Politique commerciale de l’Allemagne - Le Zollverein et l’Autriche

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POLITIOUE COMMERCIALE
DE L’ALLEMAGNE

LE ZOLLVEREIN ET L’AUTRICHE



La réforme des lois commerciales en Angleterre et l’association douanière allemande sont les deux principaux faits de l’histoire économique du XIXe siècle. En Angleterre, on a vu le régime du libre commerce et de la libre navigation substitué au régime prohibitif, l’aristocratie du sol vaincue par l’industrie manufacturière, les influences politiques déplacées, les partis désorganisés, toute une révolution accomplie en peu d’années après d’ardentes luttes et définitivement acceptée aujourd’hui. En Allemagne, le Zollverein a constitué une grande unité là où les combinaisons de la politique avaient imaginé la diversité ainsi que l’opposition des intérêts; il a établi au milieu de l’Europe un foyer d’activité industrielle et commerciale qui n’a point tardé à s’étendre à travers la multiplicité des états et les complications des frontières; il a préparé le terrain sur lequel est destinée à se fonder un jour la véritable confédération germanique, œuvre laborieuse et lente, qui n’est encore qu’à moitié faible, et qui, pour être achevée, rencontrera encore bien des obstacles. Telle qu’elle est cependant, au point où elle se trouve, avec les principes qu’elle a déjà développés, et surtout avec les perspectives de son futur agrandissement, l’association des douanes allemandes doit être considérée comme un événement égal au moins en importance à la réforme anglaise. Soit qu’on l’envisage simplement sous le rapport économique, et comme une satisfaction donnée aux intérêts matériels, soit qu’on y examine la réalisation d’une grande pensée politique et nationale, le Zollverein joue un rôle prépondérant dans l’histoire contemporaine de l’Allemagne. S’il a créé des harmonies et fortifié des alliances naturelles, il a en même temps révélé des dissentimens et provoqué des rivalités jalouses. Instrument de conciliation et de paix, le Zollverein a plus d’une fois amené la discorde au sein de la confédération; ce qu’il a produit de démarches ou d’actes diplomatiques, ambassades, conférences, congrès, échanges de notes, traités projetés ou conclus, est presque incroyable. Il n’y a pas un incident intérieur ou extérieur de la politique allemande qui ne touche par quelque côté à l’existence du Zollverein, et à certaines périodes le Zollverein a été pour l’Allemagne toute la politique. En ce moment, on doit prévoir que la dernière guerre d’Italie, dont le contre-coup s’est fait si vivement sentir au-delà du Rhin, ne pourra rester sans influence sur la constitution du Zollverein. Il y a donc quelque à-propos, pour l’étude des questions si complexes qui ont survécu à la guerre ou que la guerre même a réveillées, à rechercher dans quel sens cette influence se manifestera, tant au point de vue des intérêts allemands qu’à l’égard des intérêts européens, et en particulier de l’intérêt français.

L’histoire du Zollverein, comme tout ce qui concerne l’Allemagne, est peu connue en France[1]. Avec ses nombreuses divisions, qui comprennent de grands et de petits états, un empire, des royaumes, des principautés, des républiques, des villes libres; avec le mécanisme si compliqué de son organisation, telle qu’elle est sortie du congrès de Vienne, la confédération germanique est pour nous, habitués à l’unité, un véritable épouvantail. Nous n’abordons qu’avec défiance l’étude d’un pays dont la description sur les cartes géographiques est si confuse, et dont la constitution politique, dépourvue de clarté à force de rechercher les plus justes combinaisons de l’équilibre, nous semble une énigme. Pour comprendre le Zollverein, il faut d’abord connaître l’Allemagne, la situation, les affinités princières et politiques, la condition économique de chaque état d’outre-Rhin. On s’explique des lois comment les origines et les premiers développemens de la grande association douanière sont demeurés à peu près dans l’ombre. On n’a guère commencé à s’en occuper sérieusement que le jour où les deux principales puissances de la confédération, la Prusse et l’Autriche, ont engagé, à propos des questions commerciales, une lutte d’influence dont les gouvernemens étrangers ont dû suivre avec attention les différentes péripéties. Alors l’intérêt politique a mis en relief le Zollverein, cause ou prétexte de débats qui sont devenus plus passionnés encore depuis la guerre d’Italie, et qui peuvent amener des complications nouvelles dans l’organisation commerciale de l’Allemagne.


I.

Le germe d’une association douanière entre les divers états germaniques se trouve dans l’article 19 de l’acte fédéral rédigé en 1815. « Les membres de la confédération, est-il dit dans cet article, se réservent, dès la première réunion de la diète à Francfort, de délibérer sur le commerce entre les différens états, ainsi que sur la navigation, d’après les principes adoptés au congrès de Vienne. » Ce n’était là néanmoins qu’une vague déclaration par laquelle on se bornait à indiquer le but à poursuivre. On s’entendit assez aisément sur les questions qui se rattachaient à la navigation des fleuves; on supprima partout, d’un commun accord, quelques droits odieux, tels que les droits d’aubaine et de détraction, débris du moyen âge que la révolution française avait réduits en poussière, et qui devaient, même en Allemagne, où tant de traditions gothiques s’étaient conservées, tomber au souffle de l’esprit nouveau. Quand on en vint à la discussion du régime douanier, les divergences d’intérêts et d’opinions se produisirent. La diète germanique reconnut qu’une solution immédiate serait impossible, et elle n’accorda aux projets d’union que le stérile vote de l’ajournement.

Cependant l’idée était juste, et l’on peut dire, à l’honneur du gouvernement prussien, que dès ce moment il eut en quelque sorte l’instinct qu’elle se réaliserait tôt ou tard. Son intérêt d’ailleurs le portait à désirer, au moins sur une portion du territoire germanique, la suppression des barrières de douanes qui entravaient les communications entre les provinces orientales de la monarchie et les provinces rhénanes. Avant de conseiller la réforme dans les autres états, il prêcha d’exemple, et entreprit de réformer son propre tarif. De là une loi fondamentale, la loi du 26 mai 1818, qui, tout en assurant à l’industrie nationale une protection convenable, supprimait les prohibitions, n’imposait que des droits assez faibles à l’introduction des marchandises étrangères, abolissait les droits de sortie, et atténuait les taxes de consommation. Le nouveau tarif prussien était donc plus modéré que ne l’étaient les tarifs de l’Angleterre, de la France, de l’Autriche, de la plupart des pays de l’Europe. Combiné dans l’intérêt particulier de la Prusse, il offrait en outre cet avantage, que, pour le cas d’une association avec d’autres états de la confédération, il pouvait être aisément relevé ou abaissé selon les exigences qui se produiraient. La Prusse recueillit plus tard les fruits de cette sage politique, mais pour le moment elle indisposa assez vivement les autres pays de l’Allemagne, à l’égard desquels son tarif ne faisait aucune distinction, et qui se voyaient traités comme étrangers. Un mécontentement à peu près égal existait contre l’Autriche, dont les marchés demeuraient fermés aux produits de la confédération. Ces sentimens éclatèrent en 1819, à la foire de Francfort-sur-le-Mein. On signa une pétition où étaient exposés les griefs du commerce, qui non-seulement rencontrait aux frontières de l’étranger des prohibitions ou des taxes très lourdes, mais encore se trouvait gêné à l’intérieur de l’Allemagne par trente-huit lignes de douane. On demanda donc à la diète : 1° de supprimer les douanes à l’intérieur, 2° d’établir vis-à-vis des nations étrangères un système commun de tarifs fondé sur le principe de rétorsion, jusqu’à ce que ces nations eussent adopté le principe de la liberté du commerce européen.

La pétition de 1819 est demeurée célèbre; elle marque le point de départ du mouvement populaire qui poussait les gouvernemens de l’Allemagne vers l’union commerciale; d’un autre côté, elle mit en évidence Frédéric List, qui l’avait rédigée, et qui dès ce jour, élevant la cause de quelques négocians à la hauteur d’un grand intérêt national, se dévoua courageusement à son triomphe. Création d’une société, fondation d’un journal, publications, pétitionnement général, List employa tous les moyens légaux pour propager l’idée nouvelle. Il est impossible de ne point remarquer la similitude qui existe entre les débuts du Zollverein et ceux du free trade. En Angleterre comme en Allemagne, le mouvement commença par une pétition éloquente vainement adressée aux pouvoirs publics : la pétition présentée en 1820 à la chambre des communes est le pendant de celle qui fut soumise en 1819 à la diète. Dans les deux pays, les réformes que l’on sollicitait avec tant d’ardeur se personnifient dans un homme, — M. Cobden en Angleterre, List en Allemagne. Ce sont de part et d’autre les mêmes procédés, les mêmes luttes, appels multipliés à l’opinion, conférences parfois tumultueuses, organisation d’une sorte de ligue, sauf toutefois qu’en Allemagne, grâce au tempérament de la nation, l’agitation, concentrée dans les classes intermédiaires, est moins prompte et moins violente. La naissance du Zollverein montre, ainsi que celle du free trade, ce que peuvent à l’encontre des gouvernemens et des préjugés les plus anciens la ténacité et l’éloquence de quelques hommes s’inspirant d’une idée grande, la faisant peu à peu sortir des régions de l’utopie pour l’introduire dans le domaine de la réalité, triomphant enfin par l’irrésistible force de la parole et de la presse, et dotant leur pays d’un principe nouveau. List n’entrevoyait pas seulement dans l’union douanière un élément de prospérité matérielle, l’application d’un régime économique plus profitable à l’Allemagne ; il sentait qu’il y avait là le commencement d’une œuvre à la fois plus vaste et plus élevée, il songeait dès lors à la patrie allemande.

