Polichinelle (de Guignol)/Préface

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Texte établi par Gustave KahnE. Sansot et Cie (p. 9-41).


PRÉFACE


Guignol est mort ! Qui l’a tué ? L’art réaliste ou le café-concert ? la splendeur nouvelle des joies foraines, la vie plus trépidante, les sports mis à la portée de l’enfance, la culture nouvelle de l’enfance et le soin qu’on prend de remplacer le merveilleux par la leçon de choses ? Y a-t-il là un des points de démarcation entre le temps passé et le temps présent ; faut-il admettre qu’au vieux temps, encore tout récent, on tenait à emmagasiner, chez les petits, un beau trésor d’images féeriques, de riches réserves d’illusions que le pic tenace de la réalité devait trouver la plus grande peine à déblayer, tandis que maintenant, pour avoir plus vite des êtres de lutte, prêts d’avance aux études scientifiques, on écarte d’eux le vieux répertoire de fables et que le Guignol est effacé du même coup d’éponge qui passe sur les contes de nourrices, sur Peau d’Âne et sur Cendrillon, comme sur la légende de Josué arrêtant le soleil, comme sur celles qui faisaient de la Légende dorée, comme une suite d’enluminures joyeuses destinées à d’enfantins émerveillements : Le fait certain c’est que ces joyeuses petites bâtisses blanches et rouges, agrandissement de l’ancienne boîte oblongue que charriait dans une brouette l’ancien montreur de marionnettes, que ces petits théâtres qui avaient succédé aux chariots de Thespis en miniature de tant de traîne-la-patte fantaisistes, et qui attiraient vers leurs chaises tant d’enfants et aussi de jeunes mères, aux Tuileries, aux Champs-Élysées, au Luxembourg, que ces auvents de rire clair ont disparu. La splendeur d’un établissement sédentaire ne convenait sans doute plus à ces naïfs spectacles.

Le montreur de marionnettes s’est enfui vers d’autres professions, comme son voisin de naguère, le magnifique marchand de coco qui faisait, ter lin lin tin, à la fraîche, à la fraîche, comme ce chapeau chinois ou homme orchestre, ce superbe assemblage des tambours guerriers, des cymbales retentissantes et des petites clochettes, exotiques comme celles qui tintinnabulent aux toits des pagodes d’Extrême-Orient. Leur ancien voisin, qui leur survit quelque peu, le propriétaire du manège de chevaux de bois, n’est-il pas contraint de recourir aux forces et aux lumières de l’électricité, pour attirer encore quelques personnes, et combien y en a-t-il, de ces survivants d’un type lointain des plaisirs innocents, qui consentent aujourd’hui à ce que leurs chevaux de bois soient des chevaux de bois courant dans l’air libre, au lieu de réfléchir dans des jeux de glaces, la face ardente du lion, le pelage du zèbre, ou simplement l’allure effarée, mais bourgeoise tout de même, de cochons entraînés dans une ronde sabbatique.

Est-ce là la menue monnaie du progrès ? personne n’y consentira ; pourtant l’idée de progrès, l’idée d’évolution y est bien pour quelque chose. Les grands manèges sont comme une affirmation solennelle que l’argent épandu en broderies, en plaques, en nattes, en cascades sur le velours de coton, que les feux inutiles et énergiques, l’exotisme des formes animales et les crachats sonores de cet orgue à vapeur qui écrasa l’orgue de barbarie, sénile, plaintif et si souvent enrhumé de tant de froids pris dans les cours désertes aux fenêtres inexorables, peuvent être la propriété de tous, et qu’à tous il est loisible pour deux sous de tourbillonner dans un mouvant château de lumières. Peut-être au Guignol, se passe-t-il quelque chose de semblable, car les derniers directeurs de ces scènes modestes ne furent point dénués de quelque ambition novatrice.

Ainsi que les mimes provençaux tentèrent, il y a quelque vingt ans, de renouveler la pantomime selon les succès du jour, et de chasser Pierrot, Arlequin et Colombine, au profit du Chourineur, du Maître d’École, de Fleur-de-Marie, et aussi des plus humbles héros de Dennery et même de ceux que Louis Noir jetait à poignées parmi l’Afrique, en feu au milieu de tant de dangers, les directeurs de Guignols eurent souci de renouveler leur répertoire. Ils reçurent des pièces nouvelles, ils en commandèrent ; la complication entra en scène ; on vit l’instant où il allait se fonder une société des auteurs dramatiques pour Guignol ! et Guignol n’y survécut pas. C’est donc un peu l’évolution vers la nouveauté, ce qui, en l’espèce, n’était pas le progrès, qui a pu nuire à Guignol, en déplaçant les termes de la question, en apeurant la confiance des personnes ; mais la comédie bourgeoise en a bien sa part qui par ses précisions et ses sentimentalités, a peut-être rendu moins agréables aux jeunes mères, les naïvetés violemment historiées qu’elles devaient écouter à Guignol auprès des enfants, et il se peut aussi que le café-concert n’y soit pas étranger.

