lui explique mieux encore les enchantemens de la poésie d’Homère et de Moschus. C’est une abeille de l’Hybla ; il amasse patiemment son butin pour l’avenir. L’ombre lui convient, et il n’aspire point tout d’abord au tumulte de l’arène, il n’a pas le goût du cirque ; une commotion sociale sera nécessaire pour qu’il se hasarde à la publicité :

Ne connaissant personne, inconnu, seul, tranquille,
Ma voix humble à l’écart essayait des concerts.

Le contraire arrive chez Marie-Joseph : ces retours laborieux à l’antiquité, ces tentatives mystérieuses, ces essais lents et avares ne vont pas à sa nature empressée ; toute son érudition c’est Voltaire et un peu Racine. La scène le tente tout de suite : on y escompte la gloire en une soirée. Voilà avec quelles dispositions d’esprit et de cœur les deux frères quittèrent presque en même temps le collége pour entrer dans le monde ; l’un mélancolique, réfléchi, passionné, ami des solitudes et du travail, ne vivant que pour deux choses, l’art et l’amour, c’était André ; l’autre, plus bruyant, plus extérieur, à la fois vaniteux et généreux, irascible et obligeant, désireux de retentissement et de succès, c’était Marie-Joseph. Mais pourquoi les séparer déjà, pourquoi prêter d’avance une arme à l’implacable calomnie ? Je voudrais plutôt les laisser long-temps auprès de cette mère pleine de tendresse et de grace, qui aimait les lettres et à qui les lettres devaient être plus chères encore, puisqu’elle en espérait la gloire de ses fils. C’est Marie-Joseph qui a dit dans une épître à son père :

De ma mère et de toi nous aurons en partage
Un souvenir sans tache et des trésors d’honneur ;
Nous aurons les vertus, ces richesses du cœur.

Je ne sais, mais au début de cette biographie, qui doit avoir ses heures sombres, la pensée s’arrête toujours et revient avec complaisance sur Mme de Chénier. Quoi de plus naturel ? Ne sait-on pas ce que son cœur aura un jour à souffrir ? Ne voit-on pas d’avance dans cette mère pleurant pendant quatorze ans avec celui de ses fils qui aura le malheur de survivre, ne voit-on pas une vivante réfutation de tant d’odieux mensonges, une protestation dont l’éloquence suffirait seule à convaincre ? Cette belle Grecque, on aime à l’apprendre, cette mère aimable de deux poètes aimés, écrivait notre langue, cette langue qui m’est étrangère, comme elle dit, avec une grace expressive et nonchalante qu’elle avait gardée de son pays, et qu’elle sembla léguer à André. On a d’elle, perdues dans un recueil trop oublié, deux lettres charmantes, deux dissertations délicates et fines[1] où l’érudition se déguise sous l’élégance. Dans l’une, Mme de Chénier expose les poétiques symboles que les mœurs grecques mêlent aux pompes funéraires : dans l’autre, elle parle avec amour des danses de son pays, et revendique contre la pruderie française les charmes d’un art que l’antiquité aimait comme elle. Qu’on me permette de détacher de ces lettres quelques lignes qui en feront juger le tour heureux et facile :

« À Paris, on ne danse plus à trente ans. S’il est un âge pour renoncer aux agrémens de la société, je voudrais savoir qui a eu le droit d’en fixer le terme ? car enfin les graces, la santé, une constitution heureuse, sont des dons de la nature contre lesquels personne, ce me semble, n’a droit de réclamer. Est-ce une convention ? Qui l’a établie ? Serait-ce la jeunesse ? Elle y perd assurément la première, puisque chaque instant la rapproche du terme si court qu’elle avait mis à ses amusemens ; car on a peu de temps à être jeune et long-temps à ne l’être pas. Sont-ce les personnes de l’âge mûr qui ont établi cette convention ? Elles y perdent encore davantage. S’il y en a dans le nombre qui n’aient aucun goût pour la danse, ne craignent-elles pas qu’on leur fasse l’application du renard de La Fontaine qui propose à ses confrères de se couper la queue, parce que lui-même n’en avait pas ? Au reste, je ne prétends point, à beaucoup près, que tout le monde doive danser mais je voudrais que chacun fût libre de danser sans être obligé de produire son extrait baptistaire. »

On devine, rien qu’à ce court passage, dans quelle atmosphère de grace et de politesse furent élevés les deux Chénier. La danse, dans ce climat favorisé d’Athènes, avait toujours été la compagne de la poésie. Aussi, quand Mme de Chénier peint avec son pittoresque langage, tantôt la mollesse des danses voluptueuses, tantôt l’énergique et sauvage caractère des danses patriotiques, je me figure volontiers que ces rondes enlacent leurs anneaux, et que des chants connus s’y mêlent et y répondent. Ici, c’est un soldat qui lève fièrement la tête et entonne avec force quelque hymne républicain de Marie-Joseph ; là, c’est une fille grecque, penchée amoureusement, qui murmure une idylle d’André. Oui, un rayon du ciel de la Grèce devait tomber sur le front de ces frères privilégiés. À celui-ci l’héritage de Théocrite, son art consommé, la douceur savante de son style ; à celui-là un écho de Tyrtée, quelques vigoureux accens du scolie vengeur d’Harmodius.

Mais c’est André surtout qui devait être un fils de la Grèce ; sa mère, sans doute, lui en parlait souvent comme d’une patrie, et peut-être les pages qu’elle avait écrites éveillèrent-elles, dans la vive imagination de l’enfant, ce culte des lettres athéniennes auxquelles ses vers furent un perpétuel hommage. Il voua son intelligence à la Grèce ; il garda son cœur à la France. Marie-Joseph ne ressentit pas au même degré l’influence de ces mœurs élégantes, de cet intérieur orné et un peu oriental, qui semblent avoir agi si vivement sur son frère. L’aîné élevait dans son ame un autel à l’art, le plus jeune l’élevait à la gloire : heureusement, Marie-Joseph, après l’épreuve, finira par où André avait commencé. Cependant il fallait prendre un état, se décider pour une carrière : les deux frères choisirent celle qui laissait le plus de loisir, et qui, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, semblait le plus compatible avec les lettres. Tandis qu’André partait avec son régiment pour Strasbourg, Marie-Joseph allait habiter Niort comme sous-lieutenant de dragons. La vie de caserne ne devait guère enchanter un Parisien de dix-sept ans, passionné pour la poésie, et qui, au lieu des amis célèbres de sa mère, au lieu de ses protecteurs familiers, les David, les Le Brun, les Lavoisier, ne rencontrait plus que des beaux esprits de province et des désœuvrés de garnison. Il se résigna pourtant et chercha une distraction dans le travail. Ses études avaient été mauvaises ; il les refit tant bien que mal par des lectures. On voit comment ce caractère emporté était rebelle à la discipline : il étudiait parce qu’il n’avait plus de maîtres ; mais, au bout de deux ans, sa patience fut à bout : il quitta le service et revint près de sa mère avec plusieurs canevas de pièces et quelques tragédies ébauchées. Son plus ardent désir était de débuter sur la scène.

Marie-Joseph retrouva André à Paris : André n’avait pu subir son exil de régiment pendant plus de six mois ; dès-lors les deux frères, chacun dans sa voie, reprirent leur vie littéraire. Ils s’encourageaient l’un l’autre ; ils se confiaient leurs plans, leurs vœux, leurs essais. Quelques amis communs, les de Pange, Trudaine, le marquis de Brazais, étaient initiés à ces mutuelles confidences de la poésie. André, expansif, ne communiquait qu’avec réserve les vers non sans peine obtenus de sa voix ; en revanche, il applaudissait à ceux des autres, il aimait voir venir à lui

Et mon frère et Le Brun, les Muses elles-mêmes.

D’ailleurs son goût de la campagne et des voyages, sa fureur d’errer, sa santé mauvaise, plus tard ses fonctions à l’ambassade de Londres, l’éloignaient souvent de Paris ; il y revenait pourtant par intervalles, menant cette vie nonchalante et facile des Élégies, allant de Fanny à Camille, mais corrigeant quelquefois le plaisir par le sentiment. Il était sincère quand il disait :

Moi j’ai besoin d’aimer, qu’ai-je besoin de gloire ?

Plus d’une élégie, à cette date, n’est qu’un cri de son ame. Sa muse d’alors (il l’aima éperdument) était une éclatante et spirituelle personne dont la fille, également belle et distinguée, épousa depuis Regnault de saint-Jean-d’Angely. Mme de Bonneuil est la poésie riante des heures dissipées et du loisir, comme Mlle de Coigny sera la poésie mélancolique des heures suprêmes : c’est la différence de Camille à la Jeune Captive. Marie-Joseph ne se laissait pas ainsi prendre aux énervantes tendresses de l’amour. Enclin au plaisir, il ne sentait pas le besoin de le chanter ; on ne retrouve dans ses vers ni l’Éléonore de Parny ni même les Églés de Le Brun. La passion patriotique se déclare tout de suite en lui et se confond avec la passion littéraire. Aujourd’hui il veut le théâtre parce que c’est une tribune, demain il voudra la tribune parce que ce sera un théâtre. Mais s’il a le goût du faste et du bruit, il a aussi celui du bien et du beau : si le souvenir du couronnement d’Irène l’exalte et lui fait croire qu’il peut aspirer à la succession de Voltaire, son cœur n’en est pas moins ouvert à toutes les généreuses passions de la constituante. Aussi 89 le trouva-t-il armé pour la lutte et animé de tous les nobles enthousiasmes d’alors.

Palissot, qui à cette époque s’était rattaché, au moins par les personnes, au parti philosophique, fut le premier prôneur et le patron de Marie-Joseph. Le vieux Le Brun, l’ami de Mme de Chénier et d’André, se trouva aussi, tout naturellement, être un de ses protecteurs ; il aurait été bien ingrat, d’ailleurs, de ne pas produire dans les lettres un jeune poète qui lui disait en une épître louangeuse :

À peine mes regards mesurent ta hauteur.

Chénier, à l’aide de ces liaisons, s’insinua bientôt auprès de l’acteur Vanhove, et fit lire par lui, à la Comédie-Française, deux petits actes en vers appelés Edgar ou le Page supposé, qui furent reçus unanimement pour être joués à la cour. Cela se passait dans l’été de 1783. Les acteurs sans doute avaient fait acte de complaisance : aussi la pièce dormit-elle dans les cartons. Chénier était aussi actif qu’impatient : il fit des visites, il réclama, il écrivit. Voici un échantillon inédit et assez piquant de cette correspondance de solliciteur : c’est un billet adressé aux comédiens[2] :

24 janvier 1785.

Il y a dix-huit mois environ qu’on a eu la bonté, messieurs, de vous lire pour moi une petite comédie qui a été, je crois, reçue unanimement. Depuis ce temps, je vous ai lu moi-même deux tragédies que vous avez bien voulu recevoir. Trois pièces du même auteur, quand il n’a que vingt ans, ne prouvent-elles pas sinon un grand talent, du moins une ardeur dont il n’y a pas encore d’exemple dans les fastes d’aucune littérature ? Si cette considération, messieurs, vous semble mériter quelques égards, j’oserai, pour la seconde fois, vous rappeler mon pauvre Page, placé deux ans de suite sur le répertoire de la cour. Mes rôles sont distribués depuis long-temps. Le secrétaire de la Comédie doit avoir une copie approuvée du censeur et de la police. La pièce enfin n’a que quatre rôles, destinés à quatre acteurs chéris du public, et qui n’auraient pas à s’en occuper long-temps pour la mettre au théâtre. Je les supplie donc de vouloir bien songer un peu à moi et à cette bagatelle, qui doit m’être chère, puisque c’est mon premier pas dans la carrière et mon premier hommage au Théâtre-Français.

« J’ai l’honneur, etc.

« Le chevalier de Chénier. »

Voilà une vanité tout au moins naïve. L’auteur n’a que vingt ans, il n’a pas besoin de le dire, on le voit de reste : un orgueil plus expérimenté eût caché son jeu. Les acteurs, toutefois, ne se rendirent pas à ces belles raisons, ils temporisèrent encore ; mais Chénier tourmenta si bien ceux qui se plaisaient ainsi à exercer la patience des auteurs, qu’on finit par céder à ses instances et par ne pas même attendre que la cour retournât à Fontainebleau, où la pièce devait être jouée. On la donna donc à Paris le 14 novembre 1785 : elle fut sifflée dès la première scène et tomba au milieu des murmures et des éclats de rire. Mlle Contat elle-même, avec ses graces, ne put garantir de l’impitoyable hilarité du public cette maussade anecdote où il s’agissait d’un roi anglais du Xe siècle, déguisé en page, et qui devenait amoureux de la fille d’un gentilhomme. Les fourches caudines du feuilleton hebdomadaire n’étaient pas encore inventées ; la critique pourtant avait son tour. L’abbé Aubert, l’aristarque des Petites Affiches, jugea l’œuvre « faible et singulière. » Quant à Grimm, il n’y mit pas tant de façon : c’est le gros mot qu’il lâche, et il parle tout crûment de niaiserie ; en revanche, Palissot s’était écrié en plein foyer qu’on venait de « briser un petit diamant. » Ce suffrage consola sans doute le poète, dont l’amour-propre d’ailleurs était assez robuste pour se consoler tout seul. Il faut bien le dire en effet, son ton tranchant, ses étalages, ses airs hautains, avaient, dès ces premiers débuts, donné à Chénier une réputation très notoire d’arrogance et de morgue que Mme de Genlis n’est point, par malheur, la seule à constater. À cette date même, j’en trouve plusieurs témoignages curieux. Ainsi, le lendemain du Page supposé, La Harpe, avec son ton dépité et rogue, écrit au grand-duc de Russie : « C’est l’ouvrage d’un jeune homme nommé Chénier, qui fait profession d’un grand mépris pour Racine, et qui a bien ses raisons pour cela. » Le Mercure dit la même chose ; seulement il met plus d’aménité dans son conseil et engage doucement l’auteur à « maîtriser son penchant vers la satire. » C’était au moins une insinuation polie ; le continuateur des Mémoires de Bachaumont ne se crut pas obligé à ces ménagemens, à ces précautions oratoires : « Ce qui fait désespérer du débutant, écrit-il assez brutalement, c’est qu’il est très présomptueux et parle avec dédain non-seulement des contemporains, mais même des meilleurs auteurs classiques. » Voilà une unanimité désespérante. Évidemment le caractère de Chénier ressemblait alors à son style ; il était gonflé. Cette première piqûre ne lui fit pas de mal, mais elle ne suffit pas à le corriger.

Le bruit des sifflets tintait encore aux oreilles de Marie-Joseph que déjà il pensait à reparaître au théâtre. Son portefeuille était garni ; il en pouvait tirer au besoin une tragédie d’Œdipe mourant, une tragédie de Brutus, une tragédie d’Azémire. Azémire l’emporta dans son cœur ; on a toujours un faible pour les derniers nés. C’était l’histoire d’une reine musulmane et d’un croisé, son prisonnier, qui devenaient amoureux l’un de l’autre ; mais l’honneur au dénouement l’emportait sur la passion dans le cœur du chrétien : il partait, et sa royale maîtresse finissait par se tuer. Chénier avait fait ici comme tous les enfans qui écrivent : il avait pris sa mémoire pour son imagination. En réalité, Azémire n’était qu’une copie affaiblie de Médée, d’Ariane, d’Armide, de toutes les amantes délaissées, et, comme l’a remarqué depuis M. de Féletz[3], la seule scène un peu pathétique qui s’y rencontrât n’était qu’une copie impudente de Mérope, transportée dans un méchant roman dérobé à Métastase. Le poète désirait faire jouer cette pitoyable tragédie à Fontainebleau. Mme de Genlis, qui a ses raisons pour se vanter d’avoir servi Chénier, prétend que ce fut elle qui recommanda la pièce au duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre, lequel trouva l’ouvrage très médiocre, mais finit cependant par céder à ses sollicitations réitérées. Quoi qu’il en soit, nous savons par Grimm que le poète avait réussi à intéresser directement la duchesse d’Orléans à son œuvre. Sur l’insistance de cette princesse, Azémire fut donnée devant la cour le 4 novembre 1786. « Comme il faut encourager les jeunes gens, dit l’auteur lui-même dans sa préface, la pièce fut sifflée d’un bout à l’autre. » Jamais pareille aventure n’était arrivée à Fontainebleau : ordinairement, devant le roi, le silence, et tout au plus quelques rires étaient les seuls signes d’improbation. Cette fois la cour, par une sorte d’instinct, dérogea jusqu’à emprunter les mœurs des parterres républicains pour humilier celui qui bientôt devait être le poète de la république. Marie-Joseph, profondément ulcéré, en garda rancune à la cour. On verra comment, quatre ans plus tard, il prit durement sa revanche par Charles IX. Depuis lors, je ne trouve plus dans ses signatures le titre de « chevalier, » et tout signe nobiliaire, le chêne et la tour surmontée d’une étoile qui précédemment figuraient dans ses armes, disparaissent du cachet de ses lettres. Chénier, désormais, ne cherchera plus à se faire applaudir par les grands seigneurs : c’est aux dépens des grands seigneurs qu’on l’applaudira.

La pièce était mauvaise ; toutefois Grimm lui-même avoue que la cour avait montré un dédain trop décourageant. Piqué au jeu, Chénier usa de ruse et eut le crédit d’obtenir que, pour écarter toute cabale, les comédiens emploieraient le même subterfuge dont Voltaire s’était servi pour la première représentation de l’Enfant Prodigue. On mit donc Zaïre sur l’affiche, et le public vint ; mais, au moment où la toile allait se lever, le semainier annonça que l’indisposition subite d’un acteur arrêtait le spectacle, et que, si le parterre s’y prêtait, on donnerait une pièce nouvelle. Cela se passait le surlendemain de l’aventure de Fontainebleau, qui n’avait pas eu encore le temps de transpirer. La proposition fut reçue avec transport, et on joua aussitôt Azémire. Malheureusement, la bienveillance du public fut vite paralysée par l’ennui, et les amis de l’auteur, qui occupaient le parquet, se virent impuissans à soutenir la pièce. La chute fut aussi complète et plus humiliante qu’à Fontainebleau : aussi les malins ne manquèrent-ils pas de remarquer que le poète s’était même ôté la ressource de s’en prendre à la cabale. Le lendemain, les juges littéraires se montrèrent cruels. La Harpe parla de sottise, et Sautreau d’absurdité. Chénier, il est vrai, obtint un suffrage inattendu qui le rendit fier et qu’il ne manqua pas d’enregistrer dans sa préface. Geoffroy, qui venait d’hériter de la férule de Fréron, et qui inaugurait alors à l’Année littéraire ce règne du bon plaisir dans la critique qu’il devait continuer plus tard aux Débats, Geoffroy déclara que la pièce « étincelait de beautés tragiques ; » en réalité, elle était détestable. Notons pourtant, notons bien le mot de Geoffroy. Quand le talent tardif de Chénier éclatera enfin dans sa mâle vigueur, il ne rencontrera chez cet homme que l’injure et le sarcasme ; alors nous nous souviendrons du contraste. Il y a des rapprochemens qui valent mieux que des réfutations.

On a vu quelle dure leçon avait été donnée, à deux reprises, à l’ambition précoce de Chénier. Plus tard, quand la gloire lui fut venue, le poète parlait quelquefois d’Azémire avec cette gaieté satirique qui lui devint habituelle dans ses dernières années ; mais il se taisait sans doute sur le Page Supposé, car le scrupuleux Daunou lui-même n’a pas consigné ce premier et malheureux essai de son ami. À la longue, les échecs font aussi une réputation ; Marie-Joseph jugea donc prudent de se réfugier momentanément dans l’étude, dans le silence. Ce n’est que trois ans plus tard qu’on retrouve son nom au théâtre. Son père, d’ailleurs, homme sage et avisé dont on a quelques livres estimables[4], réussit à modérer, par ses conseils, cette ardeur anticipée et impatiente. Toutefois Marie-Joseph ne renonça pas aux palmes que lui montrait l’avenir ; de loin, malgré ses chutes récentes, il entrevoyait la célébrité, il disait à son père lui-même :

Ton nom chez les Français ne sera pas sans gloire ;
Leur estime t’est due, et tes fils à leur tour
Sauront, n’en doute pas, la conquérir un jour ;

Cette confiance était légitime, et la prophétie s’est réalisée.

Marie-Joseph aimait passionnément les arts ; un tableau de son cher David, une symphonie de son ami Le Sueur, l’animaient au travail, lui inspiraient une généreuse rivalité. Pendant les trois années de retraite qu’il passa dans l’intimité de ces artistes, il s’occupa plus que jamais de littérature et devint attentif à la grande lutte politique qui s’annonçait, mais il ne chercha plus la publicité. Il vivait alors à Passy ; il y était heureux, et c’est de ces années de sa retraite qu’il a pu dire plus tard dans la belle élégie de la Promenade :

Jours heureux, temps lointain, mais jamais oublié,
Où tout ce dont le charme intéresse à la vie
Égayait mes destins ignorés de l’envie.

C’est à peine si, durant cet intervalle de bonheur, on voit Marie-Joseph publier, fort obscurément, un petit poème sur l’assemblée des notables, que La Harpe, avec raison, jugea notablement mauvais. La colère toutefois le fit sortir un instant du silence qu’il s’était imposé : on sait si Chénier avait l’épiderme sensible. En 1788, Rivarol et Champcenetz donnèrent leur Petit Almanach de nos grands hommes : c’était une corbeille de petites boules fulminantes jetées dans la rue pour taquiner les passans. Celle sur laquelle marcha Chénier ne dut pas faire grand bruit, et c’est à peine si un pied plus habitué aux hasards de la route s’en serait aperçu. On le rangeait avec deux ou trois rimeurs inconnus dans la bande des fugitifs ; on le donnait comme l’éditeur des Étrennes à Polymnie. La plaisanterie était innocente ; mais Chénier, qui ne quittait pas le cothurne, se fâcha tout de bon. Un poète tragique classé parmi les fugitifs ! l’auteur d’Azmire se crut atteint dans sa dignité. André était alors à Londres ; Marie-Joseph lui écrivit à ce sujet : « Il est bon de se venger ; » la menace était solennelle. Le Journal de Paris reçut aussi les confidences de Chénier dans cette occasion : « Quand on n’est pas très patient, écrit-il, il faut au moins se montrer reconnaissant et rendre ce qu’on a reçu au plus vite, et, s’il est possible, avec usure. » Marie-Joseph tint parole : le coup d’épingle rendu valut l’égratignure donnée. Rien de plus insignifiant que le Public et l’Anonyme, pâle imitation du Pauvre Diable de Voltaire, dont le rhythme même n’était pas original. Rivarol, qui, au dire de Chénier,

Sans s’appauvrir donnait des ridicules,

ne daigna même pas répondre : Chénier alors ne comptait que par ses prétentions. Après la publication du Public et l’Anonyme, La Harpe eut le droit de dire : « Il ne fait pas mieux une satire qu’une tragédie. » Ce n’était que la vérité.

Voilà comment débutait dans la poésie satirique celui qui devait écrire la belle Epître à Voltaire, voilà comment débutait au théâtre celui qui devait, avant de mourir, dérober quelques traits au sombre pinceau de Tacite. Ces commencemens obscurs m’ont semblé dignes d’être particulièrement éclaircis. Si en toute chose l’étude des origines est bonne, ici elle a l’avantage de mettre exactement dans son jour, d’expliquer au vrai la valeur native et le développement d’un talent presque nul d’abord, très long-temps médiocre, mais que les souffrances à la fin dégagèrent, que les malheurs affermirent, que la persévérance mûrit. Pour mon compte, j’aime ces esprits qui grandissent par l’effort, qui s’améliorent dans la lutte : devenir ainsi meilleur, c’est donner un noble spectacle, un spectacle qui ne peut manquer d’honorer l’homme, puisqu’il est à l’honneur de sa volonté. Même dans une biographie de poète, l’espérance est un meilleur guide que le désenchantement. Par malheur, la vie de beaucoup d’écrivains modernes ressemble plutôt à l’histoire du paradis perdu qu’à celle de la terre promise.

Marie-Joseph devait être le poète de la période républicaine ; ce que la prise de la Bastille avait été dans l’ordre politique, la représentation de Charles IX le fut dans l’ordre littéraire. La veille, Chénier était inconnu ; le lendemain, son nom était dans toutes les bouches. Cette tragédie fut un véritable évènement, et le critique voyait juste qui, dans le feu même du succès de la pièce, écrivait[5] : « Quoi que fasse M. de Chénier, on dira toujours de lui : c’est l’auteur de Charles IX. » Ginguené, en ceci, était prophète. Ce triomphe subit, ces acclamations populaires, cette famosité inouie dont la plus grande part devait se rapporter aux évènemens, eurent en effet leur expiation : bientôt, avec un talent plus franc, plus tard avec des éclats de génie, Chénier trouvera l’attention plus rebelle, et après lui le silence peu à peu se fera autour de son nom. Maintenant encore sans réputation posthume, ses œuvres les plus durables, les plus sérieuses, ont à souffrir du voisinage bruyant de l’œuvre révolutionnaire, et si la curiosité de l’historien est précisément éveillée par ce souvenir, c’est là en revanche un sujet de prévention pour le lecteur. On ne saurait se le dissimuler, aux yeux du plus grand nombre, Chénier est resté l’auteur de Charles IX. En se retirant de ces bords qu’elle avait battus avec fracas, la vague a emporté après elle plus d’un monument fait pour orner ces rives aujourd’hui délaissées. Ayons confiance pourtant, le flot ne peut manquer de reprendre à l’abîme ce qu’il lui avait donné et de le restituer à la plage. La justice ne fait jamais défaut au temps.