La pétition de Francfort échoua devant la diète, qui évita de se prononcer ; mais les propositions qu’elle contenait avaient produit une impression profonde, et des négociations s’engagèrent entre plusieurs groupes d’états pour former des associations partielles : négociations laborieuses, tour à tour interrompues et reprises, dont il serait fastidieux et tout à fait inutile aujourd’hui de retracer l’historique, et qui aboutirent successivement, de 1828 à 1830, à la création de quatre unions de douane constituées. Enfin, sous le coup de la révolution de juillet, les gouvernemens, dominés par des appréhensions politiques, se montrèrent disposés à un rapprochement plus intime. En 1833, la Prusse, dont le tarif s’étendait déjà aux deux Hesses, obtint l’accession de la Bavière, du Wurtemberg, de la Saxe-Royale, des duchés et principautés de Thuringe. Au 1er janvier 1834, le Zollverein, avec le tarif prussien, entrait en exercice. De 1834 à 1836, le grand-duché de Bade, le duché de Nassau et la ville libre de Francfort-sur-le-Mein adhérèrent à l’association, qui comprenait ainsi plus des deux tiers de la confédération germanique et une population de vingt-cinq millions d’âmes. Après tant de difficultés, de lenteurs, de résistances jalouses, le Zollverein était définitivement fondé.

La première période de l’association, de 1834 à 1842, s’écoula paisiblement, sans difficulté sérieuse, sans conflit, et avec profit pour tous. Sur la demande de la Prusse et du grand-duché de Bade, on prit des arrangemens pour favoriser les relations avec la principauté de Neuchâtel et avec la Suisse ; on conclut en 1837 des traités avec le Hanovre et les autres états du petit groupe commercial formé sous le nom de Steuerverein. Plusieurs puissances étrangères engagèrent également avec le Zollverein des négociations qui aboutirent à des traités de navigation et de commerce. Des efforts furent tentés pour rendre uniforme le régime des monnaies, œuvre très épineuse, surtout en Allemagne, et en 1838 la conférence de Dresde créait à cet effet une nouvelle pièce d’argent qui, sous le nom de monnaie d’association , devait avoir cours dans tous les états. Quant au tarif des douanes, il était d’application encore trop récente pour que l’on songeât à y introduire immédiatement de profondes réformes, il convenait d’attendre au moins l’expérience de quelques années. Ce n’est pas que ce tarif satisfit tous les intéressés : les appréhensions qui s’étaient manifestées dans plusieurs états, notamment dans les états manufacturiers, lors de la formation du Zollverein, ne pouvaient se calmer dès le premier jour. La Prusse avait quelque raison de redouter, pour les fils et tissus de coton, la concurrence de l’industrie saxonne, dont la main-d’œuvre était réduite à un taux fabuleusement bas; on citait des provinces où le salaire journalier dépassait à peine 30 centimes. De son côté, la Saxe avait à craindre, pour d’autres branches de travail, telles que les distilleries et la fabrication des toiles de lin, la concurrence prussienne, favorisée par l’abondance des capitaux et par la perfection des machines. Qu’arriva-t-il cependant? En moins de cinq ans, l’industrie prussienne, de même que l’industrie saxonne, produisait davantage, fabriquait mieux, et même vendait plus cher, ce qui amena partout la hausse des salaires et l’accroissement des profits. Quelques victimes étaient demeurées sur le champ de bataille; mais, considéré dans son ensemble, l’intérêt manufacturier avait conquis de part et d’autre une situation meilleure. Les fabriques, qui jusque-là n’avaient à pourvoir qu’à la consommation restreinte d’un seul état, possédaient dorénavant le marché du Zollverein, c’est-à-dire un marché de 25 millions d’âmes. De là une autre conséquence non moins importante à signaler : c’est que, la concurrence s’établissant à l’intérieur de l’association, concurrence active, stimulée par la perspective, d’un vaste débouché, l’industrie allemande se trouva plus forte contre la concurrence étrangère, et put lutter, avec le même tarif, contre certains produits qui étaient précédemment importés d’Angleterre ou de France. Ce fait était constaté par les opérations des foires, où l’on observait que les marchandises allemandes étaient de plus en plus recherchées. Il y a là un enseignement pour les pays où l’on en est encore à croire que la prohibition ou les taxes prohibitives sont indispensables pour protéger efficacement l’industrie, que le progrès national est incompatible avec la concurrence étrangère, qu’un abaissement de tarif équivaut à une sentence de mort, et que les partisans les moins audacieux des réformes commerciales doivent être traités d’utopistes ou de révolutionnaires. Le tarif prussien de 1818, tarif modéré, tarif de juste milieu, qui s’écartait autant de la prohibition que du libre-échange, se trouva en définitive à peu près conforme à l’intérêt général : suffisamment protecteur pour les états manufacturiers qui virent s’accroître leur production, il fut en même temps assez libéral pour les états agricoles, qui avaient besoin d’échanges avec l’étranger pour l’écoulement de leurs récoltes. Enfin le développement de ces échanges procura aux gouvernemens associés, à l’exception de la Prusse, un revenu douanier plus important : de 12 millions de francs en 1834, la recette nette à répartir s’éleva en 1841 à près de 20 millions, ce qui permit aux divers états, soit d’entreprendre de grands travaux d’utilité publique, canaux, chemins de fer, etc., soit de réduire les impôts directs. Tels furent au point de vue économique les résultats obtenus pendant la première période du Zollverein ; ils dépassaient les espérances qu’on avait conçues; ils étonnaient l’Europe, qui, à l’origine, n’avait prêté qu’une attention médiocre à cette nouveauté d’outre-Rhin, et qui voyait ainsi grandir une puissance industrielle et commerciale avec laquelle il faudrait désormais compter. Dans ces conditions, le renouvellement des traités qui constituaient l’association douanière ne pouvait être un seul instant douteux : il fut consacré par le traité du 8 mai 1841. Vers la fin de cette même année, le duché de Brunswick, se séparant du Steuerverein, et plusieurs principautés d’ordre secondaire accédèrent à l’association, qui entra ainsi en 1842c dans sa seconde période avec un territoire de 8,224 milles carrés et une population de 27,230,000 âmes.

A mesure qu’une œuvre grandit, les difficultés s’élèvent autour d’elle. Quand il s’agit d’une œuvre commerciale et industrielle, les besoins de développement se révèlent à chaque instant, un progrès en appelle un autre, les esprits s’irritent des obstacles et courent au-devant des crises. Lorsque cette entreprise se complique d’intérêts politiques, les jalousies internationales surviennent, les passions s’enveniment, et l’on ne tarde pas à se heurter dans les conflits. Le Zollverein, institution commerciale et politique tout à la fois, ne pouvait échapper, un jour ou l’autre, à ces fâcheuses conséquences. Dès 1842, un commencement de discorde pénétra dans son sein à l’occasion de négociations entamées entre la Prusse et le Hanovre pour l’accession du Steuerverein à l’association douanière. Ces négociations, dont la réussite eût été très précieuse pour le Zollverein en lui procurant une certaine étendue de littoral sur la Mer du Nord, échouèrent brusquement et donnèrent lieu à des récriminations réciproques qui occupèrent longtemps les cabinets et l’opinion publique. A la même époque se produisirent entre les membres de l’association les premiers débats sérieux sur les questions de tarif. Les manufacturiers, qui, avec les droits modérés du tarif prussien, avaient amélioré et augmenté leur fabrication, s’agitèrent pour obtenir une protection plus forte. Ils rencontraient, il est vrai, des obstacles dans la sagesse des gouvernemens et dans l’intérêt contraire des régions agricoles; mais la querelle de la protection et du libre-échange s’introduisait en Allemagne, et là comme ailleurs elle devait être bientôt ardente et passionnée.

