Poésies (Renée de Brimont, Revue des Deux Mondes)/02

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livraison du 15 juillet 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 426-432).
livraison du 15 juillet 1909

POÉSIES


DEUX CONTES ANTIQUES

I. — DAPHNÉ

Daphné, son arc d’argent sur l’épaule, à sa guise
Chassait. Bras découverts, souples cheveux au vent,
Gorge ferme, elle était si belle que souvent
En la voyant passer, pour Diane on l’eût prise.

Des l’aube, elle partait en chasse, après le bain,
Dédaignant les apprêts, les parures savantes,
Heureuse seulement d’errer le long des sentes
Sur les pas d’un chevreuil, d’une biche ou d’un daim.

Son père la priait : « Accueille dans ta couche,
Ma fille, cet époux par mon cœur souhaité.
L’amour ne doit-il point couronner ta beauté ?… »
— Mais Daphné rougissait et se taisait, farouche.

Il advint qu’Apollon, l’apercevant un jour,
Fut séduit par sa grâce agile, libre et fière,
Et qu’il en éprouva cette ardeur singulière
De l’obsédant désir et du naissant amour ;

Dès lors, il poursuivit à toute heure, sans cesse,
Tel un limier subtil ou tel un oiseleur,
La nymphe désolée et tremblante de peur,
Et qui cachait au loin sa pudeur en détresse.


— Or, ce soir-là, dans l’air embaumé des forêts
Rôdait comme un frisson voluptueux et tendre,
Et Daphné se hâtait, distraite, sans entendre
Les voix de la Nature exhaler leurs secrets ;

Comme elle franchissait d’un pied leste une source,
Apollon l’aborda : — « Demeure, » disait-il ;
« Les fleurs, vers le soleil tournent leur fin pistil…
Tourne vers moi tes yeux, Vierge, suspends ta course !

Je ne suis point ce rustre à l’humble vêtement
Qui mène ses troupeaux paître dans la vallée ;
Je suis un dieu, Daphné ! La mélodie ailée
Sur ma lyre, parfois, vibre divinement.

Je suis un dieu puissant, mais mon étreinte est douce…
Songe qu’à ta pudeur s’avive mon désir
Et que s’ouvrent déjà mes mains pour te saisir…
Demeure ! » — Mais Daphné s’enfuyait sur la mousse.

Qu’elle était belle ainsi, tendant son corps nerveux,
Ses yeux étincelans pareils à deux étoiles,
La brise soulevant autour d’elle ses voiles,
Les dernières lueurs du ciel dans ses cheveux !

Aussitôt Apollon s’élança sur sa trace,
Frémissant, bondissant, — si léger et si prompt
Que les fleurs, sous ses pas, n’inclinaient point le front…
Et voici qu’il touchait enfin la vierge lasse ;

Ses bras se refermaient sur le corps épuisé,
Le sang quittait la joue offerte à son haleine,
Sur la lèvre figée, ainsi qu’une phalène
Sa lèvre se posait pour un premier baiser…

Mais, — ô Pudeur, étrange et souveraine force ! —
Daphné se métamorphosait… Ses bras, son col
Se chargeaient de rameaux, ses pieds tenaient au sol
Et ses seins délicats se couvraient d’une écorce…


II. — ÉCHO

Non loin du lent Céphise aux flots profonds et frais,
À l’ombre des lauriers, des pins et des cyprès
Dansaient les nymphes d’Aonie.
Leurs pas sur le gazon se croisaient savamment ;
Elles dansaient… c’était un spectable charmant ;
La grâce à la cadence unie.

Leucothoé tenait Callisto par la main ;
Rhanis et Sémélé, sur le bord du chemin
Ayant renoué leurs sandales,
Allaient, venaient, glissaient, souples, — et le baiser
Que leur lançait le vent semblait s’harmoniser
Au rythme joyeux des crotales.

