Poésies (Anna de Noailles, 1913)

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Poésies (Anna de Noailles, 1913)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 886-894).
POÉSIES


HENRI HEINE


Quand je respire, des milliers d’échos me répondent...
H. HEINE.


Henri Heine, j’ai fait avec vous un voyage ;
C’était un soir d’automne, encor tiède, encor clair ;
Heideiberg reposait sous ses rouges feuillages ;
Nous cherchions, dans la rue aux portails entrouverts,
L’humble hôtel, romantique et vieux, du Chasseur Vert.

Je reposais sur vous, compagnon invisible.
Ma tête languissante et mes cheveux défaits ;
Un souriant vieillard marchait, lisant la Bible,
Sur la place où le jour, lumineux et sensible.
Jetait un long appel de désir et de paix...

C’était l’heure engourdie où le soleil s’incline ;
Par un mortel besoin de pleurer et de fuir,
J’ai souhaité monter sur la verte colline ;
Nous nous sommes ensemble assis dans la berline
Où flottait un parfum de soierie et de cuir.
Et nous vîmes jaillir les romanesques ruines.

Sur la terrasse, auprès de la tour en lambeaux.
Des étudians riaient avec vos bien-aimées.
Je regardais bondir les délicats coteaux
Qui frisent sous le poids des vignes renommées,
Et l’espace semblait à la fois vaste et clos.


Le Neckar, au courant scintillant et rapide,
Entraînait le soleil parmi ses fins rochers.
Nous étions tout ensemble assouvis et avides ;
L’insidieux automne avait sur nous lâché
Ses tourbillons de songe et ses buis arrachés...

O sublime, languide, âpre mélancolie
Des beaux soirs où l’esprit, indomptable et captif,
Veut s’enfuir et ne peut, et rêve à la folie
D’enfermer l’univers dans un amour plaintif !

Tout à coup, dans le parc public, humide et triste.
L’orchestre qui jouait sur les bords de l’étang,
Près d’un groupe attentif de studieux touristes.
Lança le son du cor qui chante dans Tristan...

Henri Heine, j’ai su alors pourquoi vos livres
Regorgent de buée et de soudains sanglots.
Pourquoi, riant, pleurant, vous voulez qu’on vous livre
La coupe de Thulé qui dort au fond des flots ;

L’amour de la légende et la vaine espérance
Vous hantaient d’un appel sourdement répété :
Hélas ! vous aviez trop écouté, dès l’enfance.
Les sirènes du Rhin, à Cologne et Mayence,
Quand l’odeur des tilleuls grise les nuits d’été !

Voyageur égaré dans la forêt des fables,
Moqueur désespéré qu’un mirage appelait.
Ni le chant de la mer d’Amalfi sur les sables.
Ni la Sicile, avec l’olivier et le lait.
Ne pouvait retenir votre vol inlassable.
Pour qui l’espace même est un trop lourd filet !

— O soirs de Düsseldorf, quand les toits et leur neige
Font un scintillement de cristal et de sel.
Et que, petit garçon qui rentrait du collège,
Vous évoquiez déjà, rêveur universel,
L’oriental aspect de la nuit de Noël !


Pourtant vous goûtiez bien la sensible Allemagne,
Les muguets jaillissant dans ses bois ingénus,
L’horloge des beffrois, dont les coups accompagnent
Les rondes et les chants des filles aux bras nus ;

Vous connaissiez le poids sentimental des heures
Qui semblent fasciner l’errante volupté,
Quand l’or des calmes soirs recouvre les demeures,
Les gais marchés, le Dôme et l’Université ;

Mais, fougueux inspiré, fier ami des naïades,
Les humaines amours vous berçaient tristement.
Et vous trouviez, auprès d’une enfant tendre et fade,
La double solitude où sont tous les amans !

Accablé par la voix des forêts mugissantes,
Vous inventiez Gordon, ses palais et ses bains,
La fille de l’alcade, altière et rougissante.
Qui, trahissant son âme offerte aux chérubins,
Soupire auprès d’un jeune et dédaigneux rabbin...

Les frais torrens du Hartz et la mauresque Espagne
Tour à tour enivraient votre insondable esprit.
Que de pleurs près des flots ! de cris sur la montagne !
Que de lâches soupirs, ô Heine ! que surprit
La gloire au front baissé, votre sombre compagne !

Parfois, vers votre cœur, que brisaient les démons.
Et qui laissait couler sa détresse infinie,
Vous sentiez accourir, par la brèche des monts,
Les grands vents de Bohême et de Lithuanie ;

Les cloches, les chorals, les forêts, l’ouragan,
Qui composent le ciel musical d’Allemagne,
Emplissaient d’un tumulte orageux, où se joignent
Les résineux parfums des arbres éloquens.
Vos Lieder, à la fois déchirés et fringans.