Les révisions de tarif, opérées en 1842 par la conférence de Stuttgart, furent en général inspirées par les idées de protection. Cependant ces idées n’auraient peut-être point triomphé aussi aisément sans un incident extérieur qui fournit aux partisans du système protecteur des argumens dont ils s’empressèrent de tirer parti. Cet incident s’était passé en France. Afin de défendre notre industrie linière, que menaçaient les importations toujours croissantes de la Grande-Bretagne, nous avions, par la loi du 6 mai 1841, élevé les droits sur les fils et tissus de fin et de chanvre. La même loi avait modifié le régime de quelques articles allemands. Bien que ces changemens de tarif ne fussent pas de nature à affecter sensiblement le chiffre de l’importation allemande en France, les manufacturiers du Zollverein prirent l’alarme, et, faisant appel au sentiment de la dignité nationale, ils s’attachèrent à démontrer la nécessité des représailles. Sous cette impression, la conférence doubla les droits qui frappaient plusieurs produits de notre industrie, et ces doubles droits sont encore en vigueur. Sans doute une nation ne doit consulter que son propre intérêt pour la rédaction de son tarif de douane, et un gouvernement n’est pas tenu de se conformer aveuglément, en pareille matière, aux principes abstraits d’une théorie; mais l’expérience prouve que trop souvent les aggravations de droits ne donnent satisfaction à un intérêt immédiat et partiel qu’en sacrifiant l’intérêt général et permanent. La loi française de 1841 n’a pas seulement eu pour résultat de provoquer de la part du Zollverein des représailles qui, aujourd’hui encore, portent préjudice à notre industrie : elle a en même temps, ce qui est beaucoup plus grave, contribué à fortifier, de l’autre côté du Rhin, le parti qui fonde sur les restrictions douanières la prospérité du travail ; elle a procuré à ce parti un prétexte tout-puissant pour solliciter et pour obtenir des exhaussemens de tarif qui entravent nos échanges avec l’Allemagne. Ici encore l’histoire du Zollverein nous donne, à nos dépens, une leçon dont notre politique commerciale ferait sagement de profiter.

Le parti protectioniste trouva en outre un puissant appui dans un homme qui, par sa situation particulière non moins que par son talent, devait exercer une grande autorité sur les délibérations du Zollverein. List reparut au milieu de ces débats. Depuis l’époque où il avait rédigé la pétition des négocians de Leipzig et signalé les bienfaits d’une alliance commerciale entre les membres de la confédération germanique, plus de vingt ans s’étaient écoulés, et il pouvait considérer avec quelque orgueil la réalisation déjà très avancée d’une idée dont il avait été l’apôtre le plus ardent. Une nouvelle tâche s’offrait à son vigoureux esprit d’initiative. Les progrès accomplis par les manufactures du Zollverein démontraient que l’Allemagne était en mesure de prendre rang parmi les premières puissances industrielles. List se consacra dès lors tout entier à l’étude des moyens propres à développer le travail des ateliers, et il se déclara pour l’élévation des tarifs de douane, pour les taxes différentielles, etc. En 1841, il publia le Système national d’Economie politique, écrit remarquable dans lequel il développait les principes qu’il désirait faire prévaloir; deux années plus tard, en 1843, il fonda à Augsbourg un journal, le Zollvereinsblatt, où il soutint, jusqu’à la veille de sa mort, survenue en 1846, une polémique très habile dans l’intérêt du parti manufacturier, qui l’avait d’une commune voix reconnu pour organe et pour chef.

Les opinions de List surprirent et indignèrent vivement, à l’intérieur de l’Allemagne comme au dehors, les publicistes de l’école libérale. Il semblait en effet qu’il y eût contradiction entre le rôle que cet écrivain avait rempli lors de la formation du Zollverein et la mission qu’il se donnait de pousser aux aggravations de tarif. On ne comprenait pas comment le libéral de 1819 avait pu devenir le protectioniste de 1841. La lecture attentive du Système national explique cette apparente conversion. List n’était point seulement un homme d’affaires très exercé et un brillant économiste, il était surtout et avant tout un patriote allemand. Il avait d’abord voulu établir au sein de l’Allemagne l’unité commerciale, et il avait traduit cette pensée par la suppression des douanes intérieures ; il voulait maintenant que l’Allemagne, à l’exemple de l’Angleterre et de la France, entrées avant elle dans les voies fécondes de l’industrie, fût en possession de la grandeur manufacturière. Le territoire de la confédération lui semblait assez vaste et situé dans des conditions assez favorables pour que l’on tentât d’y implanter les principales branches d’industrie; c’était, à ses yeux, une garantie nécessaire de liberté et d’indépendance pour la patrie allemande, et pour atteindre ce but national, il ne craignait pas d’élever à la frontière extérieure les barrières des douanes. L’idée de nationalité était si profondément empreinte dans l’esprit de List, qu’il imagina en son honneur une théorie particulière d’économie politique, théorie qu’il serait assez difficile de rattacher directement soit à la doctrine du libre-échange, soit à celle de la protection, et qui invoque comme principe scientifique le développement des forces productives. La prohibition n’y figure pas; la protection résultant d’un tarif n’y est point recommandée d’une manière absolue, et elle doit être simplement temporaire. Si l’on suppose qu’une industrie peut s’introduire et prospérer dans un pays, il convient, pour soutenir ses premiers pas, de la protéger contre la concurrence étrangère : on développe ainsi sa puissance productive; mais si, après un certain temps, cette industrie n’apparaît point vivace, ou lorsque, grâce au tarif, elle a acquis une vitalité suffisante, le tarif, inefficace dans le premier cas, inutile dans le second, doit être retiré. Dans ce système, la liberté commerciale demeure la loi naturelle, et la protection n’est qu’un détour par lequel on y arrive nécessairement après un délai plus ou moins long. List ne méritait pas au fond les anathèmes de l’école libérale ; mais comme en définitive il attaquait dans son livre la doctrine du libre-échange pour mieux défendre aux yeux de l’Allemagne un système qu’il qualifiait de national, comme ses articles du Zollvereinblatt concluaient à des augmentations de droits de douane, les libéraux pouvaient le considérer comme un adversaire et le juger sur les résultats immédiats plutôt que sur le principe fondamental de sa théorie.

Au reste, il est essentiel de ne point se méprendre sur le but de l’agitation protectioniste qui, à partir de 1842, se produisit en Allemagne. Voici en quels termes les fabricans du Wurtemberg exprimaient leurs vœux dans une déclaration solennelle du 27 septembre 1843 : « La protection ne doit être que modérée et proportionnée aux besoins, en sorte qu’elle ne porte pas les industriels allemands à la paresse et à l’indolence, soit par des prohibitions absolues, soit par des droits exagérés. » Il y a loin de cette déclaration aux exigences qui, dans d’autres pays et particulièrement en France, ont le verbe si haut. Ces braves fabricans du Wurtemberg, repoussant la prohibition et ne sollicitant que des droits modérés, eussent été accusés de pactiser avec le libre-échange, s’ils avaient émis de telles opinions au sein de la plupart de nos chambres de commerce, et List, champion du régime protectioniste en Allemagne, eût été compris, dans les pétitions de nos manufacturiers, au nombre de ces professeurs d’économie politique que « l’on devait casser aux gages. » Les mêmes mots au-delà et en-deçà du Rhin ne signifiaient donc point les mêmes choses, et c’est une distinction qu’il ne faut pas perdre de vue quand on apprécie les débats qui s’engagèrent en Allemagne sur les questions de tarif. Les principes posés à l’origine par le tarif prussien de 1818 étaient à peu près maintenus. — Augmenter quelques droits, étendre aux produits demi-fabriqués la protection qui était accordée aux produits fabriqués, établir des taxes différentielles sur les marchandises importées sous pavillon étranger, afin de favoriser le développement d’une marine nationale, ainsi que 1rs relations directes avec les contrées lointaines, notamment avec l’Amérique, où l’industrie du Zollverein trouvait déjà des débouchés considérables, telles étaient les prétentions des manufacturiers allemands. Ces prétentions ne sauraient paraître excessives, si nous les comparons avec celles de nos prohibitionistes. Elles ne pouvaient d’ailleurs aller plus loin en présence de l’altitude de la Prusse, qui défendait son ancien tarif, et grâce à la constitution même du Zollverein, où l’unanimité des associés était nécessaire pour l’adoption d’une mesure de douane. Aussi toute cette agitation n’eut-elle pour résultat que l’élévation des droits sur les fils et tissus, sur la fonte brute et les fers, sur les papiers de luxe et sur quelques autres articles moins importans, résultat contre lequel s’élevèrent très vivement les écrivains de l’école libérale, mais qui laissait après tout dans les limites d’une protection assez modérée la législation commerciale du Zollverein.

Telle était la situation des choses lorsque survinrent les événemens de 1848. Le parlement populaire qui remplaça momentanément à Francfort la vieille diète germanique ne tarda pas à voir se produire dans son sein divers plans d’unité commerciale destinés à réaliser complètement cette fois la promesse inscrite dans l’article 19 du pacte fédéral de 1815. Ces plans, du reste, figuraient en première ligne dans le programme des publicistes qui nourrissaient depuis longtemps le rêve de la patrie allemande, et qui, siégeant pour la plupart à Francfort, pouvaient se croire à la veille du succès. La lutte entre le libre-échange et la protection se renouvela à cette occasion; le parlement de Francfort fut partagé en deux camps à peu près égaux, d’où sortirent des propositions contradictoires quant au régime économique qu’il convenait d’appliquer à l’Allemagne unie et régénérée. On nomma un comité pour concilier autant que possible les deux systèmes en examinant un projet présenté par M. Duckwitz, député de Brême ; on ouvrit dans tous les états une vaste enquête pour recueillir les vœux des populations, et, malgré les divergences d’opinions qui se manifestaient entre la région du nord et celle du midi, on espérait constituer l’unité commerciale, lorsque l’unité politique de l’Allemagne aurait été définitivement proclamée. La dissolution du parlement de Francfort rejeta dans le néant tous ces beaux projets. L’image un moment entrevue de la patrie allemande s’évanouit, les illusions généreuses se dissipèrent; la diète, que l’on croyait morte à jamais, ressuscita en 1851 sur les ruines de la révolution; en Allemagne ainsi qu’en France, toutes les traces de 1848 furent effacées par la main des gouvernemens, restaurés dans la plénitude de leurs pouvoirs. Le Zollverein, qui avait précédé cette grande crise, resta debout, seul représentant, sous une forme restreinte, du principe d’union, dont tant d’esprits avaient souhaité vainement le complet triomphe.