Le Guignol ressuscitera-t-il ? C’est possible ; c’est la bourgeoisie qui s’est éloignée de Guignol. Chaque fois que devant un public populaire on chante des rondes du temps jadis, il s’émeut et se passionne. Les marionnettes, bien représentées à son attention, pourront peut-être un jour retrouver le même succès, mais alors ce seront peut-être de graves marionnettes, très au courant de la question sociale. Hagiographie ou art social, voilà ce qui guette les marionnettes de l’avenir selon le parti politique qui voudra agiter leurs fils ; l’ancien jeu était classique et ne s’intéressait qu’aux grands mouvements de l’âme humaine.

Déjà les sages qui furent amateurs de marionnettes, voulaient trouver au spectacle qu’ils goûtaient quelque chose de la saveur de l’ample comédie à cent actes divers, de l’apologue tel que le rénova La Fontaine ; la bonne Hrosvitha, cette religieuse allemande, qui la première, selon les historiens, les fit brimballer, se contentait d’un trémoussement à la gloire de Dieu, mais Charles Nodier, un des dévots de Polichinelle, avait pour son héros bien d’autres ambitions ; au dire de Nodier, Bayle qui raffolait de Polichinelle, et que la chronique accuse, avec ce brin d’exagération qu’elle apporte à tout, d’avoir passé tout son temps devant Polichinelle, Bayle qui a fait la biographie de tout le monde, n’aurait pas fait la biographie de Polichinelle, par timidité, interloqué devant la grandeur de son héros. C’est que Nodier, s’il n’est point tout à fait un romantique, voisine avec le romantisme ; il en a les rodomontades, les espagnolades, il ne dédaigne point de soulever son sujet sur les vagues de la métaphore, et de s’en aller avec lui, roulant et tanguant du lyrisme à la grandiloquence. À distance, après tant d’autres audaces qui suivirent, Nodier nous apparaît un sage parfait, un bibliothécaire qui eut à son heure sa crise de stryges et de goules, un lexicographe qui se lança dans la fantaisie, un folk-loriste ému et pieux. C’est vrai pour une part de son œuvre, mais non pour l’admiration qu’il porta à Polichinelle. Un jour le libraire Ladvocat trouva que ses affaires étaient peu prospères ; pour les rétablir, il eut l’idée de s’adresser à ses édités, aux amis de ses édités, à ceux qui auraient pu être ses édités pour leur demander un livre variorum, et, en surplus monstre, un livre dont le succès retentissant, assuré par le concours de tant de plumes célèbres, fît déborder dans sa caisse à coup sûr un Pactole dont les sources devaient être tant de notoriétés laissant couler chacune les ruisselets argentés du trésor de ses fidèles. L’idée se trouva féconde, et il en résulta un mirifique bouquin en plusieurs tomes, le Diable à Paris ou le Livre des Cent et un, où collaborèrent les cent et une gloires principales de la littérature d’alors. Charles Nodier y aborda deux sujets, et quels sujets ! ceux qui lui tenaient le plus à cœur ; il disserta du bibliomane dans le tome I et de Polichinelle dans le tome II. Les livres et Guignol se présentèrent sous sa plume par ordre de passion, et encore n’est-il pas bien sûr que ce ne fût pas par convenance, étant donné sa situation de bibliothécaire de l’Arsenal, qu’il fit passer les livres avant Guignol ? Et qu’est-ce pour lui que Polichinelle ?

« Polichinelle est un de ces personnages tout à fait en dehors de la vie privée, qu’on ne peut juger que par leur extérieur et sur lesquels on se compose, par conséquent, des opinions plus ou moins hasardées, à défaut d’avoir pénétré dans l'intimité de leurs habitudes domestiques, c’est une fatalité attachée à la haute destinée de Polichinelle ; il n’y a point de grandeur humaine sans compensation. »

Et comment mieux connaître Polichinelle, pénétrer « l’intimité de ses habitudes domestiques », ce n’est pas facile car « comme tous les grands hommes Polichinelle a jaugé l’humanité » ; il se refuse donc à la confidence et ce n’est pas lui qui se ferait modestement interviewer à grand fracas, et corrigerait avec soin les épreuves d’un article où les premières lignes, avant les cent cinquante suivantes toutes pleines de détails précis et affriolants, affirmeraient son dégoût de l’interview et sa volonté de répandre son génie, mais de cacher sa vie, comme Hugo le recommandait au meilleur de ses amis.

Si Nodier n’en sait pas plus, ce n’est point faute de s’être rendu sur la place du Châtelet, et là, parmi les bonnes d’enfants, les grenadiers, les suisses, les gardes nationaux et quelques hommes graves comme François de Neufchâteau, et des peintres comme Charlet, admiré la sublime pantalonnade. S’il ne s’est pas chargé de déchiffrer le secret de Polichinelle, voici comment il rend l’allure de sa présentation ordinaire.