Charles IX marque une date : c’est le dernier mot de l’école voltairienne au théâtre. — Je m’explique. La littérature, pendant tout le XVIIIe siècle, avait été un combat, une sorte de mêlée intellectuelle et politique, dans lesquels chacun s’était servi des armes les plus actives. Comme on n’avait pas la libre tribune des gouvernemens à constitution, on s’avisa de la remplacer par ce qui émeut et séduit le plus la foule, c’est-à-dire par l’éloquence et par l’esprit. La première fut réservée pour le théâtre, on garda le second pour les pamphlets. Avec son facile génie, Voltaire se saisit à la fois de ces deux sceptres. On sait la prose vive, claire, assurée, merveilleuse, de ses pamphlets. Au théâtre (je mets à part quelques chefs-d’œuvre), ce n’est plus le même homme : il est brillant, il n’est plus simple ; quelquefois même sa haine de prosateur contre l’emphase tourne à l’indulgence, et le voilà qui chausse le cothurne, qui déclame, qui se laisse aller à la pompe artificielle de la versification sentencieuse. On le sent, c’est l’éloquence qui le tente : souvent il l’attrape ; mais on s’aperçoit trop vite que c’est une éloquence de tribune, propre surtout à charmer les contemporains. Quand ce grand homme mourut, sa double dictature de pamphlétaire spirituel et de poète philosophe ne pouvait pas passer à un seul homme : une même main n’eut plus suffi à porter ce rude fardeau. L’empire d’Alexandre se partagea : Beaumarchais, qui se glorifiait d’être le typographe de Voltaire, et Chénier, dont le chef-d’œuvre devait être aussi une Épître à Voltaire, se divisèrent l’héritage. L’un eut l’esprit qu’il porta bruyamment à la scène, l’autre prit l’éloquence théâtrale, à laquelle il ajouta sa propre bouffissure ; le premier écrivit Figaro, le second fit Charles IX. À vrai dire, c’est Beaumarchais qui eut le bon lot, car l’esprit est de tous les temps, et Mirabeau, d’ailleurs, était un rival terrible pour Chénier.

La tragédie avait tenu une si grande place dans le rapide mouvement des lettres au XVIIIe siècle, elle était si bien passée dans les mœurs, que, sur les dernières années, le moindre débutant s’y sentait attiré. L’ascendant de Voltaire, l’éclat de cette grande gloire dramatique, l’habitude de l’imitation, tournaient toutes les jeunes têtes. Dès sa première jeunesse, Chénier vit dans la tragédie sa véritable vocation ; chez lui, c’était à la fois un penchant irrésistible et un choix médité. Du reste, il abordait cet art avec toutes les lisières de l’école, sans aucune vue originale, n’ayant pas même cette demi-indépendance dont Diderot avait donné l’exemple dans certaines préfaces de ses drames. Pour lui, Shakspeare est un ignorant, un barbare, et il écrit à son frère, qui était alors à Londres : « Vous me paraissez indulgent pour ce Shakspeare ; vous trouvez qu’il y a des scènes admirables. » André avait ses raisons. Voilà où en est Marie-Joseph, même après Ducis et Letourneur ! La fantaisie, l’imagination, sont lettre close pour cet esprit ainsi emprisonné dans la tradition. Aussi accepte-t-il le vieux moule du drame classique et le croit-il indispensable. La tragédie nationale de Du Belloy transformée avec les idées historiques de Mably et de Thouret, la tragédie romaine de Voltaire refaite avec les fureurs collégiales de Lebeau, en un mot le Siége de Calais et la Mort de César arrangés pour les héros du Jeu de Paume et pour les conquérans de la Bastille, telle est la poétique de Chénier. On peut cependant revendiquer pour lui une certaine intervention propre, un rôle particulier, dans cette histoire de la tragédie. Comme les richesses de l’invention lui manquaient, il n’ajouta rien, bien entendu ; mais, comme il avait le bon sens, il retrancha. Ainsi, avec lui, plus de confidens, plus de mythologie, plus rien de cette

Race d’Agamemnon qui ne finit jamais ;

l’amour, cette grande passion du théâtre, est même rejeté sur le second plan, sous prétexte qu’il énerve l’action. Chénier écrit pour une génération de Spartiates. Des œuvres fortes et nues, un grand but politique et une action simple étaient l’idéal de Chénier ; il a fini par l’atteindre dans Tibère. On conçoit ce goût des canevas austères à la veille d’une révolution. C’était, au reste, une mode, je dirais presque une nécessité du temps. Au-delà des Alpes, elle avait amené la mâle sécheresse d’Alfieri et coïncidé avec la réaction d’archaïsme contre la mollesse de Métastase. En France, elle fit succéder à la grace minaudière des tableaux de Boucher l’imposante raideur de David, à la fadeur de Bernis et de Dorat la poésie tendue de Le Brun et de Chénier. Chénier avec sa forme froide, dure, ampoulée, mais ferme et quelquefois éclatante, était l’interprète vrai de son temps. Cela correspondait merveilleusement à l’imitation des mœurs latines, à tous les souvenirs du forum qu’affectaient les tribuns drapés en Brutus. Dès-lors, le drame ne chercha plus à peindre la vérité historique ; il voulut seulement mettre des opinions en présence. Dans le théâtre de Chénier, l’homme du moyen-âge est naturellement un aristocrate, le Romain est naturellement un patriote.

Entre les mains de Voltaire, la tragédie avait été une arme tantôt contre la religion, tantôt contre le despotisme. En mettant la Saint-Barthélemy au théâtre, en faisant audacieusement de Charles IX un prince qui tirait sur ses sujets au nom même du fanatisme, Marie-Joseph se trouva concentrer en une seule œuvre, résumer d’un coup toutes les haines, toutes les espérances que les poètes avaient laissé éclater au théâtre depuis cinquante ans. Non-seulement Chénier était par là fidèle à l’opinion, mais on peut dire qu’ici il la devançait avec hardiesse. Charles IX, en effet, avait été commencé dans la première fermentation politique, pendant la lutte de Brienne et du parlement ; dès l’été de 88, c’est-à-dire avant le second ministère de Necker, avant l’assemblée des notables, Chénier lisait sa pièce aux comédiens. Le poète, depuis, a revendiqué avec jalousie cette précocité d’audace : « J’ai conçu, dit-il, j’ai exécuté avant la révolution une pièce que la révolution seule pouvait faire représenter. » Une cour avilie avait bien pu, en effet, s’intéresser et applaudir à une comédie comme Figaro, où elle était bafouée : on s’étourdit en riant ; mais il fallait que la monarchie même fût atteinte pour qu’on tolérât Charles IX à la scène. Cela n’était vraiment possible qu’après la prise de la Bastille.

On devine la guerre d’avant-garde qui dut précéder cette grande bataille littéraire. Après avoir lutté pendant un an contre la censure, contre les gentilshommes de la chambre, contre le lieutenant de police, contre les ajournemens timorés des comédiens, Chénier finit par éclater. Les retards apportés à son Henri VIII, que Suard refusait obstinément de viser comme censeur, avaient mis sa patience à bout. Fatigué de ces sourdes résistances, il fit appel aux journaux, il publia des brochures, il chercha à soulever les faciles susceptibilités de l’opinion : l’opinion fut bientôt pour lui. En juin 1789 parut un premier écrit sur la Liberté des Théâtres, où les censeurs étaient traités « d’agens subalternes et sans talens, d’eunuques dont le seul plaisir est d’en faire d’autres. » Cela allait droit à Suard. Un mois après vint la Dénonciation des Inquisiteurs de la Pensée. Suard cette fois était désigné nommément ; on lui disait que son lit de Procuste ne convenait qu’aux nains, que les aigles se lassaient d’être gouvernés par les dindons, et qu’il faisait un métier indigne d’un homme délicat. Piqué au vif, le censeur royal n’y tint plus ; mais, fort peureux pour son titre officiel et plus peureux encore pour sa vanité, il n’osa lancer sa réponse, dans le Journal de Paris[6], que sous le couvert de l’anonyme. L’auteur de Charles IX était déchiré ou plutôt égratigné avec détour et non sans malice. L’hypothèse d’un poète « qui aurait eu des prétentions fortes avec des moyens faibles, » l’insinuation contre les gens médiocres qui voulaient exterminer l’aristocratie de l’esprit, le mot surtout sur les auteurs à qui ne répugnaient pas les applaudissemens de la Grève, mirent au vif l’amour-propre de Chénier. Chénier bondit et riposta à ces petits coups de griffes déguisés et perfides par une plaisanterie cruelle : une lettre, une parodie, parut sous le nom même de Suard[7], où Suard était vilipendé avec une verve amère, avec une ironie âcre et pénétrante. Marie-Joseph faisait dire par le censeur royal à l’anonyme du Journal de Paris (qui n’était autre que lui-même) : « Si vous pouviez aussi bien cacher vos oreilles, vous seriez sûr d’être parfaitement inconnu. » Suard se le tint pour dit et se tut. Bientôt la marche des choses donna gain de cause à Chénier.

Aussi cette escrime d’auteurs, cette guerre de plume, cessèrent-elles bientôt ; des journaux l’affaire passait aux clubs et à la rue. Dans l’universel enthousiasme d’alors, dans cet enivrement de liberté qui enflammait tous les esprits, la moindre résistance du pouvoir faisait ombrage. La destinée de Charles IX se trouva bientôt liée à la destinée de la révolution, et la question que soulevait cette pièce fut regardée comme une affaire d’intérêt général. Charles IX eut son prologue ; mais ce fut le parterre qui le joua.

La première manifestation de la foule en faveur de la pièce retardée eut lieu au Théâtre-Français le 19 août 1789. On jouait ce soir-là pour la première fois une méchante tragédie de Fontanelle, la Vestale, qui ne fut pas sifflée, parce que l’auteur avait mis des religieuses sur la scène, et que la police avait long-temps interdit la représentation. Dans les entr’actes, il tomba de quelques loges une pluie de billets et de placards imprimés[8]. Il y en avait de plusieurs sortes. En voici un qui par hasard a échappé à la destruction. Je le transcris sur l’original même :

ADRESSE AUX BONS PATRIOTES.

Français, le Théâtre de la Nation a été livré assez long-temps à des ouvrages infestés de fadeurs et de servitude. La burlesque autorité des censeurs avait abâtardi le génie des poètes dramatiques ; vos pièces nationales surtout n’offrent que des modèles d’esclavage. Il existe une tragédie vraiment politique, vraiment patriotique ; elle est reçue à la Comédie-Française, elle a pour titre Charles IX, ou la Saint-Barthélemy. L’auteur est M. de Chénier. Cet ouvrage inspire la haine du fanatisme, du despotisme, de l’aristocratie et des guerres civiles. Les ennemis de M. Necker, ce grand ministre, ce sauveur de la France, craignent la ressemblance qu’on trouverait infailliblement entre lui et le chancelier de l’hôpital, l’un des personnages de la pièce. Les comédiens n’osent la représenter en ce moment. Si vous croyez un tel sujet digne de vous occuper au théâtre dans les premiers jours de la liberté française, ce n’est plus aux gentilshommes de la chambre qu’il appartient de leur donner des ordres, c’est à vous.

Du Croisi.

On a le ton du temps, on reconnaît le style de Chénier. Ce Du Croisi, employé obscur d’un ministère, n’était ici qu’un prête-nom. La distribution d’adresses avait préparé la salle. Après la pièce de Fontanelle, le silence se fit comme par enchantement, et un anonyme, dit Grimm, se leva pour demander aux acteurs d’une voix de stentor pourquoi ils ne jouaient pas Charles IX. Un long dialogue s’établit alors entre l’orateur et le comédien Fleury. Fleury déclara qu’on n’avait pas « la permission. » Aussitôt la salle, comme un seul homme, cria avec trépignement qu’il ne fallait plus de permission. La Comédie promit qu’elle prendrait les ordres de la municipalité dans les vingt-quatre heures et la foule s’écoula bruyamment. Or, il faut savoir que l’anonyme de Grimm, le héraut du parterre, c’était Danton ; il avait pour compagnon Fabre d’Églantine et Collot d’Herbois. Leur instinct poussait-il ces hommes à s’intéresser déjà aux tragédies ?

La municipalité fut consultée. Bailly hésita ; on peut lire dans ses mémoires le long récit de ses perplexités. S’il avait été le maître, la pièce aurait été défendue ; mais il finit par déférer la question à l’assemblée nationale. Dans cet intervalle, les districts avertis intervinrent et se prononcèrent en divers sens : celui des Carmes déchaussés publia même un manifeste contre Chénier, auquel Chénier riposta par une adresse. Enfin, après bien des délais, après avoir maintes fois paru et disparu sur l’affiche, Charles IX fut donné le 4 novembre 1789.

On craignait du trouble ; il n’y eut que des applaudissemens. Mirabeau, qui en donnait avec affectation le signal, fut, à chaque entr’acte, salué dans sa loge par des bravos enthousiastes et redoublés : ce jour-là n’était-ce pas en effet la loge royale ? La pièce fut accueillie avec transport. Quand arriva la prophétie sur la Bastille :

Ces tombeaux des vivans, ces bastilles affreuses,
S’écrouleront un jour sous des mains généreuses…

la salle se leva avec acclamation, et fit redire le passage, tout comme s’il s’était agi d’une ariette de la Comédie-Italienne. Talma, peu connu encore, et qui n’avait osé se charger du principal rôle qu’après bien des hésitations et sur le refus de Saint-Phal, son chef d’emploi, Talma montra tout à coup dans cette soirée que Lekain avait un héritier, un vainqueur. Sa figure, jeune et pâle, ressemblait à s’y méprendre aux portraits connus de Charles IX ; l’impression fut profonde et terrible. L’égarement du malheureux prince était traduit avec une sauvage éloquence et comme si c’eût été la folie du roi Lear. Je me hâte de le dire, d’ailleurs, c’était le meilleur endroit du drame de Chénier ; là, comme dans la scène de la bénédiction des poignards par le cardinal, il y avait une certaine hardiesse, une nouveauté d’effet assez théâtrale, et à laquelle Mme de Staël a bien fait de rendre justice. Cette dernière situation frappa si vivement les spectateurs, que l’acte demeura interrompu pendant dix minutes par des trépignemens frénétiques. L’auteur, demandé à grands cris, fut amené à la rampe par Talma et reçut une véritable ovation. La foule le reconduisit en triomphe.

Chénier se trouvait ainsi récompensé, en un jour, de tous ses déboires passés : la révolution venait de sacrer en lui son poète. Grimm dit que, dans sa nouveauté, Charles IX attira plus de monde[9] encore que Figaro. Je n’ai pas de peine à le croire ; c’est la raillerie souvent qui prépare les révolutions, c’est la passion toujours qui les achève. Qu’importaient maintenant au poète les taquineries des journaux ? Si La Harpe, toujours maussade, voyait dans Charles IX « le comble de l’impuissance, » Chénier, en revanche, avait ses prôneurs, ses séides, qui rendaient avec usure les invectives à La Harpe ; si l’abbé Aubert se permettait de trouver des longueurs dans la pièce nouvelle, l’acolyte Palissot griffonnait vite une Critique de Charles IX et mettait notre abbé sur la scène sous le pseudonyme d’Hydrophobe. À son tour, Marie-Joseph avait ses représailles.

Charles IX, comme il était naturel, souleva l’indignation des royalistes[10]. Il y eut contre la pièce un feu roulant d’épigrammes dans tous les petits journaux que soudoyait la cour. « On ne m’ôtera pas de l’idée, écrivait un anonyme, que l’enfer s’est rendu chez M. de Chénier, que Pluton dictait, et qu’un diable tenait l’écritoire. » Les Actes des Apôtres, où pétillait à toutes les pages l’esprit de Rivarol, rangèrent aussi l’auteur parmi « les monstres qui perdaient le pays. » Chénier put se consoler avec la couronne civique que lui décernèrent les districts. Au surplus, son but était atteint : il agissait par la poésie sur les masses. Long-temps la foule vint demander l’émotion à ce drame où étaient peints un roi meurtrier et des prêtres sanguinaires : tous les contemporains le disent, l’exaltation produite par ce sombre spectacle et ces souvenirs terribles ne contribua pas peu à accélérer la crise politique. Ce n’était pas pour rien qu’au sortir de la première représentation, Danton s’était écrié : « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté. » On avait aussi entendu dire à Camille Desmoulins en plein parterre : « Cette pièce-là avance plus nos affaires que les journées d’octobre. » Chacun devine le mépris que le château dut afficher pour une pareille œuvre. Monsieur frère du roi (depuis Louis XVIII) ne tarissait pas sur cette profanation, il y revenait sans cesse avec dépit et mettait aussitôt les survenans sur le compte de Chénier. Ainsi un matin Rulhière arrive pour faire sa cour ; Monsieur s’écrie tout à coup : « Je n’ai encore rencontré personne qui ait vu Charles IX deux fois ! — Je ne l’ai vu qu’une, répliqua Rulhière en courtisan qui savait son monde. — Et moi, interrompit étourdiment Arnault, je l’ai vue deux. » L’auteur de Germanicus était alors secrétaire de Monsieur. Le prince fut très blessé ; mais, le soir, Arnault répara sa balourdise en glissant sous les yeux de son maître de petits vers qui finissaient ainsi :

Cet excès de persévérance
Pourrait-il m’être reproché ?
Non ! l’on sait trop que ce péché
Porte avec lui sa pénitence.

Monsieur fut enchanté : l’épigramme courut. Voilà comment se vengeait la cour, et le lendemain, dans un dithyrambe insolent, Chénier disait :

Vieux seigneurs, histrions, courtisanes et prêtres,
Contre moi tout s’est déchaîné.

Ligue impuissante ! le poète avait le peuple pour lui, un peuple en révolution.

Par Charles IX, Marie-Joseph atteint d’un coup l’apogée de sa réputation ; il est plus en vue dès-lors qu’il ne le sera jamais. Juger Charles IX isolément et avec notre solennelle esthétique d’aujourd’hui serait injuste. Pour en parler avec équité, il faut bien s’aider un peu de l’imagination, il faut se figurer ce qu’était cette lave aujourd’hui refroidie quand elle sillonnait le volcan de ses feux. Si vous cherchez des dialogues, vous ne trouverez que des harangues : ce ne sont pas des caractères qui agissent, ce sont des opinions qui discourent. On ne saurait pourtant méconnaître qu’à travers la déclamation certaines touches vigoureuses se rencontrent. Le quatrième acte, avec son tocsin et sa lugubre bénédiction de poignards, laisse au moins aux sens une certaine impression de terreur. Mais ne poussons pas trop loin le désir de comprendre et d’expliquer le succès de Charles IX : c’est une pièce qui réussira toujours à la veille ou le lendemain des révolutions. Il y a des visages sinistres qu’on ne rencontre qu’aux jours d’émeutes : il y a des sentimens qui ne naissent et qu’on ne retrouve que dans les instans de crise politique. De toute façon, Charles IX sera toujours lu avec curiosité, comme on lit une allocution du club des Jacobins, comme on lit un numéro du Moniteur de la convention.

Chénier ne perdait pas de temps : Charles IX avait été donné en novembre ; dès les premiers jours de janvier 1790, Henri VIII était en répétition. Mais une querelle, restée célèbre au théâtre, et dont il faut dire un mot, entrava la mise en scène. Chénier et Talma, qui était devenu son ami et son séide, s’étaient jetés ardemment dans les opinions les plus extrêmes de la révolution. Les comédiens ordinaires du roi, fidèles à leur titre, étaient au contraire du parti modéré ; de là une certaine hostilité que la vanité farouche de Chénier et ses airs d’autorité ne firent qu’envenimer davantage. La première occasion devait amener une rupture[11]. Talma, comme dernier reçu des sociétaires, fut chargé de prononcer, selon la coutume, le discours de rentrée après les vacances de Pâques. Chénier rédigea pour son ami un morceau incendiaire où les habitudes de l’esclavage étaient dénoncées. Le comité des acteurs en refusa la lecture, et le comédien Naudet fut chargé d’en faire un autre. Le jour venu, des affidés jetèrent à pleines mains dans la salle le discours préparé par Chénier, avec un avertissement odieux où il était dit : « Quelques personnes de la Comédie sont tourmentées de vapeurs aristocratiques ; mais aux grands maux les grands remèdes ! » Ce lâche procédé, ce style déjà digne de 93, brouillèrent la Comédie avec Chénier. Chénier, piqué et craignant que les chaleurs de l’été ne nuisissent au succès un peu décroissant de Charles IX, retira sa pièce. C’était un procédé peu délicat. Bientôt cependant les envoyés de la fédération, étant venus à Paris, voulurent à toute force voir Charles IX. Les comédiens irrités refusèrent ; c’était leur droit. Chénier intrigua. Danton, comme président des Cordeliers, écrivit aussitôt aux acteurs une lettre qui se terminait par ces mots : « On se flatte que cette réclamation produira l’effet que tous les patriotes ont droit d’en attendre. » C’était une menace. Mirabeau tint à peu près le même langage : « J’ose conseiller à la Comédie de ne pas compromettre l’opinion de son patriotisme[12]. » C’était une injonction. Les comédiens ne cèdent pas ; il y eut une révolte au parterre préparée et exécutée par Chénier, Palissot, Camille Desmoulins et leurs amis. Danton fut même arrêté et conduit à l’Hôtel-de-Ville. Deux jours après, on donnait Charles IX. Ce ne fut pas tout. Talma et Chénier ayant déclaré dans les journaux qu’ils ne sortaient plus qu’armés contre les spadassins, contre les noirs de la Comédie-Française[13], les sociétaires, justement blessés, refusèrent unanimement de jouer avec leur camarade. La commune intervint, et enjoignit aux acteurs, par un décret qui fut placardé dans Paris, de recevoir au plus tôt Talma. Ils n’en firent rien ; il y eut des émeutes, on ferma le théâtre. Enfin, prise par la famine, la Comédie céda : Charles IX et Talma reprirent le cours de leurs triomphes.

Ces collisions eurent pour résultat final l’établissement du Théâtre de la Nation, que Chénier inaugura le 27 avril 1791 par son Henri VIII. Talma, Mme Vestris, Dugazon, les patriotes de la Comédie-Française, parurent pour la première fois, ce soir-là, sur la scène de la rue Richelieu. Il y eut cabale, mais la pièce l’emporta. Le lendemain, Chénier, avec sa violence ordinaire, écrivait une lettre aux journaux, dans laquelle certains coups de sifflet désobligeans pour son amour-propre étaient exclusivement attribués « aux actrices du théâtre rival, aux laquais et aux amans, aux créanciers même de ces demoiselles. » Voilà bien le délire de la vanité. Chénier était surtout mortifié que quelques malins eussent applaudi à cet hémistiche de l’héroïne :

…… Je ne reviendrai plus.

C’était un mauvais pronostic. La foule revint pourtant. Talma, qui, par cette seconde création, entrait dans la plénitude de son génie, eût suffi à l’y amener. Il y eut donc succès, mais un succès sans enthousiasme. On le comprend, les passions politiques n’étaient plus en jeu ; l’intérêt, au contraire, reposait sur une reine jeune et belle, et c’était une ressemblance avec Marie-Antoinette, que d’odieux libelles discréditaient chaque jour dans l’opinion. Henri VIII n’était pas sans valeur : c’est même une des meilleures œuvres de l’ancien théâtre de Chénier. Si une versification artificielle et prolixe en gâte souvent le style, il y a dans le rôle d’Anne de Boleyn des vers faciles, des passages touchans, quelques accens de sensibilité qui vont au cœur. Je ne ferai aucune difficulté de convenir, avec La Harpe, que le personnage d’Henri VIII est bêtement atroce, j’accorde même volontiers à Geoffroy qu’il y a du tyran bouffon et du Barbe-Bleue dans ce prince qui gesticule pendant cinq actes pour prouver qu’il est ce qu’on ne saurait jamais être publiquement sans être ridicule ; mais deux ou trois scènes pourtant doivent être mises à part et laissent dans le souvenir une vive empreinte. Ainsi l’entrevue du roi avec Anne ne manque pas d’émotion : çà et là il y a des traits qui touchent à la grandeur.

Henri VIII fut un épisode tout littéraire dans le théâtre tout politique de Chénier. C’est que la composition de cette pièce datait d’avant Charles IX, et que les circonstances seules en avaient retardé la représentation. Par Calas, le poète revint à l’allusion contemporaine, à la prédication philosophique. Ce sujet de Calas semblait imposé par un codicille daté de Ferney aux héritiers poétiques de Voltaire : il revenait de droit à Chénier ; mais, pour son malheur, Chénier avait laissé transpirer ses projets. Quand il arriva, on lui avait dérobé son plan, on avait déjà donné ce titre à deux drames : saturé de ces redites, le public ne vint guère, et la pièce fut peu goûtée. Au surplus, ce n’était que justice, elle n’était pas bonne. Il n’y a assurément qu’un ami qui ait pu dire à propos de Calas : « Le talent de Chénier se développe comme son patriotisme. » Ce jour-là, Marie-Joseph, contre l’habitude, avait des intelligences au Mercure.

