Poésies diverses (Corneille)/Notice

La bibliothèque libre.
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 3-23).
Au lecteur  ►


Notice.



En préparant cette nouvelle édition des Poésies diverses de Corneille nous nous sommes appliqué d’abord à déterminer l’époque précise à laquelle chacune d’elles a été composée, ou tout au moins publiée pour la première fois, afin de pouvoir, quel qu’en fût d’ailleurs le sujet, suivre en les classant l’ordre des années ; ensuite à recueillir les pièces qui jusqu’ici n’avaient pas encore été réunies aux Œuvres de notre poëte ; enfin, soumettant à un examen approfondi tant celles qui s’y trouvaient déjà que d’autres qu’on a, dans ces derniers temps, proposé d’y joindre, nous nous sommes attaché à exclure ce qui ne nous paraissait pas bien authentique, en ayant soin toutefois de mettre sous les yeux du lecteur celles des pièces, soit douteuses, soit même faussement attribuées à Corneille, qui donnent lieu à de curieux problèmes, et méritent, au moins à ce titre, de prendre place dans un Appendice, où l’on trouvera aussi les documents trop étendus pour entrer dans la courte notice qui précède chaque opuscule.

Ces notices partielles, qui font connaître la date de la pièce, l’occasion qui lui a donné naissance, la forme sous laquelle elle a d’abord paru, pourraient suffire à la rigueur ; toutefois il ne sera peut-être pas inutile d’indiquer ici nos sources principales, et de décrire les recueils successifs et divers qui ont servi à composer l’ensemble de celui que nous présentons au public.

Les Œuvres diverses de Pierre Corneille publiées en 1738 par l’abbé Granet, et qui forment la première édition collective des poésies mêlées de notre auteur, contiennent en outre des ouvrages d’un tout autre caractère. Elles se composent de quatre parties, qui, pour n’être pas séparées par des titres particuliers, n’en sont pas moins fort distinctes. La première renferme des poëmes de tout genre, très-variés de sujet et de ton, et dont la seule unité, le seul lien est d’être adressés au Roi ; ensuite viennent les Poésies diverses proprement dites ; puis les Louanges de la sainte Vierge, et la Traduction de plusieurs psaumes, que nous avons donnée, dans notre tome IX, d’une manière plus complète et plus fidèle, et dans l’ordre même adopté par Corneille[1] ; enfin les Arguments et Préfaces de quelques pièces de théâtre, qui, dans notre édition, ont pris leur place naturelle en tête de chacun des ouvrages auxquels ils se rapportent. Pour les Poésies diverses, nous avions donc seulement à puiser dans les deux premières parties du recueil de Granet, que les derniers éditeurs ont maintenues séparées, en se contentant de faire passer au second rang celle que Granet avait placée la première, sauf un très-petit nombre de pièces qu’ils en ont retirées parce qu’elles ne pouvaient être rangées sous le titre fastueux de Poëmes sur les victoires du Roi, qu’ils avaient jugé à propos de lui donner. Nous avons trouvé préférable de faire disparaître cette division arbitraire, et de suivre, ainsi que nous l’avons déjà dit, un ordre purement chronologique.

Passons maintenant en revue les diverses parties constitutives, quelque peu importantes, du recueil de Granet et du nôtre ; cherchons quels sont les poëmes dont il a ignoré l’existence, quels sont ceux qu’il connaissait et qu’il a écartés sciemment ; essayons de découvrir ses principes de critique et indiquons en même temps ceux qui nous ont guidé.

Les pièces les plus anciennes, et par conséquent les premières dans notre recueil de Poésies diverses, sont celles qui ont été publiées par Corneille lui-même, sous le titre de Mélanges poétiques, et qui portent les numéros I à XIV, XVI et XVII. Elles ont paru à la suite de Clitandre, premier ouvrage que notre poëte ait fait imprimer. Elles commencent, à la page 121 du volume contenant l’édition originale de cette tragi-comédie, par un frontispice qui, bien que le nom de Corneille ne figure pas sur le premier titre[2], porte néanmoins : Meslanges poétiques du mesme, et, au-dessous, l’adresse de François Targa, et le millésime M.DC.XXXII. Granet considère ces pièces comme « composées vraisemblablement avant l’année 1625[3], » parce qu’il fixe à cette date la première représentation de Mélite, jouée seulement, suivant nous, en 1629[4] ; mais bien que la pièce IX soit assurément antérieure à cette comédie, que, suivant l’expression de Thomas, son frère avait faite précisément pour « l’employer[5], » il est certain néanmoins, quelle que soit d’ailleurs la date adoptée pour la première représentation de Mélite, que deux des pièces des Mélanges poétiques sont postérieures, non-seulement à la première représentation de cet ouvrage, mais encore à celle de Clitandre. Ces deux pièces, numérotées XVI et XVII, ont été composées pour une fête donnée le 16 mars 1632, c’est-à-dire huit jours après la date du privilège de Clitandre et quatre jours seulement avant celle de l’Achevé d’imprimer du volume[6].

L’abbé Granet avait cru devoir tronquer les Mélanges poétiques. « Je n’ai pas fait difficulté, dit-il, de supprimer des plaisanteries d’un goût peu délicat, et divers traits d’une galanterie trop libre[7]. » Ainsi il a fait disparaître les discours de l’Ivrogne et du Joueur, qui terminent la pièce VII, et le numéro IX tout entier, qui comprend les Épigrammes d’Audoenus (Owen). Les éditeurs modernes, tout en complétant les Mélanges poétiques, ont omis cependant, dans le numéro XI, la troisième épigramme, qui est, nous l’avouons, fort peu claire et dont d’ailleurs l’original ne se trouve pas dans le recueil latin d’Owen. Comme elle est toutefois incontestablement de Corneille, nous l’avons jointe aux autres, afin de suivre jusqu’au bout le plan que nous nous sommes imposé de donner une édition aussi fidèle et aussi complète qu’il est possible.