II.

C’est à ce moment que commencent entre la Prusse et l’Autriche les incidens d’une lutte politique dans laquelle se concentre à peu près exclusivement l’histoire de l’Allemagne d’aujourd’hui. L’Autriche était demeurée jusqu’en 1848 tout à fait étrangère à la fondation et au développement du Zollverein; le prince de Metternich semblait se préoccuper médiocrement de cette institution, qui ne lui apparaissait que comme un expédient commercial ou financier utile seulement à quelques états. Dominé sans doute par les idées de conservation qui inspirèrent jusqu’à la fin sa politique, il n’apercevait pas que l’expédient commercial pouvait devenir entre des mains habiles un instrument d’influence. Il n’avait du reste aucun goût pour les intérêts économiques : questions d’impôts, réformes douanières, tous ces détails n’étaient dignes d’obtenir son attention qu’autant que sa politique d’équilibre était en jeu. Ainsi en 1847, lorsque le Saint-Siège, la Sardaigne et la Toscane tentèrent de constituer une union douanière italienne, on le vit se jeter résolument à la traverse, et combiner à son tour une association commerciale avec les duchés de Parme et de Modène; mais précédemment, en 1840, quand un ministre intelligent s’était avisé de toucher au vieux régime prohibitif de l’Autriche, le prince de Metternich avait tout arrêté, sur les réclamations des fabricans. Il n’avait donc rien fait pour préparer son pays aux progrès matériels qui se révélaient en Europe, ni aux changemens de législation que devait amener tôt ou tard la condition nouvelle de l’industrie et du commerce. Sans manquer aux égards que mérite la politique si longtemps heureuse de cet homme d’état, il est permis de dire que cette politique n’avait pour mot d’ordre, en tout et pour tout, que le statu quo. Ce n’était certes ni impuissance ni paresse, car aujourd’hui, en face de tant d’idées remuées et de passions en éveil, l’attitude ultrà-conservatrice du statu quo serait pour les gouvernemens la plus difficile à maintenir; mais c’était réaction systématique, et nécessairement injuste, contre l’esprit nouveau, qui, aux yeux de M. de Metternich, portait la peine de son origine révolutionnaire. Quoi qu’il en fût, jusqu’en 1848, l’Autriche demeura immobile, pendant qu’auprès d’elle, sous le drapeau commercial du Zollverein, la Prusse s’appliquait à conquérir la direction des intérêts matériels dans une grande partie de la confédération. Les conséquences de cette situation se manifestèrent par un acte éclatant, lorsqu’en 1849 le parlement de Francfort offrit à Frédéric-Guillaume IV la couronne impériale. C’était à la maison de Hohenzollern, au souverain qui en 1847 avait accordé à ses sujets le régime constitutionnel, que l’Allemagne libérale entendait confier ses destinées. L’influence de la maison de Habsbourg avait cessé de régner au-delà du Rhin.

Brusquement tirée de son lourd sommeil par la crise de 1848, la politique autrichienne n’eut que le temps de se mettre en campagne. Elle avait changé de chefs et de système. A l’inertie calculée du prince de Metternich succédait l’aventureuse énergie du prince Schwarzenberg. Dès que les révoltes eurent été comprimées et que l’autorité impériale fut rétablie à Vienne, le ministre autrichien porta ses regards sur l’Allemagne, jugea la situation, et s’occupa de regagner le terrain perdu. C’était au moyen de réformes économiques, par une association de douanes, que la Prusse avait éclipsé l’Autriche : la maison de Habsbourg n’avait plus le choix des armes; les réformes douanières pouvaient seules lui rendre son ancien prestige, en lui permettant de prendre part à la vie économique de l’Allemagne. Il fallait qu’elle se fit ouvrir les portes du Zollverein, ou, si elle échouait, qu’elle travaillât à la dissolution prochaine de l’association, pour recomposer à son tour, avec les états qu’elle aurait l’habileté de rallier à son système, une seconde union douanière. Ce plan fut adopté, et le prince Schwarzenberg en remit l’exécution au ministre du commerce, M. de Bruck, homme nouveau, sorti des rangs de la bourgeoisie et arrivé au pouvoir pendant la tourmente de 1848, à l’une de ces époques où les plus altières aristocraties se voient obligées de chercher le talent au-dessous d’elles et de créer des parvenus.

M. de Bruck avait à mener de front deux œuvres également difficiles. D’une part, il devait procéder au remaniement complet du tarif autrichien, encore tout hérissé de prohibitions, de telle sorte que ce tarif se rapprochât autant que possible de celui du Zollverein : autrement toute pensée d’union fût demeurée irréalisable; d’autre part, il devait entreprendre par toute l’Allemagne une propagande officielle et non officielle, afin d’habituer en même temps les cabinets et l’opinion publique à la pensée d’une association austro-allemande. Pour ses réformes de tarif, il avait à lutter contre les manufacturiers, qui goûtaient fort, en matière de prohibitions, le système de M. de Metternich; dans son travail de propagande, il allait inévitablement se heurter contre le mauvais vouloir de la Prusse, qui avait tout intérêt à écarter du Zollverein une influence au moins rivale. Après avoir institué une commission administrative chargée de préparer la rédaction d’un nouveau tarif, M. de Bruck développa publiquement, d’abord dans un article de la Gazette de Vienne, puis dans un mémoire adressé le 30 décembre 1849 au comité fédéral de Francfort, son projet d’union, et il demanda que l’on tînt sous un bref délai un congrès douanier où les représentans des divers états seraient appelés à discuter l’organisation nouvelle. Surpris par ce réveil de l’action autrichienne, inquiet des marques de sympathie qui se manifestaient dans plusieurs pays de l’Allemagne au sujet du plan d’union, le cabinet de Berlin, tout en paraissant accueillir en principe une idée qui devait être si avantageuse pour le corps germanique, et dont il revendiquait d’ailleurs l’initiative en rappelant la fondation du Zollverein, souleva des objections de forme, d’opportunité, de pratique, qui trahissaient visiblement son désir de faire échouer les propositions de l’Autriche. La question avait néanmoins été posée trop publiquement pour qu’il fût aisé de l’enfouir dans les archives diplomatiques. Ce n’était point aux chancelleries, c’était à l’Allemagne tout entière que l’Autriche venait de parler, et elle était résolue à déployer dans cette entreprise l’opiniâtre persévérance, la patiente vigueur qui de tout temps ont marqué sa politique.

Les objections de la Prusse fournirent à M. de Bruck le prétexte d’un second mémoire, dans lequel il ne s’agissait plus seulement d’exprimer une vague idée d’association. Le plan était développé cette fois avec détail et rédigé méthodiquement sous forme d’articles où les principales difficultés d’exécution se trouvaient résolues. En outre, le ministre autrichien se livrait à d’éloquentes considérations générales sur les avantages que procurerait à l’industrie allemande l’extension de ses marchés, sur la puissance politique et commerciale dont serait armée une confédération de soixante-dix millions d’âmes, sur le caractère vraiment national d’un projet qui devait constituer enfin, après tant d’efforts et d’échecs, l’unité de l’Allemagne, la patrie allemande! M. de Bruck allait plus loin encore : il promettait aux futurs confédérés comme un rayonnement irrésistible d’influence sur les contrées limitrophes; il leur montrait à l’horizon d’un avenir assez prochain l’Italie, la Hollande, la Belgique, le Danemark, se rattachant à l’union allemande, et lui ouvrant par de nombreuses issues l’accès de la mer, c’est-à-dire la grande route du commerce universel. Le Zollverein n’était qu’une institution restreinte, emprisonnée dans d’étroites limites : puisque cette institution avait été reconnue bonne et utile, pourquoi ne pas l’étendre à toute la surface de la confédération, au nord comme au sud? L’union donc, l’union générale, voilà ce que prêchait M. de Bruck, reprenant un à un les argumens qui avaient été invoqués par les fondateurs du Zollverein, rassurant les industriels par la garantie d’une protection suffisante, séduisant les libéraux par la perspective du développement qui serait imprimé aux travaux publics, aux rapports avec l’étranger et aux entreprises coloniales, flattant les patriotes par l’image d’une alliance définitive entre tous les enfans de la commune patrie, recherchant même la faveur de la bureaucratie, à laquelle il promettait une belle organisation administrative, et en particulier une direction de statistique. En un mot, rien n’était omis de ce qui pouvait plaire aux Allemands.