Dans Calas, Chénier a fait subir à sa poétique une bien dangereuse épreuve. En prenant en effet un sujet d’hier, en traduisant ainsi sur la scène des bourgeois, des hommes que plus d’un spectateur avait pu connaître, il tournait la lumière vers l’endroit faible, vers le vice radical de son système. Donner ainsi un objet voisin de comparaison, rendre possible un contrôle immédiat, c’était aller se heurter contre la réalité. Réalité, vérité n’était-ce pas précisément ce qui manquait à toute cette école, à la tragédie qui s’était enfermée dans un langage de convention, au drame qui n’aimait pas à se risquer hors des limites connues de certains sentimens. Or, aller prendre tout à côté de soi des évènemens de la vie ordinaire, c’était jeter dans cette liqueur brillamment colorée la goutte d’acide qui décompose. Sans doute, il était bien naturel que le génie plébéien trouvât enfin sa place dans l’art d’un temps démocratique ; mais Chénier, qui méprisait tant l’étiquette de cour, n’osa pas violer la rigoureuse étiquette de la tragédie. Écoutez plutôt la servante de Calas. Elle aussi, elle parle cette langue apprêtée et abstraite, ce jargon solennel, cette vague métaphysique de périphrases qui s’adressent toujours à l’oreille et qui la fatiguent. De grands mots pour de petites choses, des antithèses enfantines, mille détours tantôt élégans, tantôt gênés, afin d’éviter la franchise du style, et, pour tout dire en un mot, le précieux de l’emphase, voilà le procédé habituel. Je veux croire que ce sont là des bourgeois, puisque vous l’assurez ; mais, de grace ôtez les noms propres, changez les costumes, transportez la scène à Rome ou à Sparte, et veuillez me dire s’il y aura un mot à raturer dans toutes vos périodes. Qu’est-ce, je le demande, qu’une familiarité pompeuse, qu’est-ce qu’un homme du peuple arrondissant des phrases cadencées ? Vraiment on avait réalisé dans la tragédie la chimère de la langue universelle : tous les temps, tous les peuples, tous les hommes s’y exprimaient absolument de la même manière. Ce qui a manqué à toute cette littérature, et en particulier à la littérature révolutionnaire, ç’a été un écrivain qui traitât l’art comme Roland traita la royauté. Le jour où quelqu’un put entrer aux Tuileries avec des souliers sans boucles, une révolution fut consommée. C’est un conseil analogue qu’on est tenté de donner à Chénier. Heureusement il a écrit Tibère.

Calas choque parce qu’on y voit la décoration de près ; avec Caïus-Gracchus, au contraire, Marie-Joseph retrouva le lointain convenable, l’horizon romain, et par conséquent tous ses avantages. Cette pièce, donnée en février 92, eut un succès prodigieux ; Monvel était superbe dans le rôle de Caïus. L’énergie sonore de ce drame sans action, cette fière ostentation de patriotisme, cette fièvre d’héroïque liberté exprimée dans une mâle poésie, ce délire enfin des grands sentimens, cette passion violente de l’égalité, remuaient profondément la foule. Il y a dans Gracchus une scène qui, quoique infectée de tout le pathos révolutionnaire, a conservé un caractère frappant ; c’est celle des harangues à la tribune. On croirait assister à une séance de club entre Danton et Robespierre : il y a là comme un sauvage écho de la montagne. Chénier, qui, à cette date, figurait au premier rang du parti des sans-culottes, s’était proposé dans Gracchus un but tout politique ; le poète voulait frapper au cœur le modérantisme. Il n’y a pour sa part que trop réussi. Geoffroy s’en ressouvenait avec cruauté, lorsque, ayant à parler plus tard d’une reprise de cette tragédie, il rappelait avec une ironie amère qu’elle avait entraîné les décombres et aplani le terrain ; mais Geoffroy, si bien renseigné, aurait dû, pour être équitable, ne pas taire sciemment que cette pièce, quelque effrénées et quelque dangereuses qu’en fussent au fond les doctrines, finit cependant par blesser les bourreaux d’alors. Un soir, pendant la terreur, on donnait Caïus-Gracchus au Théâtre de la Nation ; la foule était nombreuse, et le représentant Albitte avait pris place au balcon. C’était un médiocre avocat de Rouen, qui portait après lui la peur, même sur les bancs de la convention. Quand au second acte vinrent ces deux vers :

Des lois, et non du sang ! ne souillez point vos mains ;
Romains, vous oseriez égorger des Romains !

il y eut un frémissement universel, et les bravos retentirent long-temps. Cette multitude timide, mais moins effrayée parce qu’elle était réunie, se vengeait par là des pourvoyeurs de l’échafaud. À ce spectacle Albitte se leva furieux, et, montrant le poing au parterre : « Des lois et raison du sang ! s’écria-t-il, c’est le vers d’un ennemi de la liberté. À bas les maximes contre-révolutionnaires ! Du sang et non des lois ! » Des huées accueillirent l’interrupteur ; on ne l’avait pas reconnu. Exaspéré, Albitte tire sa médaille de représentant, la jette sur la scène, et sort en proférant des menaces. Le nom du terrible proconsul courut aussitôt de bouche en bouche ; la terreur devint générale, et en un instant la salle fut déserte. On n’acheva même pas la pièce. Quelques jours plus tard, Billaud-Varennes dénonçait Caïus-Gracchus à la tribune comme « l’œuvre d’un mauvais citoyen. »

Voilà les scènes du temps : Chénier, malgré sa faiblesse et ses concessions, se trouvait sérieusement compromis pour avoir prononcé en passant ces mots d’humanité et de tolérance au nom desquels avait été commencée la révolution. Bientôt on désigna ouvertement le poète comme une sorte d’usurpateur lyrique du pouvoir. Un ancien professeur, nommé Léger, qui s’était fait histrion, le mit même en scène dans une parodie virulente, l’Auteur d’un moment. Léger s’efforçait de

Fustiger ce pédant qui pensait à la fois
Éclairer l’univers et régenter les rois.

Les vers, on le voit, étaient détestables. La pièce pourtant eut assez d’importance pour amener une sorte d’émeute au Vaudeville : Chénier, en sa destinée orageuse, portait partout le trouble après lui.

Dans les clubs, dans les journaux, à la convention, les inimitiés s’envenimaient, elles devenaient à chaque instant plus nombreuses. Fénelon, donné peu de jours après la mort de Louis XVI, y mit le comble. Cette tragédie était un acte de courage qui reprenait dignement, dans un autre sens, la tâche hardie commencée quelques semaines auparavant par Laya, dans l’Ami des Lois. Je sais bien que plus tard l’impitoyable Geoffroy, récriminant contre Chénier au nom de la réaction religieuse, a affirmé que dans cette pièce le poète avait eu la prétention de faire le code moral de 93, je sais encore que le haineux abbé s’est perfidement écrié à ce propos : « Quel père pour une telle fille ! » mais, à vrai dire, ces embuscades tardives sont peu loyales ; c’est comme le guet-apens d’une critique intéressée. Oui, il y avait du danger, devant ce tombeau de Louis XVI où s’étaient abîmées hier la royauté et la religion, en présence de l’athéisme d’Anacharsis Clootz, à venir mettre la philanthropie dans la bouche d’un prêtre, d’un animal noir, comme disait André Dumont à la tribune, à parler de la charité avec onction, à garder enfin le culte attendrissant de la pitié. Chénier lui-même osa ne pas déguiser son intention : « J’ai cru, écrivait-il, qu’en nos jours mêlés de sombres orages, lorsque les mauvais citoyens prêchent impunément le brigandage et l’assassinat, il était plus que temps de faire entendre cette voix de l’humanité. » Efforts perdus ! lutte inutile ! Tant que le poète n’avait fait que pousser le char à l’abîme, on avait pu apprécier sa force, on avait pu reconnaître l’effet réel de ses efforts ; mais lorsqu’il voulut changer de rôle et se jeter comme un obstacle sur cette pente terrible, il était trop tard, l’élan ne pouvait plus être contenu. Un pas encore, un pas de plus, et le char l’écrasait sous sa roue. Fénelon n’exerça aucune influence ; comme l’a très bien dit M. Daunou, l’auteur avait aspiré à se rendre utile, il ne réussit qu’à devenir plus célèbre.

Le pathétique puéril et romanesque de Fénelon ne saurait nous intéresser aujourd’hui : l’histoire d’une jeune fille détenue pendant quinze ans dans les cachots d’un cloître, et délivrée enfin par un prélat patriote, amène forcément le sourire. Ce mélange bâtard du drame larmoyant de La Chaussée, de l’idylle béate de Gessner, et de la sentimentalité niaise de Numa Pompilius, fait un singulier effet à distance. Qui ira désormais chercher à travers ce fatras les quelques vers touchans et purs qui se détachent çà et là dans la facile prolixité de l’ensemble ?

Depuis la Religieuse de Diderot, ce fut la mode de prendre des canevas de romans et de drames dans les mystères de la vie monastique ; de très bonne heure, La Harpe s’y était essayé dans Mélanie. La révolution redoubla ce goût : on eut tour à tour les Rigueurs du Cloître de Fiévée, le Fénelon de Chénier, les Victimes cloîtrées de l’acteur Monvel, et vingt autres essais oubliés. Ce même Monvel avait trouvé des inspirations magnifiques dans le rôle de Fénelon : mais on remarqua que quelques mois plus tard il joua avec le même succès, et en s’en glorifiant, le rôle de Marat, Fénelon et Marat ! C’est la même année aussi que ces deux noms se rencontrent dans la biographie de Chénier. Tels sont les contrastes, les inconséquences de cette étrange époque. La vie de Chénier en est remplie. Courageux comme poète, il ne le fut pas toujours comme citoyen ; trop souvent on le voit servir par ses votes ces mêmes doctrines odieuses qu’il flétrissait au théâtre. Je m’explique ces contradictions. Quand Marie-Joseph tenait la plume, c’est son cœur qui l’emportait, et son cœur était bon ; quand, au contraire, il était à la convention ou dans les clubs, son esprit fougueux l’entraînait aux violences, ou bien il cédait à la contagion de la peur. On assure que plus d’une fois le regard sec et perçant de Robespierre arrêta sa main tremblante, sa main prête à jeter dans l’urne la boule vengeresse. Égaré par des convictions ardentes, par une passion susceptible et aveugle, Chénier ne sut pas toujours se garder, dans sa conduite politique, de la frénésie et de la faiblesse. Généreux, il ne fit pas le mal directement ; inconsistant et mobile, il le laissa faire autour de lui. Il eut de l’héroïsme par accès et de la pusillanimité par intervalles.

Les décemvirs trouvèrent que Fénelon « énervait l’énergie républicaine. » Les représentations en furent prohibées. Aussi est-ce la dernière tragédie que donna Chénier sous l’ombrageuse inquisition de la montagne. Je me trompe, Marie-Joseph fit encore, pendant le régime de la terreur, une suprême tentative. Cette tentative faillit le perdre. Dans les premiers mois de 1794, Timoléon était annoncé sur l’affiche du Théâtre de la République comme devant être joué très prochainement ; mais le bruit se répandit que l’usurpation de Tïmophane et sa mort (c’était le sujet de l’ouvrage) donneraient peut-être lieu à quelques allusions contre l’omnipotence de Robespierre. Robespierre dépêcha donc à la répétition générale un de ses affidés ; le conventionnel Julien de Toulouse. À la peinture de la tyrannie

Usurpant sans pudeur le nom de liberté,

Julien commença à laisser entrevoir son mécontentement ; quand vint cet autre vers :

Je ne vois plus en toi qu’un lâche ambitieux,

il ne put retenir sa colère : « Chénier, s’écria-t-il, tu n’as jamais été qu’un contre-révolutionnaire déguisé, » et il sortit. La répétition ne fut pas continuée. Un ordre du comité de salut public défendit la pièce, et on en rechercha soigneusement tous les exemplaires pour les détruire. Chénier lui-même fut contraint de jeter au feu son propre manuscrit devant Barère. Il n’y eut que Mme Vestris qui cacha son Timoléon, mais elle n’osa pas le dire à Chénier : aussi ce fut pour le poète une joie d’enfant (n’est-ce pas dire une joie d’auteur ?), quand sa tragédie, qu’il croyait détruite, lui fut rendue après le 9 thermidor. On verra plus tard par quelles amertumes la destinée lui fit payer cette fatale prévoyance de Mme Vestris.

À un ami qui lui conseillait, pendant la terreur, de chercher à se distraire du lugubre spectacle des échafauds par quelque composition dramatique, le bon Ducis répondait : « J’ai vu trop d’Atrées en sabots pour en mettre sur la scène. C’est un rude drame que celui où le peuple joue le tyran. Ce drame-là ne peut se dénouer qu’aux enfers. » Chénier, on s’en est aperçu, ne sentait pas ainsi, et chez lui le tempérament littéraire ne cesse pas un instant de l’emporter. Bien que la tragédie soit dans la rue, il en a toujours une en train pour le théâtre ; rien ne l’arrête, il est infatigable : Charles IX vient le lendemain de la prise de la Bastille, Fénelon le lendemain de la mort de Louis XVI. L’Europe coalisée est aux frontières, Chénier aligne des rimes ; la mort est en permanence dans les carrefours, Chénier agence des strophes. Qu’il se drape en politique, qu’il étale sa toge de législateur, au fond je suis toujours sûr de retrouver l’homme de lettres ; rien que sa vanité, d’ailleurs, le trahirait. On l’eût atteinte au vif certainement en louant les discours du tribun aux dépens des vers du poète : c’était au rebours d’aujourd’hui. Au surplus, l’importance du rôle de Marie-Joseph pendant cette première période est surtout ses pièces de théâtre, dans l’union qu’il y eut entre les œuvres de l’écrivain et les œuvres de la révolution. Chénier a droit à une place distincte dans l’histoire de ce grand bouleversement social : il témoigne de la présence continue des lettres, de l’aide utile qu’elles prêtèrent aux évènemens, de la résistance qu’elles voulurent quelquefois leur opposer. Fénelon avait pour but d’arrêter le déchaînement des passions, comme Charles IX avait eu pour résultat de les mettre en jeu. Seulement, après avoir réussi dans ses essais de propagande, Marie-Joseph échoua dans sa tentative de résistance. La poésie peut enflammer l’enthousiasme, elle ne corrige pas la frénésie. Il faut le dire à l’honneur de Chénier, dans l’entraînement des plus mauvais jours, jamais l’insulte aux victimes, jamais l’éloge des bourreaux ne se sont rencontrés sous sa plume : on chercherait en vain dans ses œuvres quelqu’une de ces strophes honteuses qui furent une tache pour la vieillesse de Le Brun. C’est dans les hautes sphères qu’habite toujours sa muse. En touchant la terre, elle aurait craint de souiller son cothurne dans le sang.

Les hymnes que Chénier fit pour les fêtes de la révolution, les chants patriotiques que la victoire lui inspirait, sont pleins de sentimens élevés et purs : on y retrouve les idées généreuses d’affranchissement auxquelles Condorcet mourant n’avait pas cessé de croire, cette passion sainte et martiale de la liberté que la vue de l’échafaud ne fit qu’aviver dans le cœur de Mme Roland. Sans doute, la grande poésie lyrique du temps n’est pas là ; elle est dans les choses même. La muse révolutionnaire fut une bacchante à qui la tribune servit de trépied : quel rhythme eût retenti à l’égal des foudres oratoires de Mirabeau ? quelles strophes n’eussent paru décolorées à côté de la géométrie enflammée de Saint-Just, à côté de ces formules draconiennes revêtues d’images bibliques ? La pâle tradition de J.-B. Rousseau est trop souvent flagrante dans la partie lyrique des œuvres de Chénier : il serait cependant injuste de méconnaître ce qui s’y rencontre çà et là de vigoureux accens. Le canon et le cri des mourans accompagnaient bien, ce me semble, les soldats répétant sur le rhythme de Méhul :

La victoire en chantant nous ouvre la barrière,
La liberté guide nos pas…

La liberté, en effet, s’était réfugiée dans les camps, et elle gagnait des batailles en entonnant les vers de Chénier. Dans le bel Hymne à l’Être suprême, écrit au plus fort de la terreur, alors qu’on osait à peine prononcer le nom de Dieu, Marie-Joseph a été vraiment inspiré :

Source de vérité qu’outrage l’imposture,

De tout ce qui respire éternel protecteur,
Dieu de la liberté, père de la Nature,
Créateur et conservateur,

Ô toi seul incréé, seul grand, seul nécessaire,
Auteur de la vertu, principe de la loi,
Du pouvoir despotique immuable adversaire,
La France est debout devant toi.

Un souffle puissant soutient jusqu’au bout Chénier à la hauteur de son sujet. Plus loin, dans le même hymne, des accens précurseurs retentissent, et un coin de ce ciel éthéré, où plana depuis la première muse de Lamartine, se découvre tout à coup et étonne l’œil habitué à l’empyrée blafard de l’ode mythologique. À une certaine hauteur, les horizons se rejoignent.

L’œuvre du poète au sein de la révolution est maintenant connue : il nous reste à dire un mot de l’œuvre du citoyen. La tâche sera moins longue ; un scrutin se dépêche plus vite qu’une tragédie, surtout en un temps où l’on vote sans phrases. Ce n’est pas que Marie-Joseph n’en ait fait bon nombre dans ses harangues : on peut même dire que le recueil des Discours politiques de Chénier ressemble trop souvent à un cahier de corrigés en style de Brutus rhétoricien.

Mais arrêtons-nous un instant : peut-être après avoir quitté le poète, peut-être avant d’avoir affaire au conventionnel, voudra-t-on savoir au juste quel était l’homme. Déjà ses vers nous l’ont laissé entrevoir à moitié, et plus d’une échappée d’amour-propre l’a trahi ; l’instant toutefois est propice pour le saisir dans sa vive nuance d’alors. Plus tard, en effet, les rudes arêtes s’effaceront, et sous l’effort des années, au dur contact des évènemens, dans les longues amertumes du chagrin, ce caractère tranché perdra ses saillies. À l’heure où nous sommes, il suffit d’apercevoir Chénier pour le connaître : c’est une nature tout extérieure, mais qui voile cependant la générosité sous la brusquerie et le désintéressement sous la rudesse. Une humeur inquiète, une partialité fougueuse dont M. Daunou lui-même ne fait pas mystère, une conversation mordante et pleine de traits, le plus naïf étalage de vanité, un goût marqué de faste et de plaisir, l’impatience de la renommée, tous les préjugés du XVIIIe siècle, tout l’enthousiasme de la génération de 89 ; avec cela une ame noble, mais accessible à la colère ; un esprit généreux, mais ouvert aux préventions : voilà le Chénier du temps de Charles IX. Ce n’est pas tout-à-fait celui du temps de l’Épître à Voltaire : la transformation sera sensible dans le caractère comme dans le talent.

Les femmes observent avec finesse, c’est le don de leur esprit : elles peignent d’un mot et attrapent la ressemblance, c’est le charme de leur conversation. Aussi ai-je souvent pensé qu’entendre Mme Roland causant avec Brissot le lendemain de Fénelon, écouter au long Mme de Staël le lendemain de l’Épître sur la Calomnie, c’eût été connaître Chénier mieux que par ses vers. Mais que dites-vous de ce portrait ?

« Chénier, dont je ne connaissais que des vers assez durs et sa triste pièce de Charles IX, faible par les caractères, qui pouvaient être si grands, mauvaise par le style, bonne par l’intention, Chénier fut appelé à la convention. Il y a loin d’un poète à un législateur… J’ai vu Chénier quelquefois ; je me souviens que Roland le chargea de dresser le projet d’une proclamation du conseil dont il lui donna l’idée. Chénier apporta et me lut ce projet : c’était une véritable amplification de rhétorique déclamée avec l’affectation d’un écolier à voix de stentor. Elle me donna sa mesure. On peut faire des vers et porter dans un autre genre de travail la justesse d’un bon esprit ; mais Chénier voulait encore être poète en écrivant de la prose et de la politique. Voilà, me dis-je, un homme mal placé, qui n’est bon dans la convention qu’à donner quelques plans de fêtes nationales…

Au ton acrimonieux de Mme Roland, on voit trop que Chénier n’est pas de la Gironde. C’est un portrait de profil, très peu flatté, on le voit, un peu chargé même et touchant à la caricature : le type natif est saisi pourtant, et la physionomie se reconnaît. Le médaillon que voici est-il plus ressemblant ?

« Chénier, malgré tout ce qu’on peut reprocher à sa vie, était susceptible d’être attendri, puisqu’il avait du talent, et du talent dramatique… C’était à la fois un homme violent et susceptible de frayeur ; plein de préjugés quoiqu’il fût enthousiaste de la philosophie ; inabordable au raisonnement quand on voulait combattre ses passions, qu’il respectait comme ses dieux pénates. Il se promenait à grands pas dans la chambre, répondait sans avoir écouté, pâlissait, tremblait de colère lorsqu’un mot qui lui déplaisait frappait tout seul ses oreilles, faute d’avoir eu la patience d’entendre la fin de la phrase. C’était néanmoins un homme d’esprit et d’imagination, mais tellement dominé par son amour-propre, qu’il s’étonnait de lui-même, au lieu de travailler à se perfectionner. »

M. Daunou trouvait « peu d’équité » en ces lignes, que Mme de Staël insérait dans ses Considérations sur la Révolution quelques années à peine après la mort de Chénier. À cette date, en effet, un pareil jugement, quoiqu’il fût un palliatif des duretés de Mme Roland, n’était pas sans injustice. Le portrait tracé par Mme de Staël est vrai, mais le jeune homme surtout a posé devant elle. Ici ce n’était pas une galanterie de rajeunir le modèle : la figure de Chénier fut de celles qui embellissent en vieillissant. En somme, on a eu dans Mme Roland un juge de salon hostile et de parti opposé, dans Mme de Staël une opinion d’amie sévère et sans complaisance. Il est bon, pour être au complet, d’avoir le mot d’un ennemi déclaré :

« Chénier était sombre, fier, atrabilaire, et railleur à la manière de Voltaire. Son caractère était emporté, exclusif, audacieux. Il ne se faisait pas généralement aimer, parce qu’il était trop facilement haineux et rancunier. Son caractère ardent le jetait dans les extrêmes ; il fut républicain au théâtre et réacteur à la convention. Il redevint ami de la république lorsque Bonaparte établit la monarchie. Il eût été plus convenablement dans Rome que dans Paris. »

Voilà comment, avec des rancunes que la retraite et les années n’avaient pas éteintes, Barère s’exprime sur le compte de son collègue Chénier. Tous les avis sont bons à entendre, et il semble d’ailleurs que les témoignages favorables ne se discernent que mieux à travers les aigreurs d’un implacable adversaire ; les moindres concessions y sont des hommages peu suspects. C’est ainsi qu’en donnant Chénier comme une espèce de romain, Barère ne fait pas de lui un politique, mais en fait sans s’en douter une ame honnête et élevée. Assurément une pareille assertion est précieuse, et il semble opportun de la recueillir et de s’en prévaloir au moment où les deux frères vont être mêlés diversement aux contentions de partis, au moment où l’on va rencontrer Marie-Joseph sur les bancs de la convention, André dans les cachots de Saint-Lazare.

C’est l’endroit sombre de la vie de Chénier. Depuis cinquante ans, la calomnie n’a pas encore épuisé son venin ; depuis cinquante ans, la mémoire du poète est balancée entre des apologies chaleureuses, mais trop peu explicites, et des accusations aussi vagues qu’acharnées. Quelque dégoût qu’inspire une pareille enquête, c’est presque un devoir de rechercher les causes et la valeur de ces récriminations sanglantes. Il y a eu des plaidoyers éloquens, personne n’a instruit le procès. Sans doute il est pénible de troubler ces cendres, d’évoquer ces ombres fraternelles mais il faut bien en finir et ôter son dernier prétexte à la haine. Je ne tairai rien d’ailleurs : il est urgent d’être net et d’aller au fond des choses.

Et d’abord racontons les faits. M. Thiers a écrit à propos de Chénier dans l’Histoire de la Révolution : « Il était franchement républicain. » Ce simple mot marque toute la différence du rôle politique d’André et du rôle politique de Marie-Joseph : André fut révolutionnaire avec la constituante, mais resta dans les rangs des monarchiens ; Marie-Joseph fut révolutionnaire encore avec la convention et accepta la terrible logique des évènemens. De très bonne heure la double couronne de poète et de tribun avait tenté le plus jeune des deux frères ; avant Charles IX, dès les premiers mois de 1788, Chénier, dans un dialogue satirique, le Ministre et l’Homme de lettres, laissait percer sa double prétention littéraire et politique :

…Savez-vous qu’Addison
Fut, quoique bel esprit, un ministre assez bon ?

L’écrivain, on le devine, se fût prélassé volontiers dans un fauteuil d’homme d’état. André n’eut pas de si bonne heure ces ambitions turbulentes ; jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que la révolution éclate, c’est le poète des plaisirs et de l’art pur, vivant dans cet atelier du fondeur que M. Sainte-Beuve a décrit ici même[14] avec une grace si parfaite. Dans les années qui précédèrent immédiatement la révolution, André était à Londres ; il envoyait des vers à Marie-Joseph qui, déjà tout occupé de Charles IX, lui répondait en février 88 : « Un des grands plaisirs que je puisse avoir est de recevoir de ces beaux vers que vous savez faire. » Ces bonnes relations se continuèrent après le retour d’André à Paris, qui eut lieu dans les premiers mois de 90. On était au plus vif du combat : il s’agissait des destinées de la France. André se jeta généreusement et activement dans la lutte, n’hésitant pas à quitter les chères mollesses de sa poésie pour les colères de la polémique, tout comme Vergniaud laissait la nonchalante volupté du repos pour les agitations de la tribune. Son vigoureux manifeste, l’Avis aux Français eut un retentissement immense qui ne suffit pas cependant à faire réussir sa candidature aux élections parisiennes de 91 pour l’assemblée constituante. Les divisions ne viennent qu’après la victoire : au début de l’année 91, les deux frères étaient encore animés par la communauté des vues politiques ; on les trouve dans les mêmes rangs, dans les rangs de Malouet, de Kersaint, de Condorcet. C’est alors que Marie-Joseph dédie à son aîné sa tragédie manuscrite de Brutus et Cassius, en lui rappelant « l’amitié qui les unit plus étroitement que les liens du sang, » et en lui parlant avec insistance de « son mérite, dont il reconnaît toute l’étendue. » Touché de ce beau présent, André répondait : « Imagine-toi, mon frère, que tu vois jouer ton ouvrage à Rome sur le théâtre de Pompée, et vois quels applaudissemens ! » Dans l’enivrement de Charles IX, cela dut toucher au vif la vanité de Marie-Joseph ; mais Marie-Joseph, entraîné par ce succès même, poussé par l’ardeur de sa foi politique, par le retentissement des bravos populaires, se trouva bientôt engagé dans le parti extrême de la révolution. Qu’on n’oublie pas qu’aux représentations de Charles IX les applaudissemens avaient été dirigés par Danton et par Camille Desmoulins. Chénier resta fidèle à ses amis.