Non-seulement nous avons placé les dernières les deux pièces des Mélanges poétiques (nos numéros XVI et XVII) dont nous sommes parvenu à fixer la date si rapprochée de celle de l’Achevé d’imprimer du volume qui les contient à la suite de Clitandre, mais, pour nous conformer exactement à l’ordre chronologique, nous avons dû faire passer avant elles un quatrain composé à l’occasion de la tragi-comédie de Ligdamon et Lidias, représentée en 1629 et publiée en 1631, quatrain adressé à Scudéry par Corneille, qui avait négligé d’insérer ces vers dans les Mélanges. Quoique réunis aujourd’hui pour la première fois aux Œuvres de notre poëte, ils étaient pourtant, suivant toute apparence, bien connus de Granet, qui a écarté systématiquement presque toutes les pièces analogues : « Je me suis abstenu, dit-il, de grossir ce recueil des vers que M. Corneille, suivant l’usage de ces temps-là, a adressés à divers poëtes dramatiques, et d’autres auteurs, depuis 1630 jusqu’en 1660, et qui ont été imprimés au commencement de leurs ouvrages, dont ils contiennent l’éloge. Ces vers, faits ordinairement avec précipitation, m’ont paru froids et peu intéressants. Je n’ai imprimé que deux ou trois pièces de ce genre pour en faire connoître le caractère[8]. » Il ne donne en effet que les opuscules qui, dans notre édition, occupent le XXXIe, le XXXIIe et le LXXe rang ; les éditeurs qui nous ont précédé y ont ajouté les numéros XVIII et XLV, et nous y joignons à notre tour les pièces XV, XIX, XXI, XXXV, XXXVI, XL, XLI et XLII.

Dans son édition de Corneille, M. Lefèvre avait fait une série intitulée : Poésies latines, qui n’était composée que de trois articles ; encore, pour parvenir à la former, avait-il été obligé de séparer de leur texte français les pièces qui figurent dans notre recueil sous les numéros LXXII et LXXX, et qui, publiées à la fois en vers français et en vers latins, devaient de toute nécessité demeurer rapprochées. Ces deux pièces latines une fois remises à leur place, il n’en restait plus qu’une seule, la XXe de notre recueil, qu’à l’exemple de Granet nous avons cru devoir placer à son rang chronologique parmi les poésies françaises. Cette pièce de vers dans laquelle notre auteur fait un éloge délicat de Louis XIII et de Richelieu, tout en semblant s’en défendre, et qui est très-intéressante pour l’histoire des ouvrages de Corneille, n’a pas été étudiée par les éditeurs avec tout le soin qu’elle mérite ; nous exprimons ce reproche avec d’autant plus de liberté que nous n’en sommes pas nous-même exempt. D’après le témoignage unanime des historiens du théâtre, et des meilleurs biographes de Corneille, nous avons indiqué la Place Royale comme ayant été représentée en 1635[9] ; mais il est évident que cette date est fausse, puisqu’il est question de cette comédie dans cette pièce de vers tirée d’un recueil dont l’Achevé d’imprimer, fort tardif, est du 14 août 1634. Cette erreur en fait pressentir une autre, dont il est difficile au reste de bien apprécier l’étendue. La Galerie du Palais et la Suivante sont partout attribuées à cette année 1634, réduite aujourd’hui pour nous à sept mois et demi par la date du privilège dont nous venons de parler. Si l’on considère que les vers de Corneille se trouvent à peu près au milieu de ce volume, qui, comme nous le verrons[10], s’imprima lentement, au fur et à mesure que les manuscrits arrivaient, cet espace de temps se trouve encore réduit. Il est dès lors permis de s’étonner que Corneille ait ainsi fait représenter trois pièces coup sur coup, et l’on peut avec beaucoup de vraisemblance reporter tout au moins la Galerie du Palais à l’année 1633.

C’est au commencement de cette même année 1633 que M. Édouard Fournier place une pièce de six stances, fort agréablement tournée, mais que nous n’avons point recueillie, même dans l’Appendice, car rien n’indique qu’elle puisse être de notre poëte. L’infatigable chercheur, qui la publie aux pages vii et viii des Notes sur la vie de Corneille, si souvent citées par nous, ne dit ni d’où il la tire, ni par quelles circonstances elle est parvenue à sa connaissance ; et nos investigations personnelles n’ont pu suppléer à ce défaut de tout renseignement. Ces stances, qui, selon M. Éd. Fournier, auraient été écrites pour un des concours annuels qui existaient à Rouen depuis le onzième siècle, sous le nom de Puy ou de Palinod, et dans lesquels on récompensait par une fleur ou par une étoile d’argent l’auteur de la meilleure pièce composée en l’honneur de l’immaculée conception de la Vierge, ne sont indiquées dans aucun des ouvrages qui parlent de cette institution[11], ouvrages où l’on a toutefois grand soin de mentionner les succès d’Antoine et de Thomas Corneille, frères de notre poëte ; enfin le manuscrit intitulé : les Trois siècles palinodiques, conservé dans la bibliothèque de Caen, ne fait connaître non plus, ni à l’année 1633, ni à aucune autre date[12], la pièce attribuée sans preuve à Pierre Corneille par M. Édouard Fournier.

Nous avons dû au contraire admettre dans les Œuvres de notre poëte une autre pièce qui se rattache à l’histoire du Puy de Palinod de Rouen, le Remercîment de Corneille pour Jacqueline Pascal, lorsqu’elle remporta le prix de poésie. Ce remercîment, bien qu’il eût paru longtemps avant la dernière édition de M. Lefèvre, a été réuni pour la première fois aux Œuvres de notre poëte dans l’édition publiée en 1856 à l’imprimerie Lahure ; mais dans cette édition de 1856, dépourvue de tous commentaires, il n’est pas entouré des renseignements indispensables, si accessibles à tous aujourd’hui, grâce aux recherches de M. Cousin.

