Poisson (Arago)/17

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Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 649-655).
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INVARIABILITÉ DES GRANDS AXES.


Newton a indiqué, dans plusieurs de ses ouvrages, les questions qu’il n’avait pas assez étudiées, ou sur lesquelles il n’était pas parvenu à des résultats qui le satisfissent. Au nombre de ces questions, figure la suivante : « Le système solaire est-il constitué de manière à durer éternellement ? Ne faudra-t-il pas, au contraire, que de temps à autre l’intelligence créatrice vienne réparer le désordre ? » On peut déduire de ces paroles que Newton croyait à la vérité de cette dernière supposition.

Une pareille idée, appuyée de l’autorité d’un homme d’un aussi grand génie, dut faire une impression profonde sur les esprits réfléchis. En 1715, la princesse de Galles, belle-fille de George Ier, suscita une discussion à ce sujet entre Clarke et Leibnitz ; car l’auteur de la Philosophie naturelle, quoique vivant encore, restait étranger par goût, et à cause de son grand âge, à toute controverse.

Leibnitz traita le doute émis par Newton avec un dédain que j’appellerais de mauvais goût, s’il était permis de prendre cette liberté, lorsqu’il s’agit de telles autorités. Voici comment Leibnitz s’exprimait à ce sujet. Je cite les ouvrages contemporains dans leur style naïf, mais un peu vieilli : « M. Newton et ses sectateurs ont encore une assez plaisante opinion de l’ouvrage de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de temps en temps sa montre, autrement elle cesserait d’agir. Il n’a pas eu assez de vue pour en faire un mouvement perpétuel. Cette machine de Dieu est même si imparfaite, qu’il est obligé de la décrasser de temps en temps par un concours extraordinaire, et même de la raccommoder comme un horloger son ouvrage. Selon mon sentiment, la même force en vigueur y subsiste toujours et passe seulement de matière en matière, suivant les lois de la nature et le bel ordre préalable. »

Clarke, dans un écrit adressé à la princesse de Galles, envisageait la question sous un tout autre point de vue. Ce que Leibnitz regardait comme une imperfection, s’offre au contraire à ses yeux comme une preuve de la sagesse divine. Voici quelques passages empruntés textuellement à la lettre de Clarke :

« Dire qu’il ne se fait rien sans la providence et l’inspection de Dieu, ce n’est pas avilir son ouvrage, mais plutôt en faire connaître la grandeur et l’excellence. L’idée de ceux qui soutiennent que le monde est une grande machine qui se meut sans que Dieu y intervienne, comme une horloge continue de se mouvoir sans le secours de l’horloger, cette idée, dis-je, introduit le matérialisme et la fatalité, et elle tend effectivement à bannir du monde la providence et le gouvernement de Dieu.

« Si un roi avait un royaume où tout se passerait sans qu’il y intervînt, ce ne serait qu’un royaume de nom par rapport à lui, et il ne mériterait pas d’avoir le nom de roi ou de gouverneur. Et comme on pourrait supposer avec raison que ceux qui prétendent que dans un royaume les choses peuvent aller parfaitement bien sans que le roi s’en mêle, comme on pourrait, dis-je, soupçonner qu’ils ne seraient pas fâchés de se passer de roi, de même on peut dire que ceux qui soutiennent que l’univers n’a pas besoin que Dieu le dirige et le gouverne continuellement avancent une doctrine qui tend à le bannir du monde. »

Leibnitz ne se montra pas satisfait des conceptions théologiques de l’ami de Newton ; dans sa réplique nous remarquons ce passage :

« La comparaison d’un roi chez qui tout irait bien sans qu’il s’en mêlât, ne vient point à propos, puisque Dieu conserve toujours les choses et qu’elles ne sauraient subsister sans lui. Ainsi, son royaume n’est point nominal. C’est justement comme si l’on disait qu’un roi qui aurait si bien fait élever ses sujets et les maintiendrait si bien dans leur capacité et bonne volonté, par les soins qu’il aurait pris de leur subsistance, qu’il n’aurait point besoin de les redresser, serait seulement un roi de nom !

Cette correspondance date du commencement du xviiie siècle. La question fut reprise cinquante ans après, mais cette fois à l’aide de calculs empruntés aux plus hautes régions des mathématiques, et qui devaient dégager la discussion du vague dans lequel l’avaient laissée les arguments métaphysiques de Clarke et de Leibnitz.

Laplace ayant été amené à chercher si les temps que les planètes emploient à faire leur révolution autour du soleil sont invariables, trouva par le fait que les perturbations dépendantes des actions des planètes et relatives à ces deux éléments se détruisaient les unes les autres ; de là résultait comme conséquence par la troisième loi de Kepler, que la distance des planètes au soleil, sauf de petites altérations périodiques, restait constante, et que les planètes Saturne, Jupiter, la Terre, etc., ne devraient jamais aller se précipiter dans la matière incandescente dont le soleil paraît entouré. Sous ce rapport, le système du monde avait donc des perfections dont Newton lui-même avait douté.