André avait accepté la révolution avec une joie sincère : à Londres, il la suivait de ses vœux ; à Paris, il la servit de sa plume. Mais les excès et les violences l’effrayèrent vite : il fut de ceux qui crurent nécessaire et possible de contenir le mouvement et de le diriger. La lutte était belle, quoique impossible : il la tenta résolument. On le sait, sa polémique en faveur du parti modéré fut vive, hardie, éloquemment violente. Le Journal de Paris lui servait tous les jours d’arène : tantôt un article virulent dénonçait « le plat et odieux pathos » de Brissot, tantôt des vers énergiques flétrissaient nommément Collot d’Herbois, Robespierre, ces héros futurs de la terreur, qui déjà, selon le poète, puisaient leurs inspirations patriotiques dans

La vertu, la taverne et le secours des piques.

Comment s’étonner que deux ans plus tard les décemvirs se soient souvenus, et aient payé leur dette à André ? En démasquant les projets factieux des clubs, en appelant la vindicte sur les sociétés populaires à la formation desquelles Marie-Joseph avait pris une part très active, André se séparait ouvertement de son frère. Son frère, naturellement irascible et d’ailleurs mal entouré, mal conseillé, fit insérer dans le Journal de Paris une réclamation de quelques lignes destinée à établir qu’il n’avait point eu part à l’article contre les jacobins, et que son opinion était directement contraire. Cela se passait à la fin de février 1792. Telle est la première trace ostensible que je rencontre de la fâcheuse séparation des deux Chénier. Le rancunes et la jalousie étaient en éveil autour d’eux : elles ne manquèrent pas d’intervenir et de tout envenimer. À cette époque, le Journal de Paris publiait en appendice, sous le titre de Cabinet de lecture, des miscellanées moins sérieux. C’est dans le supplément qu’un ami politique d’André eut la funeste imprudence d’insérer quelques lignes ironiques à propos de la dénégation publiée par Marie-Joseph. « Quel rapport, disait perfidement le publiciste anonyme, y a-t-il entre l’éloquence nerveuse des Réflexions d’André et la triviale verbosité des préfaces de Joseph-Marie ?… Pourquoi M. Joseph-Marie ne se fait-il pas honneur aussi d’être le frère de M. André de Chénier, dont le caractère, les principes et les talens ne peuvent qu’honorer ceux qui portent son nom ? » C’était mettre l’amour-propre en jeu. Le lendemain, Marie-Joseph furieux répondait dans le Patriote français de Brissot : « Je vous remercie sincèrement de m’avoir épargné l’opprobre de votre estime, et je suis fâché qu’un homme de mérite comme mon frère soit insulté par vos éloges. » La vanité blessée commençait à se faire complice de l’hostilité politique. L’auteur de Charles IX, que son effervescence révolutionnaire et l’éclat subit de sa réputation au théâtre avaient fort accrédité, jouait un certain rôle dans cette société commençante des jacobins où siégeaient alors Sieyès, Barnave, Condorcet, Vergniaud ; aussi n’eut-on pas grand’peine à lui faire croire que la défense officielle du club lui revenait de droit, et était pour lui un devoir. Une apologie des jacobins parut donc au Moniteur, dans laquelle les attaques d’André étaient repoussées avec vivacité à la fois et avec convenance ; ainsi les expressions de liens du sang et de l’amitié, de citoyen digne d’estime, revenaient souvent et sauvaient les apparences. Toutefois, une phrase irritante s’était malheureusement glissée dans la lettre : on ne s’aperçut que trop par la réplique d’André que le mot d’amplification de rhétorique l’avait froissé. Cette réplique pourtant était d’un langage digne et ferme ; mais, aux dernières lignes, la colère long-temps contenue éclatait par ce sarcasme, par cette allusion transparente : « Certes, un parti bruyant qui dispose du crédit, de la faveur, de la réputation et même de cette partie des succès littéraires dont la nature est d’avoir besoin des applaudissemens de la multitude, sera toujours beaucoup loué, même par plusieurs dont il ne sera jamais beaucoup aimé. » L’insinuation était cruelle : l’auteur de Charles IX fit aussi de vains efforts dans sa riposte pour paraître calme, pour éviter à son tour le fiel ; dans les dernières phrases il n’y tint plus, et son humeur l’emporta : « Si j’avais, dit-il, perdu deux ou trois années à composer des tragédies impartiales ou insignifiantes (André avait-il donc songé au théâtre ?) et même deux ou trois matinées à écrire pour un journal quelques pamphlets modérés, j’aurais trouvé un grand nombre de prôneurs puissans et actifs, et peut-être, en 93, ils m’auraient consolé de n’avoir pu, en 91, me glisser dans la foule des députés de Paris, et siéger à l’assemblée nationale entre M. Robin Léonard et M. Thorillon. » Ces lignes, écrites dans les derniers jours de juin 1792, rappelaient amèrement à André l’échec de sa candidature.

On le voit trop, l’acrimonie s’en mêlait. La dispute tournant de plus en plus aux personnalités, André et Marie-Joseph cessèrent de se voir. M. de Chénier le père, qui aima la révolution à son début, et qui fit même partie des premiers comités de surveillance, d’où son modérantisme finit par le faire exclure, M. de Chénier conjura ses deux autres fils, Sauveur et Constantin, d’apaiser à tout prix la querelle, et de mettre un terme à ce déplorable débat ; on obtint qu’André ne répondrait pas à son frère. Ce fut Brissot qui paya double : toute la colère du publiciste retomba sur lui. Au reste, les évènemens vinrent bientôt interrompre cette guerre de journaux, ces violentes rencontres dans le champ-clos de la presse. Quelques jours encore, et la monarchie disparaissait au 10 août. Les bureaux du Journal de Paris furent envahis par l’émeute ; la feuille cessa de paraître, et les rédacteurs se dispersèrent. Le pillage sanglant des Tuileries et bientôt les massacres de septembre mirent le comble à l’indignation d’André ; c’est avec horreur qu’il assista aux fêtes théâtrales qui suivirent le renversement de la royauté ; ces bacchanales populaires lui semblaient

Dignes de l’atroce démence
Du stupide David, qu’autrefois j’ai chanté.

Ce n’était plus la calme idylle de Bion, ce n’était plus la noble élégie de Properce : ces haines rigoureuses, dont parle Molière, gonflaient la généreuse poitrine d’André. Archiloque avait son tour après Théocrite : le poète des Iambes préludait à ses colères.

Le parti d’André était vaincu ; celui de Marie-Joseph triomphait. Charles IX avait donné à Chénier une immense popularité ; son nom alors était un drapeau. Aussi, dès que la nomination double de Barrère, comme député à la convention nationale, laissa aux électeurs de Versailles la liberté d’un nouveau choix, Marie-Joseph fut spontanément désigné par eux comme représentant du département de Seine-et-Oise. Pendant que son frère prenait ainsi place à la convention parmi les juges de Louis XVI[15], André, plein de dédain pour tous ces grands patriotes, continua sa tâche périlleuse. L’amour qu’il sentait dans son cœur pour la liberté était réfléchi, profond, mais il n’étouffait point les sentimens d’humanité et de droiture. Le dégoût du crime l’avait ébranlé, la compassion pour le malheur ne lui laissa plus d’hésitation : la cause du roi était perdue, il la soutint. On l’a dit éloquemment, c’était se faire le transfuge du plus fort, c’était déserter vers le vaincu. Adresses, articles, placards, correspondance, démarches, rien ne fatigua son courage ; il offrit à Malesherbes de l’aider et ce fut lui qui rédigea le manifeste touchant que signa Louis XVI, l’Appel au Peuple. C’est ainsi que l’indomptable écrivain qui avait osé demander naguère qu’on élevât « des autels de la peur » refusa de sacrifier aux pieds de la terrible idole. Il faut le dire haut, André, dans les derniers et orageux mois de 93, ne fut exclusivement protégé que par le nom et le crédit de son frère. Les dangers que son audacieuse opposition lui fit alors courir furent si réels, que le poète Wieland, le sachant rangé parmi les suspects, écrivait d’Allemagne tout exprès pour savoir s’il était encore en vie. Au milieu de tout cela, d’ailleurs, André n’avait pas l’ombre d’ambition personnelle. Les circonstances et ses impérieuses convictions l’avaient seules jeté dans la lutte. On le voit dans des lettres récemment publiées, il n’aspirait, même alors, qu’à se mettre de nouveau à l’écart, qu’à retrouver dans la solitude la douce familiarité de la muse. Pendant qu’André, en prenant ainsi parti pour Louis XVI, donnait des gages aux dénonciateurs et des griefs à l’inflexibilité vindicative de la montagne, Marie-Joseph, emporté par le torrent, n’essayait pas de résister. Il était dans la chaleur de l’âge et des passions ; aussi le trouve-t-on mêlé activement à toute la fermentation première, à tout le sombre enthousiasme de la terrible assemblée, et aussi à ses égaremens. C’est ce rôle de législateur révolutionnaire qui, lors de la réaction thermidorienne, faisait dire à Michaud, dans une cruelle diatribe contre Chénier, que le peuple avait

Pleuré plus de ses lois que de ses tragédies.

Voilà les représailles des partis : on ne tardera pas à voir si l’auteur de Fénelon les méritait.

Sur l’insistance de ses amis, André consentit à quitter Paris, à chercher un lieu de sûreté. Marie-Joseph, on l’a vu, était député de Versailles ; il y procura un asile à son frère. André demeura près d’un an caché dans cette retraite, où une grave et longue maladie le retint. On peut voir dans sa belle ode de Versailles quels sentimens l’animaient alors, comment les vertes allées où, dans ses ennuis, il évoquait encore les chers fantômes de la poésie et de l’amour, s’enveloppaient souvent de deuil à ses regards, comment l’ombre livide des victimes venait peupler pour lui ces frais asiles et interrompre

Ce silence fertile en belles rêveries.

Si l’on n’était pas assuré des conséquences, peut-être vaudrait-il mieux tirer un voile sur ces funèbres souvenirs et laisser dans le demi-jour du passé la collision politique des deux Chénier, et les ombrages, les aigreurs qui s’y mêlèrent ; mais j’ai à cœur d’être strictement vrai, de ne rien déguiser, de ne rien omettre, de ne laisser enfin à la malveillance ni un seul argument, ni une seule phrase, qu’elle puisse plus tard tirer de l’oubli. J’oserai même aller jusqu’au bout dans cette tâche pénible et ne pas taire une circonstance connue seulement de quelques-uns, mais qui, rendue publique dans l’avenir, pourrait servir de thème à des récriminations fâcheuses. Pour prouver que l’harmonie n’avait jamais été rompue entre les deux frères, on s’est plusieurs fois appuyé d’une ode d’André qui commence ainsi :

Mon frère, que jamais la tristesse importune
Ne trouble tes prospérités !
Va remplir à la fois la scène et la tribune,
Que les grandeurs et la fortune
Te comblent de leurs biens aux talens mérités !

Dans les éditions, la pièce n’a que deux strophes, et ces deux strophes sont louangeuses. Les vœux exprimés par André étaient sincères, je n’en doute pas ; cependant il faut bien dire que la fin de l’ode tournait à l’ironie, à une ironie plutôt mélancolique que blessante. Ces derniers vers ont été vus par plusieurs personnes de notre connaissance. Du reste, on conçoit l’omission, on s’explique les scrupules honorables des premiers éditeurs ; mais aujourd’hui qu’on a retrouvé dans les journaux du temps les phrases citées tout à l’heure, aujourd’hui que les témoignages imprimés de ces dissentimens ont été produits, une pareille révélation peut être faite sans inconvénient. On ne doit pas dissimuler non plus ce qu’il y avait d’impérieux et d’un peu hautain dans le caractère d’André. Dès long-temps André était l’oracle de sa famille, et Marie-Joseph avait été élevé à son égard dans des habitudes presque respectueuses ; mais, lorsque la célébrité lui vint avec les ovations populaires, le plus jeune ne garda plus vis-à-vis de son aîné cette attitude inférieure, et s’émancipa. Une question d’amour-propre les avait aigris, une question de parti les sépara ; maintenant le danger va les réunir. Les affections saintes renaissent et s’avivent en face des grands périls.

Lorsqu’André, convalescent encore, revint à Paris, sur la fin de 93, il était réconcilié avec son frère. À cette date, Marie-Joseph, déjà compromis aux yeux des séides de Robespierre, passait pour un modéré dangereux. Désigné à plusieurs reprises par la convention pour remplir dans les provinces ces missions sanglantes que se disputaient les Lebon et les Carrier, il avait eu le courage de repousser toute participation directe à l’œuvre de la terreur. Ces refus réitérés le firent exclure du comité d’instruction publique, c’était un avertissement terrible ; mais ce qui acheva de discréditer Chénier dans l’opinion du comité de salut public, ce fut un acte qui cependant lui a été reproché depuis comme un crime, ce fut sa conduite après la mort de Marat. Les cordeliers venaient d’élever un autel au cœur de cette ignoble idole, la convention eut la faiblesse de s’associer unanimement à cet acte de délire. Une loi spéciale fut en effet proposée pour la panthéonisation de Marat et la dépanthéonisation de Mirabeau. La montagne voulut mettre Chénier à l’épreuve, et le nomma rapporteur[16]. Chénier, que ses dernières tragédies avaient rendu très suspect aux décemvirs, était sous le coup d’une imminente proscription ; récuser l’honneur qu’on lui accordait, c’était offrir sa tête en holocauste. Le poète n’eut pas ce courage, il céda à l’affreuse nécessité ; mais une fois à la tribune, la hardiesse lui revint, il parla de devoir pénible, il rendit hommage au génie de Mirabeau, et osa ne pas dire un seul mot de celui qu’avait frappé Charlotte Corday ; le nom de Marat n’était prononcé que dans le projet de décret. Il y avait au moins là, on l’avouera, une audace relative, ce qu’on a très bien appelé le courage de la réticence. « Un pareil silence, a dit M. Daunou, au moment même d’une telle apothéose, en était le désaveu le plus solennel, l’improbation la plus outrageante. » Il ne fallait pas être bien fin pour apercevoir derrière ce mutisme intentionnel la vraie pensée de Marie-Joseph, pour deviner qu’au fond du cœur il disait avec André :

Un scélérat de moins rampe dans cette fange.

On s’imagine facilement l’exaspération que cet acte dut soulever chez les amis de Robespierre. Ceci se passait dans les dernières semaines de 93 : l’éclat que fit presque aussitôt la suspension de Timoléon acheva de rendre Chénier suspect. Son rôle de poète officiel de la république ne lui fut même pas laissé, et dès-lors un véto absolu interdit le théâtre à sa muse. On prohiba Charles IX comme royaliste, Gracchus comme aristocrate, Fénelon comme favorisant le fanatisme. C’est dans ces conjonctures qu’André fut par erreur arrêté à Passy, chez Mme de Pastoret. Il n’y avait que confusion de noms ; mais, pour obtenir la mise en liberté, un ordre spécial du tribunal révolutionnaire devait être réclamé. Le demander ouvertement, c’était désigner André à la hache, c’était le tuer. D’ailleurs, un autre frère de Marie-Joseph, Sauveur Chénier, ancien chef de brigade sous Dumouriez, venait d’être incarcéré à Beauvais, et, d’un autre côté, M. de Chénier le père, malgré ses soixante-douze ans, se voyait dénoncé et sérieusement inquiété. On comprend les inquiétudes de Marie-Joseph : il sentit « qu’en frappant sa famille, on arrivait à lui. » Sa tendresse naturelle ne lui eût pas dit de chercher à sauver les siens, que son seul intérêt le lui aurait impérieusement prescrit ; mais, dans les démarches actives qu’il ne cessa de poursuivre pendant ces six mois d’angoisses, Marie-Joseph ne fit que rester fidèle, on le devine, à l’instinct de son cœur. Déjà, à force d’obsessions, il avait obtenu un ordre de Fouquier-Tainville pour l’élargissement de Sauveur. Sauveur n’avait pas amassé contre lui d’impitoyables rancunes, il n’avait pas flétri par une éloquence hautaine et méprisante les premiers crimes de Robespierre et de Collot d’Herbois. Tels étaient, au contraire, les antécédens d’André. M. de Chénier ne comprit pas que demander hautement la délivrance de son fils, c’était évoquer les souvenirs, la colère d’hommes qui ne pardonnaient pas. Le malheureux père, par une impatience qu’on s’explique[17], poussait sans cesse Marie-Joseph à intervenir ouvertement, tout haut, en faveur de son frère ; il ne se contentait pas de la triste réponse qui lui était toujours faite, de cette réponse trop vraie : « Faites plutôt qu’on l’oublie ! » André aussi, dans sa prison, disait : « Accoutumons-nous à l’oubli ! » L’oubli, c’était la vie alors. Mais comment faire admettre cela à un père, à une victime ? Et cependant la funèbre expérience de chaque jour ajoutait chaque jour à la conviction de Marie-Joseph. Marie-Joseph, de son côté, ne sut point se résigner à ce dévouement du silence, à cet intérêt négatif : quoiqu’il fût lui-même (je me sers des propres mots de M. Daunou) cité, dénoncé, recherché, quoiqu’il fût inscrit à son rang sur une des listes de proscription, il ne cessa pas un seul instant de faire en secret les démarches les plus persévérantes. C’était son unique pensée. S’il n’osait pas aller lui-même à Saint-Lazare consoler André, lui faire tenir ce mot à travers les barreaux qu’attendait le pauvre captif, c’était pour ne pas éveiller l’attention : le silence était la première condition du salut. Chénier, au reste, n’était pas sans quelque lueur d’espérance. Il venait d’écrire le Chant du Départ dans le but de reconquérir un peu de crédit et de popularité, dans l’espoir de désarmer le comité de salut public, et (illusion de poète !) il s’imaginait que l’hymne avec lequel on gagnait des victoires aux frontières lui ferait obtenir à Paris la vie d’un seul homme, la vie d’un frère ! Ce n’était pas tout : Marie-Joseph avait fait long-temps partie de ces dîners secrets de Passy, de ces fêtes délicates et raffinées par lesquelles l’ancien fermier-général Dupin s’était attiré une certaine influence sur quelques bancs de la convention. Les membres du comité de sûreté générale, de qui dépendait précisément le sort d’André, se réunissaient là presque tous les soirs, et se distrayaient du sang par les voluptés : c’étaient Vouland, Amar, le vieux Vadier, Jagot, Louis du Bas-Rhin, tous ces agens obscurs, mais actifs, de la terreur, qui venaient dans ces orgies rire, avec des filles et des actrices, de leurs guillotinades du matin. Marie-Joseph en fit solliciter, en sollicita plusieurs : tous furent inflexibles. En ces mœurs à la fois corrompues et farouches, la complicité du plaisir n’était pas un titre à la bienveillance. Ce fut chez un de ces membres du comité de sûreté générale (je n’ai pu savoir lequel) que M. de Chénier, enfin lassé d’une si longue attente, eut la fatale hardiesse d’aller requérir, comme un acte de justice, la délivrance et par conséquent le jugement préalable d’André, en se réclamant des services rendus à la convention par son autre fils. « Une exception pour le frère d’un conventionnel, répondit le tribun ; une exception ! le détenu sortira dans trois jours. » Il sortit en effet, mais pour aller de Saint-Lazare à la Conciergerie, de la Conciergerie à l’échafaud. Peut-être, dans ces sollicitations réitérées et imprudentes, le nom d’André fut-il prononcé devant Collot d’Herbois. Collot d’Herbois avait une dette à payer à André : il n’en fallait pas tant pour mourir. On a assuré que Marie-Joseph aurait pu fléchir Fouquier-Tainville ; mais l’hyène devait-elle lâcher deux fois sa proie et épargner André après Sauveur ? Pour le sanglant magistrat, que pouvait être le prisonnier de Saint-Lazare, sinon, comme il disait, « une ardoise de plus qui tombe ? » Et d’ailleurs, dans ces derniers mois de la terreur, Marie-Joseph aurait-il eu un pareil crédit ? Tout récemment encore, on a osé écrire que jusqu’à la fin Chénier avait été d’accord avec les partisans acharnés de Robespierre, qu’on l’avait vu montrant aux tricoteuses le signal convenu, le morceau de drap rouge, et préserver ainsi son ami le député Devérité, alors que la convention était traquée par les canonniers d’Henriot : c’est une fable calomnieuse. Depuis l’abominable loi du prairial, qui redoubla la terreur en ôtant même le droit de défense aux accusés, Chénier pouvait passer pour proscrit. La mort était suspendue sur sa tête ; il s’attendait tous les jours à être arrêté. Aussi, durant ces dix dernières semaines, ne le vit-on guère à la convention ; s’il s’y glissait un instant, c’était pour faire acte de présence, c’était pour disparaître aussitôt. Les lâchetés de ce temps de peur sont connues : dans les rues, on évitait Chénier, on ne lui serrait la main qu’à la dérobée. C’est que Robespierre l’avait désigné à la tribune par une allusion qui valait un arrêt. Un homme d’esprit du temps disait que la vie alors était devenue un art[18]. Chénier en était là : il fut bientôt réduit aux expédiens, il dut quitter sa demeure et se dérober aux espions. C’est dans cet abandon désolé, c’est dans cette triste solitude que, pensant sans doute à son frère, il écrivait cette ode énergique, où sont flétris les décemvirs :

Du nom de la vertu le meurtre est revêtu,
Et l’audace de la vertu
Se tait devant celle du crime.

J’aime à me figurer qu’à la même heure peut-être André stigmatisait les bourreaux barbouilleurs de lois dans un de ces sublimes iambes écrits par lui sur de petits chiffons de papier, qu’il passait sous la porte du cachot à un autre prisonnier, à un compagnon d’infortune qui, délivré quelques jours plus tard par le 9 thermidor, put communiquer à la famille du poète ce dernier et précieux legs du captif. C’est ainsi que ces deux nobles cœurs, trop long-temps séparés par les discussions de partis, se réunissaient à la fin dans une même pensée, dans une commune indignation contre le crime. Caché et délaissé, Marie-Joseph apprit sans doute en même temps la mise en jugement et la mort de son frère. Il n’y avait pas eu vingt-quatre heures d’intervalle entre l’arrêt et l’exécution.

Dans l’attente du coup fatal, André écrivait :

Toi, Vertu, pleure si je meurs !

N’eût-il pas eu le droit d’en dire autant à la vieille poésie d’alors, à cette poésie redevenue jeune avec lui, et qu’il avait abreuvée de sources plus fraîches, à des courans inconnus ? Mais il semblait que ce lévite prédestiné dût emporter dans le pan de sa robe le grain de pur encens qu’il avait dérobé sur l’autel, car évidemment la rénovation poétique ne pouvait pas dater de là ; évidemment la gloire d’André et son influence devaient être tardives. Les hasards intelligens de l’histoire littéraire en firent une sorte de contemporain posthume de Lamartine et de Victor Hugo. Pour accomplir, en effet, un grand changement dans les lettres, une forme nouvelle et originale ne suffit pas ; il faut encore des idées, sinon des sentimens nouveaux. Or, André Chénier appartenait profondément au XVIIIe siècle, il en avait tous les penchans, toutes les opinions ; seulement, par un don particulier, par un privilége unique, il lui fut permis de dépasser le style et la forme de son temps. Isolé aux limites de l’ère précédente et de l’ère actuelle, il a conquis une place à part, il donne à la fois la main à l’avenir et au passé. Son œuvre doit demeurer comme un calme monument élevé au culte de l’art pur, en dehors des contentions d’école, en dehors de cette grande lutte des deux poésies, la poésie de l’innovation et la poésie de la tradition, qui était à la veille de s’ouvrir avec le siècle et de se personnifier dans deux écrivains d’inégal génie et d’inégale renommée. Le premier, jeune et inconnu, était allé demander aux paysages du Nouveau-Monde les riches couleurs dont son imagination splendide vint bientôt éblouir la France au lendemain de l’anarchie ; le second sortait de la tourmente révolutionnaire avec une réputation déjà faite, avec un talent incomplet, mais que le malheur allait fortifier et mûrir : on a nommé Châteaubriand et Marie-Joseph Chénier. Singulière inconséquence, qui est celle du temps même ! De ces deux hommes, l’un représenta en même temps l’esprit d’affranchissement dans les institutions politiques et de conservation scrupuleuse dans le goût littéraire ; l’autre déploya à la fois la bannière de la résolution en littérature et des restaurations en politique. Voilà comment le génie de l’homme semble souvent, à travers l’histoire, se donner des démentis à lui-même ; mais, au fond, c’est toujours lui qui profite. Ainsi, sans s’embarrasser des contradictions, il a accepté la liberté en politique avec Chénier, la liberté en poésie avec Châteaubriand. Dans son admirable égoïsme, la civilisation reçoit de toutes mains ; il lui suffit de grossir son patrimoine, elle s’enquiert peu des origines.

André avait péri le 7 thermidor. Si la terreur eût duré deux jours de moins, il était sauvé ; si elle eût duré quelques jours de plus, son frère était perdu. Robespierre tombait à peine, que Marie-Joseph publiait un hymne vengeur où, s’adressant au soleil avec un accent inspiré, il disait :

Ne crains plus d’éclairer le triomphe des crimes,
Tu peux remonter dans les cieux !