Il serait injuste de refuser à l’Autriche le mérite d’une sollicitude sincère pour les intérêts généraux de l’Allemagne, alors qu’elle soumettait à l’opinion publique son plan d’union; mais, à vrai dire, elle avait principalement en vue de battre en brèche l’influence ou, pour parler le langage d’outre-Rhin, l’hégémonie prussienne. Le cabinet de Berlin ne pouvait s’y tromper, et, se voyant attaqué sur le terrain de la politique, il prépara sans retard ses moyens de défense. Il se trouvait du reste dans une position assez forte. Outre l’incontestable avantage d’avoir le premier tenté l’union allemande, il avait pour lui le parti agricole et la classe des commerçans, qui désiraient le maintien d’un tarif modéré, le parti du libre-échange, qui savait que l’influence de l’Autriche lui serait plus contraire que celle de la Prusse, et enfin le parti libéral en politique, qui devait considérer comme suspecte toute provenance de Vienne. Il n’avait en réalité contre lui que le parti manufacturier, prépondérant dans les états du midi, et quelques souverains que d’anciennes sympathies politiques ou personnelles rapprochaient de la maison de Habsbourg. Par conséquent, si, au prix de quelques concessions faites à l’opinion protectioniste, il parvenait à se rattacher plus solidement parle lien des intérêts l’industrie des états méridionaux, il était à peu près assuré de conserver la haute main dans la direction du Zollverein et de déjouer, dans ce qu’ils pouvaient avoir de périlleux pour son influence, les desseins de l’Autriche. Il profita de la conférence douanière réunie à Cassel en 1850 pour soumettre aux représentans des états associés un ensemble de mesures qui avaient évidemment pour objet de donner satisfaction au parti manufacturier. Il proposait la suppression des droits qui, dans un intérêt fiscal, avaient été appliqués à un grand nombre de matières premières, l’augmentation du tarif des fils et tissus, l’allocation de drawbacks à l’exportation des étoffes, des réductions de taxe à la sortie et au transit. Ainsi les états méridionaux se voyaient enlever tout prétexte de mécontentement; la Prusse leur offrait les avantages qu’ils attendaient de l’accession autrichienne, elle leur sacrifiait en partie ses convictions libérales et les vœux des états du nord, placés dans des conditions différentes. Ce sacrifice, tout considérable qu’il était, ne suffit pas néanmoins pour détruire immédiatement l’effet des manœuvres de l’Autriche. La Saxe et la Bavière mirent une grande insistance à demander qu’avant de procéder à ces réformes de tarif, on s’entendît avec le cabinet de Vienne pour constituer l’union austro-allemande d’après les bases indiquées par M. de Bruck. La Prusse résista, et elle eut beaucoup de peine à éloigner ce spectre de l’Autriche, qui apparaissait pour la première fois, introduit officiellement, dans une conférence du Zollverein. Après de longs tiraillemens, on était à la veille de s’accorder, lorsque survinrent les troubles de Cassel. On se sépara sans rien conclure. Convoquée de nouveau à Wiesbaden au commencement de 1851, l’assemblée vit, non sans surprise, que la Prusse avait apporté de notables changemens à ses propositions de l’année précédente ; les dégrèvemens de droits sur les matières premières étaient maintenus, mais les aggravations sur les fils et tissus avaient disparu du projet de tarif ; les concessions offertes au parti protectioniste semblaient abandonnées ou tout au moins ajournées. La conférence vota les propositions de la Prusse, qui, considérées isolément, ne pouvaient soulever aucune objection ; mais les états du midi reprirent leur attitude mécontente et se virent rejetés vers le cabinet de Vienne, qui observait avec la plus vive sollicitude toutes ces évolutions. Il y avait dans la politique de la Prusse un complet revirement. Le mystère ne tarda pas à se dévoiler.

Jugeant, d’après les délibérations de Cassel, que les états méridionaux ne se laisseraient pas facilement désarmer par de simples mesures de tarif, et qu’ils lutteraient jusqu’au bout pour la cause de l’Autriche, le cabinet de Berlin avait résolument changé de tactique et porté ses regards du côté du nord, où il comptait, grâce à une plus grande similitude d’intérêts, recruter des alliés plus fidèles. On a vu qu’en 1842 il était entré en négociations avec le Hanovre pour opérer la fusion du Zollverein et du Steuerverein ; ces négociations n’avaient pas abouti, et tous les partisans de l’unité allemande s’étaient fortement émus d’un échec qui détruisait, au point de vue politique comme sous le rapport commercial, l’une de leurs plus chères espérances. Depuis cette époque, le Steuerverein avait vécu de sa vie propre, avec une population de deux millions d’âmes, avec une agriculture florissante, avec toutes les ressources qu’offrait à son commerce un littoral maritime que les états du Zollverein ne cessaient de lui envier. Si, plus heureuse dans une seconde tentative, la Prusse réussissait à obtenir l’accession du Hanovre et de ses deux associés, l’Oldenbourg et le duché de Schaumbourg-Lippe, elle pouvait du même coup reconquérir une juste popularité en Allemagne, satisfaire ses confédérés du nord, former les élémens d’une nouvelle association douanière dans le cas où les états du sud l’abandonneraient pour suivre la fortune de l’Autriche, peut-être même ramener complètement à elle les dissidens, séduits par un marché si avantageusement agrandi, et replonger ainsi dans l’isolement son ambitieuse rivale. Toutefois, pour conquérir le Hanovre, il ne fallait pas seulement s’arrêter dans la voie des augmentations de tarif et se raidir contre les exigences des manufacturiers, il fallait encore accorder au Steuerverein, indépendamment de quelques avantages particuliers réclamés par lui en 1842, un préciput assez élevé dans la répartition des recettes de douanes. Or le Hanovre, qui était au courant des embarras au milieu desquels se débattait la politique prussienne, entendait se faire payer cher les services immédiats ou éventuels que l’on attendait de son accession. A la suite de la conférence de Cassel, le cabinet de Berlin pensa qu’il n’y avait point à hésiter, et le 7 septembre 1851 il conclut avec le Hanovre un traité aux termes duquel le Steuerverein s’engageait à entrer dans l’association des douanes allemandes pour une période de douze ans à partir du 1er janvier 1854. L’annonce de cet acte diplomatique produisit dans toute l’Allemagne l’effet d’un coup de théâtre. Plusieurs des états associés se formalisèrent, non sans quelque raison, de n’avoir pas été mis dans le secret de négociations où leurs intérêts étaient en jeu, d’autres critiquèrent les concessions faites au Hanovre; mais en définitive, comme dans ce traité les avantages l’emportaient sur les inconvéniens, tous les états envoyèrent successivement leur adhésion. Les manufacturiers n’étaient point fondés à se plaindre, puisque l’on avait eu soin de maintenir pour les produits fabriqués les tarifs en vigueur; s’ils perdaient l’espérance de voir, avec cet allié nouveau, se développer la doctrine protectioniste, ils obtenaient du moins, comme compensation, le dégrèvement des matières premières et l’extension immédiate de leur marché intérieur. Quant à l’Autriche, elle ne pouvait exprimer tout haut son dépit, car le traité était un pas en avant vers l’unité allemande, et c’était précisément le principe d’unité qu’elle invoquait elle-même en frappant à la porte du Zollverein : elle se déclara donc satisfaite; mais à ce moment on pouvait bien croire qu’un triomphe de la politique prussienne était en même temps un échec pour l’Autriche.

La conclusion du traité avec le Hanovre motivait la discussion d’un nouveau pacte pour la continuation du Zollverein, dont la seconde période cessait le 31 décembre 1853. La Prusse dénonça donc, dans le délai voulu, le traité qui liait l’association, et elle convoqua les délégués à Berlin pour les premiers mois de 1852, afin de reconstituer le Zollverein, agrandi du Steuerverein. Cette démarche était prévue, et c’était là ce qu’attendait le cabinet de vienne pour prendre sa revanche. Sans se laisser décourager par le succès que venait de remporter la Prusse, le prince Schwarzenberg invita de son côté les états du Zollverein à envoyer à Vienne des représentans pour y tenir une sorte de conférence libre où seraient examinées les bases de l’union austro-allemande. Plusieurs états, et à leur tête la Prusse, refusèrent de répondre à cet appel; mais la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, Bade, la Hesse électorale, la Hesse grand- ducale, Nassau et la Hesse-Hombourg, qui déjà, lors des discussions précédentes, avaient fortement incliné vers l’Autriche, nommèrent avec empressement des commissaires, de telle sorte que la conférence de Vienne pouvait être considérée comme représentant, par le nombre et par l’importance des états qui y figuraient, une fraction notable du Zollverein. Dans cette réunion, que dirigèrent par le fait le prince Schwarzenberg et le comte Buol après la mort de cet habile ministre, l’admission de l’Autriche dans l’association allemande fut convenue en principe; seulement on reconnaissait qu’elle devait être précédée d’un traité de commerce exécutoire à dater de 1854, afin de préparer de part et d’autre la fusion complète ajournée au plus tard à 1859. De plus, indisposés par l’attitude de la Prusse, qui persistait à écarter des délibérations relatives à la reconstitution du Zollverein les propositions de l’Autriche, la plupart des états qui avaient envoyé des commissaires à Vienne conclurent à Darmstadt, le 6 avril 1852, des conventions, demeurées quelque temps secrètes, par lesquelles ils s’engageaient à soutenir par tous les moyens la cause de l’union austro-allemande. Ce fut dans ces circonstances que s’ouvrirent à Berlin, le 19 avril suivant, les discussions de la conférence régulière du Zollverein.