Après que Jacqueline Pascal eut obtenu de Richelieu la grâce de son père en représentant, à l’âge de treize ans, à la grande satisfaction du Cardinal, un rôle assez important dans l’Amour tyrannique de Scudéry, Étienne Pascal, rappelé de l’exil auquel il s’était condamné, fut envoyé à Rouen comme intendant de Normandie. « M. Corneille, dit Gilberte Pascal dans sa Vie de Jacqueline, publiée pour la première fois par M. Cousin, ne manqua pas de venir nous voir ; il étoit ravi de voir les choses que faisoit ma sœur, et il la pria de faire des vers sur la conception de la Vierge, qui est le jour qu’on donne les prix. Elle fit des stances, et on lui en porta le prix avec des trompettes et des tambours en grande cérémonie. Elle recevoit cela avec une indifférence admirable ; et elle étoit même si simple, que, quoiqu’elle eût alors quinze ans, elle avoit toujours des poupées qu’elle habilloit et déshabilloit avec autant de plaisir que si elle n’eût eu que dix ans[13]. » À la séance du mois de décembre 1640, quand M. de Nonant, lieutenant de Roi au duché d’Alençon, président ou, comme on disait alors, prince du Puy, proclama la victoire de Jacqueline, la petite fille n’était pas présente ; mais Corneille, qui l’avait engagée à concourir, n’avait eu garde de manquer la séance, et tout heureux du succès de sa jeune protégée, il improvisa le Remercîment qu’on lira plus loin (voyez pièce XXIV, p. 81).

Cette pièce se trouve à la page 663 du manuscrit des Mémoires de Marguerite Périer[14]. On rencontre d’abord, à la page que nous venons d’indiquer et à la suivante, les vers de Jacqueline Pascal, intitulés : Sur la conception de la Vierge pour les palinods de l’année 1640, qui remportèrent le prix de la Tour, Stances ; ensuite la pièce de Corneille, dont voici le titre complet : Remercîment fait sur-le-champ par Mr  Corneille lorsque le prix fut adjugé aux stances précédentes ; et enfin, avec la date de décembre 1641, une seconde pièce de Jacqueline Pascal, répondant cette fois en son propre nom, intitulée : Remercîment pour le prix des stances l’année suivante.

Le Remercîment de Corneille signalé en 1842 par M. Sainte-Beuve dans son Histoire de Port-Royal[15] a été publié par M. Cousin dans le Bulletin du bibliophile (6e série, 1843-1844, p. 273), et presque simultanément dans la Bibliothèque de l’École des chartes (1re  série, tome V, p. 330), où l’on trouve aussi les deux pièces de Jacqueline Pascal dont nous venons de parler. On peut consulter encore à ce sujet l’Histoire de la vie et des ouvrages de P. Corneille par M. J. Taschereau. 2e édition, p. 106 et 317, et les Mémoires de l’Académie de Rouen, tome XXXVI, p. 197, et tome L, p. 293.

Nous trouvons dans les Œuvres diverses publiées par Granet trois pièces composées pour la Guirlande de Julie, à l’occasion desquelles l’éditeur reproduit dans sa Préface[16] le passage suivant du Huetiana[17] : « Jamais l’amour n’a inventé de galanterie plus ingénieuse, plus polie et plus nouvelle que la guirlande de Julie, dont le duc de Montausier régala Julie d’Angennes un premier jour de l’an, lorsqu’il la recherchoit en mariage. Il fit peindre séparément en miniature toutes les plus belles fleurs par un excellent peintre (Robert), sur des morceaux de vélin de même grandeur. Il fit ménager au bas de chaque figure assez d’espace pour y faire écrire un madrigal sur le sujet de fleur qui y étoit peinte, et à la louange de Julie. Il pria les beaux esprits de ce temps-là, qui presque tous étoient de ses amis, de se charger de la composition de ces pièces, après s’en être réservé la meilleure partie. Il fit écrire au bas de chaque fleur son madrigal par un homme qui avoit beaucoup de réputation pour la beauté de son écriture (Jarry). Il fit ensuite relier tout cela magnifiquement (par le Gascon). Il en fit faire deux exemplaires tout pareils, et fit enfermer chacun dans un sac de peau d’Espagne. Voilà le présent que Julie trouva à son réveil sur sa toilette le premier jour de l’année 1633 ou 1634. »

Tout est exact dans ce récit, excepté l’année à laquelle Huet place le présent du duc de Montausier. Le frontispice du manuscrit composé d’une guirlande, au milieu de laquelle on lit : La Guirlande de Julie, pour Mademoiselle de Rambouillet Julie-Lucine d’Angennes, porte la date de 1641. Cette date concorde parfaitement avec le témoignage de Tallemant des Réaux, qui nous apprend que Montausier envoya ce présent à Mlle de Rambouillet « trois ou quatre ans avant que de l’épouser[18]. » Leur mariage ayant eu lieu le 15 juillet 1645, cette indication nous reporte bien à l’année 1641.

Le recueil de Sercy, dont nous aurons à parler tout à l’heure plus longuement, et dans la seconde partie duquel la Guirlande de Julie a paru pour la première fois en 1653, marque trois pièces comme étant de Corneille : la Tulipe, la Fleur d’orange et l’Immortelle blanche. Granet, qui a mis ces pièces dans son recueil, et qui les classe, non suivant l’époque où elles ont été composées, mais d’après l’année où Sercy les a imprimées, les reproduit sans y rien ajouter, et la plupart des éditeurs ont suivi son exemple. M. Taschereau est d’avis d’en attribuer trois autres à Corneille. « Ce dernier, dit-il, porta la parole au nom du lis, de la tulipe, de l’hyacinthe, de la fleur d’orange, de la fleur de grenade et de l’immortelle blanche[19]. » — « Granet, ajoute-t-il en note[20], n’attribue à Corneille que la Tulipe, la Fleur d’orange et l’Immortelle blanche. S’il eût lu la Guirlande de Julie attentivement, il se serait aperçu que les trois autres pièces portent la même signature C., et il eût senti qu’il y avait les mêmes raisons pour les regarder comme sorties également de la plume de Corneille. Des éditeurs de la Guirlande, et notamment M. Nodier, sont plus conséquents dans leur erreur en les attribuant toutes six au même auteur, Conrart. » Conformément à cette opinion, l’éditeur des Œuvres complètes de Corneille, publiées à l’imprimerie Lahure, n’a pas hésité à admettre les trois pièces jusque-là repoussées. Quant à nous, déterminé moins par l’exemple de Granet que par celui de Sercy, qui était probablement guidé par des renseignements positifs lorsqu’il n’attribuait à Corneille que trois des six pièces signées C. dans le manuscrit original, nous n’osons être plus décisif que lui, et nous nous contentons de renvoyer à l’Appendice les trois pièces qui sont l’objet du litige.