Mais quand le vent se tait, quand l’étendue est calme,
Vous repoussez le verre où luit le vin du Rhin ;
Le Gange, les cyprès, la paresse des palmes
Vous font de longs signaux secrets et souverains ;
Et votre œil fend l’azur et les sables marins,
Immobile, extatique et vague pèlerin !

Vous riez, et tandis que tinte votre rire,
Vos poèmes en pleurs invectivent le sort ;
Vous chantez, justement, de ne pas pouvoir dire
Les sources et le but d’un multiple délire,
Rossignol florentin, grèbe des mers du Nord,
Qui mélangez au thym du verger de Tityre
Les gais myosotis des jardins de Francfort.

— J’ai vu, un soir d’automne, au bord d’un chaud rivage,
Un grand voilier, chargé de grappes de cassis.
Ne plus pouvoir voguer, tant le faible équipage.
Captif sous un réseau d’effluves épaissis,
Gisait, transfiguré par le philtre imprécis
D’un arôme, grisant plus encor qu’un breuvage.

O Heine ! Ce parfum languissant et fatal.
Cette vigne éthérée et qui pourtant accable.
N’est-ce pas le lointain et pressant idéal
Qui vous persécutait, quand de son blanc fanal
La lune illuminait, dans les forêts d’érables,
Vos soupirs envolés vers sa joue de cristal ?

— Vous me l’avez transmis, ce désir des conquêtes.
Cet enfantin bonheur dans les matins d’été.
Ce besoin de mourir et de ressusciter
Pour le mal que nous fait l’espoir et sa tempête ;
Vous me l’avez transmis, ô mon brûlant prophète,
Ce céleste appétit des nobles voluptés !

O mon cher compagnon, dès mes jeunes années
J’ai posé dans vos mains mes doigts puissans et doux ;
Bien des yeux m’ont déçue et m’ont abandonnée.
Mais toujours vos regards s’enroulent à mon cou.
Sur le chemin du rêve où je marche avec vous...



LA DOULEUR


Quand la douleur est vaste, ardente, sans mélange,
Quand elle aveugle ainsi qu’un ténébreux soleil,
Elle est dans l’eau qu’on boit et dans le pain qu’on mange,
Et dans les rideaux du sommeil !

Comme l’odeur du sel sur les routes marines.
Comme les chauds parfums de Corse ou d’Orient,
Elle emplit le poumon, étourdit la narine.
Et griffe ainsi qu’un diamant !

Les arceaux de l’azur, le fier tranchant des cimes,
La longueur des cités et leurs hauts monumens,
Ne sont qu’une eau rampante et qu’un grisâtre abime
Auprès de son envolement !

— Douleur qui me comblez, chantez, voix infinie !
Attachez à mon cou vos froids colliers de fer ;
Qu’importent l’esclavage et la dure agonie,
Je vois les mondes entr’ouverts !

J’ai vu l’immensité moins vaste que mon être,
L’espace est un noyau que mon cœur contenait ;
Je sais ce qu’est avoir, je sais ce qu’est connaître,
J’englobe ce qui meurt et nait !

L’ange qui fit rêver Jésus sur la montagne.
Qui lui montra le monde et tenta son esprit.
M’a, dans les calmes soirs des languides campagnes,
Tout soupiré et tout appris !

Serai-je désormais l’ermite magnanime
Qui vit de son secret par delà les humains ?
Pourrai-je conserver, dédaigneuse victime,
La solitude de mes mains ?


Pourrai-je quand résonne, ô Printemps, ta cadence.
Ivre du seul orgueil et des seules pitiés,
Ecouter la secrète et chaste confidence
Qui va des soleils à mes pieds ?

O Douleur ! je comprends, arrêtez vos batailles :
Au travers de mes pleurs j’entrevois vos projets,
Un chaud pressentiment m’éblouit et m’assaille :
C’est dans ce feu que je plongeais I

Je sais, moi qui vous tiens, vous respire, vous touche.
Moi qui vis contre vous et qui bois votre vin
Dans un dur gobelet collé contre ma bouche,
Quel est votre dessein divin ;

Vous préparez la vie avec vos sombres armes.
Le corps que vous brisez rêve d’éternité,
Hélas ! les purs sanglots, les tremblemens, les larmes
Aspirent à la volupté !


LE MONDE INTERIEUR



Car l’exceptionnel voilà ta tâche.
NIETZSCHE.



