Poésie - Les Nostalgiques

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Poésie - Les Nostalgiques
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 882-893).
POÉSIE

LES NOSTALGIQUES[1].


DEPART


L’automne, avec ses doigts miraculeux de fée,
Vient en deux jours de mettre une robe étoffée
De velours fauve et d’or à la verte forêt.
Et pour le cœur qu’isole un tendre et cher secret
Elle tisse au ciel froid des dentelles de brume ;
Mais moi, mon cœur est trop inondé d’amertume
Pour que tant de langueur ne me fasse pas mal.
Je te redoute trop, puissant charme automnal.
Et vous, spectres muets des anciennes années
Qui vous réjouissez sous les feuilles fanées.
J’ai peur des fins bouleaux dont le blondissement
Dans la pourpre du soir frémit si tristement,
Peur des suprêmes fleurs dans les blanches prairies,
Peur surtout de moi-même et de mes rêveries,
Et je fuis, et demain ce novembre du Nord,
— Novembre d’un passé qui pour toujours est mort —,
Ne me tentera plus de sa mélancolie.
Le ciel de la Provence et celui d’Italie,
Où l’automne et l’hiver sont bleus comme l’été
Enivreront mes yeux de leur pure clarté.
Un peu de l’âme antique erre encor sur ces grèves,

J’en mêlerai la libre allégresse à mes rêves;
Et par les tièdes nuits, alors que sur mon front
Les feuilles des palmiers lentement frémiront,
Je croirai voir flotter autour de moi les voiles
D’Hélène, aux yeux plus clairs que les claires étoiles,
Car la grande Princesse au charme ensorceleur
Pour qui tant de héros ont péri dans leur fleur
N’a pas abandonné son lumineux royaume ;
Les siècles n’ont pas eu raison du fier fantôme;
Ils n’ont pas su coucher dans le commun tombeau
L’esprit altier des Grecs et leur amour du Beau ;
Et sur tout golfe où rit la Méditerranée
Cette Hélène immortelle apparaît, couronnée
De roses, et tendant au cœur inquiété
La coupe de jeunesse et de sérénité.


Paris.


AU BORD DE LA MER


J’imagine parfois comme adorable asile
A quelque amour heureux, un coin dans une ville
Claire et couchée au bord de la mer du Midi.
Un rien de brise fraîche épars dans l’air tiédi
Mêlerait le parfum des beaux fruits exotiques
A des parfums de fleurs, et, devant les boutiques
Toutes pleines d’oiseaux venus des cieux lointains,
Un peuple passerait, de noirs, de Levantins,
De matelots d’Afrique et de marins d’Asie ;
Et toujours flotterait sur la ville choisie
Un parler de hasard, bariolé, joyeux,
Tandis que sur les flots le soleil radieux
Prodiguerait là-bas sa poussière de flammes.
Et le rêve serait d’avoir, auprès des lames,
Une maison étroite, et de vivre en s’aimant,
Dans un repos bercé par le susurrement
Confondu de la mer azurée et profonde,
Et de la ville claire où frémirait un monde.


Marseille.

ROSES D’HIVER


J’ai passé ce dernier dimanche de l’année
Dans le jardin d’une humble église abandonnée,
Débris roman jeté sur un cap provençal,
Et qui s’en va, croulant au souffle du mistral.
L’étroit jardin qui fut jadis un cimetière.
Tout planté d’oliviers, dormait sous la lumière
D’un tendre ciel d’hiver voilé languissamment.
Et c’était sous mes yeux un horizon dormant
De coteaux, où les pins dressaient un noir feuillage,
De golfes, où les flots bleuissaient sur la plage.
D’îles, qu’enveloppaient d’immobiles vapeurs...

Mais dans ce vieux jardin les palpitantes fleurs
D’un rosier exhalaient leur senteur fraîche et pure ;
Et ce vague soupir de l’immense nature
Me parlait de printemps par ce jour gris d’hiver
Insinuant l’espoir dans mon cœur, tout amer
De trop sentir la fuite invincible des choses...

O charme ami ! Douce âme innocente des roses !


Hyères.


MAISON CLOSE


Cette villa, si blanche au bord des flots si bleus.
Avec les frêles fleurs de ses rosiers frileux,
Avec ses oliviers aux pâlissans feuillages,
Et ses eucalyptus frémissans et sauvages,
Et la noire beauté de ses sombres cyprès.
M’attira par un charme, et, venu tout auprès
Je pus lire au-dessus de sa porte fermée
Le prénom d’une femme autrefois trop aimée
Et qui dort aujourd’hui son repos éternel
Au bord d’une autre mer et sous un autre ciel…


Hyères.