« Voilà, voilà Polichinelle ! le grand, le vrai, l’unique Polichinelle ! Il ne paraît pas encore et vous le voyez déjà ; vous le reconnaissez à son rire fantastique, inextinguible comme celui des dieux. Il ne paraît pas encore, mais il susurre, il siffle, il bourdonne, il babille, il crie, il parle de cette voix qui n’est pas une voix d’homme, de cet accent qui n’est pas pris dans les organes de l’homme et qui annonce quelque chose de supérieur à l’homme, Polichinelle par exemple. Il s’élance en riant, il tombe, il se relève, il se promène, il gambade, il saute, il se débat, il gesticule, il retombe démantibulé contre le châssis qui résonne de sa chute.

« Ce n’est rien, c’est tout, c’est Polichinelle, les sourds l’entendent et rient, les aveugles rient et le voient, et toutes les pensées de la multitude enivrée, se confondent en un cri : « C’est lui, c’est lui, c’est Polichinelle ! »

Et de fait, Polichinelle connut de beaux triomphes.

Pourquoi ?

Parce qu’il est fort, qu’il frappe et qu’il frappe dur ! Pensez donc qu’il tue son fils, sa femme, le chat de la mère Michel, la mère Michel, le commissaire et cette force supérieure au commissaire, le Diable ! Il en a eu peur, mais il le tue tout de même et brandit la loque du corps de Satan au bout de son bâton vainqueur !

Il est aussi subtil et rusé.

Car il renouvelle des tours dignes d’Ulysse, et il serait pendu haut et court, s’il ne feignait d’être trop bête pour savoir être pendu, s’il ne décidait le bourreau à lui montrer, d’exemple, comment on passe sa tête dans un nœud coulant ; et dès que le bourreau a la tête dedans le nœud coulant, Polichinelle tire et c’est le bourreau qui est pendu ! Évidemment, pour un homme aussi subtil, vaincre Croquemitaine, ce serait un jeu, et même vaincre le maître d’école, et toutes les forces constituées que le magister représente, la famille, le progrès, toutes les oppressions.

N’est-il que fort et subtil ?

Il y a des textes qui nous montrent qu’il est persécuté.

Pas tous !

Dans la complainte anglaise, Polichinelle a tué sa femme Judith et les parents de Judith. Son massacre terminé, il court le monde comme un séducteur. Il ne subit des refus que de la part de trois femmes : d’une jolie et simple demoiselle de la campagne, d’une pieuse abbesse, d’une impure entre les impures, et à chaque fois, le terrible bâton s’abat sur ces personnes fières ; il pend le bourreau, et quand le vieux Nicklas (le diable), avec qui il avait fait un pacte, vient réclamer son dû, l’âme de Polichinelle, Polichinelle le bat et le supprime. — C’est le faire entrer de plain-pied dans la cruauté.

Il y a des Polichinelles français d’aussi âpre caractère ; dans la pièce pour marionnettes dont un certain Rémond nous a conservé le canevas, Polichinelle entre en scène en chantant la Faridondaine ; Pierrot attiré par sa musique, vient plaisanter avec lui de façon quelque peu narquoise.

As-tu vu la lune, mon gas
As-tu vu la lune ;
Si tu ne l’as pas vue
La voilà.

Ici, dit le texte, Pierrot fait un geste malhonnête ; il est dans son tort, doublement, d’abord, parce que pour faire rire les enfants, il montre à Polichinelle son derrière, et parce qu’ainsi il donne l'occasion à Polichinelle de lui donner sur la tête un violent coup de bâton, et Pierrot de vouloir se rebecquer, ce dont mal lui prend ; il tombe. Mais Polichinelle (est-ce vrai, est-ce faux, est-ce vraie pitié, est-ce hypocrisie) s’écrie : « Monsieur Pierrot, relevez-vous… c’était pour plaisanter… Tiens, il est mort… » Et tout de suite il en prend son parti : « Pauvre Pierrot, il était si beau avec son air bête. »

Sans doute, c’était tartuferie, car dès qu’il aperçoit la mère Gigogne, tâchant d’une douce cantilène d’endormir son marmot, Polichinelle ne trouve d’autre moyen de faire taire le marmot, que de le frapper sur la tête, doucement d’abord, c’est entendu, mais crescendo, jusqu’à la dernière violence, puis il tue la mère Gigogne. Il a une circonstance atténuante pour le meurtre de Bouillon-pointu, garçon apothicaire, celui-ci s'étant enquis indiscrètement, de la nature de la pyramide que Polichinelle porte sur le dos, soit sa bosse. Si M. Grippart, le commissaire, succombe, c’est qu’il a pris très violemment Polichinelle au collet. Après, c’est le dénouement connu, la pendaison du bourreau et la mort du diable. Ici, comme dans la ballade anglaise, Polichinelle a tous les torts.