C’était un cri éloquent, un cri de joie et de délivrance ; mais le deuil s’y mêlait, et la douleur fraternelle ne pouvait retenir son sanglot au souvenir des victimes frappées :

Du moins sur vos tombeaux la plaintive patrie
À nos pleurs mêlera ses pleurs.

Les larmes de Chénier furent sincères. Cependant c’eût été pour lui un devoir de les déguiser, de chercher à consoler celle dont André, à la veille de mourir, avait dit :

La mère désolée, elle a perdu son fils !

Mais il faut du temps pour donner à un cœur maternel l’habitude et la familiarité du regret. Ce temps, la calomnie ne le laissa pas à Marie-Joseph, et ce fut sa mère elle-même qui bientôt eut à lui prodiguer des consolations. On fit un crime à Chénier de son malheur. Nous touchons à ces épreuves cruelles où l’homme eut tant à souffrir, où le poète trouva son talent.

Depuis le 9 thermidor jusque vers le milieu du consulat, c’est-à-dire de 1794 à 1802, Chénier prit une part active à la politique et joua un rôle assez important dans les assemblées. Certes, les pamphlétaires du temps exagèrent beaucoup quand ils disent de lui :

Un tel fat est de notre sort
Le régulateur et le maître[19] ;

mais ce ton au moins montre que Chénier avait du crédit et de l’autorité. On le trouve en effet mêlé de près et avec décision à tous les évènemens d’alors, à la constitution de l’an III comme au coup d’état du 18 fructidor ; c’est lui qui, le 13 vendémiaire, brava l’émeute à la tribune, et s’écria : « Il n’y a point de transaction ; il n’y a pour la convention nationale que la victoire ou la mort. » Plus tard, Marie-Joseph ne fut pas étranger au 18 brumaire. Après avoir appuyé avec chaleur le pusillanime gouvernement du directoire, il avait fini, comme tout le monde, par le mépriser ; mais, dans ses illusions de patriote, il croyait que cet appel à la force servirait en définitive les institutions républicaines, au lieu d’amener une dictature militaire. Chénier avait une nature imprévoyante et enthousiaste.

Quand le joug de la terreur eut cessé de peser sur la France, on sentit le besoin d’un gouvernement ferme qui eût la force de résister et aux tentatives des anarchistes et aux résistances des fauteurs du royalisme. Chénier fut de ceux qui voulurent à tout prix donner quelque unité au pouvoir ; il y aida même par des duretés de parole ou par des rigueurs de votes que contredisaient ses doctrines libérales, sa foi loyalement républicaine. Il est si difficile de résister aux entraînemens des réactions. Avec sa fougue naturelle et sa susceptibilité de poète, Chénier céda quelquefois, il en faut convenir, à ces suggestions de l’humeur ; ainsi, après l’insurrection du 1er  prairial, il fut sans pitié pour ses collègues compromis. L’humanité pourtant était au fond du cœur de Marie-Joseph, et son nom, après le 9 thermidor, se rattache à plus d’un généreux souvenir. On aime à rappeler que ce fut lui qui prononça, pour le rappel des conventionnels proscrits, ces belles paroles que M. Mignet a pu recueillir :

« Ils ont fui, dit-on, ils se sont cachés. Voilà donc leur crime ! et plût aux destinées de la république que ce crime eût été celui de tous ! Pourquoi ne s’est-il pas trouvé des cavernes assez profondes pour conserver à la patrie les méditations de Condorcet et l’éloquence de Vergniaud ?… Mais on craint des projets de vengeance de la part de ces hommes aigris. Instruits à l’école du malheur, ils ont appris à gémir sur les erreurs humaines. Non, non ! Condorcet, Vergniaud, Camille Desmoulins, ne veulent pas d’holocaustes de sang, et ce n’est point par des hécatombes qu’on apaisera leurs mânes. »

Une pareille motion était digne d’un poète, et si Mme Roland eût pu entendre ce discours, si Lanjuinais, Laréveillère, Louvet, Isnard, tous les restes proscrits de la brillante Gironde, eussent pu lui dire à qui ils devaient leur réintégration, peut-être eût-elle jugé Chénier avec plus d’indulgence. Ces actes désintéressés, ces nobles manifestations, plaisaient à Chénier. Je pourrais, précisément dans cette période où la calomnie le poursuivit sans relâche, je pourrais citer de lui plus d’un trait de sensibilité vraie. C’est Marie-Joseph, par exemple, qui prononça le discours auquel M. de Talleyrand dut son rappel : plus tard M. de Talleyrand l’oublia, et Chénier, dont le cœur pardonnait plutôt que la plume, se vengea fort innocemment par cette jolie épigramme, qu’il tint secrète :

Roquette dans son temps, Périgord dans le nôtre,
Furent tous deux prélats d’Autun ;
Tartufe est le portrait de l’un ;
Ah ! si Molière eût connu l’autre !

Marie-Joseph n’a jamais tiré grand pofit de la reconnaissance : Regnaud de Saint-Jean-d’Angély fut à peu près le seul qui, par sa bienveillance marquée, lui montra qu’il savait se souvenir. L’importance extrême que ce conventionnel prit tout à coup après le 9 thermidor avait effrayé les autres membres influens de la convention : on résolut de le mettre en arrestation. Chénier le savait et n’en dit rien ; mais le soir, à l’Opéra, voyant la belle Mme Regnaud avec son mari, en loge découverte, il fut touché et ne put se défendre de les faire avertir par Arnault. Tous deux déguerpirent au plus vite et n’eurent que le temps d’échapper à la proscription. L’émotion était vive et spontanée chez Marie-Joseph : il n’y savait pas résister. Mme de Staël, qui connaissait ce faible, en profitait pour ses amis. C’était elle qui avait mis en tête à Chénier le rappel de Talleyrand : après le 18 fructidor, elle courut un jour chez son ami et lui fit venir les larmes aux yeux en retraçant la situation du malheureux Dupont de Nemours et la détresse de toute cette famille. Chénier monta sur l’heure à la tribune, et, dit Mme de Staël, il parvint à le sauver[20], en le faisant passer pour un homme de quatre-vingts ans, quoique le personnage en eût à peine soixante. Dupont, qui avait des prétentions à la jeunesse, fut très mécontent. C’est ainsi encore qu’ayant sauvé d’Arigny, en s’appuyant sur son peu d’importance, le poète s’en fit un ennemi mortel. Chénier trouvait moyen de dispenser ses obligés de la gratitude. Décidément je ne m’étonne pas qu’il ait demandé à la convention un secours pour la veuve de Goldoni : il y avait en lui du bourru bienfaisant.

C’est, ce nous semble, un devoir d’enregistrer ces faits honorables. Par là, on connaît mieux Marie-Joseph, on s’accoutume à ses boutades, on sourit de sa vanité, on aime sa droiture et son bon cœur. Dès que l’homme généreux et dévoué s’est décidément révélé à moi, je suis déjà plus tranquille, et ces vagues imputations qui naguère m’inspiraient de la tristesse ne me donnent plus que de l’indignation. J’oublie le mot d’André dans les Iambes : « Tout est précipice. » Et comment Chénier n’aurait-il pas fait pour un frère, pour un ami d’enfance, ce qu’il faisait pour des adversaires, ce qu’il fit pour un ennemi irréconciliable et déclaré ? On a vu avec quel inépuisable fiel le magistral La Harpe,

Ce grand Perrin-Dandin de la littérature,

(ainsi que le poète l’a plaisamment nommé) avait toujours traité Marie-Joseph. Durant l’été de 95, le philosophique auteur de Mélanie, qui venait de se jeter subitement dans les intrigues royalistes et dans la propagande religieuse, avait transformé sa chaire du Lycée en une vraie chaire de paroisse, j’entends de paroisse du temps de la ligue : c’est alors que survint le 13 vendémiaire. Le parti de la révolution reprit le pouvoir, et Chénier se trouva très accrédité et l’un des chefs du parti vainqueur. On songea à faire des exemples, à effrayer les factions extrêmes par quelques proscriptions notables : le bruit qu’avait fait La Harpe semblait le désigner plus que personne aux coups du nouveau pouvoir. En effet, le général Bonaparte prit la parole dans le comité, et demanda avec instance l’arrestation de La Harpe. Chénier répondit très vivement, et eut même la hardiesse de déchirer le mandat d’amener qui était tout rédigé. Cela était d’autant plus méritoire, que quelques mois auparavant La Harpe avait publié contre celui qui le sauvait une brochure très virulente[21] où tout était de ce style : « Ô la grande tête de législateur !… ô le présomptueux écolier ! » L’homme pourtant sut ne pas se souvenir des blessures faites à l’auteur.

Pour soutenir la convention chancelante, Chénier avait consenti à se faire le rapporteur de la loi d’exception qui décrétait l’exil contre quiconque provoquerait l’avilissement des représentans de la nation. C’est toujours une politique mauvaise que celle qui croit les circonstances plus impérieuses que les principes. Que faisait ici Chénier, sinon de ramasser les débris de l’idole qu’il avait renversée naguère, afin de pouvoir lui dicter à son tour des oracles ? Un orateur rappela au poète avec amertume ses Inquisiteurs de la pensée. Ce n’était que justice. On sait quelles étaient les allures violentes de la presse d’alors : il y avait des journaux de toutes les couleurs ; chaque passion, chaque intérêt, chaque haine avait le sien. Menacés dans leur existence, ces journaux firent chorus pour attaquer Chénier, qui dès-lors leur servit de point de mire. Ce fut une guerre sanglante, acharnée, sans trêve, une guerre qui dura trois ans. L’essaim bourdonnant enveloppa sa victime et ne la quitta plus : nous allons voir quelles cruelles piqûres il lui fit, quels aiguillons restèrent dans la plaie.

Chénier était très en vue : il avait beaucoup d’ennemis. Les inconnus lui en voulaient de son renom, les ingrats des services rendus, les envieux de ses succès : sa morgue, ses dédains, ses sarcasmes imprudens, le faste de sa vie, avaient aussi éveillé un grand nombre de susceptibilités, sans compter les implacables rancunes que les partis réactionnaires nourrissaient contre l’ancien montagnard. Il fut immolé avec une animosité, une fureur, une rage persistante dont il n’y a peut-être pas eu d’autre exemple. La brochure de La Harpe avait donné le signal : aussitôt le vieux Morellet répondit à l’appel, et

L’enfant de soixante ans qui promet quelque chose

publia ses Pensées libres sur la presse[22] contre Marie-Joseph. La Harpe avait usé de l’emphase ; Morellet mit en jeu sa raillerie pincée, son amertume fine et sèche ; il accusa Chénier de vouloir « diriger le théâtre selon les vues du gouvernement. » C’était une allusion à la récente mise en scène de Timoléon, de cette fatale tragédie que Robespierre avait brûlée et que Chénier venait de faire jouer. Les plus indulgens prétendirent que c’était là pour Marie-Joseph le résultat le plus cher du 9 thermidor. Un malin assura même avoir entendu tenir le dialogue suivant, dans les couloirs de la convention, le jour où avait été renversé le régime de la terreur :

L’heure de la justice est enfin arrivée.
Robespierre n’est plus et la France est sauvée.
— Que dites-vous ? — J’ai vu périr le monstre. — Bon,
L’on jouera mon Timoléon !

Ce quatrain fit rire tout Paris et tua la pièce. La coïncidence de cette demi-chute avec les discours de Chénier contre la presse ne manqua pas d’être exploitée. On rima des monologues où Marie-Joseph disait :

Qui médit de mes vers trahit la république ;

et la Quotidienne se mit à développer chaque matin cette thèse plaisante, à savoir qu’une conspiration existait afin de rendre le théâtre désert. « Le poète ferait bien, ajoutait-on, de traduire le public devant une commission militaire. » C’était le prélude de la guerre sans merci que M. Michaud allait bientôt déclarer à Marie-Joseph.

Ce feu roulant de plaisanteries n’était effectivement qu’une fusillade d’avant-garde. Timoléon, on le sait, offrait le tableau d’un frère sacrifiant son frère à la liberté : or, les partis, qui ne se font scrupule de rien, avaient déjà semé à tout hasard, sur la mort d’André, quelques sourdes insinuations. Timoléon parut. Était-ce une justification, une apologie ?…, l’argument parut suffisant aux factions pour jeter hautement dans l’arène l’incrimination abominable qui devait causer de si profonds chagrins à Marie-Joseph. On se garda, bien entendu, de dire que la pièce avait été écrite avant l’arrestation d’André ; on se garda de remarquer qu’en fait elle prouvait le contraire absolument de ce qu’on voulait y voir, puisque le personnage intéressant de la tragédie n’était pas le bourreau Timoléon, mais la victime Timophane. La presse de l’époque thermidorienne avait encore toute l’impudeur féroce de l’Ami des Lois et du Père Duchêne : seulement après le despotisme de quelques-uns, c’était l’absolutisme de tous ; après le lâche silence de la peur, les bravades d’une insolence sans frein ; après le règne de la terreur, celui de l’anarchie.

L’abbé Morellet, je suis fâché de le dire, couvrit le premier de l’autorité de son nom cette lâche invention, qui n’avait encore circulé que dans quelques feuilles obscures, et qui, au milieu même des colères contemporaines, n’a jamais été appuyée une seule fois sur un fait, sur une preuve quelconque. Tout en avouant qu’il n’avait aucune raison de croire, Morellet eut l’indignité d’écrire cette phrase : « Sultan Chénier, auriez-vous rapporté de Constantinople les mœurs des Ottomans, qui croient ne pouvoir régner qu’en étranglant leurs frères ? » Voilà, dès le début, le ton vraiment féroce de cette polémique. Aussitôt les folliculaires à gages, toute la cohue des journaux, répétèrent à l’envi le gratuit et infâme mensonge, comme s’il était avéré et patent. On l’imprima en prose, on le redit en vers, on le rima sur tous les modes. Tantôt c’était un soliloque de Chénier :

Je le jure à tes pieds par ce bras sanguinaire
Fumant encore et teint du meurtre de mon frère[23] ;

tantôt c’était une apostrophe ironique :

… On t’a vu partager son supplice
Plutôt que de descendre à cette lâcheté
De baiser des bourreaux le bras ensanglanté[24] ;

ou une affirmation brutale :

C’est un tigre, la bouche encor pleine de sang[25].

On aurait hâte de mettre un terme à ces citations affligeantes. Quel besoin, en effet, d’aller recueillir dans les journaux du temps des annonces perfides comme celle-ci : « Le citoyen Chénier refait, dit-on, la Mort d’Abel, de Gessner ? » Ces sottises atroces sont dignes de l’oubli, et il faut les y laisser : à la longue, l’indignation fait place au dégoût. Cependant il faut bien oser aller au bout, car par malheur le nom de l’abbé Morellet n’est pas le seul nom connu que je rencontre dans toute cette fange mêlée de sang. Un homme très spirituel et très aimable, que nous avons tous connu et goûté, doit, hélas ! avoir sa part de cette tache odieuse. M. Michaud, qui avait fait aussi des vers républicains, était alors mêlé aux intrigues, aux factieuses menées du royalisme, à toutes les brutales violences de la presse directoriale. Un des premiers, il avait attaqué la vie politique de Chénier dans la Quotidienne ; Chénier riposta par quelques vers mordans. À son tour, M. Michaud se vengea, mais, il faut le dire, avec rage, avec une étrange cruauté. Pendant une année tout entière, son journal, sa Nonne sanglante, comme on le surnommait, contint presque tous les jours quelque diatribe nouvelle avec cette épigraphe permanente : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Ce ne fut pas tout : sous le titre de Petite Dispute entre deux grands hommes, le futur chantre du Printemps d’un Proscrit publia une satire, assez lestement tournée du reste, où on lisait des vers comme ceux-ci :

Le grand Timoléon vint apprendre aux Français
Que la fraternité n’était qu’une chimère
Et qu’on pouvait sans crime assassiner son frère ;

et à propos des autres tragédies de l’auteur de Fénelon :

........Le parterre avide
Peut toujours y trouver au moins un fratricide ;

et enfin :

Je sais bien que Chénier, fidèle à Melpomène
Peut tuer ses héros ailleurs que sur la scène.

Faisons justice en osant citer. Voilà donc à quelles extrémités l’habitude perfide de la contradiction quotidienne a pu entraîner une nature bienveillante et douce ! On va si loin malgré soi dans cette guerre avancée de la presse ! On est si facilement entraîné au-delà des bornes dans cette lutte de tous les jours, où la vue des grands horizons est voilée par la fumée du combat ! C’est un des graves dangers de ce métier de journaliste de laisser ainsi s’énerver, s’émousser en soi le strict sentiment du vrai et du bien, et, sous l’aiguillon, de se porter en revanche aux excès amers des représailles, aux injustices violentes des partis. Mais, se l’imaginerait-on ? le rédacteur de la Quotidienne ne croyait pas le premier mot de l’imputation horrible qu’il contribua plus que personne à propager. Un jour que Ginguené causait avec lui de Chénier, il convint que tout cela n’avait été qu’une stratégie de presse ; puis il ajouta crûment : « Il fallait bien le démonétiser, après tout, c’est un fameux chat que nous lui avons jeté dans les jambes. » J’ai entendu M. Michaud, dans ses dernières années, se féliciter de n’avoir pas une rancune, se flatter de n’avoir pas un ennemi, et c’était vrai. La malice même de sa causerie, l’enjouement moqueur de sa conversation, ne blessaient pas : c’était l’aménité même, et on l’aimait. Il est triste de penser où l’avaient conduit l’esprit de secte et l’excitation de la polémique. C’est un déplorable exemple.

On l’a vu, aucune preuve n’était alléguée[26], aucun témoignage n’était invoqué pour établir ces allégations flétrissantes. Les partis sont sans pitié : ils poursuivaient Marie-Joseph de ce cri réprobateur qui ne troublait pas sa conscience, mais qui lui déchirait l’ame. Bientôt les vengeances secrètes s’inspirèrent de ces vengeances publiques. Tous les jours, Chénier reçut, sous les formes les plus variées, une lettre anonyme qui reproduisait l’épigraphe des articles de M. Michaud : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Pendant une année tout entière, le mystérieux billet arriva au poète avec une régularité que la haine la plus cruelle avait pu seule combiner : il le trouvait sous sa porte, dans sa correspondance, sur le tabouret de sa loge, et une fois même sous son chevet. On ne sut jamais l’auteur de cette misérable persécution, digne des supplices de Dante. Le mépris d’abord l’emporta dans le cœur ulcéré de Marie-Joseph, mais à la fin l’indignation eut le dessus : c’est alors que parut l’Épître sur la calomnie. Ce jour-là, Chénier fut un vrai poète.

Je ne ferai pas au honteux mensonge que nous avons vu se reproduire avec un si inexplicable acharnement l’honneur d’une réfutation logique : cette réfutation est dans le cœur des gens honnêtes, et d’ailleurs plusieurs contemporains de Chénier se sont expliqués là-dessus de façon à imposer silence à toutes les haines. M. Daunou, qui voyait tous les jours son collègue Chénier à la convention et dans l’intimité, M. Daunou s’est plus d’une fois exprimé, comme il convenait à son intègre amitié, sur cette calomnie aussi absurde qu’horrible. Lemercier l’a flétrie avec tout le dédain d’une ame loyale[27]. Arnault, de son côté, n’a manqué aucune occasion de venger son collègue, et il y a mis toute l’insistance, toute la chaleur d’une conviction profonde : c’est que cette conviction reposait sur des faits. Arnault avait, pendant la terreur, assisté chez le compositeur Méhul à toutes les anxiétés de Marie-Joseph ; il avait su directement les démarches faites par Chénier au péril de sa vie, il avait connu ses espérances, ses craintes, son trouble[28]. On peut objecter, je le sais, que Daunou, que Lemercier, qu’Arnault étaient tous les trois en bons termes avec Chénier, et que leurs assertions peuvent paraître empreintes d’une affectueuse partialité. Eh bien ! je suis assez heureux pour pouvoir produire deux témoignages qui n’ont jamais été invoqués et qui sont tout-à-fait sans réplique. Ce n’est pas à des partisans du poète, c’est à deux de ses ennemis les plus déclarés que je demanderai mes preuves. Devant le premier texte, les préventions les plus opiniâtres devront être ébranlées ; devant le second, il n’est plus permis à un homme honnête de garder l’ombre d’un doute.

Rœderer, sous le directoire, prenait, avec son ami Lezay-Marnezia, une part très active à la rédaction du nouveau Journal de Paris, feuille alors très importante et très répandue. Chénier y était souvent piqué : il reconnut la plume, et, avec cette impatience violente que rien ne maîtrisait, il décocha en passant dans sa Calomnie un trait contre Rœderer

Qui, de la renommée épris à son insu,
Régentait l’univers sans en être aperçu.

Roederer prit sa revanche, comme on la prenait dans ce temps-là ; il injuria chaque matin Chénier dans le Journal de Paris. Chénier, qui cette fois avait maille à partir avec un adversaire connu et influent, n’y tint pas. Le Docteur Pancrace parut. C’était une satire, c’était le début du poète dans un genre où il allait tout à l’heure exceller. Tout Paris s’arracha ce plaisant dialogue où la malice pétillait à chaque vers, et où l’ironie était encore aiguisée par un style net et de bonne venue. Le public poussa un fou rire aux dépens de Gille et de Pierrot, aux dépens de Rœderer et de Lezay.

L’impudent et lâche Rœderer, comme disait poliment Chénier, se sentit atteint ; il eut hâte de se venger. Mais le courroux calcule mal, et l’homme d’esprit ne se retrouve pas dans la diatribe effrénée par laquelle il riposta[29]. Toutes les armes sont bonnes à Rœderer. Il ne se refuse aucun outrage, aucun genre d’accusation ; il fait de Chénier un misérable, le dernier des hommes. Eh bien ! au milieu de ces pages qui respirent l’exaspération et où sont entassés les reproches les plus sanglans, je trouve ce passage précieux :

« Je tiens pour injuste l’opinion qui place Chénier entre les premiers ministres de la terreur, entre les prédicateurs de la spoliation, de l’assassinat, et l’accuse d’un fratricide ; mais qui pourrait trouver Chénier irréprochable ? Personne, et je veux lui accorder cet éloge de dire que sa conscience n’est pas assez corrompue pour le juger tel. Il n’a été ni ambitieux ni cupide, mais il a été d’une vanité sans mesure ; il n’a point été vénal et rampant, mais faible et pusillanime ; point absurde, mais ignorant ; point méchant, mais vindicatif ; point féroce, mais fanatique. Il n’a point commis de crimes, mais il a professé tous les mauvais principes qui les font commettre ; il n’a point été l’assassin de son frère, etc. »

Je reconnais le langage d’un écrivain de la réaction contre un écrivain de la révolution, d’un homme de 97 contre un homme de 92 ; je reconnais le ton d’un pamphlétaire irrité contre un satirique sans pitié. Toutefois cette arme terrible que Rœderer avait sous la main, il ne s’en sert pas, il ne veut pas en frapper Chénier ; sa conviction l’emporte sur sa colère. Depuis, dans l’apaisement de ses dernières années, M. Rœderer aimait à laver la mémoire de Marie-Joseph de tout reproche ignominieux. On l’a entendu souvent exprimer là-dessus en termes nets et décidés : « Chénier, répétait-il, a eu le sort de Macbeth, il a pu dire : Ce sang ne s’effacera pas ; mais c’est la plus grande injustice de l’histoire de la révolution. »

Ce sang s’effacera. Voici en effet un témoin oculaire qui va s’exprimer catégoriquement. Je lis dans un volume des Mémoires de Barrère publiés tout récemment :

« Après avoir été très lié avec moi jusqu’à la fin de 1794, Chénier se tourna contre moi, quand je ne fus que malheureux et accusé ; il se plaça même au premier rang de mes accusateurs et de ceux qui, le 12 germinal, au milieu d’une émeute, demandaient ma mort. Cependant, comme j’aime par-dessus tout à rendre justice même à mes plus cruels ennemis, je dois cet hommage à la vérité et au cœur de Chénier, qu’il pleura amèrement la mort de son frère (je l’ai vu) ; que loin, comme on l’a dit méchamment dans les salons de Paris, d’avoir contribué à la mort de ce frère, qui n’était pas de la même opinion que lui, il a au contraire fait des démarches personnelles pour le dérober au supplice. Devant moi, il a imploré l’intérêt actif et vrai que notre collègue Dupin mettait à ces sortes d’affaires malheureuses pour aller au comité de sûreté générale et tâcher de sauver son frère. Les hommes se doivent la vérité, et je la dis en faveur de mon plus cruel ennemi. »

Voilà ce que dit un membre du comité de salut public, celui devant qui Chénier avait été contraint de brûler son Timoléon, celui qui l’accuse d’avoir été violemment partial, d’avoir demandé sa mort avec une éloquence tragique : c’est un ennemi à qui le cri de la vérité échappe. N’est-ce pas en parlant de Voltaire et de Rousseau que Marie-Joseph a dit :

Un moment divisés par l’humaine faiblesse,
Vous recevez tous deux l’encens qui vous est dû.
Réunis désormais, vous avez entendu
Sur les rives du fleuve où la haine s’oublie
La voix du genre humain qui vous réconcilie.

Qui oserait tenter désormais de séparer cette gloire jumelle des deux Chénier ? Le jeune et cher laurier d’André, que son frère voulait faire grandir sous ses pleurs, enlacera désormais ses rameaux au laurier un instant solitaire de Marie-Joseph.

En parlant du chantre de la Jeune Captive, l’auteur du Discours sur la Calomnie avait rencontré cette mâle éloquence, ces tours vigoureux, ces touches sobres qu’on admira plus tard en certains endroits de Tibère. Chénier venait de trouver sa veine. On assure que les courtisans d’Alexandre, pour flatter une infirmité du conquérant, tenaient la tête penchée sur l’épaule : jusque-là Marie-Joseph, dans son culte pour Voltaire, avait fait ainsi sans s’en douter ; il ne prenait guère aux tragédies de son maître que le clinquant et la fausse solennité. Aujourd’hui il levait la tête, et devenait chef d’emploi à son tour, comme on dit au théâtre ; il cessait de jouer les doublures.