Le Presbytère d’Hénouville, que l’ordre chronologique amène après la Guirlande de Julie, est un agréable petit poëme qu’on voit volontiers figurer parmi les Œuvres de Corneille. Peut-être est-ce là le motif qui l’y a fait admettre si facilement. Examinons cependant la manière dont il s’y est introduit, et voyons s’il y a lieu de l’y maintenir. En 1834, M. Emm. Gaillard publia dans le Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen (p. 164-169) un mémoire intitulé : Nouveaux détails sur Pierre Corneille recueillis dans l’année où Rouen érige une statue à ce grand poëte. Ce mémoire commence ainsi : « Corneille naquit un samedi et mourut un dimanche. Il vécut cinquante-six ans à Rouen, y élevant six enfants, y soignant sa vieille mère, et passant ses étés à Hénouville jusqu’à l’époque de son mariage. M. l’abbé Antoine Legendre, curé d’Hénouville, était son ami intime. C’était dans un presbytère que Corneille venait jouir des beaux jours. Ils allaient ensemble voir cette vue ravissante de la Seine, que nous admirons tant des hauteurs d’Hénouville. L’abbé Legendre lui parlait de la Manière de bien cultiver les arbres fruitiers, car ce physicien, né au Vaudreuil, a contribué à l’édition de ce livre très-estimé, s’il n’en a été l’auteur ; et Corneille faisait pour lui la description en vers du presbytère d’Hénouville, ouvrage que le père de la tragédie fit imprimer à Rouen en 1642, sous le format in-12. Alors Corneille avait trente-six ans, et était marié depuis deux ans ; il ne pouvait plus songer à passer ses vacances chez un prêtre, où une jeune femme et des petits enfants auraient mal figuré. »

Ce petit récit est sinon contredit, au moins gêné par une étude récente de M. Gosselin, qui de son côté déclare tout aussi affirmativement que Corneille passa pendant toute sa jeunesse la belle saison dans une maison acquise par son père le 16 juin 1608 à Petit-Couronne. « C’est là indubitablement, dit-il, que l’auteur du Cid vint s’inspirer ; c’est là, sous ces grands arbres de la forêt, que, tout jeune homme, il alla rêver à sa chère Mélite ; et c’est là aussi, en présence de ces côtes si belles et si pittoresques qui longent la Seine de Rouen à la Bouille, qu’il médita les œuvres immortelles qui devaient porter son nom si haut et si loin[21]. » On voit que M. Gosselin revendique pour Petit-Couronne l’honneur que M. Gaillard attribuait à Hénouville ; il ne peut pas se dire bien sûr, lui non plus, du détail des faits, mais la possession continue par Corneille de la maison de campagne que son père avait achetée, donne au moins une certaine vraisemblance à sa conjecture.

Du reste, que Corneille ait passé tous ses étés à Hénouville, ou qu’il y ait seulement visité parfois son ami, il demeure très-possible, dans les deux cas, qu’il soit l’auteur du petit poëme qui nous occupe ; mais nous tenions à montrer que les renseignements fournis par M. Gaillard, qui sont le point de départ de l’attribution du Presbytère d’Hénouville à Corneille, sont loin d’être à l’abri de toute critique et exacts de tout point. Le Presbytère d’Hénouville est demeuré fort longtemps sans attirer d’une façon sérieuse l’attention des amis de Corneille. M. Taschereau, qui connaissait bien le mémoire de M. Gaillard, qui s’est trouvé en dissentiment avec lui au sujet de la qualification de gentilhomme ordinaire du Roi, donnée à Corneille, qui même a relevé en plaisantant la phrase assez singulière par laquelle commence le mémoire de M. Gaillard[22], n’a pas dans son édition de 1855 dit un seul mot du Presbytère d’Hénouville, soit pour l’admettre, soit pour l’écarter comme un ouvrage attribué faussement au poëte dont il a écrit la vie avec une sollicitude si constante et si éclairée. Plus hardi, Lefèvre admet sans hésiter, dans l’édition de 1854 des Œuvres de Corneille, le Presbytère d’Hénouville. Nous devons ajouter que dans un précédent travail nous avons accepté cette attribution de confiance[23], et qu’elle a été adoptée plus tard par des juges fort compétents, MM. Brunet[24] et Fournier[25]. Toutefois, en examinant aujourd’hui les choses de plus près, nous nous sentons disposé à être beaucoup moins affirmatif. Cette pièce n’est pas signée, même d’une simple initiale ; le libraire Boullenger, chez qui elle a paru, n’a jamais, à notre connaissance, rien publié de Corneille ; enfin un indice, insuffisant à coup sûr pour décider la question, mais qui ne doit peut-être pas non plus être entièrement négligé, nous porterait à croire que le Presbytère d’Hénouville, composé par quelque poëte normand, ami commun de Legendre et de Corneille, est adressé à ce dernier. Dans Mélite, et probablement aussi dans un dialogue qu’on trouvera ci-après, p. 50, Tircis est le nom poétique que Corneille s’est choisi lui-même : or le Presbytère d’Hénouville est adressé « à Tircis. » Nous n’avons pas voulu, malgré nos doutes, rejeter cette jolie pièce, admise déjà deux fois dans les Œuvres de notre poëte ; mais l’Appendice nous a paru le seul endroit où elle pût figurer.