Mais dans la version d’Olivier et Tanneguy de Penhoët, presque contemporaine de celle de Rémond, Polichinelle débute en martyr. D’abord il a une peur atroce du chien Turc, appartenant à M. Scaramouche ; il a prodigué au chien Turc les plus câlines agaceries, et ce chien ne lui en a pas moins mordu le nez. Scaramouche se précipite pour venger son chien, lequel n’a point eu de mal, et si humble se fasse Polichinelle, il n’échappe à des sévices graves qu’en se défendant ; c’est une riposte qui étend à terre le malheureux et trop colérique Scaramouche. Quand après cet acte de légitime défense, Polichinelle rentre chez lui, il trouve à son foyer, noire comme l’enfer, orageuse comme la mer, furieuse comme les furies, sa gracieuse compagne, Mme Polichinelle ; c’est une personne volontiers autoritaire et qui a dépassé les limites du féminisme ; pour échapper à la colère qui, sans cause, gronde en elle, comme un élément, Polichinelle ne trouve rien de mieux que de lui demander leur enfant ; il le tiendra, il le bercera, et pendant ce temps-là, la mère demeurera tranquille. Il est vrai que tout de suite, Polichinelle se donne un tort considérable ; cet enfant, il le jette par la fenêtre. Pourquoi ? le théâtre des marionnettes a de ces soudainetés. Il était bon et doux ; il devient mauvais ; l’excès de souffrances qu’il endure du contact de Mme Polichinelle l’explique sans lui apporter une suffisante justification ; c’est certes bien brusque ! mais quoi ! le théâtre espagnol n’offre-t-il pas de semblables et aussi rapides changements d’orientation. L'homme vertueux y écoute la tentation, le chenapan y est inondé des rayons de la grâce sans la moindre préparation. Passons à Polichinelle ce que l’on passe aux héros de Cervantès et de Lope de Véga. Alors qu’il est ainsi devenu cruel, c’est Charlotte, la fille de Scaramouche, qui vient lui reprocher la mort de son père. Quelques paroles suffisent à Polichinelle pour calmer son courroux, sécher ses larmes, lui plaire, s’en faire aimer ! Où avons-nous vu une scène semblable ?... Mais dans Richard III, de Shakespeare, alors que Glocester dans une brusque scène se fait aimer de la duchesse Anne dont il vient d’assassiner le mari.

Polichinelle aurait-il de la lecture ? Il vient à peine de tuer un brave médecin, qui le voyant tomber de cheval, accourait le soigner, que son Shakespeare le reprend ; comme il s’amuse à mener un fracas énorme au moyen d’une grosso cloche, un domestique vient de la part de son maître le prier de se taire. Rosser ce domestique c’est du Polichinelle tout pur, mais au prix de quelques coups de bâton lui faire confesser, que la cloche qui produit tout ce vacarme est un violon, puis un tambour, puis une trompette, voilà qui rappelle des dialogues du prince Hamlet et du chambellan Polonius. La fin du drame se passe ici comme partout d’ailleurs, sauf que Polichinelle y trouve l’occasion de battre un aveugle qui l’a pris successivement pour un mur et pour du vide, le tâtonnant de son bâton et crachant sur lui ; mais cette scène épisodique ne modifie pas cette fin classique, la mort du commissaire, du bourreau et du diable.

Retenons simplement que ce Polichinelle connaît Richard III et Hamlet, que c’est là un polichinelle romantique, et qu’il fut persécuté avant d’être persécuteur, ce qui fait de lui comme une manière de Coriolan ou de Timon d’Athènes, si l’on préfère et surtout un Polichinelle logique !

Mais lui faut-il être logique.

L’idée première de Polichinelle remonte à l’antiquité romaine et sans doute rejoint par là, sans que nous puissions l’y suivre, les premières fables populaires. En tout cas, vers 540 ans avant J. -G., lorsque naquirent à Rome les farces qu’on appelle atellanes, Polichinelle en est ; du moins on le croit. Il y a deux plaisants dans l’atellane, le Maccus et le Bucco. Le Maccus est vif, spirituel, cruel, arrogant, on veut y voir Polichinelle davantage que chez le Bucco qui est vantard et têtu. Le plus sûr c’est qu’une statuette et une cornaline représentent le Maccus avec un long nez qui lui descend sur la bouche, c’est un point de rapport avec Polichinelle. On voit encore une similitude entre le Maccus et le Polichinelle : le Maccus parle au moyen d’un pratique — c’est la bouche d’airain du masque tragique qui sert à la farce. Polichinelle survit à Rome et aux barbares et même à la Renaissance ; il est ubiquiste puisque Saint-Non à son voyage à Naples (1782), s’écrie : Il est curieux de retrouver ici un Polichinelle absolument semblable au nôtre pour les traits essentiels, sauf quelques ajustements. La différence c’est que le Polichinelle italien se meut dans une ample blouse blanche que soulèvent ses deux bosses, tandis que le Polichinelle français est vêtu de rouge et de jaune et galonné de vert. Ainsi jouait l’acteur Jupille, le rôle de Polichinelle. Ainsi le peignit Watteau qui lui couvre le chef d’un beau feutre gris avec deux plumes de coq. D’après Riccoboni, Polichinelle viendrait du Mimus Albus de la comédie antique ; plus vraisemblablement le Mimus Albus est devenu Pierrot. Il est vrai qu’en Italie, et qu’au théâtre Napolitain, Polichinelle est double ; il y a deux Pulcinella, l’un féroce, l’autre naïf et balourd — de toute façon vêtus de toile blanche, le nez protubérant et orné d’une grosse verrue, dépassant le demi-masque de velours noir. Les Comédiens italiens ont fait souvent applaudir à Paris ce Polichinelle, mais nous en avions un autre, le plus populaire, le Polichinelle national, le Polichinelle des marionnettes.

