Poésie (Noailles)

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Poésie (Noailles)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 211-216).
POÉSIE


EXALTATION


Le goût de l’héroïque et du passionnel
Qui flotte autour des corps, des sons, des foules vives,
Touche avec la brûlure et la saveur du sel
Mon cœur tumultueux et mon âme excessive...

Loin des simples travaux et des soucis amers,
J’aspire hardiment la chaude violence
Qui souffle avec le bruit et l’odeur de la mer ;
Je suis l’air matinal d’où s’enfuit le silence ;

L’aurore qui renaît dans l’éblouissement,
La nature, le bois, les houles de la rue
M’emplissent de leurs cris et de leurs mouvemens ;
Je suis comme une voile où la brise se rue.

Ah ! vivre ainsi les jours qui mènent au tombeau.
Avoir le cœur gonflé comme le fruit qu’on presse
Et qui laisse couler son arôme et son eau ;
Loger l’espoir fécond et la claire allégresse !

Serrer entre ses bras le monde et ses désirs
Comme un enfant qui tient une bête retorse,
Et qui mordu, saignant, est ivre du plaisir
De sentir contre soi sa chaleur et sa force.

Accoutumer ses yeux, son vouloir et ses mains
A tenter le bonheur que le risque accompagne ;
Habiter le sommet des sentimens humains
Où l’air est âpre et vif comme sur la montagne,

Être ainsi que la lune et le soleil levant
Les hôtes du jour d’or et de la nuit limpide ;
Être le bois touffu qui lutte dans le vent
Et les flots écumeux que l’ouragan dévide !

La joie et la douleur sont de grands compagnons,
Mon âme qui contient leurs battemens farouches
Est comme une pelouse où marchent des lions...
J’ai le goût de l’azur et du vent dans la bouche.

Et c’est aussi l’extase et la pleine vigueur
Que de mourir un soir, vivace, inassouvie,
Lorsque le désir est plus large que le cœur
Et le plaisir plus rude et plus fort que la vie...



LA NATURE ET L’HOMME


Nature, je reviens à vous sur toutes choses.
Je vous revois, je vous reprends, je me repose
Comme un promeneur las retrouve sa maison,
— Je ne veux plus aimer que vos quatre saisons
Qui sont toute la joie et toute l’innocence ;
Nature, rendez-nous les matins de l’enfance ;
La vie était heureuse et pleine de vigueur,
L’air abondant et vif se donnait comme un cœur ;
La route était si grande et pourtant familière.
Au travers des fourrés et des fossés, le lierre
Se traînait pour venir ramper sur le chemin ;
L’herbe fleurie était à la hauteur des mains.
On était près du champ, du sable, des insectes ;
Le buisson de lilas que la rosée humecte
Laissait pleuvoir sur nous ses bourgeons et son eau,
On était un feuillage où chantaient des oiseaux ;
A force de toucher et d’aimer la verdure
On connaissait très bien toutes les découpures

Des plantes qui luisaient au gazon du jardin.
On était attendri de voir que, sans dédain,
Les arbres supportaient autour des branches torses
Les petites fourmis qui couraient sur l’écorce.
Le bois jetait au loin ses parfums et son bruit ;
Comme les pépins sont enveloppés du fruit
Nos cœurs étaient vêtus de ta chair odorante.
Tu ne faisais pas peur, Nature aux mains offrantes.
Notre candeur plaisait à ta simplicité ;
Tu nous laissais jouer sans crainte avec l’été
Et mordre tes bourgeons, ton herbe, ton feuillage
Comme font les chevreaux qu’on mène au pâturage.
Parfois dans la douceur auguste de ta paix
Une branche de ronce ou de mûrier rompait.
Quand nous avions beaucoup parcouru les ravines,
On ne se faisait pas de mal à tes épines.
On pressait contre soi la haie et le buisson
Pour détacher la feuille où le colimaçon
Avait posé sa ronde et luisante coquille.
On cueillait tes pavots, tes bleuets, tes jonquilles,
On croyait que ton ciel et que ton mois de mai
Avaient un cœur soigneux et chaud qui nous aimait.
Et que ton âme simple et bonne était encline
A fleurir et verdir les petites collines ;
On vivait confiant et serré contre toi
Comme les nids qui sont au soleil sous les toits...