C’est aussi à l’Appendice que nous avons placé une Épitaphe de Richelieu, écrite de la main même de Corneille au dos d’un brouillon d’acte dont nous aurons à parler plus loin et qui a été découvert dans les archives du parlement de Normandie, par M. Gosselin, greffier à la cour impériale de Rouen. Ces vers ont été publiés en 1857 par M. Taschereau[26], qui les attribue à Corneille. Nous ne pensons pas qu’il en soit l’auteur : nous croyons qu’il s’est contenté d’écrire au dos d’un brouillon une épitaphe ou plutôt une épigramme qu’on venait de lui réciter et qui lui paraissait piquante. Ce qui semble confirmer cette opinion, c’est que cette épitaphe a paru, en 1693, dans le Tableau de la vie et du gouvernement de Messieurs les cardinaux Richelieu et Mazarin et de Monsieur Colbert, représenté en diverses Satyres et Poësies ingénieuses… À Cologne, chez Pierre Marteau, in-8o, p. 55, et que l’auteur de ce recueil n’a certes pas été la chercher sur le dossier du greffe de Rouen ; il faudrait donc croire, si Corneille en était l’auteur, qu’il en aurait distribué des copies, ce qui, dans sa position à l’égard de Richelieu, ne paraît nullement vraisemblable. Ajoutons que, dans le livre de 1693 que nous venons de citer, on trouve, à la suite de l’épitaphe écrite par Corneille sur le dossier de Rouen, une autre épigramme où une pensée fort analogue est exprimée sous une forme presque identique.

Pour ce qui est du classement chronologique des pièces, nous en avons déplacé un grand nombre, et presque toujours il nous a suffi, afin de justifier le nouvel ordre, de signaler brièvement, dans les notices partielles, les faits que nous a révélés une étude plus attentive des éditions originales de certains recueils[27], ou les erreurs matérielles échappées à quelques-uns de nos devanciers[28]. Toutefois il est un petit poëme au sujet duquel il convient d’entrer dans quelques détails qui seront mieux à leur place ici.

M. Ludovic Lalanne a découvert dans le portefeuille 217 du recueil manuscrit des Godefroy de la bibliothèque de l’Institut un sonnet fort curieux de Corneille, qu’il a publié dans le numéro du 26 mars 1853 de l’Athenæum français. Dans ce sonnet, notre poëte se plaint au Roi de ce qu’on veut lui enlever les priviléges qui lui avaient été conférés par les lettres de noblesse accordées à son père[29]. Il était fort naturel de supposer que cette fière supplique était postérieure à l’édit célèbre du mois de septembre 1664, par lequel Louis XIV révoquait toutes les lettres de noblesse accordées depuis le 1er  janvier 1634 : M. Lalanne, dans la petite notice qui accompagnait sa découverte, et M. Taschereau, dans son Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille[30], ont tous deux adopté cette opinion ; mais quelques vers de Boisrobert prouvent qu’elle n’est pas exacte et que les plaintes de Corneille remontaient à une époque beaucoup plus reculée. La réclamation de Boisrobert, adressée à Seguier, est intitulée : À Monseigneur le Chancelier. En voici l’argument : Il lui veut rendre ses lettres d’anoblissement s’il ne le fait distinguer des autres nouveaux anoblis sur lesquels on a mis des taxes. Après avoir exposé ses propres doléances, Boisrobert ajoute :

J’apprends que l’illustre Corneille
Souffre une disgrâce pareille.
Penses-tu que les bons auteurs
Soient un gibier à collecteurs ?
Distingue-nous de la canaille
Qui pour s’affranchir de la taille
À beaux deniers ont acheté
Cette nouvelle qualité.

Voyons maintenant de quelle époque datent ces vers ; ils se trouvent dans la seconde partie des Épîtres de Boisrobert[31], dont voici le titre exact et complet : Les Epistres en vers et autres œuvres poetiques de Mr  de Bois-Robert-Metel, Conseiller d’Estat ordinaire, Abbé de Chastillon sur Seine, à Paris, chez Augustin Courbé…, M.DC.LIX, in-8o. L’Achevé d’imprimer de ce volume est du « 10. iour de May 1659. » On voit par là que le sonnet de Corneille est au moins de cinq ans plus ancien qu’on ne l’a pensé ; mais comme il existe une déclaration du 30 décembre 1656 sur les nouveaux anoblis, il est probable que les deux réclamations poétiques de Corneille et de Boisrobert furent rédigées l’année suivante et doivent être placées en 1657. Plus tard, la Fontaine en fit une du même genre ; mais, comme le remarque M. Walckenaer, elle est nécessairement postérieure au 20 avril 1662[32].

Le sonnet À Monseigneur le Duc de Guise (pièce LXVI, p. 182), que tous nos prédécesseurs ont placé à 1640, et que, par des motifs exposés dans la notice qui le précède, nous avons transporté à l’année 1664, fournit encore un exemple des changements considérables qui étaient à faire dans le classement des Poésies diverses.

Nous avons dit plus haut que nous reviendrions sur le recueil de Sercy ; nous allons en donner une description détaillée. Il renferme un grand nombre de petites pièces signées Corneille ; et pour juger de leur degré d’authenticité et les classer suivant leur date avec autant d’exactitude qu’il est possible, il importe de bien connaître cette collection, souvent réimprimée, qu’on ne cite pas d’ordinaire d’après les éditions originales, et qu’on n’a pas encore examinée d’assez près. Ces éditions originales sont rares ; néanmoins on les trouve toutes à la Bibliothèque impériale, et c’est d’après les exemplaires de cet établissement que nous allons les décrire. Le recueil se compose de cinq parties, chacune en un volume in-12. La première contient le privilège, accordé pour neuf ans et daté du « 19. iour de Ianuier 1653 ; » on lit à la fin : « Acheué d’imprimer le 24. Mars 1653. » Ce volume porte le titre suivant dont nous conservons la disposition matérielle :


Poésies choisies
de messieurs
Corneille. De Montereuil.
Bensserade. Vignier.
De Scudery. Chevreau.
Boisrobert. Malleville.
Sarrasin. Tristan.
Desmarests. Testu.
Bertaud. Maucroy.
S. Laurent. De Prade.
Colletet. Girard.
La Mesnardiere. De l’Age.
Et plusieurs autres.
À Paris,
Chez Charles de Sercy, au Palais, dans la Salle
Dauphine, à la Bonne-Foy couronnée.
M.DC.LIII.
Avec Privilege du Roy.


