Poésies - II (Reynaud)

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Poésies - II (Reynaud)
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 1136-1140).
POÉSIES.




A UNE JEUNE MARONITE.




O Nassim ! jeune fille au regard indulgent,
Qui portes sur la tête une corne d’argent
D’où pend la longue mousseline.
Parmi les cèdres bruns et les champs de mûriers,
Ta maison, où sont nés tant d’illustres guerriers.
Blanchit au loin sur la colline.

Assise sur le seuil, tu regardes s’ouvrir
Les vallons à tes pieds, et le ruisseau courir
Jusqu’à la plaine qu’il arrose,
Et cette grande mer où dans les lointains bleus
S’endorment sur les flots Chypre aux coteaux vineux
Et Rhodes où naquit la rose.

Nassim ! j’aime tes yeux clairs comme le cristal,
Ton front qui fait pâlir l’albâtre oriental,
Tes lèvres vierges de mensonges,
Ton regard ingénu, ton cœur franc comme l’or,
Et je sens près de toi mon cœur qui bat encor,
Et ta beauté trouble mes songes.

Hélas! si le destin ne m’avait entraîné,
J’aurais voulu rester à ta vie enchaîné;
J’aurais fait prospérer la vigne
Qui revêt la montagne au pied de ta maison.

Et j’aurais de mes mains taillé dans la saison
Tes mûriers disposés en ligne.

Et je t’aurais aimée, ô perle du Liban,
Comme Jacob aima la fille de Laban,
Comme une épouse chaste et belle,
Car j’ai cru deviner que l’humble voyageur
N’était pas éloigné du chemin de ton cœur.
Jeune fille aux yeux de gazelle !

Mais par-delà ces flots où ton regard se perd,
Au rivage opposé de cette vaste mer,
Sous un soleil triste et sans flamme.
Sous des cieux où le soir est voisin du matin,
Il faut que je retourne, esclave du destin,
Auprès d’une autre jeune femme.

Elle est svelte et brillante et belle comme toi,
Partout, sur son chemin, les cœurs sont en émoi;
Mais qu’elle a fait verser de larmes!
Car son ame est cruelle; elle aime à voir pleurer
Les yeux qui, pour un jour, ont osé s’enivrer
De sa jeunesse et de ses charmes.

Et cependant je l’aime, et m’en vais loin de vous.
Je quitte ton ciel bleu, tes vignes au vin doux.
Et ta maison de beaux jours pleine,
Et tes champs d’aloès, et tes orangers verts,
Et tes heureux jardins à l’abri des hivers.
Pour aller reprendre ma chaîne !

Adieu ! donne ta main à quelque jeune émir,
Près de qui sans effroi tu puisses t’endormir,
Et qui croie au dieu de tes pères,
Qui défende ton seuil des Druses insolens.
Et qui de ses talons sache presser les flancs
Des chevaux aux longues crinières.

Mais songe quelquefois au triste voyageur
Qui sous d’autres climats emporte dans son cœur
Ton image, ô fleur de bruyère,
Nassim, fleur de myrte, orgueil de Broumâhna,
Et qui se souviendra du jour qui l’amena
Devant ta porte hospitalière.


A Broumâhna, dans le Liban.

LE CHANT DU CRAPAUD.


D’où viennent-ils, ces chants si doux
Et cependant si tristes,
Que soupirent autour de nous
D’invisibles choristes?

On croit entendre au bord de l’eau
Pan, le dieu de l’automne,
Tirer de sa flûte en roseau
Ce soupir monotone.

Dans les guérets et dans les bois
Résonnent ces chants grêles;
On dirait que toutes ces voix
Se répondent entr’elles.

La mélancolique chanson
S’éteint, puis recommence,
Et c’est toujours le même son
Et la même cadence.

Mais je vois passer près de moi
Comme une forme impure...
— Ah! je te reconnais : c’est toi,
Horrible créature !

Être immonde, hideux crapaud,
Misérable reptile,
Avec ton œil terne et ta peau
Gluante comme l’huile !

Eh quoi ! ce chant mystérieux
Dont j’admirais le charme,
Qui tout à l’heure dans mes yeux
A fait sourdre une larme,

Ce soupir qui doit émouvoir
Plus d’une jeune fille.
Quand elle va rêver le soir
Sous la sombre charmille :

C’est le chant d’amour, c’est le cri
De cette bête impure.
Hôte du cloaque pourri,
Rebut de la nature !

Ah! dis-moi, pourquoi donnes-tu,
Nature impénétrable,
— Toi, dont j’admire la vertu
Et l’ordre inaltérable, —

Au paon stupide un si beau corps,
Des yeux doux aux vipères,
Aux insensés des bras si forts,
Tant d’éclat aux panthères?

Une voix si tendre aux crapauds,
Aux renards tant de grâces?
Et pourquoi tant d’hommes si beaux
Ont des âmes si basses?


LA HAIE.


Qu’elle est verte et paisible, au bord de ce sentier,
Cette haie abondante où fleurit l’églantier,
Où sur les aubépins et les pruniers sauvages
Grimpe la clématite aux flexibles branchages!
La rosée a semé les feuilles et les fleurs
De gouttes que le jour peint de mille couleurs.
Dans la haie est caché le nid d’une fauvette;
Sous ce fouillis obscur, on aperçoit sa tête;
Elle est là, familière, et qui couve ses œufs,
Et dans la touffe sombre on voit briller ses yeux.
C’est un monde de paix, de fraîcheur et de joie.
Et le soleil rayonne et le sentier poudroie.
Le vent dort; le buisson, auprès d’un champ de blé,
Repose, et d’aucun bruit son calme n’est troublé
Que des oiseaux chantans, des abeilles ronflantes.
Ou du lézard craintif qui s’enfuit sous les plantes.

Mais voici tout à coup venir par le chemin
Un enfant débraillé, le bâton à la main.
Le chapeau sur l’oreille et sifflant en sourdine;
Il a l’air insolent et la face mutine;
Il vient d’un air vainqueur, le gamin malfaisant.
Et plonge son bâton dans la haie en passant.
Les gouttes de rosée, à travers les épines.
Tombent comme des pleurs sur les herbes voisines,

Et la pauvre fauvette, effrayée à ce bruit.
Se dresse en frémissant sur ses œufs et s’enfuit.
Il se penche aussitôt sur la haie entr’ouverte,
Il arrache le nid à sa retraite verte;
Mais à son doigt impie un des œufs s’est heurté,
Un lambeau de chair vive, informe, ensanglanté.
S’échappe de la coque et tombe sur la terre.
Lui, sans s’inquiéter des plaintes de la mère,
De la haie entamée et du nid violé,
Et laissant sur ses pas ce monde désolé,
Rempli d’indifférence et de calme et de joie,
Il poursuit son chemin, cherchant une autre proie.

Ainsi, peuple léger, pareil à cet enfant,
Combien, sans y songer, sous ton pied triomphant.
Tu brises en passant d’existences tranquilles!
Que de travaux perdus, que d’efforts inutiles!
Que de stériles fleurs, de germes avortés,
D’édifices croulans, de plans décapités!
O peuple insouciant, que d’utiles idées,
Qui germaient lentement, par le temps fécondées.
Meurent avant d’éclore et de porter un fruit,
Embryons qu’au hasard ta rude main détruit.


CHARLES REYNAUD.