Il est des jours encor, où, malgré la sagesse.
Malgré le vœu prudent de rétrécir mon cœur,
Je m’élance, l’esprit gonflé de hardiesse.
Dans l’attirant espace inondé de bonheur.

Je regarde au lointain les arbres, les verdures
Retenir le soleil ou le laisser couler,
Et former ces aspects de calme ou d’aventures
Qui bercent le désir sur un branchage ailé !

Mais quand je tente encor ces célestes conquêtes,
Cette ivre invasion dans le divin azur.
J’entends de toutes parts la Nature inquiète,
Me dire : « Tu n’as plus ton vol puissant et sûr.


« Tu es sans foi ; va-t’en vers les corps, vers les âmes,
Rien de nous ne peut plus se mêler à ton cœur.
Tu n’es plus cette enfant, libre comme la flamme,
Qui montait comme un jet de bourgeons et d’odeurs.

« Nous fûmes ta maison, ta paix et ton refuge,
Tu n’avais pas, alors, connu le mal humain,
Mais tes pleurs effrénés, plus forts que le déluge,
Ont détruit nos moissons et troublé nos chemins.

« Nous ne serions pour toi qu’un décor taciturne
Qui te fut sans secours dans d’insignes douleurs ;
Fuis l’aube vaporeuse et l’étoile nocturne,
Ton désir s’est voué au monde intérieur !

« L’aurore, les matins, les brises, les feuillages,
Les cieux, frais et bombés comme un cloître vivant.
Les cieux qui, même alors que l’été les ravage,
Contiennent la splendeur immobile des vents,

« Tu les verras au bord des visages qui rêvent,
Où la pâleur ressemble à des soleils couchans,
Au fond des yeux, tremblans comme un lac où se lève
L’orchestre des flots bleus, des rames et des chants !

« Tu les recueilleras au creux des mains ouvertes
Où coule en fusion l’or de la volupté,
Il n’est pas d’autre azur, ni d’autres forêts vertes
Que ces embrasemens plus fauves que l’été !

« L’amour qui me ressemble et qui n’a pas de rives
Te rendra ces transports, ces transes, ces clartés.
Ces changeantes saisons, riantes ou plaintives,
Qui t’avaient attachée à notre immensité... »

— Et je me sens alors hors du monde, infidèle.
Etrangère aux splendeurs des prés délicieux
Où le feuillage uni et nuancé rappelle
La multiplicité du regard dans les yeux ;


Et je reviens à vous, ardente et monastique,
Méditation, Archange audacieux,
Ville haute et sans borne, éparse et sans portique,
Où mon cœur violent a le pouvoir de Dieu !...


L’AMITIE


Mon ami, vous mourrez, votre pensive tête
Dispersera son feu,
Mais vous serez encor vivant comme vous êtes
Si je survis un peu.

Un autre cœur au vôtre a pris tant de lumière
Et de si beaux contours.
Que si ce n’est pas moi qui m’en vais la première
Je prolonge vos jours.

Le souffle de la vie entre deux cœurs peut être
Si dûment mélangé,
Que l’un peut demeurer et l’autre disparaître
Sans que rien soit changé ;

Le jour où l’un se lève et devant l’autre passe
Dans le noir paradis,
Vous ne serez plus jeune, et moi je serai lasse
D’avoir beaucoup senti ;

Je ne chercherai pas à retarder encore
L’instant de n’être plus ;
Ayant tout honoré, les couchans et l’aurore,
La mort aussi m’a plu.

Bien des fronts sont glacés qui doivent nous attendre,
Nous serons bien reçus ;
La terre sera moins pesante à mon corps tendre
Que quand j’étais dessus.


Sans remuer la lèvre et sans troubler personne
L’on poursuit ses débats ;
Il règne un calme immense où le rêve résonne,
Au royaume d’en-bas.

Le temps n’existe point, il n’est plus de distance
Sous le sol noir et brun ;
Un long couloir, uni, parcourt toute la France,
Le monde ne fait qu’un ;

C’est là, dans cette paix immuable et divine
Où tout est éternel,
Que nous partagerons, âmes toujours voisines,
Le froment et le sel.

Vous me direz : « Voyez, le printemps clair, immense,
C’est ici qu’il naissait ;
La vie est dans la mort, tout est, rien ne commence. »
Je répondrai : « Je sais. »

Et puis, nous nous tairons ; par habitude ancienne
Vous direz : « A demain. »
Vous me tendrez votre âme et j’y mettrai la mienne,
Puis, tenant votre main.

Je verrai, déchirant les limbes et leurs portes,
S’élançant de mes os.
Un rosier diriger sa marche sûre et forte
Vers le soleil si beau...


COMTESSE DE NOAILLES.