L’Achevé d’imprimer de la seconde partie est du « 12. Aoust 1653 ; » celui de la troisième, du « 6. Feurier 1656 ; » celui de là quatrième, du « 12. Ianuier 1658 ; » enfin celui de la cinquième et dernière, du « 18. Aoust 1660. »

Le plus ordinairement les pièces qui composent ce recueil sont signées en toutes lettres ; il n’est pas rare néanmoins qu’elles le soient seulement d’initiales ; parfois elles sont anonymes ; enfin il arrive qu’une pièce anonyme dans le recueil est signée à la table des matières. Mais il n’est pas à croire qu’à moins de motifs tout particuliers, les pièces de Corneille, dont le nom figure le premier sur le titre, aient été insérées dans le recueil sans porter de nom, ou même qu’on ne les ait signées que de la simple initiale C.

Examinons maintenant quelle est sa part dans cette multitude de poésies en général assez médiocres.

Dans le premier volume, publié, comme nous l’avons dit, en 1653, nous trouvons (p. 235-238) la pièce XXXIV et (p. 399-402) les pièces XXXVII-XXXIX de notre édition des Poésies diverses ; elles sont signées en toutes lettres et ne peuvent donner lieu à aucun doute. À ces quatre pièces incontestables, M. Paul Lacroix voudrait ajouter un sonnet qui, anonyme dans le recueil, est signé C. à la table des pièces. Suivant M. Lacroix, ce sonnet « date sans doute de l’époque où le grand poëte, victime de la jalousie littéraire de Richelieu, cessa d’être un des cinq auteurs du Palais-Cardinal et se retira de la cour, où il n’avait fait que passer en se sentant mal à l’aise dans le rôle de courtisan… Il faut choisir entre Cottin, Chevreau et Corneille ; nous n’hésitons pas après avoir lu ces beaux vers cornéliens[33]. » Quant à nous, nous l’avouons, nous ne sommes nullement convaincu ; les vers sont assez beaux en effet, mais n’ont rien, à notre avis, de vraiment cornélien ; et si nous éprouvons quelque embarras à les abandonner à Cottin, nous n’en ressentons aucun à les renvoyer à Chevreau. Nous recueillons d’ailleurs la pièce à l’Appendice (no VI, p. 354), afin que le lecteur puisse se prononcer suivant son impression, car il est à peu près impossible d’invoquer, en pareille circonstance, de véritables preuves.

La seconde partie du recueil de Sercy ne contient de Corneille que les pièces XXV-XXVII de notre édition des Poésies diverses, qui font partie de la Guirlande de Julie ; et nous venons de dire (p. 11) que c’est précisément le témoignage de Sercy qui nous a engagé à porter le nombre des pièces composées par notre poëte, pour cette circonstance, à trois seulement, et non à six, comme l’ont fait certains éditeurs.

La troisième partie des Poésies choisies de Sercy, publiée pour la première fois le 6 février 1656, comme nous l’avons dit plus haut, et non en 1662, comme le pense M. Lacroix[34], ne contient le nom de Corneille ni sur le titre, ni à la fin des pièces, ni dans la table ; on n’y voit figurer non plus ni le nom de Cottin, ni celui de Chevreau, ni aucun autre nom commençant par un C., si ce n’est, à la fin d’un sonnet en bouts-rimés, celui d’un certain Cebret ; mais dans ce volume, dont le titre ne porte aucun nom entier commençant par un C., il y a deux sonnets signés de cette lettre : l’un, que nous n’avons nulle envie d’attribuer à notre poëte, parle d’un linot envolé qui rentre en cage de peur de faire pleurer sa maîtresse ; l’autre, d’un genre fort différent, qui ne se trouve point dans la première édition, mais qui paraît dans la réimpression de 1658, a été signalé avec beaucoup de vraisemblance par M. Lacroix comme étant de Corneille ; on le trouvera, également dans l’Appendice sous le no VI : nous avions même grande envie de l’admettre dans les Œuvres ; toutefois, quoiqu’il nous ait paru non-seulement égal, mais même supérieur à beaucoup de morceaux contenus dans les Poésies diverses, et qui sont incontestablement de Corneille ; bien qu’il soit en rapport avec la disposition d’esprit de notre poëte à cette époque, et que nous y ayons trouvé deux vers qui sont comme un souvenir de la pièce intitulée : la Poésie à la Peinture ; quoique nous reconnaissions enfin qu’il est naturel que notre auteur n’ait point voulu signer en toutes lettres une œuvre si personnelle, et, comme on le dirait aujourd’hui, si intime, nous aimons mieux être accusé d’une réserve exagérée que de courir le risque d’introduire à tort dans les Œuvres de Corneille une pièce après tout encore douteuse, et nous nous contentons, en la renvoyant à l’Appendice, comme c’est en pareil cas notre coutume, de la recommander d’une manière toute particulière à l’attention des lecteurs.

Dans la quatrième partie, non-seulement Corneille n’est pas nommé, mais il n’y a même aucune pièce qu’on ait eu l’idée de lui attribuer.