Celui-là on le voit aux mains de Brioché, que certains appellent Briocci ; c’est Brioché qui le loge à poste fixe près de la Tour de Nesle, tout près du Louvre, et Polichinelle fait tout comme un autre la Mazarinade ; mais le Polichinelle français serait antérieur, si l’on en croit Ch. Magnin, l’historien des Marionnettes, dont la théorie est des plus séduisantes.

Magnin note que le feutre à plume, que la cuirasse qui fait aux hommes d’armes du Béarnais comme une bosse proéminente sur la poitrine, toute semblable à celle de Polichinelle, que même le nez trop busqué, l’allure bravache, le sans-gêne, la rapidité à frapper se ressemblait beaucoup chez Polichinelle et chez les Gascons qui suivaient Henri IV. Il va même jusqu’à considérer l’avarice notoire de Polichinelle, comme une ressemblance avec la lésinerie du roi qu’Agrippa d’Aubigné appelle le ladre vert : Henri IV.

Si, élargissant la théorie de Magnin, on est prêt à retrouver ces traits communs de caractère et de forme de cuirasse, chez tous les aventuriers d’alors, et si l’on pense que Mayenne et ses ligueurs avaient autant de similitude avec Polichinelle qu’Henri IV et ses compagnons d’armes, on sera près de la vérité, en admettant qu’un lettré semblable à ceux qui firent la Ménippée, ou un spirituel poète de carrefour imaginèrent le Polichinelle français, ou au moins son père direct, le fameux Mignolet qu’esquisse cette complainte faite plus tard, mais bien traditionnelle :

Je suis le fameux Mignolet
Général des Espagnolets.
Quand je marche la terre tremble.
C’est moi qui conduis le soleil
Et je ne crois pas qu’en ce monde
On puisse trouver mon pareil

Les murailles de mon palais
Sont bâties des os des Anglais.
Toutes mes salles sont dallées
Des têtes de sergents d’armées
Que dans les combats j’ai tués.

Je veux, avant qu’il soit minuit
À moi tout seul prendre Paris.
Par dessus la tour Notre-Dame
La Seine, je ferai passer.
Des langues des filles, des femmes
Saint-Omer je ferai paver, etc…

Polichinelle, ce serait donc, d’après la théorie de Magnin, le type de l’homme de guerre, du mercenaire des guerres de religion, bretteur, pillard, ne croyant ni à Dieu ni à Diable. La littérature populaire aurait ainsi créé, par la satire, un type de fantaisie et d’actualité.

L’idée est séduisante ; elle paraît vraie surtout si l’on admet que cette création s’est entée sur la connaissance du type de Pulcinella. À cela rien d’impossible ; la Renaissance avait amené d’Italie assez d’artistes, Catherine de Médicis avait appelé assez d’aigrefins, fait venir assez de marchands pour que les types de la comédie italienne fussent déjà connus en France. Trouverions-nous en un coin de France une modification de Pulcinella en Polichinelle, dans la tradition populaire ? peut-être !

Les Provençaux, dont les rapports avec l’Italie furent constants en matière de tradition populaire, possèdent une manière de pièce ou de parade traditionnelle qui se donne tous les ans à Noël et qui s’appelle la Pastorale. Les Provençaux ont fait pour leur fête de Noël des emprunts très caractéristiques à l’Italie, notamment celui des santons, ces petites figures de terre vernissée et peinte, représentant les types de la Crèche et des personnages populaires qui se mêlent au cortège de l’Étoile et des Rois Mages.

Ces santons furent créés en Italie par saint François d’Assise et l’habitude de les façonner devint régulière en Provence.

Ayant emprunté un détail à l’Italie, les Provençaux ont pu lui en prendre d’autres ; les comédiens d’Italie ne pouvaient point ne pas paraître à la foire de Beaucaire. Quoi qu’il en soit et sans vouloir fixer la priorité d’invention, on trouve, dans la Pastorale, un équivalent du Pierrot, le Pistachier, garçon meunier, par conséquent blanc, naïf et balourd à qui on fait mille farces. Et ses bourreaux ce sont habituellement les Boumians (Bohémiens) ; les Bohémiens tiennent la grande route, tuent, volent et pillent, jusqu’à ce que (il s’agit d’une célébration dramatique de Noël), la grâce divine les terrasse et les adoucisse. Un éclat de foudre frappe le capitaine des Bohémiens, et le rend aveugle ; ce qui lui dessille immédiatement les yeux de l’âme et l’achemine repentant vers la crèche où il demande à l’enfant Jésus pardon de ses péchés. Vis-à-vis du blanc Pistachier qui a tant du Pierrot, ce Boumian n’est pas loin de ressembler à Polichinelle, non pas à celui du Guignol, mais au fameux Mignolet qui comme lui commandait des bandes armées. C’est du même fonds, c’est-à-dire du mercenaire du XVIe siècle que sortirent tant de types analogues, le Capitan, le Matamore, le Boumian et Polichinelle. Ce type fut fixé très diversement ; il va du capitaine Paroles de Shakespeare au Mignolet de la complainte, il tient de Picrochole et s’achemine vers Scapin. Quoi d’étonnant puisqu’y collaborèrent tant d’individus, tant d’intellectualités des différentes nations, qui sur des données générales créèrent Pulcinella pour l’Italie, Polichinelle pour la France, Hanswurst pour l’Allemagne, Pickelharing pour la Hollande, don Cristoval Polichinel pour l’Espagne, Punch et son acolyte Jack Pudding pour l’Angleterre. L’Orient même l’utilisa pour le Karaghenz inconvenant qui fait la joie des Turcs de tout âge.

