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Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/VI

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Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 248-251).

VI

BRUTUS MINOR.

(1824.)


Quand, déracinée, la valeur italienne tomba, ruine immense, dans la poussière thrace, heure fatale qui prépara pour les vallées de la verte Hespérie et pour la rive du Tibre le piétinement des chevaux barbares, et, des forêts nues que presse l’Ourse glacée, appela les épées des Goths à rompre les illustres murailles romaines ; alors, suant et mouillé du sang de ses frères, Brutus s’assit seul dans la nuit noire, déjà décidé à mourir ; il accuse les dieux inexorables et l’Averne, et frappe vainement les airs endormis de ses fiers accents.

Sotte vertu, les nuages creux, les plaines peuplées de fantômes inquiets, voilà tes écoles, et derrière toi marche le repentir. Pour vous, dieux de marbre (que votre demeure soit au Phlégéthon ou qu’elle soit sur les nuages), pour vous, la malheureuse race à qui vous avez demandé des temples est un jouet et une dérision, et une loi hypocrite insulte les mortels. Donc la piété des hommes excite tellement les haines célestes ? donc tu es le protecteur des impies, ô Jupiter ? et quand le nuage bondit dans l’air et quand tu lances ta foudre rapide, c’est contre les hommes justes et pieux que tu diriges la flamme sacrée ?

Le destin invincible et la nécessité de fer oppressent les faibles esclaves de la mort ; et, s’il ne peut faire cesser leurs outrages, le plébéien se console de maux qui sont nécessaires. Est-il donc moins dur le mal qui n’a pas de remède ? ne sent-il pas la douleur, celui qui est privé d’espérance ? Ô indigne destin, l’homme brave te fait une guerre mortelle, éternelle ; il ne sait pas céder ; et, quand ta droite tyrannique l’accable victorieusement, indompté, il se fait gloire d’en secouer l’étreinte : il enfonce dans son flanc un fer amer et malignement sourit aux ombres noires.

Il déplaît aux Dieux celui qui violemment fait irruption dans le Tartare. Un si grand courage ne se trouverait pas dans ces molles poitrines d’immortels. Nos souffrances, nos âpres infortunes et nos malheureuses passions sont peut-être un spectacle agréable que le ciel a offert à ses loisirs. Ce n’est pas une vie de douleurs et de fautes, mais une vie libre et pure dans les bois que la nature nous prescrivit, elle qui fut jadis reine et déesse. Maintenant que des mœurs impies ont aboli ce règne du bonheur et soumis à d’autres lois notre maigre vie, quand une âme virile repousse des jours malheureux, la nature revient, et alors accuse-t-elle un coup qui n’est pas le sien ?

Les heureux animaux ignorent leurs fautes et leurs propres maux : une vieillesse sereine les amène au pas qu’ils n’ont pas prévu. Mais si la douleur leur conseillait de se briser le front contre les troncs rudes ou de s’élancer du haut d’un rocher à pic dans les airs, aucune loi secrète ni aucun génie ténébreux ne s’opposerait à leur misérable désir. Vous seuls, parmi tous les êtres à qui le ciel donna la vie, seuls de tous, ô fils de Prométhée, vous vous dégoûtez de la vie ; à vous seuls, ô malheureux, si le lâche destin vous pèse, à vous seuls Jupiter dispute les rives des morts.

Et toi, blanche lune, tu te lèves de la mer qui rougit notre sang et tu explores la nuit inquiète et la plaine funeste à la valeur ausonienne. Le vainqueur foule les poitrines de ses proches, les collines frémissent et des sommets élevés tombe l’antique Rome. Es-tu donc si impassible ? Tu as vu la naissance des fils de Lavinie, les armées heureuses et les lauriers mémorables, et sur les Alpes tu verseras, muette, tes immuables rayons quand le nom italien sera esclave et que la ville solitaire sera de nouveau foulée des pieds barbares.

Voici que, parmi les rochers nus ou sur les rameaux verts, la bête fauve et l’oiseau, le cœur plein de leur ordinaire oubli, ignorent cette ruine profonde et les changements de la destinée du monde ; et comme auparavant, quand le toit du villageois industrieux sera rougi par l’aurore, l’oiseau éveillera les vallées de son chant matinal, et à travers les rochers la bête fauve poursuivra le faible peuple des animaux plus petits. Ô destin ! ô race vaine ! nous sommes la partie abjecte des choses : les mottes de terre teintes de notre sang, les grottes pleines de nos cris n’ont point été troublées par notre douleur, et le souci humain n’a pas fait pâlir les étoiles.

Non, je n’invoque au moment de mourir ni les rois sourds de l’Olympe et du Cocyte, ni la terre indigne, ni la nuit, ni toi, dernier rayon de la mort noire, ô mémoire de la postérité. Quand est-ce qu’une tombe dédaigneuse fut apaisée par des sanglots et ornée par les paroles ou les dons d’une vile multitude ? Les temps se précipitent vers le pire ; et l’on aurait tort de confier à nos neveux pourris l’honneur des âmes distinguées et la suprême vengeance des malheureux. Qu’autour de moi l’avide oiseau noir agite ses ailes. Que cette bête m’étouffe, que l’orage entraîne ma dépouille ignorée, et que l’air emporte mon nom et ma mémoire.