Il arriva ce qu’on pouvait prévoir : des divergences d’opinion se manifestèrent dès le premier jour au sein de la conférence. Des récriminations échangées entre la Pusse et les coalisés de Darmstadt, des projets et des contre-projets incessamment jetés au milieu des débats n’eurent pour effet que d’y augmenter la confusion. L’assemblée se sépara sans rien résoudre. Les gouvernemens s’adressèrent mutuellement notes sur notes; mais l’accord semblait plus impossible que jamais. C’était la Prusse et l’Autriche qui tenaient tous les fils de ces négociations, où s’agitait, pour l’une comme pour l’autre, une question politique bien autrement grave que l’intérêt commercial. Déjà l’on désespérait du Zollverein; on calculait le préjudice que causerait à l’Allemagne tout entière cette fatale lutte d’influences; les esprits libéraux, les âmes allemandes, voyaient sombrer avec douleur l’institution qui, la première, avait arboré avec succès le drapeau de l’unité germanique. Tout à coup, vers le milieu de l’automne, les esprits se calmèrent; le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche eurent une entrevue, les deux cabinets, naguère si hostiles, se prêtèrent à un rapprochement. Quelle pouvait être la cause de ce dénoûment soudain? La date l’indique. Les événemens qui se passèrent alors en France précipitèrent, selon toute apparence, la réconciliation de la Prusse et de l’Autriche : elles signèrent, le 19 février 1853, un traité de commerce, et rendirent facile la reconstitution du Zollverein, que prorogea, pour une nouvelle période de douze années, la convention du 4 avril de la même année.

Le traité passé entre la Prusse (au nom du Zollverein) et l’Autriche stipule de nombreuses concessions en matière de commerce et de navigation; mais ce qui lui donne le plus d’importance, c’est la clause de l’article 25, en vertu duquel « les commissaires des états contractans doivent se réunir en 1860 pour négocier l’union douanière austro-allemande, ou, dans le cas où cette union ne pourrait se réaliser, pour négocier des facilités commerciales plus étendues, ainsi que le rapprochement et l’assimilation, autant que possible, des tarifs de douane respectifs. » Ainsi, après tant de démarches qui avaient failli compromettre la paix intérieure de l’Allemagne, le cabinet de Vienne obtenait, en 1853, la consécration officielle de ses prétentions à faire un jour partie du Zollverein. De son côté, le cabinet de Berlin avait réussi à reculer jusqu’en 1860 une éventualité qu’il avait conjurée de tous ses efforts. Chacun des deux gouvernemens sortait de la lutte avec un demi-triomphe ; il semble pourtant que l’avantage le plus décisif demeurait à la politique autrichienne, qui obtenait à la fois le bénéfice immédiat d’un traité de commerce et l’espoir d’une fusion assez prochaine avec la grande association. Quant au Zollverein, sa seconde période n’avait pas été aussi brillante que la première. Les discussions qui s’élevèrent entre la protection et le libre-échange, les débats entre la Prusse et l’Autriche, la marche incertaine que ces graves incidens imprimèrent à la législation, tiraillée alternativement en divers sens, devaient nécessairement exercer une influence peu favorable. Nous voyons en effet les recettes de douanes rester à peu près stationnaires, bien que le territoire de l’association se fût agrandi. Le Zollverein a inauguré sa troisième période avec un territoire de 9,131 milles carrés et une population de 32 millions et demi d’habitans.


III.

Si l’on excepte les traités conclus le 26 janvier 1856 avec Brème, traités qui, sans altérer l’indépendance commerciale de ce port, l’ont rattaché pour certains détails de navigation, d’entrepôt et de transit, aux destinées du Zollverein, l’intérêt de cette troisième période réside à peu près exclusivement dans les efforts que l’Autriche a déjà tentés, à diverses reprises, en vue de se rapprocher plus intimement de l’association. Dès 1853, le cabinet de Vienne remaniait le tarif de 1851, et il motivait une révision aussi prompte sur le traité du 19 février, qui, selon ses propres expressions, n’était qu’un premier pas dans la nouvelle politique commerciale de l’empire, et devait amener, dans un temps peu éloigné, l’union austro-allemande. En 1856 et 1857 furent décrétées de nombreuses mesures conçues dans le même esprit. Quand ces réformes furent accomplies, l’Autriche crut pouvoir se présenter utilement devant les états du Zollverein, pour solliciter la discussion d’arrangemens destinés à préparer l’œuvre de fusion complète dont le traité avait ajourné à 1860 la discussion définitive. Des réunions eurent lieu à cet effet en mars 1857 à Berlin, en janvier 1858 à Vienne. A la conférence ordinaire du Zollverein, qui se tint à Hanovre au mois d’août 1858, les propositions conciliantes de l’Autriche furent encore examinées; mais ces ouvertures multipliées, soutenues par des négociations diplomatiques auprès des gouvernemens et très habilement développées par les principaux organes de la presse allemande, n’aboutirent à aucun résultat. Bien que l’Autriche comptât dans le Zollverein de nombreux alliés, très disposés à seconder sa politique, elle ne put obtenir en aucune circonstance l’unanimité des votes. Une seule voix eût suffi pour écarter ses demandes, et cette seule voix, la Prusse l’aurait donnée.

Dans cette situation, comment supposer que l’année 1860 verra s’accomplir l’union austro-allemande? Comment la Prusse accepterait-elle dans l’association une influence rivale, et ne lutterait-elle pas jusqu’à la dernière extrémité pour évincer l’Autriche? Telles étaient, il y a un an à peine, les impressions de toute l’Allemagne. Les événemens politiques et militaires dont l’Italie vient d’être le théâtre, et qui ont si vivement ému le corps germanique, doivent-ils modifier cet état de choses en fournissant à l’Autriche de nouveaux argumens pour s’insinuer dans le Zollverein, ou sont-ils de nature à favoriser la résistance de la Prusse? La question vaut la peine d’être examinée.

A en juger par les dépêches qui, pendant la guerre d’Italie et surtout depuis la conclusion de la paix, ont été échangées entre les cabinets de Berlin et de Vienne, il semblerait que l’abîme qui sépare les deux gouvernemens est aujourd’hui plus profond qu’il ne l’a jamais été. La Prusse accuse l’Autriche de s’être témérairement jetée dans les aventures de la guerre et d’avoir compromis, sans nécessité bien démontrée, sans l’assentiment de la confédération, la tranquillité de l’Allemagne. De son côté, l’Autriche n’a pas manqué d’accuser la Prusse de l’avoir laissée seule aux prises avec un adversaire formidable, en désertant la cause germanique, indirectement attaquée en Italie. Non contens de récriminer au sujet de la guerre, les deux cabinets n’ont trouvé dans la paix qu’un nouveau prétexte d’amers reproches, lancés à tous les vents de la publicité européenne, et en ce moment même, devant l’agitation unitaire qui vient d’éclater dans certaines régions de l’Allemagne, et qui a fait une sorte de pronunciamiento à Eisenach, nous retrouvons l’Autriche et la Prusse en complet désaccord d’attitude et de langage. Cependant il ne faut pas perdre de vue que, si l’Allemagne est le pays des conflits, elle est également le pays des réconciliations faciles. Plus d’une fois, parmi les membres si nombreux de la grande famille germanique, se sont élevées des querelles particulières que l’intérêt commun a bientôt apaisées. Lorsque les puissances prépondérantes s’affaiblissent moralement par les éclats de leur jalousie, les états secondaires interviennent; ils évoquent l’image de la nation allemande, et ils dictent les conditions de la paix. Or, dans les conjonctures actuelles, cette intervention est au moins probable. Nous ne saurions nous dissimuler que, pendant la guerre, et surtout lorsque l’armée française eut si rapidement refoulé jusque sous les murs de Vérone l’armée autrichienne, deux fois vaincue en de mémorables rencontres, les sympathies des états secondaires ne se soient ouvertement manifestées en faveur de l’Autriche. Légitimes ou non, les sentimens du corps germanique avaient pris à l’égard de la France un caractère si prononcé de défiance et d’hostilité, qu’une politique prudente devait en tenir compte. La guerre terminée, il est évident que ces mêmes états, qui ont attribué à la rivalité de l’Autriche et de la Prusse les périls imaginaires de l’Allemagne, vont employer tous leurs efforts au rapprochement des deux cours, et l’on peut admettre que l’union commerciale sera essayée comme le terrain le plus favorable pour la réconciliation. Nous sommes précisément à la veille de 1860, date fixée pour les négociations à ouvrir en vue de l’association austro-allemande. Que l’on se souvienne du motif politique et tout extérieur qui a déterminé la conclusion du traité du 19 février 1853; des considérations analogues pèseront sans doute sur les négociations de 1860,