Quelle que soit son origine, Polichinelle après qu’il eut paru avec Brioché et son singe Fagotin pour le plus grand plaisir des Parisiens, continua sa vie littéraire, sous deux formes, représenté par des acteurs en chair et en os, ou bien utilisé dans sa formule de marionnettes, et sa présence se manifeste avec éclat au XVIIe siècle, au XVIIIe siècle, au XIXe siècle.

C’est d’abord par Bossuet qu’on en entend parler ; on ne s’attendait guère à voir Bossuet en cette affaire. Pourtant le célèbre rhétoriqueur ne se fit point faute de le proscrire, et c’est au Polichinelle en bois verni et colorié qu’il en voulait. Le préjugé contre les comédiens rejaillissait sur les jouets de Thespis. L’année même de la révocation de l’Édit de Nantes (1686) Bossuet, alors évêque de Meaux, écrit à M. de Vernon, procureur du roi au présidial de Meaux : « Pendant que vous prenez tant de soin à réprimer les mal convertis (les protestants dont la conversion semblait suspecte) je vous prie de veiller aussi à l’édification des catholiques et d’empêcher les marionnettes dont les représentations honteuses, les discours impurs et l’heure même des assemblées, portent au mal. Il m’est bien fâcheux, pendant que je tâche à instruire le peuple, le mieux que je puis, qu’on m’amène de tels ouvriers qui en détruisent plus en un moment que je n’en puis édifier par un long travail. »

L’aigle avait ici le vol un peu lourd et sans doute ses admirateurs les plus enthousiastes et même M. Ferdinand Brunetière n’hésiteraient pas à considérer qu’il est ici d’une solennité un peu épiscopale envers un spectacle que certains de ses contemporains caractérisent de façon plus humaine. Ainsi Hamilton dit :

 
Blanchisseuses et soubrettes
Du dimanche dans leurs habits,
Avec les laquais leurs amis,
(Car blanchisseuses sont coquettes)
Venaient de voir à juste prix
La troupe des Marionnettes.

Pour trois sols et quelques deniers
On leur fit voir, non sans machine
L'Enlèvement de Proserpine
Que l’on représente au grenier
 
Là le fameux Polichinelle
Qui du théâtre est le héros
Quoiqu’un peu libre en ses propos
Ne fait point rougir la donzelle
Qu’il divertit par ses bons mots...

On le voit, pour Hamilton ou pour Bossuet l’optique n’était pas la même ; l’auteur du Discours sur l’histoire universelle est beaucoup plus sévère que le conteur des Quatre Facardins ; qui a raison ? Hamilton certainement. Il avait l’esprit de l’indulgence, ce qui vaut mieux que la solennité pure, cette solennité dont M. Joseph Prud’homme devait faire un jour un si constant et parfait usage.

Le Théâtre de la Foire s’accommoda fort de Polichinelle. Il y apparaissait tantôt personnifié par un acteur, tantôt représenté par une marionnette, selon que le Théâtre de la Foire obtenait plus ou moins de liberté, dans ses perpétuelles luttes avec les Comédiens Français et avec l’Opéra. Selon que le privilège de ces messieurs de la tragédie et des entrepreneurs de chants lyriques était sauvegardé avec plus ou moins d’autorité par le lieutenant de police et autres pouvoirs constitués, Polichinelle était de chair et d’os ou de bois.

Évidemment ces vicissitudes ne touchaient point la vie errante du Polichinelle que de pauvres montreurs exhibaient aux bourgs et bourgades, avec licence de la maréchaussée, dans les hôtelleries et aux carrefours ; celui-là fit toujours entendre sa pratique parmi des cris d’enfants et des gloussements de femmes. Mais à la Foire Saint-Laurent ou à la Foire Saint-Germain, il fut tour à tour homme et poupée et plus souvent homme que poupée. Ce fut sous cette forme humaine, vermillonné, empanaché, diapré de rouge, de jaune et de vert que Lesage et Piron le firent parler, et avec eux d’Orneval et Fuzelier et Favart. Polichinelle fut souvent chargé de parodier les opéras à la mode et nous avons Polichinelle-Alcide, Polichinelle-Apollon, Polichinelle-Atys, Polichinelle-Pyrame. Polichinelle comte de Paonfier, parodie le Glorieux de Destouches. Polichinelle a aussi été moraliste et nous avons ainsi Polichinelle Grand-Turc, Polichinelle Colin-Maillard, les noces de Polichinelle, Polichinelle magicien, Polichinelle à la guinguette de Vaugirard. Parfois quand il se faisait trop l’écho des bruits de la cour et de la ville, comme il faisait montre presque toujours de causticité malveillante, le lieutenant de police le faisait mander.

