Poisson (Arago)/10

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Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 632-634).
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CAPILLARITÉ.


Une large surface d’eau se place de niveau ; tous ses points sont situés à la même hauteur. Supposons maintenant qu’on plonge verticalement dans ce liquide un tube de verre ouvert à ses deux bouts, et qu’à raison de la petitesse de ses dimensions on nommera tube capillaire. Le liquide s’élèvera dans ce tube sensiblement plus haut que dans tous les autres points de sa surface. Si, au lieu d’employer de l’eau, on opérait sur le mercure, le liquide, au contraire, s’abaisserait dans le tube capillaire au-dessous du niveau général.

Il ne paraît pas que ce phénomène ait été connu des anciens, mais il fixa de bonne heure l’attention des observateurs modernes, qui même en déterminèrent expérimentalement les lois générales. Clairaut fut le premier à essayer d’expliquer la dénivellation capillaire à l’aide des formules générales de l’équilibre ; mais il échoua dans sa tentative. Laplace fut plus heureux et représenta par ses formules théoriques, et jusqu’aux centièmes de millimètres, les ascensions du liquide dans les tubes de diverses dimensions. Le travail de Laplace excita l’admiration du monde savant, et fut regardé comme marchant de pair avec ses plus heureuses conceptions sur le système du monde.

Poisson n’en jugea pas ainsi, et, après la mort de l’illustre auteur de la Mécanique céleste, il publia, sous le nom de Théorie de la capillarité, un ouvrage tellement différent, dans ses principes constitutifs, de celui de Laplace, qu’on y trouve l’équivalent de cet énoncé : « Les liquides n’ont pas la même densité à toutes les profondeurs à partir de la surface. ; ils n’ont pas la même densité non plus à toutes les distances de la paroi solide du tube qui les renferme. » Ces variations de densité, dont Laplace n’a pas tenu compte, sont la vraie, l’unique cause, des changements de niveau occasionnés par les tubes capillaires plongeant dans les liquides.

On se demandera comment il est possible que Laplace soit parvenu à représenter, en nombres, les phénomènes de l’ascension capillaire, en négligeant dans son calcul la vraie, l’unique cause de ces phénomènes. Je l’avouerai, il y a là un grand scandale mathématique que doivent s’empresser de faire disparaître ceux qui ont le loisir et le talent nécessaires pour prononcer entre d’aussi grands esprits que Laplace et Poisson. Il y va de l’honneur de la science.

À une époque où chaque savant restait étroitement cantonné dans l’objet spécial de ses études et méprisait inconsidérément tout autre objet de recherche, Becker, le chimiste, s’écriait en parlant des physiciens : « Que voulez-vous qu’ils découvrent d’utile, d’important ? Ils ne font que lécher la surface des corps ! » Ce reproche, que j’appellerai bien peu léché, si un jeu de mot pouvait m’être permis ici, ne s’appliquera pas aux travaux de Poisson sur la capillarité ; notre illustre confrère a prétendu, en effet, comme on l’a vu, établir par le calcul des différences intimes entre l’intérieur et la surface des liquides. Il est vrai que ces différences de constitution devant se faire sentir dans des épaisseurs presque évanouissantes, ne semblent pas pouvoir être constatées expérimentalement ; mais les phénomènes d’optique, dans leur variété infinie, fourniront des moyens de soumettre les conceptions de Poisson à des vérifications de faits sur lesquels le temps qui m’est accordé ne me permet pas d’entrer ici dans des développements circonstanciés.