Lagrange pensa qu’un fait aussi capital que l’invariabilité des grands axes devait être démontré à priori, et publia à ce sujet l’un de ses plus beaux mémoires. Mais les applications de l’analyse aux questions du système du monde reposent sur l’emploi des séries ; l’illustre géomètre fut forcé de limiter son approximation : il s’arrêta aux quantités dites du second ordre. Dans un très-beau travail postérieur, Poisson poussa l’approximation plus loin ; il montra que la conséquence à laquelle Lagrange s’était arrêté est vraie lors même que l’on tient compte des perturbations du quatrième ordre.

Les doutes que Newton et Euler avaient conçus se trouvaient ainsi avoir disparu. Rien du côté de l’action mutuelle des planètes, ne prouve donc que la terre doive aller un jour se confondre avec le soleil. Envisagé de ce point de vue, la durée indéfinie de notre système se trouvait établie sur des raisonnements mathématiques. Mais, à d’autres égards, le problème posé par Newton et Euler était-il vraiment résolu ? Les calculs dont nous venons de parler établissaient-ils qu’il n’y a dans les espaces célestes aucune cause qui puisse changer les dimensions des orbites planétaires, qui doive amener, comme on dit communément, la fin du monde ? Non certainement. Il est démontré aujourd’hui que ces espaces sont remplis d’une matière éthérée dont les vibrations constituent la lumière. Tout milieu matériel tend à diminuer les dimensions de l’orbite d’une planète qui le traverse, en sorte que, mathématiquement parlant, si l’on ne parvient pas à trouver une cause compensatrice de cette résistance, il sera établi qu’après un laps de temps suffisant, composé peut-être de plusieurs milliards d’années, la terre ira se réunir au soleil. La recherche de la cause compensatrice, si elle existe, est bien digne de fixer l’attention des géomètres. En tout cas, Poisson aura eu le mérite de démontrer que la catastrophe ne peut dépendre de l’action mutuelle des planètes, même en tenant compte des quantités du quatrième ordre. Il aura établi qu’à ce point de vue, le seul dont Newton et Euler se fussent préoccupés, les géomètres, ses successeurs, liront encore son beau Mémoire dans plusieurs millions d’années.

Poisson avait vingt-sept ans lorsqu’il présenta ce magnifique travail à l’Académie. Vers la fin de 1808, un événement complétement inattendu jeta le monde scientifique dans une surprise enthousiaste. Lagrange se reposait depuis longtemps dans sa gloire. Il assistait assidûment à nos séances, mais sans y proférer un seul mot, il se contentait de donner quelques soins à la réimpression de ses ouvrages, et d’y joindre de savantes notes. Ses nombreux Mémoires, parmi lesquels on n’en citerait pas un de médiocre, insérés dans les recueils académiques de Turin, de Berlin, de Paris, lui donnaient des droits incontestables (et incontestés) au titre de Premier géomètre de l’Europe. Chacun disait que de nouvelles publications ne pouvaient que le faire déchoir de ce premier rang qu’il occupait sans partage. Tout à coup, Lagrange sort de sa léthargie, et son réveil est celui du lion. Le 17 août 1808, il lit au Bureau des longitudes, et le lundi suivant 22, à l’Académie des sciences, un des plus admirables Mémoires qu’ait jamais tracés la plume d’un mathématicien. Ce travail était intitulé : Mémoire sur la théorie des variations des éléments des planètes, et en particulier des variations des grands axes de leurs orbites.

L’illustre auteur déclare que l’idée de ce travail lui est venue en examinant le beau Mémoire de Poisson dont nous venons de parler ; c’était déjà pour le jeune géomètre un honneur immense. Une circonstance qui n’a été connue qu’à la mort de Lagrange y mit le comble. Le gouvernement ayant fait l’acquisition de ses manuscrits, on trouva parmi ces papiers vénérés une copie du Mémoire de Poisson écrite tout entière de la main de l’incomparable géomètre. Poisson en ressentit une de ces joies vives et pures qui dédommagent amplement des veilles les plus laborieuses.

Quant à moi, le fait que je viens de rapporter me suggère une réflexion générale dont les jeunes mathématiciens pourront tirer quelque parti. Lorsqu’ils verront l’immortel auteur de la Mécanique analytique croire ne pouvoir se rendre maître du Mémoire d’un de ses émules qu’en le copiant de sa propre main, ils étendront aux écrits scientifiques ce qui n’avait été jusqu’à présent appliqué qu’aux travaux littéraires. Ils comprendront qu’on n’arrive à faire des mathématiques faciles semblables à celle de Lagrange qu’en travaillant difficilement.