La cinquième partie, au contraire, ne contient pas moins de dix-neuf pièces signées Corneille, et que jusqu’ici les éditeurs ont toutes attribuées à Pierre. Granet, il est vrai, en a supprimé quelques-unes ; mais ce n’était point parce qu’il doutait de leur authenticité : c’était, ainsi qu’il le déclare lui-même, parce qu’elles renferment « divers traits d’une galanterie trop libre[35]. » Remarquons cependant que dans le recueil de Sercy le nom de Corneille n’est jamais accompagné de prénom, ni des désignations d’aîné ou de jeune, et qu’on est en droit de se demander si un certain nombre des pièces suivies de cette signature n’appartiennent pas à Thomas Corneille : le témoignage de Conrart, et plus encore une lecture attentive et réfléchie, nous le prouvent quant à l’une d’elles, que nous avons placée dans l’Appendice sous le numéro XI, et que Granet et tous les autres éditeurs de Corneille n’avaient pas manqué d’accepter de confiance. Dans les dix-huit qui restent, il en est bon nombre que nous serions fort tenté de laisser aussi à Thomas, ne fût-ce qu’à cause de leur faiblesse ; mais il faut se garder en ces matières de se laisser entraîner, sans preuves positives, à ses prédilections ou à ses répugnances, et nous sommes obligé de tout recevoir, sous bénéfice d’inventaire toutefois, et en signalant au lecteur ce danger jusqu’ici inaperçu. Nous n’avons pas voulu néanmoins augmenter, comme à plaisir, le nombre de ces pièces litigieuses à partager entre les deux frères : ainsi nous laissons à Thomas deux sonnets sur sa tragédie de Timocrate, qui portent seulement le nom de Corneille, et que M. Lacroix attribue à Pierre[36]. Du reste, non-seulement il est possible que parmi les pièces que nous attribuons à Pierre, certaines soient de Thomas, mais encore il peut arriver qu’elles ne soient ni de l’un ni de l’autre. Nous prouverons dans l’Appendice[37] qu’une pièce que nous y avons rejetée, qui est attribuée à l’auteur du Cid dans les éditions les plus récentes de ses Œuvres, et qui est signée de lui dans plusieurs recueils formés de son temps, est en réalité de Fléchier. Une épigramme dirigée contre d’Aubignac, que M. Lacroix regarde comme étant de Corneille, dont elle porte en effet la signature dans un recueil, est considérée, avec bien plus de vraisemblance, comme appartenant à Cottin, par un écrivain fort au courant des faits de ce genre, Tallemant des Réaux, qui en citant les épigrammes faites contre d’Aubignac en faveur de notre poëte, évite prudemment dans la plupart des cas les attributions formelles, et se contente de dire que telle petite pièce est de Corneille ou de « quelque corneillien[38]. » Une autre épigramme des plus médiocres, signée Corneille dans un recueil de Chamoudry, se trouve dans les Œuvres de Saint-Amant[39]. Il y avait alors en ce genre, non-seulement de fréquentes méprises, mais des fraudes volontaires et calculées. « Les pièces… qui sont rapportées ici, dit le P. Bouhours dans son Recueil de vers choisis[40], ne se donnent qu’à leurs véritables auteurs, ou du moins qu’à ceux qui passent constamment pour les avoir faites ; car on feroit scrupule d’imposer au public, à l’exemple de certaines gens qui, après avoir fait faire des pièces par je ne sais quel auteur à gages, les mettent sur la tête de quelque écrivain célèbre, pour grossir et vendre plus cher le volume de ses œuvres. »

En cherchant à éclaircir cette partie difficile de notre tâche, nous comprenions le ravissement avec lequel Madelon, dans les Précieuses ridicules[41], se promet de voir venir chez elle « tous ces Messieurs du Recueil des pièces choisies. » — « Par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruit, ajoute-t-elle, de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence du bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose ou de vers. On sait à point nommé, un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures. » Tel est à peu près le commentaire qui nous manque et que nous ne pouvons suppléer que bien imparfaitement ; toutefois nous avons fait quelques petites découvertes de nature à nous mériter l’approbation de Madelon ; ainsi, par exemple, nous avons pu indiquer le jour et presque l’heure où Corneille a composé le Sonnet perdu au jeu qui se trouve dans la cinquième partie des Poésies choisies de Sercy. Comme on le pense bien, de tels hasards ne sont pas fréquents, mais par bonheur aussi ils ne sont guère nécessaires, et nous nous estimerons fort heureux si nous parvenons à ranger plus exactement d’après leurs dates les Poésies diverses de Corneille, à en rejeter ce qui pouvait choquer une critique éclairée, et surtout à les compléter soit par nos propres recherches[42], soit en faisant dans les matériaux amassés par MM. P. Lacroix et Fournier un choix prudent et discret.



