Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 7

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 17-19).
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CHAPITRE VII


De l’étendue de l’action.


I. Tout cela une fois défini, nous avons à dire maintenant quelle doit être la constitution des faits, puisque c’est la première partie et la plus importante de la tragédie.

II. Il est établi par nous que la tragédie est l’imitation d’une action parfaite et entière, ayant une certaine étendue. Or il existe telle chose qui est entière, sans avoir aucune étendue.

III. Une chose parfaite[1] est celle qui a un commencement, un milieu et une fin. Le commencement est ce qui ne vient pas nécessairement après autre chose, mais est tel que, après cela, il est naturel qu’autre chose existe ou se produise ; la fin, c’est cela même qui, au contraire, vient après autre chose par une succession naturelle, ou nécessaire, ou ordinaire, et qui est tel qu’il n’y a plus rien après ; le milieu, c’est cela même qui vient après autre chose, lorsqu’il y a encore autre chose après.

IV. Il ne faut donc, pour que les fables soient bien constituées, ni qu’elles commencent avec n’importe quel point de départ, ni qu’elles finissent n’importe où, mais qu’elles fassent usage des formes précitées.

V. De plus, comme le beau, que ce soit un être animé ou un fait quelconque, se compose de certains éléments, il faut non seulement que ces éléments soient mis en ordre, mais encore qu’ils ne comportent pas n’importe quelle étendue ; car le beau suppose certaines conditions d’étendue et d’ordonnance. Aussi un animal ne serait pas beau s’il était tout à fait petit, parce que la vue est confuse lorsqu’elle s’exerce dans un temps presque inappréciable ; pas davantage s’il était énormément grand, car, dans ce cas, la vue ne peut embrasser l’ensemble, et la perception de l’un et du tout échappe à notre vue. C’est ce qui arriverait, par exemple, en présence d’un animal d’une grandeur de dix mille stades.

VI. Ainsi donc, de même que, pour les corps et pour les êtres animés, il faut tenir compte de l’étendue et la rendre facile à saisir, de même, pour les fables, il faut tenir compte de la longueur et la rendre facile à retenir.

VII. Quant à la délimitation de la longueur, elle a pour mesure la durée des représentations, et c’est une affaire d’appréciation qui n’est pas du ressort de l’art ; en effet, s’il fallait représenter cent tragédies, on les représenterait à la clepsydre, comme on l’a fait, dit-on, en d’autres temps.

VIII. C’est la nature elle-même qui règle cette délimitation ; et à vrai dire, plus une tragédie est longue, tant qu’elle reste claire d’un bout à l’autre, plus elle est belle dans son étendue.

IX. Du reste, pour donner une détermination absolue, je dirai que, si c’est dans une étendue conforme à la vraisemblance ou à la nécessité que l’action se poursuit et qu’il arrive successivement des événements malheureux, puis heureux, ou heureux puis malheureux, il y a juste délimitation de l’étendue.

  1. Nous traduisons comme s’il y avait : τέλειον au lieu de ὅλον, que donnent tous les manuscrits connus. M. Barthélemy Saint-Hilaire avait fait de même.