Politique extérieure, 1840/02

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POLITIQUE EXTÉRIEURE.

NÉGOCIATIONS DE LONDRES

On s’est beaucoup entretenu ces jours derniers du discours de lord Palmerston et du sens qu’il fallait y attacher. On a aujourd’hui un nouveau texte à commenter : c’est le discours de la reine d’Angleterre. L’un et l’autre ne signifient que deux choses, premièrement l’opinion du public anglais, à laquelle il faut que le gouvernement britannique sacrifie, et secondement la position que lord Palmerston a prise dans la négociation.

Quant à l’opinion du public anglais, la voici. Ce public est pour la paix avec la France, même pour une alliance étroite avec elle. Il ne jalouse pas véritablement la France ; il l’a jalousée beaucoup il y a quarante ans, quand la France menaçait la grandeur britannique dans l’Inde. Aujourd’hui, c’est la Russie qu’il jalouse. L’ambition continentale qu’on suppose à tort ou à raison à la France ne le touche guère ; il laisse le soin de s’en inquiéter à la Prusse ou à l’Autriche. De plus, il tient beaucoup à la paix, et il est certain que sans l’alliance française la paix est en péril. Il est assuré, au contraire, qu’avec cette alliance, il est possible d’obtenir, par la seule force de l’influence des deux nations réunies, tous les résultats qu’en d’autres temps on n’aurait obtenus que par la guerre. Ce sont les whigs d’abord qui pensent ainsi ; ce sont aussi les tories eux-mêmes. Dans les tories, il faut distinguer les vieux tories aristocrates, qui en sont encore aux traditions de lord Castelreagh, des tories modérés, résistant par esprit de conservation au mouvement du parti réformiste, et pas plus aristocrates que leur illustre chef, M. Peel, qui est fils de l’un des plus riches industriels de l’Angleterre. Ces tories, qui ne sont pas très loin du pouvoir, veulent d’ailleurs prouver que leurs préjugés de parti ne les éloigneraient pas, comme on le croit, de l’alliance de la France libérale, et qu’ils ne sacrifieraient pas les intérêts de la paix à des préjugés qu’ils n’ont plus, et qu’ils ont laissés à leurs devanciers. Ce public anglais, qui connaît peu les affaires étrangères et qui ne s’en occupe presque pas, a tout à coup appris qu’un traité avait été signé sans la France ; que ce traité entraînait pour celle-ci une sorte d’exclusion des affaires communes de l’Europe, et que la forme même employée avait eu quelque chose de blessant pour elle. Il a de plus appris, par le langage de la presse française, que la manière dont la France ressentait une telle conduite pouvait troubler profondément les relations des deux pays, et peut-être la paix de l’Europe. Il a fallu lui dire ce qui en était, et c’est dans ce but que lord Palmerston a fait un discours parfaitement poli, mais pas complètement exact, et pas du tout fondé en raison politique.

Dans ce discours, il a pris la même position que dans la négociation même, position qui au fond n’est pas soutenable. Cette position, la voici.


« De quoi s’irrite donc la France ? Pourquoi dit-elle qu’il n’y a plus d’alliance ? Loin de là, l’Angleterre veut l’alliance de la France plus que jamais. Elle en apprécie plus que jamais l’importance et l’utilité. Aussi l’Angleterre est-elle sur tous les points disposée à s’entendre avec la France. Y a-t-il une convention commerciale à signer, l’Angleterre est toute prête. Y a-t-il en Espagne quelque chose de commun à faire, l’Angleterre est disposée à recevoir l’avis du cabinet français et à se concerter avec lui. Il en serait de même s’il y avait une question en Allemagne ou en Suisse. Si demain les trois puissances du Nord voulaient entreprendre une guerre de principe contre la France, l’Angleterre ne serait plus leur alliée. En un mot, le traité de Londres est un accord accidentel, sur un point de la politique générale, qui n’entraîne aucune séparation définitive de l’Angleterre avec la France, aucune alliance durable de l’Angleterre avec les cours du Nord. Ce traité prouve que sur un point, un seul, il y a dissidence. »


Tel est le thème que lord Palmerston, dans ces termes ou dans d’autres, n’a jamais cessé de développer devant les négociateurs français.

