Polikouchka (trad. Bienstock)/Chapitre10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 91-97).
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X

Tout ce jour, personne à Pokrovskoié ne vit Polikeï. Madame s’informa de lui plusieurs fois après le dîner, et Axutka courait chez Akoulina. Mais Akoulina disait qu’il n’était pas de retour, qu’évidemment le marchand l’avait retenu ou qu’il était arrivé quelque chose au cheval. « Il s’est peut-être mis à boiter, disait-elle ; la dernière fois c’était comme ça. Maxime a mis toute une journée et il a fait toute la route à pied » Et Axutka dirigeait de nouveau ses balanciers dans la direction de la maison, et Akoulina se forgeait des causes au retard de son mari, essayait, mais en vain, de se rassurer. Son cœur était triste, et aucun préparatif pour la fête du lendemain ne lui souriait. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du menuisier affirmait avoir vu de ses yeux « un homme tout à fait comme Ilitch, qui s’approchait de l’avenue et ensuite tournait bride. »

Les enfants étaient aussi impatients du retour de leur père, mais pour une autre cause, Anutka et Machka n’avaient plus la pelisse et l’armiak qui leur donnaient la possibilité de sortir dans la rue, au moins à tour de rôle, et ainsi étaient forcées de rester à la maison, en chemise, à tourner avec une rapidité doublée, de sorte qu’elles dérangeaient passablement les habitants du pavillon qui entraient et sortaient. Une fois Machka tomba sur les jambes de la femme du menuisier qui portait de l’eau, et bien qu’elle se mît à hurler d’avance, en tombant à genoux, elle reçut cependant une volée et pleura encore plus fort. Quand elle ne se heurtait contre personne, alors, à l’aide du baquet, elle grimpait sur le poêle. Seules, Madame et Akoulina s’inquiétaient sérieusement pour Polikeï lui-même, et les enfants ne songeaient qu’à ce qu’il portait sur lui. Pendant le rapport d’Egor Mikhaïlovitch, quand Madame lui demanda si Polikeï n’était pas de retour et où il pouvait être, il sourit et répondit : «Je ne puis le savoir» ; mais on voyait qu’il était content de voir se justifier ses suppositions. « Il viendra probablement pour dîner », dit-il avec importance.

De toute la journée, personne à Pokrovskoïé ne savait rien de Polikeï. Après seulement on apprit que des paysans voisins l’avaient vu qui trottait sur la route, sans bonnet, et demandait à tous les passants « s’ils n’avaient pas trouvé la lettre ? » Un autre l’avait vu endormi au bord de la route, près du cheval attaché avec la charrette : « J’ai cru qu’il était ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangé de deux jours, telles côtes il avait ! » dit cet homme. Akoulina ne dormit pas de toute la nuit ; elle écoutait sans cesse. Mais de la nuit Polikeï ne revint point. Si elle avait été seule, si elle avait eu cuisinière et femme de chambre, elle eût été encore plus malheureuse, mais dès le troisième chant du coq, quand la femme du menuisier se leva, Akoulina dut se lever et se mettre devant le poêle. C’était fête, et il fallait sortir le pain avant le jour, préparer le levain, la galette, traire la vache, repasser les robes et les chemises, lever les enfants, apporter de l’eau et ne pas permettre à la voisine d’occuper tout le poêle.

Akoulina, sans cesser d’écouter se mit à sa besogne. Le jour était déjà venu ; les cloches des églises sonnaient. Les enfants étaient déjà levés, et Polikeï n’arrivait toujours pas. La veille il avait gelé, la neige couvrait inégalement les champs, la route, les toits et ce jour-là, comme exprès pour la fête, la journée était belle, ensoleillée et froide, de sorte qu’on pouvait voir et entendre de loin. Mais Akoulina, près du poêle, la tête entrée dans le four, était si occupée à préparer la galette qu’elle n’entendit pas venir Polikeï, et ce fut seulement aux cris des enfants, qu’elle reconnut que son mari était revenu.

Anutka, l’aînée, se graissait la tête et s’habillait seule. Elle avait une nouvelle robe de coton rose un peu usée, cadeau de Madame, qui était sur elle comme une châsse, et excitait l’envie des voisines. Ses cheveux était lissés, elle avait usé la moitié du bout de chandelle, les souliers n’étaient pas neufs, mais fins.

Machka était encore en camisole, et sale, et Anutka ne la laissait pas s’approcher trop près pour ne pas se salir. Machka était dans la cour quand le père s’approcha avec un paquet. « Petit pèle est alivé », cria-t-elle ; et elle se jeta dans la porte, devant Anutka qu’elle salit. Anutka, qui n’avait déjà plus peur de se salir, se mit à battre Machka. Mais Akoulina ne pouvait quitter son travail. Elle criait seulement aux enfants : « Assez ! Je vous fouetterai tous ! » et elle regardait la porte. Ilitch, un paquet à la main, entra dans le vestibule et aussitôt passa dans son coin. Il sembla à Akoulina qu’il était pâle et que son visage était comme s’il avait pleuré ou comme s’il souriait ; mais elle n’avait pas le temps d’y faire attention.