  1. Voyez ce que nous avons dit au tome IX, p. 61, de cette partie de la publication de Granet.
  2. Voyez tome I, p. 257.
  3. Œuvres diverses, Préface, folio v, recto.
  4. Voyez tome I, p. 129 et 130.
  5. Voyez tome I, p. 126.
  6. Voyez tome I, p. 257.
  7. Œuvres diverses. Préface, folio iv, recto.
  8. Œuvres diverses, folio vii, verso.
  9. Voyez tome II, p. 219.
  10. Voyez ci-après, p. 65, la Notice de la pièce XX.
  11. Voyez Rapport sur les livres et autres objets relatifs à l’Académie des Palinods, achetés à la vente de M. Licquet, et Notice sur cette association ; présentés à l’Académie… de Rouen… le 22 novembre 1833 par A. G. Ballin… (Précis… des travaux de l’Académie pendant l’année 1834, tome XXXVI, p. 197 et suivantes.) — Suite à la notice…, tome XL, p. 296 et suivantes. — Deuxième suite à la notice…, tome XLV, p. 227 et suivantes. — Des Puys de Palinods en général, etc., par Bottée de Toulmon, Revue française, juin 1838, p. 102 et suivantes.
  12. Notre confrère M. Eugène Châtel, archiviste du Calvados, a bien voulu se charger de cette vérification.
  13. Bibliothèque de l’École des chartes, 1re  série, tome V, p. 308.
  14. Bibliothèque impériale, fonds français 12988.
  15. Tome II, p. 469, 2e édition.
  16. Folio v.
  17. Paris, 1722, p. 103.
  18. Historiettes, tome II, p. 528.
  19. Histoire de la vie et des ouvrages de P. Corneille, deuxième édition, p. 107 et 108.
  20. Page 318.
  21. Pierre Corneille (le père)… et sa maison de campagne. Extrait de la Revue de Normandie des 31 mai et 30 juin 1864. — Rouen, imp. de E. Cagniard, p. 30.
  22. Histoire de la vie et des ouvrages de P. Corneille, 2e édition, p. 277.
  23. De la langue de Corneille, 1861, in-8o, p. 45.
  24. Manuel du libraire, dernière édition, tome II, p. 286.
  25. Notice sur la vie de Corneille, en tête de Corneille à la butte Saint-Roch, p. lxxi et lxxii.
  26. Œuvres complètes de P. Corneille, tome I, p. xx.
  27. C’est ainsi que la plupart des pièces du recueil de Sercy se trouvent déplacées par la connaissance des premières éditions des cinq volumes de la collection, qui datent de 1653-1660, et non de 1660-1665, comme l’avait cru Granet, ni même de 1660, comme l’avait pensé Lefèvre. Voyez ci-après, p. 16 et suivantes.
  28. Le Sonnet à M. de Campion, par exemple, que Lefèvre date de 1647 et place en conséquence, n’est réellement que de 1657. Voyez ci-après, p. 137 et 138.
  29. Voyez ci-après, pièce XLIV, p. 135, et tome III, p. 15 et 16.
  30. Pages 199 et 200, 2e édition.
  31. Pages 113 et 114.
  32. Histoire de la vie et des ouvrages de J. la Fontaine, 3e édition, p. 106.
  33. Revue des provinces, 15 mars 1864, tome II, p. 477 et 478.
  34. Revue des provinces, tome II, p. 478.
  35. Œuvres diverses, préface, folio iv, recto.
  36. Voyez l’Appendice, no IX.
  37. No XII.
  38. Voyez l’Appendice, no XIII.
  39. Voyez l’Appendice, no VIII.
  40. Avertissement, folio 3. — L’Achevé d’imprimer de ce Recueil du P. Bouhours est du « premier jour de juin 1693. »
  41. Scène x.
  42. Nous prions le lecteur de vouloir bien accorder une attention toute particulière à la pièce XVII de l’Appendice, qui nous paraît intéressante et vraiment digne de Corneille.

    Outre les pièces, bien authentiques, signalées par MM. P. Lacroix et Fournier, dont les recherches nous ont été si utiles, et classées par nous, à leur rang chronologique, dans les Œuvres de Corneille ; outre celles qui nous ont paru ne point appartenir à notre auteur et que nous avons renvoyées à l’Appendice, il en est un certain nombre qui, à notre avis, ne pouvaient, à aucun titre, figurer dans notre recueil. Telles sont :

    1o La pièce sur l’immaculée conception de la Vierge dont nous avons parlé plus haut (p. 7 et 8).

    2o Deux quatrains publiés en 1655 dans un Recueil de Chamoudry et intitulés, l’un : À M. P. en lui donnant un livre de l’Imitation de Jésus ; l’autre : À une dame en lui envoyant le livre de l’Imitation de J. C. Ces deux quatrains sont anonymes. M. P. Lacroix * les considère comme des envois d’auteur ; mais il nous paraît beaucoup plus naturel de les mettre au nombre de ces petites pièces galantes qu’on joignait alors à tout présent fait à une dame : voyez, par exemple (ci-après, pièce IV, p. 32), celle dont Corneille accompagne l’envoi d’un nœud de rubans.

    3o Une épigramme qui porte le nom de Corneille dans le Songe du Resveur, à Paris, chez Guillaume de Luyne, libraire-Iuré, au Palais, M.DC.LV, 1 vol. petit in-12 **. Ce Songe est une réplique à la Pompe funèbre de Scarron, réplique où les divers écrivains attaqués dans cet ouvrage sont censés répondre chacun par une épigramme évidemment supposée.

    4o Une Ode sur la paix et le mariage, Paris, Guillaume de Luyne, 1660, in-4o de 27 pages, au sujet de laquelle M. P. Lacroix s’exprime ainsi : « Cette ode anonyme pourrait être signée Corneille, sans faire tort à l’auteur du Cid et de Cinna ; j’ajouterai qu’elle a été imprimée à Rouen par Laurent Maurry, et mise en vente chez Guillaume de Luyne, le libraire et l’imprimeur ordinaires de Corneille ***. » Ces raisons ne nous ont pas paru suffisantes, et il nous a semblé au contraire qu’un poëte aussi célèbre que Corneille l’était en 1660 ne pouvait avoir aucune raison de ne pas signer une pièce de vers publiée dans une semblable circonstance.

    5o Un sonnet sur le crime de lèze-majesté divine, commis à Notre-Dame le dimanche 3 aoust 1670, sur les neuf heures du matin, par le nommé Sarrazin, natif de Caen, sonnet transcrit par M. P. Lacroix comme étant de Corneille, mais dont il déclare ne plus se rappelerla source ****.

    6o Enfin une longue pièce de vers, tirée des manuscrits de Trallage, et considérée un instant par MM. Éd. Thierry et P. Lacroix comme ayant été composée pour le Roi, par Corneille, deux années avant la mort du poète, à la sollicitation de Mme de Maintenon ; pièce de vers qui en réalité ne rappelle en rien la manière de Corneille, et qu’après réflexion ses deux éditeurs n’entreprendraient certes pas de défendre *****.


     * Bulletin du bouquiniste, 1er  février 1864, p. 54.
     ** Ibidem, 15 août 1863, p. 695.
     *** Ibidem, 1er  novembre 1864, p. 590.
     **** Bulletin du bouquiniste, 15 octobre 1864, p. 550.
     ***** Revue des provinces, 15 mars 1864, tome II, p. 480-486.