En supposant que ce thème fut aussi fondé qu’il l’est peu, il prouverait d’abord que la France et l’Angleterre se tiennent en général pour complètement dégagées de tout lien l’une à l’égard de l’autre, qu’en toutes choses elles en font à leur tête ; que, quand elles sont naturellement du même avis, elles votent ensemble dans le conseil des cinq puissances, et que, lorsqu’elles sont d’un avis différent, elles votent en sens divers. Cela s’appelle liberté, et non pas alliance. C’est ainsi, par exemple, que l’Autriche et la France ont vécu ensemble depuis dix ans ; ce n’est pas ainsi qu’ont vécu la France et l’Angleterre. Une alliance suppose qu’on se concerte préalablement, qu’on s’efforce de se mettre d’accord, qu’on fait des sacrifices pour y réussir, et qu’en un mot on vote toujours ensemble, par un intérêt supérieur aux intérêts divers qui se succèdent chaque jour, celui d’unir deux grandes influences, et de rendre leur force irrésistible en les réunissant.

La position prise par le cabinet anglais suppose donc tout de suite qu’il n’y a plus ni concert ni union permanente. Encore s’il s’agissait d’un point secondaire, d’un objet de médiocre importance, on pourrait se dire que le dissentiment sur un objet de ce genre ne saurait entraîner la rupture de l’alliance. Mais il n’y a plus aujourd’hui qu’une question tout-à-fait importante, celle d’Orient, car l’Espagne n’attire plus l’attention des puissances ; elle l’attire si peu, que la reine, dans son discours, annonce qu’elle va retirer ses forces navales des côtes de la Péninsule. La question belge est finie par un traité ; en Allemagne, en Italie, tout se tait. Un différend grave allait compromettre à Naples la paix du monde ; la France l’a apaisé, et on l’en remercie. Il n’y a plus qu’une question, une seule, la question d’Orient. Celle-là est d’une immense gravité, d’une gravité telle que depuis 1815, c’est-à-dire depuis que l’âge des grandes choses semblait clos, il ne s’était rien présenté d’aussi considérable, rien qui méritât à un aussi haut degré l’attention et le concours de deux nations qui voulaient s’entendre pour maintenir la paix. Et, sur cette question, on se sépare brusquement de la France, presque sans avis préalable ; on se met avec ses adversaires avoués ou déguisés, on se met quatre contre elle ; on la laisse de côté dans une question qui l’intéresse en quelque sorte plus que tous ceux qui la traitent, et puis on dit que l’alliance n’est pas rompue, qu’il s’agit d’un dissentiment accidentel sur un seul point, que ce dissentiment n’aura pas d’autre suite, et que le lendemain on traitera encore en commun toutes les questions qui se présenteront !

Oui, après avoir résolu avec la Russie la seule affaire qui puisse changer la face du monde, la seule question vraiment territoriale qui ait agité les esprits depuis que l’épée de Napoléon ne fait et ne défait plus les empires, on viendra nous offrir de nous entendre sur l’entrée des poteries anglaises en France, ou sur l’entrée des modes françaises en Angleterre, ou bien on nous proposera de passer en commun une note à l’Autriche et à la Russie, sur l’occupation trop prolongée de Cracovie !

Une telle manière de raisonner, il faut le dire, n’est pas sérieuse.

Cependant gardons-nous de mal accueillir le discours de lord Palmerston. Il prouve que le public anglais, pour lequel ce discours était fait, exige qu’on parle avec égard de la France, et qu’on professe publiquement le désir de conserver son alliance. Il prouve aussi qu’en signant le traité du 15 juillet, on n’avait pas plus prévu ses conséquences qu’on n’avait prévu la fin de l’insurrection de Syrie, sur laquelle toute la politique du traité repose.

Et quant à la question du procédé, sur laquelle nous avons déjà donné des détails, les explications de lord Palmerston, tout en respirant une grande intention de réparer le mal accompli, ne sont pas plus fondées.

Il dit qu’on avait offert projets sur projets à la France, qu’elle les a tous rejetés, et qu’alors il a bien fallu en finir sans elle. Voici les faits, que nous croyons tenir de bonne source.