Seule, à l’écart, pourtant, Écho fuyait ses sœurs.
Dans ses yeux détournés des sereines douceurs,
Du bonheur naïf et champêtre,
Brûlait un feu qu’Éros, le dieu cruel et beau,
Lorsqu’il passe, aveuglé de son fatal bandeau,
En des yeux innocens fait naître.

— Éros, Éros, pourquoi troubler des cœurs d’enfans ?
Ne sens-tu point tomber, sous tes pas triomphans,
Parfois, des larmes désolées ?
Ne vois-tu pas Écho tordant ses doigts menus
Et, malgré les cailloux rudes à ses pieds nus,
Errant par monts et par vallées ?

— Hélas ! il n’est plus temps de prévenir l’amour…
En ce matin d’été, membres las et front lourd,
Écho suivait d’obscures sentes
Qui mènent à la source où jamais nul berger
N’abreuva ses brebis sous le dôme léger
Des ramures envahissantes.


C’est là que, chaque jour, penché sur le miroir
Des transparentes eaux, Narcisse venait voir
Se réfléchir sa blonde image ;
Victime d’une illusion, il parlait bas
À ce jeune inconnu, qui ne répondait pas,
Et qui paraissait de son âge…

Il demeurait ainsi, les bras tendus en vain
Vers ce front lisse et pur, vers ces boucles d’or fin
Retombant sur ce col d’ivoire ;
Sa lèvre murmurait des vœux irrésolus,
S’offrait pour un baiser… et ne rencontrait plus
Que l’eau froide aux reflets de moire.

À cette vue, Écho savourait sa douleur.
« Renonce, » disait-elle, « ô toi qui pris mon cœur,
Renonce à ta folle chimère
Et viens à mes côtés, là, parmi les roseaux…
L’image qui te rit, si blonde au sein des eaux,
Narcisse, est une ombre éphémère !

« Nul autre que toi-même, ô bel adolescent,
N’eut ces traits, ce regard dont mon âme ressent
Un mal inquiet et perfide ;
Mais, tandis que mes yeux sont des miroirs si clairs,
Songes-tu que la brise, en agitant les airs,
Trouble l’onde unie et la ride ?…

« Mes yeux ne changent point… Mire-toi dans mes yeux !
Pour toi, j’ai fui mes sœurs, j’ai fui l’ardeur des jeux
Auxquels je me plaisais naguère ;
J’ai fui… L’amour guidait vers toi mon pas errant ;
Le sais-tu, beau Narcisse au cœur indifférent,
Beau Narcisse à qui je veux plaire ?… »

Mais Narcisse n’écoutait rien… Toujours penché
Sur les eaux, il restait à la rive attaché
Par d’étranges et puissans charmes ;
Peu à peu se mouraient les roses de son teint,
Et son regard, ainsi qu’un flambeau qui s’éteint,
Se voilait de deuil et de larmes ;


Et voici qu’à cette heure où s’obscurcit le jour,
Son triste front tomba, comme épuisé d’amour,
Sur son épaule inanimée…
Puis son cœur s’arrêta, trop las pour battre encor ;
— Et l’on dit qu’aussitôt surgit la coupe d’or
D’une frêle fleur embaumée.

La source qu’il aimait fut son ultime lit.
Des nymphes, doucement, l’auront enseveli
Dans cette onde qu’un souffle plisse…
Et depuis lors, du fond des grottes et des bois,
La plainte d’une voix répond à notre voix ;
C’est Écho qui pleure Narcisse !


L’ATTENTE DE L’AMOUR

Je l’attends… car je sais qu’il doit venir pour mol
Comme il vient ici-bas pour toute créature,
Le dieu puissant et doux dont frémit la nature
Et qui fait naître en nous le désir et l’émoi.

Je l’attends… Il viendra je ne sais où ni comme…
Sera-ce sous les traits furtifs du voyageur
Ou tel le chevrier qui chemine, songeur ?…
Sera-ce un homme grave, ou sera-ce un jeune homme ?…

Je ne sais ; mais je sais qu’à celui que j’attends,
Celui qui doit un jour me dire un mot suprême,
Je ferai librement l’abandon de moi-même,
De ma jeunesse belle ainsi qu’un beau printemps.