Nous avons vu avec quelle persévérance l’Autriche s’est appliquée, depuis 1848, à introduire son action dans les affaires du Zollverein. La politique inaugurée par le prince Schwarzenberg est déjà passée à l’état de tradition; elle a pénétré dans la doctrine des cabinets autrichiens. L’empire en a retiré des avantages considérables. La suppression des douanes intérieures qui séparaient du reste de la monarchie la Hongrie et les provinces dalmates, l’abolition des prohibitions et l’établissement d’un tarif uniforme sur les frontières extérieures, en un mot toutes les réformes économiques qui, dans le cours de ces dernières années, ont été essayées en Autriche, sont dues en grande partie à l’idée fixe que poursuit le cabinet de Vienne. Chaque réduction de taxes, chaque réforme est un acheminement vers l’union allemande; avant peu de temps, les barrières de douanes autour de l’Autriche se seront abaissées au niveau de celles qu’a élevées autour du Zollverein le tarif prussien. L’abolition du régime prohibitif a-t-elle compromis l’industrie? Les manufactures de la Bohême ont-elles succombé, lorsque la raison politique les a privées de la protection excessive que leur accordait l’ancienne législation? Nullement, et c’est un fait bien remarquable que met en lumière cette page d’histoire commerciale si féconde en enseignemens. L’industrie autrichienne, dans toutes les branches de travail, n’a jamais été aussi florissante, aussi solide que depuis le moment où un système libéral a prévalu ; elle a figuré avec honneur à l’exposition universelle de Paris en 1855 ; tout porte à croire que dès ce jour elle pourrait sans inconvénient soutenir la concurrence des manufactures plus anciennes de la Prusse rhénane et de la Saxe. Le gouvernement autrichien est donc parvenu à rendre possible, sans sacrifier l’intérêt industriel, l’union à laquelle aspire sa politique, et l’on doit tenir pour certain que ce plan si mûrement médité, dont la guerre récente et l’hostilité systématique de la Prusse ont entravé l’exécution, ne tardera pas à être repris avec une nouvelle vigueur. Repoussée de l’Italie, l’Autriche n’en sera que plus ardente à se retourner vers l’Allemagne et à chercher au nord et à l’ouest une compensation de la défaite que son influence a subie dans le sud. La navigation du Danube, le port de Trieste, les chemins de fer qui s’achèvent, les facilités de toute nature que le transit par l’Autriche offre aux relations de l’Europe centrale avec la Méditerranée et la Mer-Noire, décideront plusieurs états du Zollverein à plaider plus énergiquement sa cause dans les conférences de l’association. On le voit, les événemens d’Italie n’auront pas été sans influence sur les destinées commerciales de l’Allemagne, et il n’y a point de témérité à prétendre, nonobstant quelques symptômes contraires, que la question de l’union austro-allemande est plus avancée aujourd’hui qu’elle ne l’était avant la guerre.

Cependant, si l’Autriche est obstinée dans son projet, la Prusse ne se montre pas moins décidée à lui faire obstacle. De 1849 à 1852, elle a incessamment travaillé à défendre son hégémonie contre le contact de l’influence autrichienne. Le traité du 19 février 1853 n’a été signé par elle qu’à la dernière extrémité, sous le coup d’une nécessité politique, et encore n’ouvre-t-il à l’union austro-allemande qu’une chance éventuelle; c’est un billet sans date certaine, dont le cabinet de Berlin voudrait reculer indéfiniment l’échéance. Aux prétextes que la Prusse a invoqués jusqu’ici pour écarter les prétentions de sa rivale, la convention de Villafranca ajoute un argument sérieux tiré de la situation qui est faite à la Vénétie. D’après la convention, la Vénétie, tout en demeurant sous la domination de l’Autriche, est englobée dans la future confédération italienne. Or, si la constitution de cette confédération présente au point de vue politique d’immenses difficultés, elle peut, à ce qu’il semble, être essayée avec succès en ce qui concerne l’intérêt économique et commercial. Le plan d’une union douanière italienne est très praticable; il a déjà été plusieurs fois tenté, et il n’a échoué que devant des obstacles politiques qui n’existent plus aujourd’hui. Lors même qu’ils ne seraient pas rattachés les uns aux autres par un lien fédéral, les divers états de l’Italie auraient tout avantage à adopter, pour leurs relations commerciales et maritimes, une législation uniforme; à plus forte raison, sous la constitution qui est projetée pour eux, devront-ils pratiquer ce système. Si donc l’association de douanes se réalise, il est probable que la Vénétie y sera comprise, non-seulement en sa qualité de contrée italienne, mais encore à raison de ses anciens rapports avec la Lombardie, rapports qu’il ne serait ni politique ni équitable de gêner par l’intervention d’un tarif. Dans cette hypothèse, comment serait organisé le régime des échanges entre la Vénétie et les provinces autrichiennes? Laisserait-on la Vénétie en dehors des limites douanières de la monarchie pour ne plus la considérer que comme pays étranger? Ce serait créer de graves mécontentemens, et le gouvernement autrichien, qui a récemment supprimé les douanes intérieures de la Hongrie et de la Dalmatie, ne songera sans doute pas à établir des barrières de tarifs aux frontières de la Vénétie. D’un autre côté, maintenir la franchise complète des échanges entre la Vénétie et les provinces autrichiennes alors que la première fera partie de l’union douanière de l’Italie, ce serait altérer profondément le régime économique de l’empire en ouvrant une large porte aux produits étrangers, à l’endroit desquels le tarif italien serait plus libéral. De quelque manière qu’on envisage la question, l’on aperçoit une série de complications très sérieuses; le problème commercial que la convention de Villafranca vient de poser à l’administration autrichienne semble bien difficile à résoudre, et, tant qu’il ne sera pas résolu, le cabinet de Berlin y puisera d’excellentes raisons pour combattre l’accession de l’Autriche au Zollverein.

Enfin, dans cette lutte d’influences, la Prusse est soutenue par un parti politique dont la puissance au-delà du Rhin ne cesse de grandir; elle a pour elle le parti libéral. Depuis 1847, date de l’établissement du régime constitutionnel, la Prusse tient en Allemagne le drapeau du libéralisme. Ce régime a résisté aux orages populaires de 1848, il résiste aujourd’hui avec succès aux derniers efforts de la féodalité expirante. Alors que des parlemens plus anciens et plus illustres disparaissaient ailleurs sous le coup des révolutions, le parlement de Berlin est resté debout. Aux yeux de l’Allemagne, c’est pour la Prusse un grand honneur. Là est l’avenir de la liberté germanique. Autour de la maison de Hohenzollern se sont ralliées les sympathies et les espérances de tous les esprits d’élite et de tous les patriotes. Tandis que l’Autriche, avec la monarchie absolue, représente une forme de gouvernement qui est décidément antipathique aux idées et aux besoins de notre siècle, la Prusse, avec sa monarchie tempérée, avec une tribune libre, avec une presse qui discute, représente le libéralisme allemand. Ce fut au roi Frédéric-Guillaume que le parlement de Francfort offrit en 1849 la couronne de l’empire germanique : l’empire n’a pas vécu, la couronne n’a pas été portée; mais dans cette occasion solennelle la suprématie politique et morale de la Prusse recevait un éclatant témoignage. Plus tard, lorsque, désireuse d’intervertir les rôles, l’Autriche s’est avisée de proclamer l’union allemande et de placer sous le patronage de ce symbole populaire ses plans d’association commerciale, elle n’a été écoutée qu’avec défiance, et, sauf quelques exceptions, le parti libéral a gardé vis-à-vis d’elle l’attitude du Troyen qui repoussait les présens des Grecs. Une partie de l’Allemagne a refusé de l’Autriche ce que l’Allemagne tout entière eût accepté de la Prusse. Et puis la maison de Habsbourg, régnant sur vingt races différentes, au milieu desquelles la race germanique se trouve en minorité, ne saurait exercer dans la confédération, en dehors des attributions politiques qui lui ont été conférées par les traités, une influence morale qui puisse se comparer avec celle qui appartient à la monarchie, presque entièrement allemande, fondée par Frédéric le Grand. Voilà ce qui donne à la Prusse tant de force contre l’Autriche. Elle s’appuie sur les sentimens de libéralisme et de nationalité.

Telle est la situation respective des deux puissances rivales. Si la paix n’avait pas été troublée, l’union austro-allemande rencontrerait longtemps encore d’insurmontables obstacles, tant il existe d’élémens contraires et antipathiques entre la politique de Berlin et celle de Vienne! Mais si dans le délai très court qui va s’écouler jusqu’à l’époque où les commissaires du Zollverein et de l’Autriche doivent se réunir, les sentimens d’une grande partie de l’Allemagne à l’égard de la France ne se modifiaient pas, si les états qui ont épousé si ardemment pendant la guerre la cause de l’Autriche persistaient à croire qu’ils sont aussi les vaincus de Solferino, en un mot si les terreurs d’un autre temps venaient à se propager, il ne serait pas surprenant de voir soudain, contre le gré de la Prusse et par la conspiration des états secondaires, discuter sérieusement le projet d’union. Quoi qu’il arrive, le cabinet de Vienne insistera d’autant plus fortement pour l’union qu’il se sentira plus appuyé par ses anciens alliés et mieux secondé par les circonstances, et si enfin, à l’expiration de la troisième période du Zollverein, en 1866, il atteignait son but, l’Europe centrale formerait une association douanière comprenant une population de plus de 60 millions d’âmes.