Les nombreux ennemis contre moi conjurés
Affermissent mes pas déjà plus assurés.

Chénier disait vrai : ses ennemis venaient de lui couper ses lisières.

La leçon du malheur fut profitable au poète ; elle trempa son talent peu solide, de même que la maladie bientôt assouplira son caractère rétif et sauvage. Pour n’être plus aussi agitée que naguère, pour être mêlée de moins près aux grands orages des révolutions, la biographie de Chénier, dorénavant, n’en sera que plus digne d’intérêt peut-être aux yeux de l’histoire littéraire. Ce torrent débordé de tout à l’heure, qui répandait ses eaux troubles dans la plaine, et dont il fallait chercher au loin les courans épars, ce torrent rentre dans son lit : désormais on n’aura plus besoin de se détourner pour en suivre le cours. Ce qui soutient, ce qui encourage, je l’ai déjà dit, dans le tableau de cette vie pleine de traverses et de sanglans conflits, c’est l’espérance : en ce ciel sombre, en ces limbes obscurs, l’étoile qui consolait Dante ne cesse pas de luire à l’horizon. Une fois engagé dans la bonne voie, Chénier marchera toujours, et ne s’arrêtera que devant la mort. Aussi pouvons-nous répéter au poète comme dans Polyeucte :

Encore un peu plus outre, et ton heure est venue.

J’ai hâte d’aborder les régions plus sereines que j’entrevois. Il y a assez long-temps que cette muse du carrefour, enveloppée des oripeaux révolutionnaires, erre des champs de Fleurus, où elle entonne l’hymne guerrier, au Théâtre de la République, où les jacobins l’applaudissent et la huent tour à tour. Ne lui faudrait-il pas plutôt les loisirs de la solitude ? En parlant de Chénier, Ducis écrivait alors : « Il lui manque les forêts qui sont à ma portée, des prairies, des ruisseaux. Je les ai épousés, je leur ai jeté mon anneau en disant : Flumina amem sylvasque. » Hélas ! cette douce alliance avec la nature, ce calme hymen avec les choses, cette vie abritée de la retraite, n’étaient pas dans la destinée de Chénier ; peut-être fut-ce un bien. L’aiguillon lui était nécessaire ; c’est la résistance qui a mis en jeu et aiguisé sa verve de poète satirique ; ce sont les froissemens et les chagrins qui ont fini par donner à son talent le maintien austère, l’air sombre, l’espèce de stoïcisme poétique qui frappent dans la Promenade et dans Tibère. À mesure que les leurres politiques l’aigrissent, à mesure que les désenchantemens de la vie publique s’accumulent, Marie-Joseph se réfugie avec plus de passion au sein des lettres. Tenacem propositi : dans l’art, c’est encore la meilleure devise.

Je distingue, après la révolution, deux phase distinctes dans la vie de Chénier, l’époque d’abord où le poète a encore confiance dans l’avenir des libres institutions qu’il avait aidé à conquérir, puis celle où le citoyen, sous le joug de la servitude militaire, n’a plus d’autre consolation que la poésie. Un petit nombre d’évènemens se rencontrent dans la première comme dans la seconde. On se l’explique : le directoire, après la révolution, c’était la petite pièce après le grand drame ; quant à l’empire, les individualités, comme on dit aujourd’hui, ne devaient pas y trouver place ; un homme alors absorbait à lui seul la vie publique. Il n’était plus permis de rêver le rôle de Lycurgue ou celui de Tyrtée.

En dehors même des convictions politiques, la part active que Chénier prit à la réaction thermidorienne se comprendrait : une victime chère avait été frappée à ses côtés, lui-même n’avait échappé que par miracle. On lui doit pourtant cette justice de dire qu’il s’arrêta dès qu’il crut l’œuvre de 89 compromise. L’amour ardent de la révolution était dans son cœur : il y était si profond, si aveugle même, que le caractère de plus en plus guerrier qu’elle affectait ne l’inquiétait pas. Dans son enthousiasme de poète, Chénier applaudissait sans crainte à ces hymens dangereux et sans cesse renouvelés de la victoire et de la liberté. Il ne voyait pas que l’esprit militaire mène à l’esprit de conquête, et l’esprit de conquête au despotisme de l’épée. Aussi fut-ce de bon cœur qu’il contribua au 18 brumaire : ses illusions lui restèrent jusqu’au dernier moment. Bonaparte, qui, comme les vrais politiques, ne croyait pas qu’il y ait de petits moyens, Bonaparte caressait volontiers l’auteur du Chant du départ. Un mot de compliment à la rencontre y suffisait, et Chénier payait le général en vers apologétiques qui d’ailleurs étaient sincères. Le jour où le consul vint pour la première fois occuper son fauteuil à l’Institut, en séance publique, Chénier lut une élégie sur la mort de Hoche, qui se terminait par une objurgation menaçante contre l’Angleterre, à qui il montrait s’avançant déjà vers elle

La grande nation à vaincre accoutumée,
Et le grand général guidant la grande armée.

Il y eut à ces mots des acclamations telles, qu’une larme s’échappa furtivement des yeux du héros ; il serra avec une émotion sentie les mains de Chénier. Les relations du poète avec le consul s’établissaient, on le voit, sur un très bon pied. L’année suivante, Palissot, le vieux séide de Chénier, se présentait à l’Institut. Bonaparte prit la peine de venir voter pour le protégé de Marie-Joseph ; mais un abbé Leblanc, obscur traducteur de Lucrèce, se trouva réunir plus de suffrages : « Général, dit Chénier en sortant, il vous fallait venir pour être battu. » On n’en était encore qu’aux aménités.

Cela ne dura pas. Dès que les projets de dictature de la part du consul devinrent manifestes aux plus aveugles, Marie-Joseph rentra ouvertement dans l’opposition. Bientôt même sa défiance, son humeur, éclatèrent tout haut : dans les discussions du tribunat, il ne manqua aucune occasion de se prononcer vivement contre toutes les mesures arbitraires, et de soutenir avec persistance les derniers vestiges du système représentatif. Aussi eut-il l’honneur d’être le premier inscrit, avec Daunou et Benjamin Constant, sur la liste des vingt membres éliminés en 1802. Bonaparte était plus exaspéré contre Chénier que contre aucun autre, à cause des aigreurs qui s’étaient mêlées à leurs discussions et du ton de menace qu’avait osé prendre l’ancien conventionnel ; on craignit même un moment qu’il ne prît quelque mesure spéciale. Mme de Staël, qui avait du goût pour le poète, en était toute bouleversée : « Je suis venue ce matin, écrivait-elle à un ami commun, pour vous demander si vous ne saviez rien de Chénier, dont je suis fort inquiète, et pour causer avec vous sur les services qu’on peut lui rendre ; je voulais lui faire offrir de l’argent, un asile et un passeport. » On n’eut pas besoin d’en venir là : c’est ainsi qu’après dix ans de législature, Marie-Joseph se vit exclu brutalement de la vie politique : il avait trente-sept ans.

Chénier était sorti pauvre de la révolution. Ce fier tribun, cet ami de l’égalité, avait dans ses affaires l’incurie d’un poète, dans sa vie les goûts dispendieux d’un grand seigneur. Le faste et les libéralités lui plaisaient, le luxe lui était un penchant inné ; il n’eût pas dormi à l’aise dans un appartement sans dorures. Les folles dissipations du temps de la jeunesse dorée achevèrent de mettre le désordre dans sa fortune : elles commencèrent à troubler sa santé. Avec les agrémens de sa taille et de sa figure, avec le tour brillant de son esprit, Chénier était très goûté, très recherché dans le monde dissolu d’alors : quand un salon lui était ouvert, le boudoir lui était rarement fermé. Aussi les échecs de ce genre étonnaient-ils sa vanité. Éconduit un jour par une de ces déesses peu rebelles du directoire, qui pour l’heure était folle d’un général, il laissait éclater naïvement sa surprise : « Est-il possible, disait-il devant la glace, qu’on prenne un héros de caserne, quand on a chez soi l’auteur de Timoléon ! » C’est d’ailleurs dans ce tourbillon de plaisirs, au sein même de ces mœurs épicuriennes, que Marie-Joseph rencontra l’écueil de sa vie domestique. Une liaison contractée alors, et que les convenances n’obligent plus à taire maintenant[30], lui fit regretter plus d’une fois ce bonheur simple que donne la famille et qui est le seul vrai. J’ai parlé de famille ; Chénier demeura toujours fidèle à ses devoirs de fils. Ainsi, depuis la mort de son père, il ne voulut jamais que sa mère le quittât. Mme de Chénier survécut quatorze ans à André, et, ainsi que l’a dit M. Daunou, Marie-Joseph ne cessa pas de la consoler, si le charme de la douleur partagée peut s’appeler consolation.

Pendant la période révolutionnaire, Chénier avait entassé œuvre sur œuvre. Les théâtres ne jouaient que ses tragédies, les journaux ne retentissaient que de ses hymnes patriotiques. À ces tentatives tumultueuses, à cette poursuite inquiète et presque maladive de la gloire, succédèrent tout à coup la réserve, la sobriété, des rapports plus discrets avec la muse. Sûr de lui-même, ce talent ne chercha plus à s’étourdir par le bruit. Depuis Timoléon, qui avait été composé vers la fin de 1794, jusqu’à Cyrus, qui fut écrit en 1804, Marie-Joseph ne donna aucune pièce à la scène, et, dans ce long intervalle, il ne composa que trois ou quatre satires assez courtes, mais qui sont des œuvres excellentes.

Ces satires assignent à Chénier une double place sur le seuil du nouveau siècle. Littérairement, elles le rangent parmi les maîtres ; historiquement, elles lui donnent, dans le retour monarchique et chrétien d’alors, un rôle de contradicteur important. Quand je compare ces vers si vifs et si courans à la poésie guindée et factice des tragédies antérieures, je reconnais une manière nouvelle, je vois que la plume n’est devenue si sûre dans les mains de l’écrivain que parce qu’il la tient autrement. L’affection vigilante, les avis désormais assidus et de plus en plus écoutés de M. Daunou, avaient commencé à guérir Chénier de l’enflure : ce tact consommé, cette mesure parfaite en toute chose, ce dédain naturel pour toute turbulence de style, pour tout manque de naturel, lui furent d’un très grand profit. Une atmosphère si saine le sauva, et puis les épreuves du malheur achevèrent bientôt ce que les conseils de l’amitié avaient commencé. L’homme se dépouilla du rhéteur. Cette guerre même, ces perpétuelles attaques dont il était assailli le firent se raidir, et il s’y fortifia. Lui-même, aux momens de bonne humeur, convenait que la contradiction avait ses profits, et qu’il y avait toujours quelque parti à tirer des avis adverses, s’agit-il même de la diatribe d’un sot :

Certain troupeau d’oisons sauva le Capitole.

Rien ne ressemble moins au médiocre style des tragédies que le style ferme et décidé des satires. L’empreinte est marquée et nette : ce n’est plus la monnaie courante et effacée d’hier. La plaisanterie s’y montre franche, dégagée, de bon aloi ; le poète ne pointille pas sur l’idée comme Rivarol, il n’enjolive pas de petites ironies comme Gresset ; c’est la raison droite de Boileau, c’est l’impitoyable bon sens de Voltaire. Le trait s’échappe du style comme d’un ressort, et touche aussitôt le but. À vrai dire, ce n’est point la couleur qui abonde dans Chénier : son image est courte et avare ; sa métaphore trop souvent semble commune ou manque d’abondance. Comme le sens, en revanche, se trouve solidement enchâssé dans le rhythme ! Quelle façon agréable et claire de dire les choses ! Ce qu’il y a même d’un peu sec dans ce procédé au burin n’est pas sans charmes. Je conviens volontiers que le champ de cette poésie est étroit, très étroit, si l’on veut ; mais avec quelle facile agilité le cavalier accomplit ses évolutions dans ce cirque borné ! Comme sa lance se joue avec grace avant de frapper, et comme, d’un coup de bride il sait rattraper ceux qui fuient ses coups ! Certes, la place de Chénier est marquée, au-dessus de Gilbert, à côté de l’auteur du Pauvre Diable.

La satire d’André, c’est l’iambe vengeur, c’est le cri involontaire de l’indignation, c’est le besoin de vider son carquois avant de mourir. Dans ces Iambes sauvages, ne cherchez point l’auteur, l’homme seul parle. André, il faut bien le dire, n’estimait guère l’art des médisances élégantes et des poétiques diatribes. N’est-ce pas lui qui dit dans une épître :

Moi, j’ai fui la satire à leurs regards si chère ;

n’est-ce pas lui qui toujours évite qu’un nom propre

Égaie au bout du vers une rime perfide ?

Marie-Joseph n’a pas tous ces scrupules. Cependant il n’imite point Le Brun ; ce n’est point par passe-temps et comme distraction de ses loisirs qu’il enchâsse de bonnes épigrammes dans de bons vers. Poursuivi, traqué en tout sens, Chénier finit par se faire de la poésie une sorte de garde prétorienne, une escorte qui se contente d’abord de la légitime défense, mais qui, piquée au jeu, animée par la lutte, passe bientôt à l’offensive. Après tout, les guerres d’invasion valent mieux que les guerres de territoire. Déjà le premier essai satirique de Chénier, la Calomnie, avait stigmatisé, par des vers devenus depuis autant de proverbes, ces libellistes de bas étage

Qui dînent de mensonge et soupent de scandale ;

il avait trahi le secret de ce misérable métier de folliculaire, en disant :

Nul n’a besoin d’honneur, tous ont besoin d’argent.

Frapper ainsi, en mettant les noms propres, sur la presse dévergondée du directoire, c’était courir gros risque, c’était toucher du pied une fourmilière ; mais Chénier, gardant bonne contenance sous l’escarmouche, ne perdit pas courage, et continua à faire feu de son côté. Les coups étaient bien ajustés ; ils allaient au but. Le public riait, il se mettait du côté de Chénier. Peu à peu ce jeu du tir excita le poète ; il y prit plaisir, et on le vit même, dans ses allures batailleuses, se saisir du tromblon évasé au lieu de la simple carabine. De droite et de gauche, plus d’un innocent fut ainsi atteint. Le succès des brochures de Chénier réveilla le goût des bons vers et mit les satires à la mode ; on en eut de toutes les sortes : les débutans même s’y essayèrent; c’était le genre régnant. M. Lormian, tout frais émoulu de sa province, se hâta de lancer son Premier mot, et le Gascon Joseph Despaze arriva tout exprès à Paris pour faire justice des sots : tous deux s’escrimaient étourdiment contre Chénier ; Chénier les fustigea tous deux d’importance, il n’aimait pas à garder sa rancune. On le voit, ici encore il s’agissait d’une guerre civile dans une république; mais, cette fois, la chose était moins sérieuse : ce n’était que la république des lettres.

Chénier était classique et philosophe : il ne manqua pas d’user de la satire pour satisfaire ses antipathies. La Conférence de Pie VI et de Louis XVIII parut en 98. C’est, il faut le dire tout de suite, un morceau digne de la littérature du directoire, un médaillon propre à figurer entre ce poème de Parny qu’on ne nomme pas et ces Quatre Métamorphoses de Lemercier, dont le vieux Beaumarchais se faisait l’éditeur « pour rendre un dernier service à la morale. » On n’a pas osé insérer la virulente satire de Chénier dans la grande édition de ses Œuvres complètes[31]. C’est assez dire quel en est le ton. Pie VI est en train de causer avec le duc de Provence ; bientôt la conversation s’anime, et dans le laisser-aller des confidences, le pontife avoue qu’il est jacobin, et le prince déclare qu’il est impie : voilà le thème du dialogue. On s’imagine l’effet que doit faire un pape parlant comme les sans culottes, l’effet que doit faire un prétendant à la royauté s’exprimant sur le christianisme dans le style de Sylvain Maréchal ou de Lalande. Encore une fois, c’est là de tout point une œuvre du directoire, et qu’il y faut laisser. Jamais, du reste, Chénier n’avait eu une verve plus incisive, un tour de style plus arrêté et plus piquant que dans ce manifeste amer contre les premiers symptômes de réaction chrétienne. Quatremère, Camille Jordan, tous ceux qui favorisaient ce retour, attrapaient en passant quelques bons coups d’étrivières ; mais les meilleurs revenaient de droit à saint La Harpe :

Autrefois possédé du démon dramatique,
Le nouveau converti du diable abandonné
Expiait le plaisir qu’il n’avait pas donné.

Ce n’est pas d’ailleurs que Chénier fût un fanatique d’impiété ; il professait ouvertement le déisme de Rousseau. On a de lui une épigramme charmante qui finit par ces deux vers :

La Harpe fait les athées,
Et Naigeon fait les dévots.

Chénier n’était ni l’un ni l’autre.

La Conférence de Pie VI avait été peu remarquée : on n’était pas encore très préoccupé alors de la renaissance du catholicisme. Il n’en fut pas de même des Nouveaux Saints qui parurent au plus fort de la mêlée religieuse, le lendemain du Génie du Christianisme, la veille presque du concordat. Cette fois Chénier n’a plus sa grosse massue de tout à l’heure ; il descend dans la lice avec des armes courtoises : plus de gros mots, plus de blasphèmes, mais seulement une succession de malices pétillantes. La satire des Nouveaux Saints eut cinq éditions en quelques semaines : tout le monde la lut, les partisans eux-mêmes de la réaction en rirent. C’est que cela ne tirait pas à conséquence. Eh ! qui n’eût pas ri d’ailleurs en voyant Mme de Genlis, avec ses airs de componction dévote, débiter un sermon où se trouvait ce vers :

Vous n’avez pas encor de mère de l’église !

La Harpe était bien comique aussi quand il parlait, en critique qui se prélasse, de son départ prochain pour le paradis :

J’emporterai de plus ma férule et pour causes,
Je prétends avec Dieu causer de bien des choses.

Il y avait du montant et de la verve dans ces pages légères ; il y avait mille qualités ingénieuses que le temps n’a pas altérées et qui gagnent même à se produire aujourd’hui dans des conditions purement littéraires. Personne aujourd’hui ne saurait approuver l’esprit arriéré et anti-religieux qui a inspiré les Nouveaux Saints ; mais on sera unanime à y reconnaître l’une des plus spirituelles et des plus charmantes satires qu’il y ait dans la langue française.

Quand je fais ainsi sa part à Chénier, il n’entre aucunement dans ma pensée de prendre parti pour cette poésie taquine et sans grandeur, pour cette résistance impuissante au besoin impérieux qu’avait la société de retrouver ses croyances, de s’agenouiller devant son Dieu. Après le vide profond que de pareils ébranlemens avaient laissé dans les ames, on comprend que le Génie du christianisme ait été accueilli avec enthousiasme, et qu’on n’ait pas seulement salué dans Châteaubriand un écrivain de génie, mais un restaurateur de la pensée religieuse. Ce qu’il est bon seulement de rappeler, c’est qu’au sortir d’une révolution qui avait fermé les églises, au sortir d’une philosophie qui en avait voulu chasser Dieu, il était inévitable que les tentatives religieuses rencontrassent de la part de beaucoup d’esprits, même honnêtes et bien faits, l’hostilité ou au moins la défiance. Chénier avait vu dans la révolution française ce qu’on y avait vu de son temps, c’est-à-dire le triomphe du peuple sur la monarchie et sur le clergé. Quand la monarchie reparut accompagnée du clergé, il crut retrouver la situation de 89. De là son rôle agressif et ses boutades satiriques.

Marie-Joseph ne se serait pas rangé de lui-même entre les adversaires déclarés de la restauration religieuse et monarchique, que les partisans même de cette restauration, par l’âcreté de leurs attaques, l’auraient vite poussé à ce rôle. On sait avec quelle chaleur et quelle amertume la philosophie du XVIIIe siècle et ses adeptes étaient alors poursuivis dans les livres, dans les journaux, dans les salons. De tous, Chénier fut peut-être celui envers qui on se dispensa le plus facilement de toute espèce d’égards. Pour en juger, il suffit de demander à Geoffroy en quels termes il a coutume de s’exprimer, quand on reprend par hasard une des pièces de Marie-Joseph. Ce n’est jamais l’écrivain seul, c’est l’homme encore qui est brutalement, vilipendé. Ainsi à propos de Henri VIII : « Comment les honnêtes gens peuvent-ils voir cette mascarade sans alarmes ?… Cette muse agiote les succès… Il y a des brouillons et des factieux qui sont citoyens à peu près comme ils sont poètes. » On devine que ces lignes furent écrites au moment où Bonaparte chassa Chénier du tribunat : la bassesse ici s’ajoute à l’ignominie. Un trait piquant fera juger de la disposition de la presse d’alors pour Marie-Joseph. En 1803, à une séance publique de l’Institut, Fontanes (je ne sais comment) lut une ode patriotique où perçaient quelques sentimens républicains. Les amis de Fontanes, qui écrivaient aux Débats, jugèrent qu’il était prudent de ne pas laisser la responsabilité de ces vers à l’auteur véritable, ou bien peut-être pensèrent-ils que ce serait un bon tour d’en faire peser le poids sur un homme habitué aux méfaits, sur Marie-Joseph. Un article aigre-doux parut en effet le lendemain, dans lequel la pièce était donnée comme de Chénier. Cette perfide manœuvre n’échappa pas à Rœderer, qui, malgré ses ressentimens contre Chénier, dénonça le fait dans le Journal de Paris, en ajoutant : « L’auteur de Charles IX est celui de nos poètes sur qui le système des injures s’est le plus exercé. » Peut-être Rœderer se souvenait-il de sa brochure.

La vanité des auteurs a des susceptibilités particulières, des endroits qu’on ne devine pas et qui sont au vif. Chénier avait tout supporté de ses détracteurs, sauf à leur rendre la pareille ; mais une chose le blessa plus que le reste, et entra plus avant dans son orgueil froissé. Ce fut le parallèle systématique qu’on établissait toujours à son détriment entre lui et Delille : ces éternels éloges donnés à l’abbé royaliste à ses dépens, ces éternelles injures reçues par lui au profit du poète religieux qui avait chanté la Pitié, tout cela le mit hors de lui-même, et il laissa échapper ces vers charmans, trop charmans :

Marchand de vers, jadis poète,
Abbé valet, vieille coquette,
Vous arrivez, Paris accourt.
Eh ! vite une triple toilette :
Il faut unir la cornette
La livrée et le manteau court.
Vous mîtes du rouge à Virgile,
Mettez des mouches à Milton ;
Vantez-nous bien du même style
Et les émigrés et Caton ;
Surpassez les nouveaux apôtres
En théologales vertus,
Bravez les tyrans abattus
Et soyez aux gages des autres, etc.

et ainsi pendant cinquante vers, avec la même malice gracieuse, avec le même enjouement cruel. Ce n’était pas que Chénier ne goûtât le talent de Delille : il appréciait ce coquet pinceau, cette jolie palette. N’est-ce pas lui qui avait dit dans la Calomnie :

Delille nous rendra le cygne aimé des dieux ?

À l’égard de Delille, sa nature ombrageuse et partiale égara Chénier : il blessait injustement un écrivain spirituel, un homme bienveillant, duquel il n’avait jamais eu qu’à se louer. Le poète de l’Imagination lui garda long-temps rancune, mais M. Tissot finit pourtant par les rapprocher Plus tard, dans le Tableau de la Littérature, Marie-Joseph répara noblement sa mauvaise action, sans faire oublier ses vers.

L’Épître à Delille était une faiblesse d’amour-propre, Cyrus fut une faiblesse d’ambition. Lors de la fondation de l’Université, Chénier, à qui une place était devenue nécessaire, avait été nommé inspecteur général : en 1803, il fit en cette qualité dans les écoles de l’ouest une longue tournée qui acheva de ruiner sa santé déjà compromise. Il revint à Paris découragé et triste : une maladie chaque jour plus grave, une fortune ruinée qui lui laissait entrevoir les privations, une carrière politique perdue, un intérieur maussade et traversé, telle était sa situation. Une année se passa dans ces tristes préoccupations. Le poète cherchait à se distraire en corrigeant son Œdipe, qu’il aurait voulu voir jouer au Théâtre-Français avec les chœurs de l’Opéra. Fouché, à qui il exprimait un jour ce vœu, lui dit que rien ne serait plus facile, qu’il fallait seulement un peu de complaisance. Là-dessus la conversation s’engagea, et Fouché, que le poète d’ailleurs connaissait de longue date, en vint à relever son courage, à aviver son ambition. Le brevet de sénateur et la fortune étaient à la disposition du conventionnel ; il s’agissait de faire une pièce qui se terminât par un couronnement. C’était un caprice de l’empereur qui voulait voir comment le parterre goûterait l’allusion. Chénier se laissa tenter et oublia que, deux ans plus tôt, après l’affaire du tribunat, il avait dit dans un bel Essai sur la Satire qui n’était lui-même qu’une satire :

De scandaleuses voix que hait la liberté
Aux jeux républicains chantent la royauté.