IDYLLE


Si tu veux, sur le bord du languissant Gapeau,
Pareils aux bergers grecs qui paissaient leur troupeau
En chantant leurs amours sous le chêne et l’yeuse,
Nous irons nous asseoir. L’onde silencieuse
Coulera sous nos pieds d’un flot paisible et doux
Comme ont coulé ces jours de l’automne pour nous.
Nous verrons le ciel bleu luire dans l’or des branches,
Les roses aux buissons fleurir, roses et blanches,
Des vols de noirs corbeaux près des ceps vendangés.
Et les fruits, verts encor, des sombres orangers,
Les pâles oliviers près des pins d’Italie,
— Taciturne horizon dont la mélancolie
Et la grâce à la fois attendrissent le cœur.

Là, pendant que midi versera sa langueur
Sur les champs où s’est tu le travail de l’année,
Je te raconterai la triste destinée
De l’enfant aux yeux noirs que j’aimais à vingt ans.
Je te dirai sa grâce et son rire, en ces temps
Où la sauvage mer était la confidente
Des rêves insensés de ma jeunesse ardente.
Elle se promenait, rieuse, au bord des flots,
Sans deviner que leurs tumultueux sanglots
Lui prédisaient sa mort virginale avant l’âge,
Et la brise rosait son délicat visage
Lorsqu’elle s’asseyait sous les tamariniers.
Se savait-elle aimée, et ses rêves derniers,
Quand la mort lui frôla le front de sa grande aile.
Lui firent-ils revoir, cheminant auprès d’elle,
Le jeune homme troublé dont le cœur incertain
Frémissait sous ses yeux dans cet été lointain
Comme faisait la mer violente et plaintive ?

Ô vaine plainte, ô flots expirés sur la rive !
Fuite des jours, pareille à celle des oiseaux
Dont le vol blanc fouettait l’écume de ces eaux !
Jeune amour disparu comme le soleil tombe,
Ô morte au cœur muet dont j’ignore la tombe !


Hyères.

EN PROVENCE


En Provence le ciel nocturne
Semble un bleu filet transparent
Où le brûlant vol taciturne
Des pâles étoiles se prend.

Et les filles deviennent folles,
A voir sur des ailes de feu
Ces palpitantes lucioles
Errer dans ce grand réseau bleu.

En Provence la mer exhale
Lorsque le soir la baise aux yeux
Un soupir d’extase idéale,
Si tendre et si mystérieux,

Que les amantes délaissées
En l’écoutant ont froid au cœur,
Et que les jeunes fiancées
En pensent mourir de langueur.


Cannes.


NARCISSES


Frêles narcisses blancs et qui semblez me suivre
De votre souffle, à l’heure où, penché sur mon livre,
Je m’attarde à rêver parmi des vers aimés,
Que je comprends, ô blancs narcisses parfumés.
Le cher conseil qu’avec votre bouche muette
Vous donnez tendrement à l’âme du poète :
Vous lui dites d’aller, cueillant dans son esprit
Chaque blanche pensée alors qu’elle fleurit
Pour en faire un bouquet aux arômes suaves
Que la femme aux doux yeux, le jeune homme aux yeux graves,
Aiment à respirer longuement et souvent
Comme je vous respire, ô mes fleurs, — en rêvant.


Cannes.

[[c|MARINE }}

Des nuages rosés flottaient dans le ciel clair,
La lune se levait, et sur la sombre mer
Le soleil disparu jetait encor sa flamme,
Comme sur le profond abîme de notre âme
Un bonheur d’autrefois prolonge un doux reflet.
Et nous vîmes soudain qu’un bateau s’en allait
Au pied du large môle où nous rêvions ensemble.
Il allait, tout penché, comme un enfant qui tremble,
Livrant sa seule voile au vent mystérieux...
C’était l’heure où là-haut s’ouvrent les pâles yeux
Des étoiles sans cœur. —Ah! qu’elle semblait frêle,
N’ayant pour se sauver du gouffre que cette aile,
Cette barque perdue entre le ciel et l’eau
Et qui partait avec son unique falot !


Gênes.


CAMPO SANTO


O vieux cloître où le bruit du vain monde s’endort,
Pour sentir le triomphe horrible de la mort.
Mes yeux n’ont pas besoin de fixer les images
Que peignaient sur les murs les maîtres des vieux âges.
Elle triomphe, hélas ! la mort, plus tristement
Dans mon cœur qui jadis vint ici, jeune, aimant.
Et ses nobles espoirs le paraient de superbe,
Plus nombreux que ne sont les tombeaux sous ton herbe,
O cloître, et le voici vide et nu comme toi,
— Plus vide, car il doute, et tes murs ont la foi.