— Et puis, un jour, j’ai vu comment allait le monde,
J’ai vu que votre tâche était d’être féconde.
Que vous étiez sans cœur, sans amour, sans pitié ;
J’ai voulu détourner de vous mon amitié
Pour venir contempler la conscience humaine.
Je pensais qu’elle était un lumineux domaine
Où fleurissaient la loi clémente et l’équité.
— J’ai connu que le mal emplissait les cités
Que l’homme était sévère et dur aux misérables,
Que vos bois de sapins et vos bouquets d’érables,
Vos tiges de froment, d’orge et de sarrasin,
La feuille du figuier vivace et du raisin
Faisaient plus d’ombre à l’âme orgueilleuse et blessée,

Que le plaisir, que le travail, que la pensée.
— Et je reviens à vous, apaisante splendeur.
Bénissant votre voix et votre bonne odeur.
Saluant vos coteaux, vos plaines nourricières,
Les mousses des sentiers et la douce poussière
Que votre haleine fait voleter sous le ciel.
Voyez de quel désir, de quel amour charnel.
De quel besoin jaloux et vif, de quelle force.
Je respire le goût des champs et des écorces !
— Je vivrai désormais près de vous, contre vous,
Laissant l’herbe couvrir mes mains et mes genoux
Et me vêtir ainsi qu’une fontaine en marbre ;
Mon âme s’emplira de guêpes comme un arbre,
D’échos comme une grotte et d’azur comme l’eau ;
Je sentirai sur moi l’ombre de vos bouleaux ;
Et quand le jour viendra d’aller dans votre terre
Se mêler au fécond et végétal mystère.
Faites que mon cœur soit une baie d’alisier,
Un grain de genièvre, une rose au rosier.
Une grappe à la vigne, une épine à la ronce,
Une corolle ouverte où l’abeille s’enfonce...


IL FERA LONGTEMPS CLAIR CE SOIR


Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,
La rumeur du jour vif se disperse et s’enfuit.
Et les arbres surpris de ne pas voir la nuit
Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...

Les marronniers dans l’air plein d’or et de lourdeur
Répandent leurs parfums et semblent les étendre,
On n’ose pas marcher ni remuer l’air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.

De lointains roulemens arrivent de la ville...
La poussière qu’un peu de brise soulevait
Quittant l’arbre mouvant et las qu’elle revêt
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

Nous avons tous les jours l’habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie ;
Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir...


LA JOURNÉE HEUREUSE


Voici que je défaille et tremble de vous voir,
Bel Été qui venez jouer et vous asseoir
Dans le jardin feuillu, sous l’arbre et la tonnelle,
— Comme votre douceur sur mon âme ruisselle...
Je retrouve le pré, l’étang, les noyers ronds,
Les rosiers vifs avec leurs vols de moucherons ;
Le sapin dont l’écorce est résineuse et chaude ;
Tout le miel de l’été aromatise et rôde
Dans le vent qui se pend aux fleurs comme un essaim.
— On voit déjà gonfler et mûrir le raisin,
L’odeur du blé nombreux se lève de la terre.
Le jour est abondant et pur, l’air désaltère
Comme l’eau que l’on boit à l’ombre dans les puits,
Le jardin se repose, enfermé dans son buis...
— Ah ! moment délicat et tendre de l’année,
Je vais vous respirer tout au long des journées
Et presser sur mon cœur les moissons du chemin,
Je vais aller goûter et prendre dans mes mains
Le bois, les sources d’eaux, la haie et ses épines ;
— Et, lorsque sur le bord rosissant des collines
Vous irez descendant et mourant, beau soleil.
Je reviendrai, suivant dans l’air calme et vermeil
La route du silence et de l’odeur fruitière,
Au potager fleuri, plein d’herbes familières,
Heureuse de trouver, au cher instant du soir.
Le jardin sommeillant, l’eau fraîche, et l’arrosoir...


A SOI-MÊME


Mon cœur, plein de douceur et plein d’étonnement,
Cessez de vous mêler à la foule des hommes.
Leurs cris passent vos sens et votre entendement ;
Demeurons l’être simple et tendre que nous sommes...

Craignez les jeux cruels qu’on mène en leurs maisons,
Ils vous détourneraient de la sainte nature,
De l’odeur des jardins et du goût des saisons :
Aimez ce qui renaît, ce qui chante et qui dure.

Vivez sans rechercher leur amère union,
Respirez au milieu des plantes et des bêtes.
Ce sont de fraternels et sages compagnons,
Innocens, sérieux et doux comme vous êtes.

Devant la nuit tranquille et la bonté du jour
Ces hommes ont le cœur plein de crainte et de haine,
Et vous êtes enclin aux œuvres de l’amour
Qui répand sa rosée et ne sait pas sa peine.

— Voyez comme leur bruit et leurs emportemens
Accablent le matin limpide et font injure
A la raison, ainsi qu’au juste sentiment
Qui veut que l’on choisisse et goûte avec mesure.

Bondissant sous le joug de leur pesante humeur,
Ils sont bandés de peur, de colère et d’envie...
Et pourtant le jour naît, suit son destin et meurt,
— Ils ne changeront rien à l’ordre de la vie.

Mon cœur, entendez-vous cet oiseau buissonnier.
Tout, en dehors de l’air étincelant, est sombre.
Voici l’été touffu, voyez ce marronnier,
Nous allons tous les deux nous vêtir de son ombre...


Ctesse M. DE NOAILLES.