C’est précisément ce qu’il allait faire. Six semaines après, Cyrus put être remis aux comédiens. Mais Chénier était, en ces matières de cour, un apprenti assez gauche ; Fouché l’avait consolé en lui parlant de son indépendance, du rôle libre qu’il pourrait jouer au sénat, d’un talent qui était une dette envers l’état. Cette fois Marie-Joseph avait eu beau vouloir chasser le naturel ; le naturel était revenu, j’entends l’amour de la liberté. Le courtisan avait gardé aux pieds les sabots du tribun qu’on entendait traîner çà et là dans les tirades de sa pièce. En homme naïf, le conventionnel s’imagina que, parce qu’il faisait une concession, on lui reconnaîtrait le droit de dire son avis et de donner quelques conseils. Napoléon trouva la prétention exorbitante : les maximes libérales lui parurent de trop ; aussi donna-t-il en secret l’ordre de siffler la pièce. D’un autre côté, le projet d’apothéose impériale célébrée par un républicain avait excité le mécontentement et amené dans la salle toute une jeunesse hostile, et prête à châtier cette apostasie de la muse. C’est ainsi que la pièce tomba sous les murmures de deux partis qui ne s’étaient pas concertés : elle ne fut jouée qu’une fois. Quand l’empereur sut qu’on n’avait bien accueilli que les apostrophes à la liberté et les menaces faites aux rois liberticides, il se tint pour offensé. C’est ainsi que Chénier finit au théâtre de la même manière qu’il avait débuté, par une chute. Le brevet de sénateur bien entendu resta dans la poche de Fouché.

Cyrus est dans la vie de Chénier une tache qu’on regrette ; comme il le disait lui-même, le reste de sa vie en fut l’expiation. On devine le profond dépit, l’amer ressentiment que conçut le poète : il était à la fois dupe et ridicule. Mécontent de lui-même, il voulut racheter ce moment de faiblesse par une retraite digne, par un suprême effort de son talent. Désormais, pendant le peu de temps qu’il lui sera donné de vivre encore, nous le trouverons dans cette solitude laborieuse où trois hôtes assidus visiteront son chevet, la poésie, la souffrance, le chagrin. Il y a là quelque chose de morne et de triste qui attire le regard.

Assurément il n’eût fallu à Chénier que de la souplesse pour arriver aux faveurs :

Comme eux à des bienfaits il aurait pu prétendre,
S’il eût voulu comme eux faire un dieu d’Alexandre.

Le poète aima mieux la pauvreté et l’indépendance. D’austères et mâles études remplirent pour Chénier ces premières années de l’empire ; dédaignant la futile manie du genre descriptif, il fit comme Alfieri, il aborda dans les textes les simples et fortes beautés du théâtre grec. Le joug sévère de cette discipline, en s’appesantissant sur le talent de Chénier, ne fit que le concentrer et l’affermir ; mais c’est la lecture approfondie de Tacite qui laissa surtout une vive empreinte sur l’esprit du poète. À cette date, Chénier, déjà atteint d’un mal incurable, décrivait lui-même sa situation en termes touchans :

Les chagrins, les travaux, ont doublé mes années ;
Ma vie est sans couleur, et mes pâles journées
M’offrent de longs ennuis l’enchaînement certain,
Lugubres comme un soir qui n’eut pas de matin.

C’est au milieu de ces souffrances que fut écrit Tibère. Cette impassibilité de Chénier, ce culte persistant et exalté de l’art au sein d’une maladie qui s’aggrave tous les jours, certes il y a là quelque chose qui commande la sympathie et le respect.

Quand on apprit que Chénier faisait une tragédie de Tibère, l’opinion s’en préoccupa beaucoup. On sait combien les moindres bruits littéraires tenaient de place dans ces loisirs de l’empire, où une victoire ne faisait pas autant de bruit qu’un poème. La pièce une fois achevée, Napoléon se la fit lire à Saint-Cloud par Talma : pendant les trois premiers actes, l’empereur ne cessa de s’agiter dans son fauteuil, disant souvent : « C’est beau, c’est très beau ! » mais à la scène du quatrième acte, entre Tibère et Cnéius, il n’y put tenir, et, se levant, il ne cessa plus de marcher à grands pas. Quand la tragédie fut achevée, Napoléon, prenant brusquement le bras de l’acteur : « Chénier est fou, dit-il avec fermeté, cette pièce ne saurait être jouée ; dites-lui bien cela. » Talma se chargea de la commission : ce n’était plus le Talma de Charles IX, c’était le favori de l’empereur. Est-ce qu’il faudrait voir quelque allusion dans le vers de Chénier :

Et l’oppresseur d’Ovide a protégé Bathylle ?

Le théâtre, qui avait fait la gloire de sa jeunesse, et où il n’avait reparu que pour recevoir une dure leçon, le théâtre était fermé à Chénier. Tibère ne put pas le venger de Cyrus ; Chénier pourtant avait besoin de se réhabiliter dans l’opinion.

L’Épître à Voltaire suffit, et bien au-delà, à cette tâche. Il est en effet peu d’ouvrages en vers qui, depuis le commencement de ce siècle, aient obtenu un succès aussi marqué, aussi persistant. C’est assurément là le chef-d’œuvre de Chénier, un vrai chef-d’œuvre dans ce genre aimable des petits poèmes didactiques et philosophiques. En traçant avec enthousiasme ce talent brillant, cette rapide esquisse des gloires littéraires de la France aux deux derniers siècles, Chénier a plus que jamais trouvé cette verve correcte, cette vigueur châtiée, cette précision élégante du langage, toutes ces qualités enfin sérieuses, sensées, spirituelles, que nous avons déjà rencontrées çà et là en lui. Seulement, ici la maturité du talent se fait sentir, et le faisceau est encore plus fortement serré par une main faite.

Une haine du pouvoir absolu, intérieure, concentrée, ramassée, comme dirait Bossuet, marquait toutes les pages de cet opuscule. Ces hommages à la liberté, ces emportemens contre tout despotisme, mille intentions contenues, mais frémissantes sous le style, l’exemple de la pensée plus forte que tous les tyrans et que rien ne saurait anéantir, tout cela choqua beaucoup Napoléon. Le titre même du poème, où l’auteur, reprenant avec affectation la particule nobiliaire, avait signé contre son habitude « M. de Chénier, » sembla à l’empereur un sarcasme contre les gentilhommeries qu’il cherchait à rétablir. Deux passages encore l’indignaient : le premier, où il était question du grand Frédéric ménageant son armée ; le second, où éclatait une protestation amère contre les entraves apportées à la publicité :

Nous conservons le droit de parler en secret.

Ce qui fit surtout bondir Napoléon, ce furent ces vers :

Tacite en traits de flamme accuse nos Séjans,
Et son nom prononcé fait pâlir les tyrans.

Or, l’antipathie que Bonaparte affichait contre Tacite était très connue ; son pressant dialogue sur ce sujet avec Suard[32] avait fait grand bruit, et on se rappelait d’ailleurs que, Dureau de Lamalle lui ayant dit qu’il traduisait Tacite, Napoléon avait répondu : « Tant pis ! » Tacite avait du malheur ; c’est lui qu’on poursuivait dans le Tibère de Chénier ; c’est lui encore qui, l’année suivante, allait faire supprimer violemment le Mercure, à cause du célèbre article de M. de Châteaubriand : « Tacite est déjà né dans l’empire, etc. » Les amis de Chénier surent que Napoléon allait le frapper ; M. Daunou intervint et écrivit au ministre de l’intérieur, M. de Champagny, que, dans l’état de fortune où était Chénier, une destitution équivaudrait à un arrêt de mort. On passa outre. Sur un rapport de Fouché, Marie-Joseph fut révoqué de ses fonctions d’inspecteur des études, « dans l’intérêt de la morale. » La morale de Fouché !

L’Épître à Voltaire avait réhabilité Chénier dans l’opinion, et beaucoup augmenté l’estime générale pour son talent. Ses ennemis les plus obstinés, Suard lui-même, trouvaient un progrès étonnant dans sa manière. Ce n’était plus le même écrivain. « Depuis lors, dit Garat dans ses Mémoires, son nom entrait dans tous les lieux où l’on parlait du talent et de la gloire littéraire. » Chénier, en effet, avait l’un et se rendait digne de l’autre. Je n’ai pas besoin de dire que pendant un mois les journaux du gouvernement traînèrent Chénier dans la boue ; tous les libellistes gagés, tous les pamphlétaires à la suite, firent chacun leur brochure, où l’ombre de Voltaire était platement évoquée et poursuivait son correspondant de sarcasmes. Le fait est qu’il n’eût pas reconnu son langage dans toutes ces sottises stipendiées qu’on lui prêtait ; mais, en revanche, il eût pu répéter ce que la Décade osa dire, à savoir, qu’il avait été chanté en vers dignes de lui. »

Chénier se trouva du coup réduit à la misère, au point d’être obligé de vendre peu à peu les plus beaux livres de cette fastueuse bibliothèque qu’il avait amassée à grands frais. Cependant une grande et splendide édition de l’Épître à Voltaire parut bientôt, avec le profit de laquelle Marie-Joseph espérait satisfaire du moins aux premiers besoins de cette détresse inopinée. M. de Talleyrand, qui était alors ministre, le sut. Touché du malheur de celui qui l’avait fait rappeler d’exil, il trouva moyen de mettre sa sensibilité de galant homme d’accord avec ses habitudes de courtisan. C’était de la diplomatie. M. de Talleyrand fit prendre à son compte toute cette magnifique édition, en sorte qu’il n’en fut plus question, et qu’en même temps Chénier eut les profits de cette espèce de saisie généreuse, de cette espèce de censure bienfaisante. Dans ces épreuves, Chénier sut braver les privations : il conserva toute sa fierté. M. Alexandre Duval a raconté quelque part que, sachant les besoins pressans du poète, il s’était cotisé avec Michot, l’ancien sociétaire de la Comédie-Française, pour lui offrir un prêt de mille francs ; mais les visiteurs trouvèrent la contenance de Chénier si digne, si imposante, qu’ils n’osèrent pas se déclarer, et partirent comme ils étaient venus. Peu à peu la gêne de Chénier devenait de la misère : ce fut un grand bonheur à M. Daunou de pouvoir personnellement alléger les rigueurs de la destinée contre celui qu’il regardait comme le plus généreux des hommes, comme le meilleur des amis. Une place fort humble devint en effet vacante aux Archives du royaume : en sa qualité de garde-général de cet établissement, M. Daunou avait ici le droit de désignation. Seulement la nomination, une fois faite, devait passer sous les yeux de l’empereur. L’ami de Chénier ne craignit pas de mécontenter l’empereur ; il signa. Quand l’arrêté passa sous les yeux de Napoléon, il dit seulement d’un ton qui n’était qu’à demi fâché : « Bon ! voilà un tour que me joue Daunou ! » Chénier voulut que le premier traitement qu’il toucherait de ce nouvel emploi fût consacré à un modeste dîner où l’on boirait à la santé de sa majesté l’empereur et roi. On devine quel toast durent porter ces tribuns, dont la rancune contre le despote était d’autant plus profonde, qu’ils étaient contraints de la cacher sous le respect.

Cependant, avec ses habitudes d’aisance, avec les engagemens qu’il était forcé de tenir, une si mince ressource ne suffit pas à Chénier : bientôt sa mère fut dans le besoin. Tous scrupules alors s’éteignirent à ses yeux, et, comme il ne s’agissait plus de lui seul, il fit mettre sous les yeux de l’empereur une lettre où on lisait :

« Malgré de vaines offres de service, personne, j’en suis sûr, n’ose parler en ma faveur à votre majesté. Il faut bien que j’ose lui écrire… Vous m’avez destitué, sire… Il eût été tout aussi facile et plus généreux au ministre de la police d’empêcher l’ouvrage de paraître que d’en faire décrier personnellement l’auteur par de violens articles et des libelles diffamatoires qui ne diffament que leurs auteurs… Mes ennemis sont moins sûrs que moi de la médiocrité de mes ouvrages. Huit ans de solitude m’ont laissé le loisir d’étudier à fond le très petit nombre d’excellentes productions qui honorent les diverses littératures, et tout au plus l’époque arrivait-elle où j’aurais pu développer quelque vrai talent, si l’on ne m’avait pas entièrement découragé. Mais en me résignant, sire, à un silence absolu, je vous prie instamment de vouloir bien considérer ma situation… — Une santé depuis long-temps altérée et que tant de chagrins ne contribuent pas à rétablir, des travaux infructueux, un courage inutile, aucune ressource pour l’avenir, aucune pour le présent même, voilà où l’on m’a réduit… Sire, que je puisse faire honneur à mes affaires et soutenir dans sa vieillesse une mère tendre et respectable, seule consolation de mon adversité, qu’elle sait partager avec le courage de la vertu ! Fussiez-vous irrité contre moi, j’oserais rappeler à votre majesté vingt ans de travaux littéraires et politiques, vingt ans écoulés à faire ce que j’ai cru mon devoir. L’existence ne sera jamais pour moi douce et brillante mais, sire, vous ne me la rendrez pas impossible, et si les grands talens seuls ont droit à votre faveur, tous les Français ont droit à votre justice. »

Bourrienne a dit : « L’empereur détestait Chénier ; » après avoir lu cette noble lettre, si Napoléon put garder sa haine au poète, il dut lui rendre son estime. Ses chambellans ne l’accoutumaient pas à un tel style ; mais Bonaparte avait les hauts instincts, et il apprécia l’élévation vraie de ces sentimens. Une pension annuelle de huit mille francs fut accordée à l’auteur de l’Épître à Voltaire. Quelque temps après, Chénier fut de plus chargé, avec une indemnité régulière, de continuer l’Histoire de France de Millot. Plus tard enfin, quand Napoléon apprit que Marie-Joseph mourant manquait de certains soins, il lui envoya six mille francs sur sa cassette[33]. Ce soir-là, Bonaparte se montra vraiment roi, et on n’est plus tenté de dire avec Chénier :

Un Corse a des Français dévoré l’héritage.

Ce qu’il avait promis à l’empereur, Marie-Joseph le tint. Il garda le silence et travailla dans l’ombre. C’est à peine s’il prit le temps d’achever à l’Athénée le cours de littérature que la nécessité l’avait forcé d’y entreprendre, et qui lui valut d’être traité par Dussault de Sophocle de 93 et d’érudit de contrebande[34]. Mais la polémique n’atteignait plus Chénier : fuyant les prôneurs comme les ennemis, il voulut achever dans la retraite cette carrière agitée, cette vie de tribune et de coulisse où il avait consumé sa jeunesse et ses forces. Le dépérissement chaque jour visible de sa santé, l’affaiblissement en lui de tous les principes vitaux, n’ébranlèrent pas son courage : impassible au milieu des souffrances les plus vives, il s’obstina dans le travail pour obtenir de la muse quelques-unes de ces confidences chères qui assurent la gloire. La muse se laissa toucher par cet homme qui, un pied dans la tombe, se défiait d’un passé applaudi et n’avait confiance que dans l’avenir bien court, que dans les quelques heures qui lui restaient. Chénier dès-lors n’a plus en vue ses contemporains :

Les yeux sur l’avenir, j’écrivais devant lui.

Dans ses dernières années, si bien remplies par la lutte touchante du génie se débattant contre la douleur, Chénier vécut tout-à-fait dans la retraite : il comptait avec la mort et ne voulait pas perdre un instant du répit qu’elle lui accordait. Redoutant la pitié, il avait pris le goût de la solitude. De là venait cette misanthropie qui, sur la fin, lui faisait éviter le monde et même les simples rencontres. Toute amertume d’ailleurs s’était retirée de son caractère et de ses relations. On le trouva plein désormais de bienveillance et d’aménité. C’est ainsi que son caractère même, comme son talent, avait beaucoup changé avec l’âge, avec l’expérience de la vie. Oubliant son humeur hargneuse et toutes ses collisions d’autrefois, il s’appliquait à réparer ses torts, il allait au-devant des réconciliations. Aux séances même de l’Académie, où son ton rogue et son opiniâtreté avaient si souvent amené des disputes, il finit par ne plus apporter que des formes douces et prévenantes : on ne le vit même plus s’échapper en aigres personnalités contre le vieux Morellet, et il cessa d’échanger avec Suard ce feu roulant d’épigrammes acérées qui n’avait guère eu de trêve depuis la censure de Charles IX. Obligeant, généreux au point d’oublier lui-même qu’il était pauvre[35], il n’avait plus la même susceptibilité farouche. C’est ainsi que, M. Nodier ayant écrit une satire où Marie-Joseph était attaqué, Marie-Joseph la lut, la trouva bonne, se laissa présenter le jeune homme par un tiers, et remplaça lui-même, dans le morceau, plusieurs vers par des vers meilleurs. Nous sommes loin de l’âpreté et des emportemens du début. Chénier, au goût de M. Arnault, commençait à donner dans l’excès contraire.

C’est ce retour vers les sereines régions de l’indulgence, c’est cette modération finale qui firent désigner Chénier par ses collègues comme rédacteur du Tableau de la Littérature française depuis 1789. Napoléon avait demandé à l’Institut un vaste rapport sur le progrès des sciences et des lettres depuis la révolution, et ce morceau devait en faire partie. Apprécier des écrivains vivans est toujours une tâche délicate. En désignant pour la remplir un poète connu par des écrits satiriques, un homme dont la vie elle-même avait toujours eu un caractère polémique, l’Académie rendait un hommage marqué et direct à l’heureuse transformation du caractère de Chénier. Chénier y fut sensible, et ce témoignage de confiante estime lui fut un soulagement dans les angoisses de ses derniers jours. C’est la plume d’un mourant qui a tracé le Tableau : cette plume pourtant ne tremble point, elle n’est, devant la mort, que plus ferme et plus sûre d’elle-même. Jusque-là, en effet, Marie-Joseph n’avait été qu’un prosateur très médiocre : l’emphase gâtait ses discours de tribune, la colère même ne donnait qu’une vie factice aux déclamations de ses pamphlets. Ici, au contraire, Chénier atteint du premier coup dans la prose les mêmes qualités élégantes et fermes qu’il avait laborieusement conquises dans ses vers ; c’est l’élève, c’est l’émule de M. Daunou qui parle. La correcte circonspection du langage et des jugemens, l’atticisme ingénieux de la diction, une certaine grace sobre, on croirait lire l’auteur du Discours sur Boileau. De la part d’un écrivain mêlé aux plus ardentes contentions des partis, et qui avait transporté dans les querelles littéraires les violences des guerres civiles, cet effort d’impartialité n’est que plus frappant. Aucun dénigrement systématique, rarement de l’aigreur ; l’admiration, la tempérance dans la critique ne coûtent pas à l’habituel faiseur d’épigrammes, au censeur sardonique et dédaigneux d’autrefois. Les éloges en général sont distribués sans parcimonie, avec bonne grace. Excepté deux ou trois endroits où sa prévention est si forte, que, n’espérant pas la contenir, il l’abandonne à elle-même, Chénier fait preuve de détachement et de mesure. Chez un autre, ce ne serait qu’une qualité ; chez lui, c’est une vertu. Quand certains noms se présentent, on voit que le critique se défend des préventions du poète, et qu’il appréhende d’être involontairement partial : alors il redouble d’égards, et, dans son scrupule, il est attentif à discerner toutes les qualités. Ainsi fait-il pour l’auteur des Jardins. Ce n’est point assez ; Chénier ne veut pas que la rancune trouble sa vue. Il pèse religieusement les titres de ses adversaires : la « finesse polie » de Suard, les écrits « pleins de mérite » de Morellet sont mis en bon rang, et il n’est pas jusqu’à M. Michaud dont le talent ne soit à son tour reconnu. On le voit, c’est une longue guerre qui finit par une paix générale. La vérité ne lui coûtait pas à dire, même à propos de Mademoiselle de Clermont : « On croirait lire, écrit-il, un ouvrage posthume de Mme de La Fayette. » Voilà une phrase que Mme de Genlis aurait dû se rappeler dans ses Mémoires ; mais la vanité littéraire est ainsi faite, que trouvant les éloges naturels, elle les omet, et que, les contradictions lui semblant injustes, elle leur garde immanquablement quelque coin secret du souvenir. En même temps qu’il osait louer avec force Mme de Staël proscrite, Chénier s’honorait encore en mettant à sa vraie place le livre de son plus implacable détracteur, ce Lycée de La Harpe, pour lequel, à la même époque, il demandait le prix décennal par un rapport élevé et judicieux que l’Académie adoptait sans y rien changer.

Ce qui manque au Tableau, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’étendue, c’est (je ne voudrais pas employer les grands mots) une esthétique ouverte et plus compréhensive. La poétique de Marie-Joseph répond, comme il est naturel, à sa poésie : c’est l’esprit du siècle précédent qui vient un instant s’asseoir au seuil du siècle nouveau, et qui juge le présent au nom du passé. On se défie volontiers d’un héritier présomptif, on ne saurait avoir de tendresse pour un successeur. Quand il laisse échapper ce mot : « les talens qui nous restent, » Chénier montre qu’il n’est plus de son temps ; l’idéal pour lui est en arrière. Aussi ne voit-il dans la rénovation littéraire qui éclate autour de lui rien autre chose qu’une émeute intempestive contre le goût. La cour aussi n’avait regardé d’abord Mirabeau et ses amis que comme un ramas de factieux sans portée ; pour un homme habitué aux révolutions, Chénier imitait un peu trop la cour.

C’est cet esprit déclaré de résistance et de conservation littéraire, comme on dirait aujourd’hui, qui a surtout contribué à amoindrir depuis trente ans la réputation de Marie-Joseph Chénier. On a usé envers lui du talion. La publication de ses œuvres posthumes, qui, à une autre époque, aurait beaucoup ajouté à sa gloire, se trouve avoir lieu presque en même temps que celle des vers de son frère André et des Méditations de Lamartine. L’accueil qu’on fit à ces noms nouveaux ne servit pas Marie-Joseph. La poésie, qui est voyageuse, courait visiter d’autres sommets, et l’attention se détournait ailleurs. Peu à peu les jeunes générations s’habituèrent à redire, à aimer le nom de Chénier ; mais ces hommages étaient adressés à un autre autel. Les souveraines douceurs de la muse du Jeune Malade et de l’Aveugle firent oublier le talent ferme et sain qui a empreint sa marque dans la Promenade et dans l’Épître à Voltaire. On alla même, s’il m’en souvient, jusqu’à rappeler que Thomas Corneille non plus n’était pas l’aîné. Aujourd’hui c’est le moment des amnisties littéraires ; il faut mettre à profit les temps de paix. Les deux ombres, que la calomnie a voulu séparer, peuvent maintenant se donner la main : pourquoi aussi ces deux muses, portant au front le même bandeau, ne recevraient-elle pas un égal accueil ? Les gloires se servent au lieu de se nuire : la lumière ne porte pas l’ombre après elle.

Je l’ai dit, c’est dans ses satires, dans ses discours en vers, dans ses spirituelles épigrammes, qu’il faut surtout chercher Marie-Joseph. Là, il est plus qu’un reproducteur élégant de Voltaire ; il a un talent à lui, un talent ferme, vrai, ingénieux. Ne lui demandez pas la rêverie, l’accent des grandes passions ou des amours éperdus ; c’est à peine si un éclair de sensibilité à demi voluptueuse se glisse çà et là dans ses vers, comme quand il parle

Des refus caressans dont l’attrait est vainqueur,
Et des doux entretiens qui sont maîtres du cœur.

Non, cette poésie touchante de l’ame, cette poésie riche et colorée de l’imagination, Marie-Joseph ne l’a pas ; mais il a d’autres dons qu’il faut reconnaître, qu’il faut admirer. Un vers de lui suffit à le peindre :

Il pare la raison du charme des beaux vers.

Ce style d’un tissu ferme et cependant délicat, ces vers nets, clairs, faciles à retenir, et où la précision s’unit si bien à la justesse ; cette poésie, qui n’a pas les entraînemens du rhythme ni les enchantemens de la mélopée, mais qui enferme et serre le sens sous une mesure forte, sous un mode élégant : tout cela commande l’estime, appelle la sympathie. Marie-Joseph, dans sa charmante pièce de la Raison, dit :

Le goût n’est rien qu’un bon sens délicat,
Et le génie est la raison sublime ;

il donne là le secret de son talent : Chénier est le poète du bon sens. Les cœurs maladifs, à qui il ne faut que des sentimens raffinés, les esprits sur qui la fée jalouse de la fantaisie a jeté un charme, les imaginations rétives à qui la discipline du goût semble intolérable, même chez les autres, pourront nier la légitimité d’un pareil genre. Heureusement, il est des esprits cultivés et justes auprès desquels cette muse de la raison, cette muse de Boileau, de Voltaire et de Chénier, est à jamais sûre de trouver bon accueil. Les poésies posthumes de Marie-Joseph suffiraient à assurer sa gloire. L’admirable élégie de la Promenade, les beaux discours sur l’Erreur et l’Intérêt personnel, ce poème inachevé sur les Arts, dont les fragmens sont tout-à-fait dignes de prendre place à côté de l’Invention d’André, toutes ces pages enfin dérobées au chagrin et arrachées à la maladie sont faites pour défier le temps. Avec l’Épître à Voltaire, avec la Calomnie, avec les spirituelles satires dont le sel n’a pas vieilli, elles assurent à Chénier une belle place entre nos poètes. On pourra former de ses vers un recueil court, mais excellent.

Les poésies de Marie-Joseph auront la destinée qu’a eue Tibère : elles ne perdront rien à attendre. C’est trente-trois ans seulement après la mort de Chénier que cette tragédie, où le poète résuma sa force en un suprême effort, a pu paraître à la scène : les applaudissemens sérieux qui ont accueilli cette belle étude sont légitimes, et la représentation a mis l’œuvre dans toute sa lumière. Tibère est une tragédie dans le goût d’Alfieri, et souvent digne du génie rigide et nu qui a écrit l’Agamennone. M. Villemain, dans une des leçons les plus éloquentes de son cours, a le premier classé Tibère à sa vraie place parmi les pièces qui, au-dessous de celles des maîtres, sont faites encore pour honorer la scène française. Toutefois ce qu’il y a d’étroitement régulier dans Tibère n’échappe pas à l’habile critique, et nous aimons à mettre nos restrictions sous le couvert de son autorité : « L’étiquette rigoureuse, dit-il, qui, sous l’ancienne monarchie, avait dominé le théâtre français, s’y conserve avec plus de scrupule que ne l’aurait voulu la vérité. L’imitation de Tacite y paraît éloquente ; mais elle n’est pas complète encore. La pièce de Chénier est composée avec une discrétion sévère, une retenue poétique qui n’atteint pas à la perfection de Racine et ne sait pas y substituer des beautés hasardeuses et nouvelles. » C’est ainsi que pour Tibère il faut mêler la réserve à l’admiration : aucune des qualités fortes, aucun des nombreux défauts de l’œuvre de Marie-Joseph, ne sont oubliés dans cette juste appréciation, et il faut renvoyer aux pages vraiment senties où sont signalés et appréciés avec détail les heureux emprunts que le poète a faits à Tacite, les altérations moins heureuses par lesquelles il a souvent transformé le récit de l’historien.