Sous le ministère du 12 mai, l’Angleterre avait proposé un plan qui consistait à laisser au vice-roi l’Égypte héréditairement, et le pachalik d’Acre viagèrement, moins la place de Saint-Jean-d’Acre. Cela n’était pas acceptable. Enlever au vice-roi, pour prix de la victoire de Nézib, la moitié de ses possessions, n’était pas même équitable chez des barbares. Le ministère du 12 mai refusa cette proposition. Quand le ministère du 1er mars est arrivé, la négociation n’a d’abord pas été très active. Il semblait que d’un commun accord on voulût laisser reposer les esprits, pour reprendre la question avec plus de sang-froid. Quand on est revenu à la question, lord Palmerston a renouvelé son offre de l’Égypte accordée héréditairement, et du pachalik d’Acre accordé viagèrement ; mais pour donner à l’offre quelque caractère de nouveauté qui la rendît admissible, il y a joint la concession de la place de Saint-Jean-d’Acre. Cette offre n’était guère plus acceptable que la précédente, car on ne donnait au vainqueur de Nézib que l’Égypte, la moindre partie de la Syrie, et il fallait lui arracher, outre la plus grande partie de la Syrie, Adana, que Méhémet appelle la clé de sa maison, Candie, la reine de l’archipel, et les villes saintes, qui sont le plus grand moyen d’influence morale en Orient. Lui ôter tout cela après une victoire, c’était le pousser aux dernières extrémités, et exposer l’Europe à de graves dangers. Le cabinet du 1er mars avait fait des efforts très grands auprès du vice-roi pour lui arracher des concessions ; il avait à peu près obtenu l’abandon des villes saintes et de Candie. Il avait été moins heureux à l’égard d’Adana : il avait cependant quelque espoir d’en obtenir le sacrifice, si on laissait au pacha l’Égypte et la Syrie héréditairement ; mais il lui était démontré que sans la guerre, on n’arracherait pas au pacha une portion quelconque de la Syrie. Or, quand on lui demandait de consentir à un arrangement qui avait pour but d’enlever au vice-roi ce qu’il n’était d’abord pas juste de lui ôter, et ce qu’on ne lui ôterait que par la guerre, le cabinet du 1er mars ne pouvait pas céder, et dans la chambre, on lui disait à grands cris de ne pas se rendre ! Ceux même qui le blâment aujourd’hui l’accusaient alors de faiblesse envers l’Angleterre, lui reprochaient de ne savoir rien lui refuser.

Le cabinet du 1er mars refusa donc cette offre. Il déclara que, si on lui proposait des conditions raisonnables, il emploierait son influence pour les faire accepter du pacha, mais que si on proposait des conditions qui n’eussent aucune chance auprès de lui, qui le pousseraient au désespoir, qui le pousseraient à marcher sur Constantinople, à provoquer ainsi les Russes à y venir, il regarderait cela comme une folie, et qu’il y résisterait.

Cela se passait au mois de mai. La proposition de donner l’Égypte et une petite portion de la Syrie était donc repoussée ; mais lord Palmerston ne semblait pas en être à son dernier mot. Ce qui le prouve, c’est que l’Autriche fit à Londres quelques insinuations à la France, lui dit que peut-être on amènerait lord Palmerston à consentir à donner au pacha l’Égypte héréditairement, la Syrie entière viagèrement, moins Adana, Candie et les villes saintes, mais que cette concession serait la dernière. M. Guizot instruisit sur-le-champ le cabinet français de cette ouverture. Il fut répondu à M. Guizot de ne pas refuser, ou d’accepter cette proposition si elle lui était faite, mais d’attendre, avant de s’expliquer, le résultat des efforts qu’on allait tenter à Alexandrie pour amener le pacha à y consentir. Il eût été, en effet, bien imprudent d’accepter cette proposition à Londres sans savoir s’il y avait chance de la faire accepter à Alexandrie. Que serait-il arrivé, en effet, si, consentie à Londres par la France, cette proposition eût été refusée en Égypte ? La France aurait été obligée, ou de retirer le consentement donné à Londres, ou de s’unir aux quatre puissances pour détruire de ses mains le pacha d’Égypte.

Il fut dit à M. Guizot : — Si cette nouvelle proposition vous est faite, adressez-vous au cabinet, qui vous donnera sa réponse définitive. — M. Eugène Périer fut envoyé à Alexandrie, pour s’assurer si le pacha pourrait être amené à se contenter de l’Égypte héréditaire et de la Syrie viagère, et si, le jour où la France pèserait sur lui de tout son poids, elle ne vaincrait pas sa résistance. La France n’entendait cependant pas dépendre en dernier ressort de l’ambition du pacha ; il était un point où elle voulait s’arrêter, et où elle était décidée même à lui dire les paroles qui pouvaient le faire céder ; mais c’était lorsque la proposition faite serait équitable, et contiendrait un arrangement raisonnable et rassurant pour l’avenir. La Syrie entière, même viagèrement, avait à peu près ces avantages.