— Quoi, Ilitch, tout va bien ? demanda-t-elle, toujours près du poêle.

Ilitch murmura quelque chose qu’elle ne comprit pas.

— Hein ? cria-t-elle. As-tu été chez madame ?

Ilitch s’était assis sur le lit ; il regardait autour de lui et souriait de son sourire coupable, profondément malheureux. Pendant un moment il ne répondit rien.

— Eh bien, Ilitch, pourquoi as-tu été si longtemps ? interrogea de nouvau Akoulina.

— Moi, Akoulina, j’ai donné l’argent à madame, comme elle m’a remercié ! dit-il tout à coup. Et, encore plus inquiet, il regardait autour de lui et souriait. Deux objets attiraient particulièrement ses yeux inquiets, agrandis de fièvre : les cordes attachées au berceau et l’enfant.

Il s’approcha du berceau et de ses doigts maigres, en se hâtant, il se mit à dénouer la corde. Ensuite ses yeux s’arrêtèrent sur l’enfant. Mais à ce moment, Akoulina, la galette sur une planche, entrait dans le coin. Ilitch cacha rapidement la corde dans son gousset et se rassit sur le lit.

— Quoi, Ilitch, tu n’as pas l’air bien ? dit Akoulina.

— Je n’ai pas dormi, — répondit-il.

Tout à coup quelque chose passa devant la fenêtre et un moment après, accourut comme une flèche, la fillette d’en haut, Axutka.

— Madame ordonne à Polikeï Ilitch de venir immédiatement, — dit-elle — Avdotia Nikolaievna a ordonné immédiatement…

Polikeï regarda Akoulina et ensuite la fillette.

— Tout de suite. Qu’y a-t-il encore ? — prononça-t-il si simplement qu’Akoulina fut rassurée.

— « Peut-être veut-elle le récompenser. »

— Dis que j’y vais tout de suite.

Il se leva et sortit. Akoulina prit un baquet posé sur un banc, versa l’eau du seau, ajouta une marmite d’eau chauffée sur le poêle, retroussa ses manches et essaya l’eau.

— Viens, Machka, je vais te laver.

La méchante et zézeyante fillette se mit à crier.

— Viens, braillarde, je te mettrai une chemise propre. Allons, pas tant d’histoires ! Viens, il faut encore que je lave ta sœur.

Pendant ce temps, Polikeï ne suivait pas la fillette d’en haut pour aller près de Madame, mais il se dirigeait vers un tout autre endroit. Dans le vestibule, il y avait près du mur une échelle droite qui conduisait au grenier. Polikeï, une fois dans le vestibule, regarda tout autour de lui, et, ne voyant personne, courbé, presqu’en courant, avec agilité, il grimpa l’échelle.

— Que signifie ? Polikeï ne vient pas… — se disait avec inquiétude la maîtresse en s’adressant à Douniacha qui la coiffait. — Où est Polikeï ? Pourquoi ne vient-il pas ?

Axutka courut de nouveau au logis des domestiques et de nouveau, entra comme une bombe dans le vestibule et demanda Ilitch chez Madame.

— Mais il y a longtemps qu’il est parti, — répondit Akoulina qui, après avoir lavé Machka, venait de plonger dans le baquet son nourrisson et malgré ses cris lui lavait ses rares petits cheveux. L’enfant criait, faisait des grimaces, tâchait d’attraper quelque chose avec ses petites mains faibles. D’une main Akoulina soulevait ses petits reins grassouillets, pleins de fossettes, et de l’autre le lavait.

— Va, regarde s’il ne s’est pas endormi quelque part, dit-elle en regardant autour d’elle avec inquiétude.

À ce moment, la femme du menuisier pas encore peignée, le corsage ouvert, en retroussant ses jupes, montait au grenier pour y prendre sa robe qui séchait. Tout à coup, un cri d’horreur éclatait au grenier, et la femme du menuisier, comme une folle, les yeux fermés, à reculons, plutôt roulant, que courant, tombait de l’escalier.

— Ilitch ! s’écria-t-elle.

Akoulina lâcha l’enfant.

— Il s’est pendu ! cria la femme du menuisier.

Akoulina, sans remarquer que le bébé roulait comme un peloton et tombait dans l’eau la tête en bas, courut dans le vestibule.

— Pendu à la poutre ! — prononça la femme du menuisier en apercevant Akoulina.

Akoulina s’élança sur l’échelle et avant qu’on n’eût pu la retenir, avec un cri horrible, comme un cadavre, elle roulait dans l’escalier et se serait tuée si des gens accourus de tous côtés, n’avaient réussi à la rattraper.