Certes la politique française ne saurait envisager avec indifférence une telle agglomération d’intérêts et de puissance se constituant sur nos frontières. Il ne faut cependant pas s’effrayer outre mesure de cette éventualité. Une association commerciale supprime des bureaux de douane, mais elle ne supprime pas les rivalités entre les pays qui la composent, les élémens d’antagonisme qui existent entre les plus forts, les défiances jalouses des petits états : le Zollverein l’a bien prouvé. Si la Prusse, par l’étendue de son territoire, par le chiffre de sa population et par le prestige de son gouvernement, y a joué le principal rôle, les autres états n’ont point abdiqué leur indépendance politique, et le cabinet de Berlin a eu plus d’une fois à compter avec les susceptibilités excessives qui animaient contre lui les plus faibles de ses associés. Au début de la dernière guerre, on a vu certains états, et au premier rang la Bavière, se précipiter vers la politique autrichienne, tandis que la Prusse et les états du nord proclamaient une absolue neutralité. Le lien commercial n’est donc pas nécessairement un lien politique. L’Allemagne a d’ailleurs été délimitée et partagée non-seulement en vue de l’équilibre européen, mais encore de manière à se faire équilibre à elle-même. Les diplomates qui se sont appliqués à cette œuvre de laborieuses combinaisons peuvent se vanter d’avoir complètement réussi, car il serait difficile d’imaginer entre des territoires qui se touchent, et parmi des peuples de même race, une plus grande diversité d’intérêts et de sentimens. Supposons qu’une conférence douanière réunisse les représentans de toutes les fractions de l’Allemagne, et que l’accord s’y établisse sur un système de tarifs ou d’impôts, la diète de Francfort n’en demeurera pas moins le théâtre de ces discussions interminables qui ramènent invariablement la politique fédérale autour des mêmes débats d’influences disputées et de réciproques jalousies. On ne saurait nier pourtant qu’une fusion des intérêts matériels ne doive augmenter la richesse et par conséquent la force de la nationalité germanique; mais cet accroissement de force et de richesse n’aura rien de menaçant pour l’équilibre européen : il favorisera le commerce, aidera au progrès des idées libérales, et fournira une nouvelle garantie de paix. L’Allemagne, telle qu’elle est organisée, ne peut avoir une politique agressive; elle ne puiserait dans l’union douanière qu’un surcroît de ressources pour la défense, et cela importe peu à la France, qui n’a point à l’attaquer. Il est même permis de penser que si les négociations de 1853 avaient abouti à l’union douanière austro-allemande, l’Autriche n’aurait pas été maîtresse de poursuivre en Italie la politique envahissante d’où est sortie la guerre, et qu’elle n’eût pas osé compromettre, dans un intérêt égoïste, tous les intérêts de ses associés. La France aurait eu beaucoup plus de chances pour faire écouter sa voix en faveur de l’Italie, si, au lieu de s’adresser à un seul cabinet, elle avait pu parler à l’Allemagne entière et faire appel aux sentimens de justice qui, dans une assemblée nombreuse, trouvent toujours des défenseurs. L’union commerciale, en subordonnant aux considérations de prospérité matérielle la conduite des peuples et des gouvernemens, rend cette conduite plus sage, plus prudente, à l’extérieur surtout; elle prêche la paix plus éloquemment que ne le peuvent faire les congrès des diplomates ou les entrevues des souverains. Nous n’aurions donc pas à être inquiets de ses conséquences, comme nous le serions d’une grande unité politique qui se constituerait sur l’autre rive du Rhin, aussi forte pour l’agression que pour la défense. Quant à cette unité tant de fois rêvée pour le territoire germanique, n’est-il pas permis de croire qu’elle est encore bien loin de nous, dans les vagues hypothèses de l’avenir? On ne saurait sans doute traiter légèrement les manifestations qui viennent de se produire à Eisenach et qui commencent à agiter l’Allemagne; mais, en se reportant à l’histoire du passé, on voit que ces tendances unitaires se sont déjà révélées fréquemment depuis 1815, et que toujours elles ont échoué. Dans les circonstances présentes, les patriotes allemands ont-ils quelque chance d’atteindre le but qu’ils ont vainement poursuivi en 1848, alors que la révolution avait fait table rase, que les souverains et les gouvernemens étaient à la merci de l’opinion, et que la diète elle-même avait disparu? Malheureusement pour les unitaires d’Eisenach, la réalisation de leur rêve ne paraît point probable, au moins dans un bref délai, et peut-être, à l’exemple de List, se verront-ils ramenés à une prétention plus modeste et en viendront-ils à ne plus réclamer que l’unité économique, comme un progrès vers leur idéal.

Inoffensive pour nous sous le rapport politique, l’union douanière de toute l’Allemagne serait-elle favorable ou contraire à nos intérêts industriels et commerciaux? Pour répondre à cette question, il suffit d’examiner si nos échanges au-delà du Rhin ont souffert de la création du Zollverein. Or les documens statistiques témoignent que depuis 1834 nos relations avec l’Allemagne sont en progrès. A mesure que les territoires compris dans le Zollverein se sont enrichis sous une meilleure législation, ils ont pu accroître leur trafic, vendre et acheter davantage. En outre, la suppression des formalités de transit, la construction des voies ferrées et le développement des routes et des canaux ont nécessairement favorisé la circulation des marchandises, et le commerce étranger a profité, autant que le commerce intérieur, de ces facilités, qui sont dues pour une grande part à l’existence de l’association douanière. L’accession de l’Autriche produirait des résultats analogues, et la France en particulier obtiendrait dans les provinces autrichiennes, où son commerce est demeuré jusqu’ici peu actif, des marchés plus avantageux, si elle ne rencontrait plus à leur frontière que le tarif assez modéré du Zollverein. Mais, dira-t-on, cette vaste agglomération ne tarderait pas à posséder une industrie puissante dont la concurrence deviendrait très redoutable pour l’industrie française? Pour que cette appréhension fût légitime, il faudrait que le travail manufacturier demeurât stationnaire en France et ne fût pas en mesure de marcher du même pas qu’en Allemagne. Nous ne saurions admettre cette supposition, que détruisent les faits dont nous sommes témoins. Quels que soient les progrès accomplis par le Zollverein et par l’Autriche dans la carrière industrielle, la France tient encore l’avance; elle dispose d’un capital plus abondant et d’une main-d’œuvre plus habile. Sa législation économique est seule en retard; mais c’est un désavantage qui peut disparaître quand on voudra résolument le supprimer, et il faut espérer que l’exemple des réformes de tarif qui se multiplient dans la plupart des pays voisins deviendra contagieux et nous entraînera enfin vers un régime plus libéral. À cette condition, la France n’a rien à craindre des industries plus jeunes qui s’élèvent dans le centre de l’Europe. Un Zollverein austro-allemand, dans l’hypothèse encore très incertaine qui vient d’être examinée, ne ferait qu’agrandir au profit de la consommation générale le champ de la production, et au profit du commerce international le champ des échanges.

Un moment laissées dans l’ombre par suite des préoccupations politiques qu’inspire la situation présente, les questions commerciales, qui depuis 1852 ont si vivement agité l’Allemagne, reparaîtront bientôt au premier plan. Le Zollverein touche à une période de crise. Il nous a donc semblé qu’un retour vers les origines de cette association et une histoire rapide de son développement auraient aujourd’hui le mérite de l’opportunité. Le Zollverein est assurément la plus grande œuvre de l’Allemagne contemporaine : il a exercé sur les idées comme sur les intérêts matériels une action prépondérante ; il s’est trouvé mêlé à tous les incidens de la politique intérieure et extérieure; il a imprimé à l’industrie et au commerce une vigoureuse impulsion. Le Zollverein enfin est une institution pacifique et libérale. Il faut souhaiter qu’après avoir résisté à la révolution, à la guerre, aux luttes intestines, il sorte victorieux de la nouvelle ère d’épreuves qui va s’ouvrir pour lui.


C. LAVOLLEE.

  1. Plusieurs écrivains se sont dévoués courageusement pour débrouiller le chaos du Zollverein. Dès 1845, M. Richelot publiait une Histoire de l’Association douanière allemande, dont il vient de donner une seconde édition, où le récit des événemens est continué jusqu’en 1858. Son livre, qui a obtenu un succès très légitime, est sans contredit le plus complet que nous possédions sur cet important et difficile sujet. Nous aurons souvent à le prendre pour guide dans l’exposé que nous devons consacrer à la naissance et aux nombreuses évolutions du Zollverein. Sous une forme plus resserrée, M. Faugère a également retracé l’histoire de l’association allemande, et son travail ne sera pas consulté sans fruit, ainsi qu’un écrit de MM. Bères et de La Nourais sur la même question. On peut enfin citer les travaux publiés dans la Revue du 1er novembre 1847 et du 15 octobre 1852.