Poésies complètes (Le Goffic)/Les Bigoudens

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Poésies complètesLibrairie Plon (p. 235-239).
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LES BIGOUDENS


À Eugène Le Mouël.


« On les croit d’origine asiatique. Leur coiffure tripartite tient à la fois de la mitre, du casque, du serre-tête, et se termine par une pointe de forme priapique. D’après certains auteurs, les spirales des disques brodés sur leurs plastrons auraient une signification religieuse et symboliseraient la création du monde. »
(Les Ethnographes.)


À Plomeur, raides sous leur mitre,
En plastrons d’or vert, jaune ou roux,
Les Bigoudens, sur le placitre,
Tournent au son des binious…



 
D’où viennent-elles, ainsi faites,
Avec leur face sans méplats
Et les disques qu’aux jours de fêtes
Elles collent sur leurs seins plats ?
 
L’immobilité de leur masque
Fait paraître encor plus lointains,
Dans l’aigre et sonore bourrasque,
Leurs yeux vaguement thibétains.

Peut-être qu’au temps où la Gaule
Châtiait l’orgueil d’Attila,
Un débris de tribu mongole
Vint à la nuit s’échouer là.
 
C’était un plateau solitaire,
Un grand cap triste du Ponant,
Perdu tout au bout de la terre,
Sous un ciel bas et frissonnant.

 
Quand l’oeil des fuyards, dans la brume,
Put l’explorer le lendemain
Un mur circulaire d’écume
Partout leur barrait le chemin.
 
Partout la mer, la mer sans borne !
Son sel corrodait l’eau des puits.
Et, campés sur leur grand cap morne,
Ils n’en ont pas bougé depuis.

Ils vivent dans cette ouate blême
Les bras croisés sous leurs mentons,
Chrétiens, au moins par le baptême,
Et, par la langue, Bas-Bretons.

Mais l’âme ancestrale persiste
Et c’est toujours comme autrefois
Le vieil Orient fataliste
Qui stagne en leurs crânes étroits.
 
C’est lui qui charge leurs corps frustes
D’or jaune ou vert ou cramoisi
Et qui déroule sur leurs bustes
Une Genèse en raccourci ;


Et lui qui, sur le front de nacre
Des vierges encor dans l’avril,
Plante l’obscène simulacre
D’un minuscule nerf viril…




 
Ô filles des hordes camuses
Qui meurtrirent les champs latins,
Bigoudens, en vos cornemuses
Hennissent des poneys lointains.

Vous plongez au profond des âges ;
Dans votre Orient fabuleux
Vous aviez déjà ces visages
Ronds et ces crins aux reflets bleus ;

Sous des toits portés par des hampes
Et taillés dans des peaux d’élans,
Vos yeux retroussés vers les tempes
S’ouvrirent voici deux mille ans ;


Et, près des flots lourds endormies,
Vous avez l’air, dans vos draps d’or,
D’une peuplade de momies
Terrée aux confins de l’Armor.