Poésies de Marie de France (Roquefort)/Notice sur le purgatoire de Saint Patrice

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NOTICE
SUR
LE PURGATOIRE
DE
SAINT-PATRICE.

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La fable du Purgatoire de Saint-Patrice, suivant les savants bollandistes, prit naissance vers le commencement du XIVe siècle, et fut l’ouvrage d’un moine nommé Henri[1]. Deux autres religieux Anglois ont également décrit les cérémonies qui avoient lieu dans la caverne de l’lrlande. L’un est le moine de Saltrey qui fit hommage de son travail à l’abbé de son monastère, l’autre est un moine de l’ordre de Cîteaux, dans le duché de Lancastre. Ce dernier ce nommoit Jocelin et florissoit vers la fin du XIIe siècle[2]. Ces deux derniers textes latins se trouvent souvent dans les grandes bibliothèques[3]. Un trouverre Anglo-Normand, qui ne se nomme pas, mais qui étoit contemporain de Marie, s’est emparé du sujet de ce conte et l’a mis en vers françois[4]. Le Grand d’Aussy l’a traduit en prose[5] d’après la version de Marie.

Ce poëme a été depuis mis en vers anglois, sous le titre d’Owaine miles[6], à cause du héros qui descend dans la fameuse caverne du patron de l’Irlande.

Cet Owaine que les manuscrits d’Angleterre appellent Ouen, Oven Ewen, Owein, Owen, est messire Yvain, fils du roi Urien, l’un des vassaux du roi Arthur, et l’un des plus vaillants chevaliers de la Table-Ronde, dont notre célèbre Chrestiens-de-Troyes a rimé les aventures dans le roman du Chevalier au Lion[7], sans cependant parler de son voyage en Enfer et en Paradis.

Le Purgatoire de Saint-Patrice, fut ainsi nommé, parce que celui qui le visitoit en sortoit purgé de ses péchés. Ce trou étoit à deux lieues de Dungal, dans une petite île située au milieu d’un lac que forme le Derg.

Le pape Alexandre VI ordonna sa destruction ; Henri VIII s’étant séparé de l’église romaine, le fit combler en partie ; et enfin, Jacques Ier acheva l’ouvrage de l’un de ses prédécesseurs. Cependant les catholiques du pays ont toujours conservé une grande dévotion pour ce lieu, et y vont encore en pélerinage.

Rien ne ressemble plus à la descente d’Énée aux enfers, que la descente d’Yvain au purgatoire. Des deux côtés on y rencontre des Limbes, un Tartare, un Élysée. Nul doute que le moine auteur n’ait pris dans Virgile l’idée de sa fiction et qu’il ait adapté les fables de l’antiquité à sa religion.

Quelques savants, et particulièrement Warburton, ont prétendu que ce voyage d’Énée aux enfers n’étoit qu’une allégorie de l’initiation aux mystères d’Éleusis.

Les épreuves périlleuses que devoit subir l’initié, se retrouvent également dans le Purgatoire de Saint-Patrice.

Sans rejeter entièrement cette opinion, le Grand-d’Aussy pense que la description de l’autre de Trophonius a servi de modèle à l’auteur du moyen âge, pour composer la sienne. Pour entrer dans l’un et dans l’autre, il falloit s’y préparer par des purifications et par des prières ; on y étoit conduit de même par des prêtres. Enfin quand on en étoit sorti, il falloit écrire tout ce qu’on avoit vu ou entendu, et ces dépositions étoient précieusement conservées dans le temple.

Il est à présumer que le moine auquel on doit la description du Purgatoire de Saint-Patrice y aura pris le fonds de son idée dans l’ouvrage de Pausanias ; qu’il aura emprunté à Virgile de quoi embellir sa fiction ; puis il aura profité de ce qu’il avoit trouvé chez les deux écrivains de l’antiquité, pour y coudre une histoire capable de donner à son ouvrage une forme dramatique, et le rendre plus intéressant par le merveilleux qu’il y a introduit.

Marie prévient qu’elle a traduit ce poëme à la prière d’un homme prudent et sage, dont elle a reçu des bienfaits. Le peu de détails que nous avons sur la vie privée de cette femme illustre, ne permet pas de pouvoir découvrir le nom de la personne à laquelle elle a fait cet hommage ; on voit seulement par le début du poëte, qu’elle étoit au nombre de ses protecteurs et l’un de ses amis.

Gautier de Metz, auteur d’un poëme intitulé : l’Image du monde[8] fait mention des merveilles du Purgatoire de Saint-Patrice [9] ; il fait connoître le sort de ceux qui avoient entrepris d’y descendre et qui avoient eu le bonheur d’en sortir. Il est à présumer que Gautier de Metz n’avoit aucune connoissance des originaux latins publiés par les moines de Saltrey, Henri et Josselin, ainsi que des traductions françoises du trouverre anonyme et de Marie. Dans tous les cas, cette dernière version doit avoir été publiée avant l’année 1245. Gautier écrivit peu de temps après son Traité, et ne le fit paroître qu’en 1265[10].


  1. Acta sanctorum. Vita sancti Patricit.
  2. Catalogue des manuscrits de Cambis, p. 420.
  3. Cette fable a été adoptée par l’historien Mathieu Paris sous l’année 1153. On la trouve également dans quelques bréviaires anciens, puis dans le roman de Guérin-Mesquin, lequel fait partie de la Bibliothèque bleue.
  4. Man. bibliothèque Harléiène, n° 273. Cette version qui renferme à-peu-près 700 vers, n’existe point parmi les manuscrits de la bibliothèque du Roi.
  5. Fabliaux in-8o, tom. IV, p. 71.
  6. Bibliothèque Cottoniène, Caligula A. II. Voyez Ritson, Ancient engleish metrical romanceës, tom. III, p. 225.
  7. Man. du roi, fonds de Cangé, n° 27, olim 69, et ancien fonds n° 7535—5.
  8. Bibliothèque du Roi, man. n° 7534, 7595 et 7989 ² de l’ancien fonds ; M. n° 18, N., n° 5, fonds de l’église de Paris. Voy. Notices des manuscrits, tome V ; Glossaire de la langue Romane, tom. II, p. 761. Catalogue de la Vallière, tom. Ier, p. 62, et tom. II, n° 2721.
  9. Le poëte s’exprime en ces mots :

    En Irlande si est un Leus
    Ke jur et nuit art cume feus,
    K’um apele le Purgatore
    Seinz-Patriz, è est teus encore

    Ke s’il i vunt aukunes genz
    Ki ne seient bien repentanz,
    Tantost est raviz è perduz,
    K’um ne sel k’il est devenuz.
    S’il est cunfez è repentenz
    Si va è passe meinz turmenz,
    E s’espurge de ses péchiez ;
    Kant plus en a, plus li est griez.
    Ki de cel liu revenuz est
    Nule riens jamès ne li plest
    En cest siècle, ne jamès jur
    Ne rira mès, adez en plur :
    E gémissent les maus ki sunt
    E les pechiez ke les genz funt.

    L’Image du Monde, man. n°. 7989 ² fol. 143, vo. col. 1, et man., fonds de l’église de Paris N. n° 5, fol. 72, ro col. 2.

  10. Dans le man. M. n° 18, fonds de l’église de Paris, l’auteur termine par les vers suivants :

    Ci finist l’Image du monde....
    En l’an de l’incarnation,
    Ot-on à l’Aparition
    Mil deus cenz quarante cinq ans
    En primiers troveiz cist Romanz
    Et en escris cis livres droit
    Qant li miliaires corroit
    L’an mil deus centz sixante et cinq.