Pendant ce temps, le Polichinelle des marionnettes continuait à vivre des alternances de misère et de splendeur, ravissait la canaille et charmait les délicats.

Voltaire s’en amusa toute une saison à Cirey, et la belle dévote d’Uranie, la comtesse du Châtelet, n’en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles, en le voyant sourire et en l’entendant rire ; les ennemis de Voltaire tentèrent d’expliquer cet engouement en insinuant que c’était là un genre de théâtre qui ne pouvait mettre en échec Zaïre ou Mérope. Mais c’est chercher de bien grandes raisons à des joies toutes naturelles. Voltaire aimait Polichinelle parce qu’il était amusant. La Révolution qui passa n’éteignit pas le goût du public pour Polichinelle ; on le vit à l’Opéra sous la Restauration, un danseur, Ely, le personnifiait ; à la Gaîté un comédien du nom de Mazurier y remporta des triomphes ; ce Mazurier fut à Polichinelle ce que Deburau fut à Pierrot. Il réunissait en lui tous les agréments de Polichinelle, et fondait les deux écoles, puisque, de chair et d’os, homme réel, homme parlant, homme agile et de belle stature, il arrivait, dit l’académicien Arnault, à n’avoir rien d’humain. « À la nature de ses mouvements et de ses chutes, on ne le croyait pas de chair et d’os, mais de carton et de coton ; son visage est un vrai visage de bois ; il fait illusion à un tel point que les enfants le prennent pour une marionnette qui a grandi. »

Mazurier n’eut pas de chance. Il vint un peu trop tôt dans un monde trop jeune. Il s’agita au moment où le romantisme naissant s’enfermait dans so moi, ou remontait le fleuve des vieilles chroniques, ou bêlait à l’ombre des cathédrales. Ni Lamartine, ni Hugo, ni Vigny, ni le baron Guiraud, ni Soumet n’eurent cure de lui. S’il eût vécu plus tard nous posséderions sur lui, comme sur Deburau, les feuilletons enthousiastes de Gautier ; on trouverait des traces de ses succès chez Nerval, Champfleury l’eût biographié, et Banville eût mis son apothéose dans ses Souvenirs.

Il passa inconnu, sans même obtenir la biographie et le portrait dont Mme Saqui a bénéficié. Il fut le dernier grand Polichinelle vivant et il n’a pas rencontré son Plutarque, ni son Appelles, car lorsque Cruishank et Charlet, un peu plus tard, voulurent dessiner Polichinelle, il n’était plus, et ils portèrent leurs crayons du côté de Guignol, où sans cesse de nouveaux Polichinelles renaissaient plus brillants de planchettes nouvelles et de pots de couleurs toutes neuves. Mais sa mort ne fut point la fin dramatique de Polichinelle.

Deburau ne joua que Pierrot, rien que Pierrot, et pour mieux dire il devint Pierrot lui-même, et Pierrot s’incarna en Deburau ; il s’y transforma ; il restait naïf, glouton, paillasse, poltron et la sensation ne durait chez lui qu’une minute, mais bientôt il se fit au surplus élégiaque et doux. Pierrot-Deburau avait l’âme assez grande pour ne pas écraser Polichinelle, et Polichinelle parut aux Funambules, malheureusement la plupart du temps, en corollaire, en repoussoir de Pierrot, Deburau ne trouvant autour de lui ni acteur ni auteur qui puissent l’aider à ressusciter dans le moderne, Polichinelle.

Il le fit passer (sans pratique et sans texte) n’ayant point de protagoniste, dans des évocations de tout l’Olympe de la pantomime, et quand il voulut, par un effort plus grand, le mettre au premier plan, ce fut dans des pantomimes de Champfleury, homme remarquable, mais sans cesse en train de chercher midi à quatorze heures surtout dans le petit sujet et qui s’ingénia à varier le type outre mesure. Au lieu du Polichinelle bariolé, avec sa victime de droit sa femme Jacqueline et son chien Gobe-Mouche, il voulut présenter une Mme Polichinelle sortie toute armée de son cerveau, terrible, érudite, capable de singer la sorcellerie, et il présenta à côté d’elle, au public, un Polichinelle en noir, en deuil, un Polichinelle philosophique, et ces subtilités ne furent pas comprises.