Tibère est fait pour durer : la farouche mélancolie que la servitude donne aux ames indépendantes y est fortement marquée, et on y retrouve ce que le poète demandait ailleurs :

Ces tons maîtres de l’ame et ces mots pénétrans
Qui jusque sous le dais font pâlir les tyrans.

Néanmoins une pareille œuvre n’est pas de nature à charmer longtemps la foule, car la foule aime l’émotion, et l’on sait le mot de Talma sur Tibère : « C’est beau, mais c’est froid. » Heureusement il est des sentiers plus solitaires, des sommets moins fréquentés, que visitent quelquefois les adeptes de l’art ; ceux-là seront fidèles à Tibère. Si le style de cette tragédie conserve encore la trace fréquente de la mauvaise tradition du XVIIIe siècle, si la périphrase banale y remplace souvent l’expression franche, par contre que de vers sombres se dressent çà et là comme des ombres vengeresses, que d’hémistiches altiers et cornéliens se détachent et demeurent dans le souvenir ! Combien cette vigueur paraît native, quoiqu’on la sache savante et industrieuse ! Tibère est plutôt une belle étude qu’une belle pièce.

Chénier avait débuté par Charles IX, il finissait par Tibère ; la distance qui sépare les deux œuvres, le poète l’avait franchie par la volonté, par l’effort, et, si l’on peut dire, avec l’aide de la souffrance, avec l’appui du malheur. C’était bien le moins que cette muse rebelle et fière de la tragédie, après avoir débuté avec lui par le dédain, après l’avoir leurré de faveurs douteuses dont il avait à la fin reconnu la vanité, finît par incliner son front vers lui et par se laisser dérober un de ces chastes baisers qui rendent immortel.

Marie-Joseph était mort le 10 janvier 1811, à l’âge de quarante-six ans, comme si ce nom de Chénier devait toujours porter après lui le souvenir d’un talent brisé avant l’âge. Saint-Just a dit qu’il n’y avait de repos pour un révolutionnaire que dans le cercueil. Le mot ne fut même pas vrai pour Chénier, et le tumulte qui avait agité sa vie recommença sur sa tombe.

La mort de Chénier laissait une place vacante à l’Académie française. L’empereur, qui n’aimait pas M. de Châteaubriand, mais qui avait pour lui ces velléités, ces brusques retours de bienveillance que le plus grand homme du siècle devait naturellement retrouver çà et là pour le premier écrivain de son temps, Napoléon désira que le fauteuil de l’auteur des Nouveaux Saints passât à l’auteur du Génie du Christianisme. Le duc de Rovigo fut chargé de la négociation. M. de Châteaubriand se fit un peu prier : le parti du XVIIIe siècle était en majorité à l’Académie, et cette tanière de philosophes l’effrayait. Enfin il se décida, et envoya des cartes sans faire de visites. L’élection eut lieu, et le vœu de Napoléon fut rempli. Restait le discours de réception, où il fallait parler de Chénier. Or Chénier n’avait jamais manqué une occasion d’attaquer avec aigreur le poète des Martyrs ; le Tableau de la Littérature, qui n’était pas imprimé alors, mais qui avait été lu aux séances de l’Institut, ne contenait, au milieu d’appréciations toutes tempérées et bienveillantes, qu’un seul jugement acrimonieux, et ce jugement, ou plutôt cette diatribe, concernait Atala. Une pareille raison n’eût pas assurément arrêté l’éloge sur les lèvres de M. de Châteaubriand, car ce n’est pas aux causes généreuses que l’illustre écrivain a jamais fait défaut ; mais il ne faut pas oublier que Chénier avait été le dernier représentant de l’école voltairienne dans sa plus vive amertume, et que M. de Châteaubriand était l’auteur du Génie du Christianisme, le chef et en grande partie l’auteur de la rénovation religieuse ; il ne faut pas oublier que Chénier avait pris part au vote du 19 janvier 1793, et que M. de Châteaubriand était alors en France le représentant déclaré et influent des idées monarchiques. Bientôt ce fut le sujet de toutes les conversations ; « on cherchait, dit Bourrienne, à deviner comment le fidèle défenseur des Bourbons pourrait plier son éloquence jusqu’à prononcer l’éloge d’un régicide. » Tout cela est raconté au long dans les Mémoires de M. de Châteaubriand, et puisqu’une illustre et précieuse bienveillance nous a laissé dérober ces pages, nous prendrons sur nous de les citer. Comment avoir le courage de poursuivre quand on peut laisser la parole à l’auteur de René ? Notre indiscrétion trouvera son excuse dans notre insuffisance :

« Mon discours étant prêt, je fus appelé à le lire devant une commission nommée pour l’entendre : il fut repoussé. À l’exception de deux ou trois membres[36], il fallait voir la terreur des tiers républicains qui m’écoutaient et que l’indépendance de mes opinions épouvantait ; ils frémissaient d’indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que, s’il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l’Institut, et m’aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie[37].

« Je reçus ce billet de M. Daru :

Saint-Cloud, 8 avril 1811.

« J’ai l’honneur de prévenir monsieur de Châteaubriand que, lorsqu’il aura le temps ou l’occasion de venir à Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le discours qu’il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour renouveler l’assurance de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur de le saluer.

« Daru. »

« J’allai à Saint-Cloud : M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte ; l’ongle du lion était enfoncé partout, et j’avais une espèce de plaisir d’irritation à croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colère de Napoléon[38], mais il me dit qu’en conservant la péroraison, sauf une douzaine de mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissemens. On avait copié le discours au château en en supprimant quelques phrases et en en interpolant quelques autres. Peu de temps après, il parut dans les provinces imprimé de la sorte.

« Ce discours est un des meilleurs titres de l’indépendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que ce discours-là, en pleine académie, aurait fait crouler les voûtes de la salle sous un tonnerre d’applaudissemens. Se figure-t-on, en effet, le chaleureux éloge de la liberté prononcé au milieu de la servilité de l’empire ?

« J’avais conservé ce discours avec un soin religieux ; le malheur a voulu que tout dernièrement, en quittant l’infirmerie de Marie-Thérèse, on a brûlé une foule de papiers parmi lesquels le discours a péri. Je le regrette, non pour ce que peut valoir un discours académique, mais pour la singularité du monument. J’y avais placé le nom de mes confrères dont les ouvrages m’avaient fourni le prétexte de manifester des sentimens honorables.

« Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d’un bout à l’autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma réclamation contre l’isolement des affaires, dans lequel on voudrait tenir la littérature, était également stigmatisée au crayon. L’éloge de l’abbé Delille, qui rappelait l’émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d’exil, était mis entre parenthèses ; l’éloge de M. de Fontanes avait une croix. Presque tout ce que je disais sur M. de Chénier, sur son frère, sur le mien, sur les autels expiatoires que l’on préparait à Saint-Denis, était haché de traits. Le paragraphe commençant par ces mots : « M. de Chénier adora la liberté, etc., « avait une double rature longitudinale. Je suis encore à comprendre comment le texte de ce discours corrompu, publié par les agens de l’empire, a conservé assez correctement ce paragraphe :

« M. de Chénier adora la liberté : pourrait-on lui en faire un crime ? Les chevaliers même, s’ils sortaient aujourd’hui de leurs tombeaux, suivraient les lumières de notre siècle. On verrait se former une illustre alliance entre l’honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grace infinie, dans nos monumens, les ordres empruntés de la Grèce. »
« La liberté n’est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l’homme ? Elle enflamme le génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l’ami des muses autant que l’air qu’il respire. Les arts peuvent, jusqu’à un certain point, vivre dans la dépendance, parce qu’ils se servent d’une langue à part qui n’est pas entendue de la foule ; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent dans les fers. Comment tracerait-on des pages dignes de l’avenir, s’il faut s’interdire, en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande ? La liberté est si naturellement l’amie des sciences et des lettres, qu’elle se réfugie auprès d’elles, lorsqu’elle est bannie du milieu des peuples. C’est vous, messieurs, qu’elle charge d’écrire ses annales, de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité. »

« Je n’invente, je ne change rien ; on peut lire le passage imprimé dans l’édition furtive. L’objurgation contre la tyrannie qui suivait ce morceau sur la liberté, et qui en faisait le pendant, est supprimée en entier dans cette édition de police. La péroraison est conservée ; seulement l’éloge de nos triomphes, dont je faisais honneur à la France, est tourné tout entier au profit de Napoléon.

« Tout ne fut pas fini. Quand on eut déclaré que je ne serais pas reçu à l’Académie, et qu’on m’eut rendu mon discours, on voulait me contraindre à en écrire un second ; je déclarai que je m’en tenais au premier, et que je n’en ferais pas d’autre. Des personnes pleines de grace, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s’intéressèrent à moi. M. Lindsey, qui m’avait ramené de Calais, parla à Mme Gay, laquelle s’adressa à Mme Regnaud de Saint-Jean d’Angely : elles parvinrent à remonter jusqu’au duc de Rovigo et l’invitèrent à me laisser à l’écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et l’infortune.

« Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l’année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit pourtant demander à l’Académie, à propos de ces prix, pourquoi elle n’avait point mis sur les rangs le Génie du Christianisme ? L’Académie s’expliqua ; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage. J’aurais pu leur dire ce qu’un poète grec dit à un oiseau : « Fille de l’Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlèves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourriture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces lieux, toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu pas la liberté ? Il n’est pas juste qu’une chanteuse périsse du bec d’une de ses semblables. »

L’édition furtive du Discours dont parle M. de Châteaubriand a entièrement disparu. On serait pourtant curieux de savoir comment l’auteur des Martyrs parlait de l’auteur de Tibère. Un exemplaire retrouvé par hasard et des copies du temps me permettent de détacher ce passage :

« Je ne troublerai point la mémoire d’un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis : il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez malheureux pour trouver un écueil ? car, en portant aux cendres de M. de Chénier le tribut du respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres ! Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu’un puissant monarque élève aux mânes de nos rois et de leurs dynasties outragées.

« Ah qu’il eût été plus heureux pour M. de Chénier de n’avoir point participé à ces calamités publiques qui retombent enfin sur sa tête ! Il a su, comme moi ce que c’est que de perdre, dans les orages populaires, un frère tendrement aimé ! Qu’auraient dit nos malheureux frères, si Dieu les eût appelés dans le même jour à son tribunal ? S’ils s’étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute : « Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentimens d’amour et de paix. La mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. » Tels auraient été leurs cris fraternels.

« Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles, qui me consolent plus que son ombre, il serait sensible à l’hommage que je rends à son frère, car il était naturellement généreux. Ce fut même cette générosité de caractère qui l’entraîna vers des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu’elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius ; mais bientôt trompé dans ses espérances, son humeur s’aigrit, son talent se dénature. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentimens affectueux qui font le charme de la vie ? Heureux s’il n’eût vu d’autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né ! s’il n’eût contemplé d’autres ruines que celles de Sparte et d’Athènes ! Je l’aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse ; ou bien, puisqu’il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus porté par nos tempêtes ? Le silence des forêts aurait calmé cette ame troublée, et les cabanes des sauvages l’eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vains souhaits ! M. de Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint jeune encore, d’une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s’incliner lentement sur la tombe… »

J’ai laissé volontiers la parole à M. de Châteaubriand, mais je n’oserais pas la reprendre après lui.


Charles Labitte.
  1. Voyez au volume ier de l’agréable Voyage littéraire de la Grèce, par Guys, les lettres 13 et 18.
  2. Archives de la Comédie-Française, cart. 181.
  3. Mélanges, 1828, in-8o, t. II, p. 123.
  4. À l’époque précisément où nous sommes arrivés, c’est-à-dire en 1787, M. de Chénier publiait en trois tomes des Recherches historiques sur les Maures. « Ce n’est point, dit-il, pour aspirer au nom d’auteur… Occupé depuis que je me connais d’affaires étrangères aux belles-lettres, je n’ai point couru cette carrière. » M. de Chénier fait évidemment le modeste : son ouvrage est d’un style ferme et simple, qui trahit l’habitude d’écrire. On y trouve d’ailleurs beaucoup de remarques intéressantes, puisées dans une observation intelligente des lieux mêmes et des choses que l’auteur ait vues. Le volume qu’il donna deux ans plus tard, sous le titre de Révolutions de l’Empire Ottoman, se recommande par les mêmes qualités d’exactitude et de sens. Quand il dit de la Turquie : « Semblable à un lion fatigué par le combat, c’est presque dans le sommeil qu’on lui voit acquérir de nouvelles forces. » il me semble entendre un écho de la poésie de ses fils. Il y a des familles privilégiées. M. de Chénier mourut en 1796.
  5. Moniteur du 21 avril 1790.
  6. Elle est réimprimée dans ses Mélanges, t. IV, p. 309.
  7. Elle a pour titre : À messieurs Les Parisiens sur la tragédie de Charles IX, par M. Suard, de l’Académie française. On ne l’a reproduite dans aucune des éditions de Chénier. M. Ravenel, à qui toutes ces curiosités bibliographiques sont familières, et qui sait ne pas être avare de son ingénieuse érudition, a donné une réimpression de cette pièce.
  8. On trouvera dans la Revue rétrospective (IIIe série, tome III) une foule de pièces originales, relatives aux querelles de toute espèce que suscita Charles IX. Le carton 181 des archives de la Comédie-Française fournit aussi quelques données nouvelles. Enfin il faut recourir, mais sans trop de confiance, au premier volume des Souvenirs de la Terreur, par M. George Duval : c’est la salle vue, sinon des loges, du moins du parterre.
  9. Le premier jour, la recette fut de 5,018 livres ; les trente-trois premières représentations produisirent 128,000 livres. (Archives de la Comédie-Française.)
  10. Mme de Genlis dit dans ses très suspects Mémoires : « Je fus fort curieuse de voir cette pièce. Je menai mes élèves à la première représentation. Comme ce n’était pas le jour de notre loge, j’en avais loué une qui était fort en vue ; à la scène exécrable des sermens, je me levai et j’emmenai mes élèves : on en parla beaucoup. Cela mit le comble à la haine envenimée que me portait M. Chénier. Les élèves vivent encore, et nous croyons être en mesure d’affirmer que c’est là une pure invention : Mme de Genlis fait de la pruderie politique très rétrospective. Quelques lignes plus haut, elle racontait une déclaration par trop pressante que lui aurait faite Chénier : au ton piqué dont cela est dit, on sent que Mme de Genlis garde rancune d’autre chose. Madame Honesta, comme le poète la nomme dans ses satires, en voulait surtout à Chénier de ce joli vers si connu :

    C’est Philaminte encor, mais un peu janséniste.

  11. Sur certaines particularités de l’affaire de Talma et de Chénier, voir Étienne et Martainville, Histoire du Théâtre-Français depuis la Révolution, 1802, in-12, t. I, p. 150-170.
  12. Archives de la Comédie-Française, carton 181.
  13. Ces expressions étaient dirigées contre l’acteur Naudet. Voici pourquoi : le jour où Naudet annonça au public, de la part de la Comédie, que la santé de Mme Vestris mettait obstacle à la reprise de Charles IX, Talma, qui était en scène avec lui, s’avança à la rampe et lui donna un démenti. Il y eut une explication violente dans les coulisses. Cependant le même soir, au foyer, Talma présenta Chénier au public et jura qu’il ne jouerait plus avant d’avoir rempli sa place dans Charles IX. Palissot, qui était présent, répondit tout haut qu’au besoin il se chargerait de lire le rôle en remplacement de l’acteur malade. Malgré l’effervescence de la foule qui entourait le héros de cette scène, Naudet osa se montrer au foyer, et sa contenance ferme imposa aux insulteurs. J’ai sous les yeux une brochure très curieuse de lui sur cette étrange affaire, qui ne fait guère honneur à Chénier. On peut voir là l’histoire d’un duel ridicule dans lequel le poète, provoqué par le comédien, proposa très sérieusement « d’attacher une ficelle à la détente de deux pistolets qui seraient placés sur le front de chacun des combattans, et d’aposter un témoin qui, tirant cette ficelle, ferait sauter la cervelle des deux adversaires. » C’est n’en pas croire ses yeux : évidemment le succès de Charles IX avait exalté la tête naturellement bouillante de Chénier. Heureusement il eut occasion de faire ses preuves, quelque-temps après, dans une rencontre avec Laya. À un endroit de sa brochure, Naudet disait : « M. Chénier est le moteur de tout… Talma est le séide de M. Chénier ; il serait paisible et nul s’il obéissait à son caractère. » Il est triste d’avoir à enregistrer de pareils faits.
  14. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er  février 1830.
  15. En votant pour la mort, Marie-Joseph Chénier ne déguisa pas son « extrême répugnance. » (Voyez le Moniteur du 20 janvier 1793, p. 102.)
  16. Marat détestait Chénier ; il l’appelait « un suppôt de la république fédérative, etc. » (Voyez l’Ami du Peuple, 17 octobre 92.)
  17. Le rôle honorable et imprudent du père d’André, si fatalement égaré par sa tendresse, fut bien celui que lui a prêté M. de Vigny dans les pages les plus touchantes de son Stello. On a pu, en effet, retrouver récemment et publier la réclamation écrite que M. de Chénier adressa, en faveur de son fils, au comité de sûreté générale. (V. Œuvres en prose d’André Chénier, 1840, in-18, p. XXVIII.) En somme, il se trouve que dans cette émouvante histoire de la mort d’André et des anxiétés de Marie-Joseph, M. de Vigny avait à peu près deviné la vérité historique : c’était un instinct de poète. Je ne regrette, dans ce beau récit, que deux ou trois petites inexactitudes, bien faciles à corriger. Ainsi Robespierre dit à Chénier : « Je te fais compliment du succès de Timoléon. » Timoléon, au contraire, fut, avant la représentation, prohibé par ordre même de Robespierre, et ne put être donné qu’après le 9 thermidor. On pourrait aussi relever ce mot dans la bouche de Marie-Joseph : « J’ai perdu mon temps à l’assemblée nationale. » Chénier fut seulement de la convention. Voilà de minces chicanes, de vraies chicanes de critique poète. Nous n’aurions pas noté ces vétilles, si M. de Vigny n’était pas de ceux qu’on réimprime.
  18. Voyez les rares et curieux Souvenirs de Mme Suard sur son mari, 1820, in-12, p. 69.
  19. Armand Charlemagne, le Monde incroyable, 1797, brochure in-8o.
  20. Ce que Mme de Staël ne dit pas et ce qu’il est bon de constater, c’est qu’en sauvant Dupont de Nemours, Chénier mit en oubli de bien légitimes griefs. En rendant compte, dans une gazette du temps, d’un sanglant libelle d’André Dumont, et en comblant ce tribun d’éloges, Dupont de Nemours avait traité Sauveur Chénier, le frère de Marie-Joseph, de « buveur de sang, » et fait entendre, par une odieuse insinuation, que celui qui avait écrit Timoléon ne pouvait pas être un frère tendre. (Voyez le journal l’Historien, no 449, 12 février 97.)
  21. V. Œuvres diverses de La Harpe, éd. De Saint-Surin, t. V, p. 343.
  22. Elles ont été reproduites à la fin du tome II de ses Mémoires.
  23. Ch. Mullot, Ai-je tort ou ai-je raison ? ou La Harpe et Chénier, an V, in-8o, p. 26.
  24. Le Chevalier de Fonvielle à Joseph Chénier, 1796, in-12.
  25. Sewrin, Épître à Chénier sur l’Orgueil, an V, in-8o.
  26. Il n’y en a pas davantage dans le gros volume que le conventionnel André Dumont publia à cette époque sous le titre de Compte-Rendu, pour répondre au vers de Chénier, qui l’avait appelé « L’ogre Dumont, etc. » C’est un plaidoyer diffus et grossier. Marie-Joseph y est qualifié de « premier poète anthropophage de la politique ; » l’ombre sanglante d’André, la voix du tombeau, etc., reviennent à chaque instant. Sauveur Chénier, que Dumont avait reçu ordre de faire arrêter à Beauvais pendant la terreur, répondit à ces attaques par une brochure plus violente encore, et dans laquelle Dumont est représenté « les yeux rougis de sang humain et comme « un brigand pétri de sang et de boue. » C’est le style du temps. Ces outrages et ces accusations réciproques étaient également dénués de vérité. Dumont, dans ses missions, avait fait, il est vrai, beaucoup de proclamations incendiaires, mais pas de mauvaises actions. « Ils me demandaient du sang, disait-il plus tard, je leur envoyais de l’encre. » Les Chénier furent aussi injustes pour Dumont que Dumont le fut pour eux. Aucune preuve n’est alléguée d’un côté ni de l’autre : ce sont des injures et de la colère.
  27. Voyez la Revue encyclopédique 1819, t. IV, p. 81.
  28. Mme de Genlis est toujours là quand il y a quelque chose à dire contre Marie-Joseph. Elle a raconté, dans ses Mémoires, que Chénier, ayant désiré entendre Mlle Dumesnil, alors âgée et malade, réciter au moins un vers de l’un de ses rôles, la célèbre actrice l’avait accueilli, avec intention, par ce mot de Britannicus :

    Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.

    C’est encore un mensonge : Arnault eut connaissance directe des faits par l’acteur Dugazon, qui avait introduit Chénier chez sa vieille camarade. Le poète était, au contraire, en très bons rapports avec Mme Dumesnil, à qui il fit accorder un secours par la convention.

  29. Voyez le Journal d’Économie publique, 1797, no XIII.
  30. Le premier éditeur d’André Chénier, M. Henri de Latouche, a inséré dans sa Vallée aux Loups, sous le titre de : Un Cœur de Poète, une nouvelle intéressante où cette histoire de l’intérieur de Marie-Joseph est racontée au long. Les noms propres ne sont même pas déguisés. C’est à l’héroïne de ce conte, trop souvent, hélas ! emprunté à la réalité, que le poète lui-même, dans son Épître à Eugénie, donnait pour exemple cette Ninon qui

    En amour connaissait l’ivresse,
    Mais très peu la fidélité

    La théorie venait à propos pour justifier la pratique. Quelques-unes des premières élégies du chantre de la Chute des Feuilles allaient, m’assure-t-on, à la même adresse que l’Épître à Eugénie.

  31. Il est vrai qu’elle parut sous la restauration. Depuis, M. Ravenel a donné une réimpression de Pie VI et Louis XVIII, Paris, 1830, in-18.
  32. Garat, Mémoires sur Suard, t. II, p. 423.
  33. M. Méneval, qui se chargea de remettre la lettre de Marie-Joseph à l’empereur, raconte, dans d’agréables et judicieux Souvenirs, publiés récemment, que Chénier fut alors nommé inspecteur des études. M. Méneval se trompe ; c’est en 1803 que Chénier avait été appelé à ces fonctions, et ce fut en 1806 qu’il les quitta.
  34. Le bibliographe de la révolution, M. Deschiens, vengea Chénier de son critique par une brochure curieuse où étaient donnés certains extraits des écrits révolutionnaires de Dussault. Dusault, qui s’y vantait d’être « le disciple chéri de son éternel modèle Marat, » osait dire par une allusion indigne, que l’œuvre de Chénier était la montagne en travail. — Luce de Lancival, dans son poème de Folliculus, a supposé, à ce propos, toute une histoire plaisante de duel entre Chénier et Dussault.
  35. Ainsi Barrère, dans ses Mémoires, raconte qu’il fit vendre à vil prix son magnifique exemplaire du Voltaire de Kehl pour soulager sur l’heure un écrivain malheureux. M. Nodier a vu Chénier, au moment où la nécessité le forçait à vendre ses livres, emprunter 1,800 francs pour acheter la bibliothèque de Laujon, qui était dans le besoin et qui s’était adressé à lui.
  36. M. de Châteaubriand ne dit pas le nom de ces membres ; mais je trouve dans Bourrienne que ceux qui se prononcèrent pour le discours furent Suard, Ségur et Fontanes.
  37. Bourrienne confirme le mot de Napoléon que M. de Châteaubriand rapporte. Ce mot fut dit devant Duroc. (Mémoires de Bourrienne, 1829, in-8o, t. V, p. 246.
  38. M. Fiévée entre dans plus de détails que M. de Châteaubriand sur la colère de Napoléon : « Les cris de la faction philosophique sur les conséquences que pouvait avoir ce discours ont été si violens, que l’empereur en a été étourdi. » M.   Fièvée, plus loin, donne ainsi son opinion à l’empereur : « M. de Châteaubriand s’est fort bien conduit. Puisqu’il ne pouvait éviter de prononcer l’éloge de M. de Chénier, que voulait-on qu’il fît ? Sans y être contraint, si l’orateur avait gardé le silence sur le procès de Louis XVI, c’est dans le discours de M. de Châteaubriand ce que le public aurait spécialement remarqué ; le crime n’en aurait pas moins été flétri, et M. de Châteaubriand perdait beaucoup de la considération qu’il s’était acquise. » (Fiévée, Correspondance avec Bonaparte, t. III, p. 184.)