Il aura mes bras blancs pour ceinture ; ma bouche
Sera la coupe fraîche où sa bouche boira ;
Dans mes cheveux, sa main tendrement passera,
Pour me parler, sa voix se fera moins farouche ;

Il prendra pour miroir le miroir de mes yeux,
Sa tête penchera sur mon épaule nue…
Éros met dans les cœurs une ardeur inconnue :
Nous nous sentirons forts comme de jeunes dieux !


Je quitterai mes sœurs pour le suivre ; ma mère
Devant ma place vide, et durant quelques jours,
Peut-être, évoquera de pareilles amours
Et revivra sa part de jeunesse éphémère.

Et nous irons tous deux sous le ciel infini,
Car, la leçon d’amour une fois épelée,
Ainsi que des oiseaux qui prennent leur volée,
Les amans vont au loin bâtir leur propre nid…

Ah ! quand luira l’aurore où je vivrai ces choses,
Où celui que j’attends, — délicieux affront, —
Viendra faire tomber le voile de mon front
Et me couronnera de myrtes et de roses !


LE RETOUR DU PASTEUR

Des lueurs du couchant la demeure se dore.
Assise sur le seuil, ma quenouille à la main,
Je songe que l’époux s’en vient par le chemin
Au rythme de son pas sonore.

C’est ainsi chaque soir. Las d’avoir tout le jour
Mené ses lents troupeaux paître sur la colline,
Il rentre à l’heure émue où le soleil s’incline,
Où la brise parle d’amour.

Je le vois descendant la route qui poudroie ;
Il arrive, soufflant dans sa flûte en roseau,
Il groupe ses brebis, flatte le noir museau
De son chien qui bondit de joie ;

Puis, vers moi s’avançant avec des yeux très doux,
Il prend mes frêles doigts parmi ses doigts robustes,
Et l’un vers l’autre, alors, se penchent nos deux bustes,
Et le Dieu d’amour vit en nous…

— Ce matin, j’ai cherché le miel de nos abeilles,
J’ai mis fraîchir du lait à l’ombre, au bord du puits,
Des branches d’un figuier j’ai détaché les fruits,
J’ai cueilli le raisin des treilles ;


Avec précaution, moi-même j’ai versé
Et l’eau claire, et le vin mousseux dans chaque amphore,
Puis j’ai chargé de fleurs, telle une canéphore,
Des corbeilles de jonc tressé.

L’époux peut revenir… Tout ici doit lui plaire ;
Mes bras sont parfumés, — c’est pour l’accueillir mieux,
Pour que, pieusement, il bénisse les dieux
Des félicités de la terre ;

Pour que demain, fidèle à mon amour vainqueur,
Résonne allègrement au sein du soir limpide
Le cher pas désiré, — plus hâtif, plus rapide
Que les battemens de mon cœur !



ÉPIGRAMME FUNÉRAIRE

« Une terre m’a donné la vie, une autre terre me couvre mort. Celle-ci ne fait pas moins pour moi que l’autre : dans son sein je vais faire un plus long séjour. »


Cette terre où je dors de la paix éternelle
N’est point la douce terre où mon cœur a chanté,
La terre où j’entendis, mille fois répété,
L’universel écho qui me proclamait belle !

J’aimais, alors, le vent lorsqu’il battait de l’aile
Mon front ; j’aimais la vie ardente de l’été ;
Et ta splendeur, soleil, et ta limpidité,
Ciel natal réfléchi dans l’eau de ma prunelle…

Or, voici qu’à présent mes jours sont accomplis.
Un linceul à jamais me couvre de ses plis,
Le silence est figé sur ma lèvre flétrie,

Et, sereine, je dors dans ce sol étranger
Qui s’est fait pour me plaire accueillant et léger,
Car la terre des morts devient une patrie !



Baronne Antoine de Brimont.