Le Romantisme d’ailleurs faussa un peu Polichinelle. George Sand se figure en Polichinelle « une espèce de Thersite populaire aux prises avec l’oppression de l’esclavage et de la laideur. Polichinelle c’est le type de la révolte ; il est affreux, mais il est terrible, vigoureux et vindicatif. Il n’y a ni Dieu ni diable qui le fasse trembler quand il a son gros bâton. À l’aide de cet instrument qu’il promène volontiers sur les épaules de son maître et sur la nuque des officiers publics, il exerce une espèce de justice sommaire et individuelle, qui venge le faible des iniquités de la justice officielle. » C’est bien 1848 et contient autant d’exagération que cette idée qu’eut Champfleury un jour : à savoir que les bosses de Polichinelle sont de fausses bosses ; comme il est très avare, il y cache son or, préférant passer pour pauvre et difforme que de s’exposer à ce qu’on lui emprunte quelque somme. Oui Polichinelle est avare, Brioché le dit qui lui prête ce propos lorsqu’un pauvre aveugle le sollicita : « là, Jacqueline, bâillez les clefs du coffre que je lui donne un patard » ; il est mécréant et révolté mais il n’est pas tribun ; il a de vraies bosses, encore que Magnin rappelle que dans l’ancienne France on prêtait de l’esprit aux bossus, et en revanche on prêtait gratuitement des bosses aux gens d’esprit comme il fut fait pour Adam, surnommé le bossu d’Arras et qui était droit comme un i. Ses bosses sont devenues vraies du jour où il a déposé la cuirasse qui avait donné l’idée à ses rhapsodes de l’en affubler.

Duranty, mieux inspiré que Champfleury, reste fidèle dans son théâtre des Marionnettes au type du Polichinelle du Guignol mais les légères saynètes ne sortirent pas du livre. On y trouve tout de même du Shakespeare, dans cette façon assez traditionnelle de manier Polichinelle et il est dans ce volume tel jeu d’intrigues qui rappelle les Joyeuses Commères de Windsor, sauf que les habiletés avec lesquelles les Commères font rosser Falstaff, sont mises en œuvre par un nommé Gripandouille pour faire assommer de vieilles dames qui l’accusent de vouloir séduire la femme de Polichinelle et l’exposent ainsi au terrible bâton.

Non, Polichinelle n’est pas un tribun, ni un économiste, ni un philosophe. Polichinelle, comme Pierrot, comme tous les personnages de la comédie des marionnettes et de la pantomime est un instinctif. Dans le théâtre sérieux ou farce on réfléchit ; dans le théâtre des marionnettes et de la pantomime, jamais ; les sens du personnage sont sollicités et il agit tout de suite. C’est pour cela qu’il amuse. Certes, Polichinelle trouve le temps de boire, de se battre et d’être un vert-galant, et la complexité de ses joies est bien faite pour amuser les spectateurs et surtout les jeunes spectateurs ; mais le secret de ses triomphes, c’est qu’il est fort, qu’il tape bien, qu’il se décide tout de suite à frapper. Il va dans la vie comme la boule du jeu de quilles, en abattant tout, et les enfants s’amusent toujours à voir tomber les quilles, et même les gens. Une chute provoque chez la plupart des humains un éclat de rire ; après ils réfléchissent, ils s’empressent pour frictionner la victime et lui demander si elle n’a pas eu de fracture ; mais avant, ils ont ri ; ne fut-ce qu’un millième de seconde, l’homme qui tombe leur a paru comique, irrésistiblement.

C’est ce sentiment de joie devant le malheur d’autrui que Polichinelle exploite ; c’est le secret de sa formation, de sa vie, de son mythe. On y ajoute (comme dans la pièce que nous republions) l’instinct non point de justice, mais de représailles et cela, non plus, n’était pas fait pour éloigner de lui sa petite clientèle. Le pardon des injures n’est pas inscrit dans l’âme humaine, il s’apprend. L’enfant contient en germe toutes les colères et tous les coups de poing ; l’éducation le désarme, peu à peu, et la crainte ; il voit dans Polichinelle un enfant gâté auquel rien ne résiste, et il acclame Polichinelle comme les soldats applaudiraient à un Roland de tragédie, et les sages à un Socrate de poème.

Et comme il y a beaucoup de grandes personnes qui restent de grands enfants, et d’autant plus terribles, Polichinelle est pour beaucoup de gens, ce miroir de vices et de vertus que tend le théâtre, de là son succès, de là sa gloire et sa valeur, puisqu’il exprime bien, à la fois schématiquement et complètement, en détails et en symbole, ce que serait l'humanité sans l’incessant travail de la pensée apaisante et les progrès de la solidarité. Polichinelle c’est l’ancien régime. Est-ce pour cela qu’il disparaît ? Peut-être un peu, mais il y a aussi les autres raisons dont nous parlions en commençant cette préface, parce qu’elles émanent des idées qu’éveille, dès qu’on le prononce, le nom de Polichinelle.

Et maintenant que je vous laisse lire la farce héroïque de Polichinelle, telle selon le texte des Guignols qui florissaient à l’ombre des grands arbres, parmi les rires des enfants aux beaux dimanches du passé.

Gustave Kahn.



Polichinelle

DRAME EN TROIS ACTES