Pise.


MATIN TOSCAN


Un ciel bleu, mais du bleu tendre et doux des pervenches,
Un soleil aux rayons doux comme des baisers,
Et partout des buissons faits d’églantines blanches
Avec de fins reflets rosés.

Et ce délicieux et calme paysage
De soleil et d’azur et de fleurs a pour voix
Une brise qui vient de la prochaine plage
A travers l’ombre d’un grand bois.

Elle a pris, cette brise, à la mouvante houle
Cette fraîcheur joyeuse et cet arôme amer,
Elle a pris aux grands pins ces parfums qu’elle roule
Mêlés aux senteurs de la mer.

Et cette brise vient chanter dans les feuillées
Des orangers pleins d’or et des verts citronniers.
Et le. platane avec ses branches dépouillées
Frémit de frissons printaniers...


Campagne toscane.


EUTHANASIE


Plaintif adolescent qui te meurs de langueur.
Choisis, pour endormir tes révoltes de cœur
Dans un beau rêve d’art et de mélancolie
Une vieille cité de la vieille Italie,
Qui dresse les débris de ses murs crénelés
Parmi des horizons vastes et désolés.
Choisis-la vide et calme, et que les masses fières
De ses palais fermés mirent leurs mornes pierres
Dans un fleuve indolent, glauque et comme lassé.
Choisis-la glorieuse et pleine de passé,
Mais n’ayant rien gardé de ses gloires antiques
Qu’un plus muet silence autour des hauts portiques.
C’est là que jour par jour sous l’azur immortel
Qu’épanche à larges flots l’inépuisable ciel
Tu sentiras le charme attirant de la tombe...
Et dans la grande paix du soir doré qui tombe
La douce mort viendra de son geste clément
T’offrir la fleur de paix et de renoncement.
Du geste dont on voit, sur l’or des vieux triptyques,
Les Annonciateurs tendre les lys mystiques.


Pise.

A UN POÈTE


Tâche de ressembler, ô grande Ame blessée,
Toi qui saignes sous les flèches de ta pensée
À ces Saints Sébastiens des fresques, dont les yeux
Regardent le regard du Sauveur dans les cieux
Cependant que leur sang ruisselle sous les pointes.
Des anges auprès d’eux se tiennent les mains jointes
Et leur disent de croire et de savoir souffrir
Pour sauver les bourreaux qui les feront mourir.


Florence.


A UNE VENITIENNE


Quand vous dites les vers de Pétrarque et de Dante,
Votre front se fait grave et votre accent pieux,
Et lorsque vous parlez des exploits des aïeux,
On sent, Théa, revivre en vous leur âme ardente.

Votre Venise antique et sa gloire vous hante.
Temps lointains où battant des ailes en pleins cieux
Le lion de Saint-Marc volait victorieux
Des Alpes à Ravenne et de Candie à Zante.

Ah ! restez bien fidèle à ces deux cultes fiers :
Celui de la patrie et celui des beaux vers,
Aimez les grands héros comme les grands poètes.

Le temps inique a pris à ceux-ci leurs honneurs ;
Aux autres sa main dure a ravi leurs conquêtes :
Qu’ils aient du moins un temple immortel dans nos cœurs!


Venise.


ANDROMEDE


Tordant ses bras meurtris par l’étreinte de fer
De l’anneau qui l’enchaîne à la roche mortelle
Andromède frémit, cependant qu’autour d’elle
La fête de la vie est éparse dans l’air.

Une ondulation gonfle à peine la mer,
Et sur la rive un bois d’orangers entremêle
Son vert feuillage, où l’or des fruits mûrs étincelle,
Aux bouquets des palmiers dressés dans l’azur clair.

Mais un tragique effroi contracte le visage
De la vierge qui ferme à ce beau paysage
Et ses yeux, et son cœur où roulent des sanglots..

Car toutes ces clartés et toute cette joie
Lui rendront plus affreux l’instant où sur ces flots
Le dragon redouté nagera vers sa proie.


Florence.


L’INCONNU


Sous les pins où le vent passe en plainte si triste.
Un homme vint s’asseoir, et d’un regard amer.
Longtemps il contempla la radieuse mer
Qui roulait au soleil des lames d’améthyste.

Tout autour, des coteaux parfumés par le cyste
Détachaient leur douceur sur un profond ciel clair ;
C’était l’après-midi d’un beau jour bleu d’hiver
Et l’inconnu tout haut dit ces mots : « Dieu m’assiste!... »

Mystérieux Songeur qui ne me voyais pas.
Je ne sais si jamais ton pas morne et mon pas
Se croiseront encor sur cette vaste terre ;

Et pourtant ces deux mots jetés tout simplement.
Ces deux mots de détresse ont fait de toi mon frère,
Et ma pitié te suit dans ton lointain tourment !


Campagne toscane.


MUSIQUE EN MER


Le vapeur va glissant sur la mer d’un bleu sombre.
Tour à tour un nuage obscurcit de son ombre,

Ou bien l’ardent soleil inonde de clartés
La côte, un dur pays de rochers dévastés,
Des rocs rouges, des bois tout noirs, des citadelles.
Et des bateaux, ouvrant comme de souples ailes
Leurs voiles au soupir d’un vent tiède et berceur.
Un marin albanais, sur un rythme obsesseur
Mélancoliquement chante un couplet qui traîne,
Et cette caressante et rude cantilène
S’accompagne du cri que jette dans le ciel.
Fatigué de chasser, le goéland cruel.


Mer ionienne.


LE CYGNE


Près du jet d’eau qui va chantant
Un cygne blanc à tête noire
Repose, bercé par l’étang
Qu’un clair rayon de soleil moire.

Un épais et souple rideau
De palmiers verdoyans protège
Les rêves vagues de l’oiseau
Au col d’ébène, au corps de neige.

L’azur du ciel méridional
S’étend pur et sans un nuage
Autour du sommeil idéal
Du cygne au sombre et clair plumage.

Et devant cet être si beau
Que caressent les grands cieux calmes,
Pour qui s’apaise et chante l’eau.
Et qu’éventent les vertes palmes.

On se souvient du Roi des Dieux
Qui, dans la légende païenne,
Parut sous cette forme aux yeux
De Léda, la mère d’Hélène.


Corfou.

ÉPITAPHE D’UNE DÉESSE


Le temple est sur un cap qui domine la mer.
Et les marins qui vont du Pirée aux Cyclades
Peuvent le voir longtemps dresser dans le ciel clair
L’aveuglante blancheur de ses deux colonnades.

Les jours, plus d’un millier de ces jours, un par un
Ont passé sur ce marbre et l’ont laissé sans ride ;
Il a bravé l’assaut des vents et de l’embrun ;
Il ne s’est pas fondu sous le soleil torride.

Pour en jeter à bas une part seulement
Il fallut que ce cap hautain et solitaire
Fût secoué par un immense tremblement,
Formidable frisson de fièvre de la Terre.

Et cela fait un vaste amas prodigieux
De tambours colossaux, d’énormes architraves.
De métopes portant la figure des dieux.
Et de grands chapiteaux doriques, lourds et graves.

Ce temple est une tombe, — ô Passant, parle bas!
La Déesse qui fut en ce lieu suppliée
Dort sous ce marbre blanc. Ne la réveille pas,
— Redoute d’offenser son ombre humiliée!...


Athènes.


LE FANTOME D’HÉLÈNE


C’était un doux matin du doux printemps de Grèce,
Dans l’air léger flottait un souffle de jeunesse.
De larges fleurs de pourpre étoilaient le gazon.
Et des monts d’un gris roux enserraient l’horizon
Que dominaient les pics neigeux du grand Taygète.
Quelques femmes passaient, l’amphore sur la tête.

Et le fin tintement des cloches des troupeaux
De chèvres se mêlait au murmure des eaux
De l’Eurotas bleuâtre entre ses lauriers-roses...
Et parmi la splendeur rayonnante des choses
Je vis s’ouvrir, comme en un rêve, de beaux yeux.
Des yeux bleus et profonds comme ces vastes cieux.
Un front blanc m’apparut sous des boucles dorées,
Une bouche semblable aux corolles pourprées
De l’anémone rouge, et qui me souriait
D’un sourire magique et dont le clair reflet
Passa comme un frisson sur le clair paysage;
Et pour accompagner l’adorable visage,
Des voiles blancs moulaient un corps puissant et pur
Et c’était, ce fantôme auréolé d’azur.
Toi qui régnas jadis ici, sublime Hélène,
Toi dans la majesté de ton âme sereine...
— « Ame sereine autant que le calme des mers, »
Chantait le chœur antique, et ces héros si fiers
De marcher à la mort pour tes péchés de femme.
N’avaient, en te voyant, d’autre soupir de blâme
Que d’ajouter : « Heureux qui te respire, ô fleur
De l’Eurotas, — ô fleur d’amour, fatale au cœur! »


Sparte.


PAUL BOURGET.

  1. Nous empruntons aux Nostalgiques, dont M. Paul Bourget prépare en ce moment la publication prochaine, le groupe de poèmes qui se rattachent à la partie intitulée : Hélène.