Ainsi, d’après quelques insinuations, on devait s’attendre que la proposition de céder l’Égypte héréditairement, et la Syrie viagèrement, serait faite à Londres, ou que du moins, si on ne voulait pas la faire, on reviendrait une dernière fois à celle de donner l’Égypte avec le pachalik d’Acre. Mais il n’en a rien été. Lord Palmerston s’est tu. Il n’a plus rien dit. Jamais la proposition de céder l’Égypte héréditairement, la Syrie viagèrement, n’a été faite. Jamais le cabinet français n’a eu à la refuser. On devait s’attendre au moins que, si l’Angleterre persistait dans celle qui se bornait à joindre à l’Égypte le pachalik d’Acre seulement, on provoquerait une dernière explication de la France. Pas du tout. On garde un long silence, puis tout à coup, à la nouvelle de l’insurrection de Syrie, qui fournit un moyen jusque-là inespéré d’agir contre le vice-roi, on s’assemble, on délibère. On garde un profond secret, pénétré, il est vrai, par notre ambassadeur, mais on le garde du mieux qu’on peut ; on ne dit pas à la France : — La proposition de joindre à l’Égypte le pachalik d’Acre seulement est la proposition définitive à laquelle on s’arrête. Voulez-vous, ne voulez-vous pas y concourir ? — Loin de là. On signe, puis on appelle la France pour lui dire qu’on a signé.

C’est là, il faut le dire, le procédé singulier, étrange dont la France a à se plaindre aux yeux du monde, et que les explications de lord Palmerston n’ont ni expliqué ni justifié.

En somme, voici le fait résumé : on avait accordé héréditairement l’Égypte, viagèrement le pachalik d’Acre. On allait faire un peu plus, on allait peut-être donner la Syrie viagèrement, sous la condition de l’abandon de Candie, d’Adana, des villes saintes. Cela, on ne le propose pas à la France ; mais on le lui laisse entrevoir. La France n’a donc pas à s’expliquer encore ; néanmoins elle envoie M. Périer à Alexandrie pour préparer cette solution. Tout à coup éclate l’insurrection de Syrie ; on change brusquement de marche, on revient en arrière, et sans en avertir la France, sans lui demander une dernière explication, on signe une convention par laquelle on se sépare d’elle, par laquelle on se joint aux puissances du Nord, contre elle, quoi qu’on en puisse dire.

Voilà l’exposé exact des négociations, d’après des renseignemens que nous pouvons donner comme certains.

Maintenant, pourquoi faut-il rappeler ces faits ? Est-ce pour aigrir les deux nations, pour les pousser l’une contre l’autre ? Non, mais il faut, avant tout, que la vérité soit connue, pour que l’une et l’autre sachent comment les choses se sont passées, pour que la France ne s’exagère pas la nature du mauvais procédé, et que d’autre part l’Angleterre ne croie pas que tout s’est passé régulièrement.

Lord Palmerston a-t-il voulu outrager la France ? Non, on n’a pas facilement une telle intention. Mais lord Palmerston se voyait peu à peu entraîné à faire une concession nouvelle qui coûtait à sa politique, fausse ou vraie. C’est sur ces entrefaites qu’on lui annonce la prétendue insurrection de Syrie ; il y voit un expédient pour sortir d’embarras ; il assemble les négociateurs, il leur montre là un moyen, jusqu’alors inconnu, de réduire le pacha, et il signe sans la France une convention jusque-là regardée comme dangereuse et inadmissible. Il la cache à la France, uniquement dans un but, celui de finir plus tôt, plus sûrement, et peut-être de donner à l’amiral Stopford des ordres qui restent huit jours inconnus ! ordres arrivés trop tard, puisque l’escadre égyptienne est rentrée à temps dans le port d’Alexandrie.

C’est sur cette croyance, si légèrement fondée, sur cette croyance à l’insurrection de Syrie, qu’on a joué et compromis l’alliance française !

Au reste, n’insistons pas davantage sur le procédé : parlons du fait. Qu’en reste-t-il, toute susceptibilité mise de côté ?

Une chose fort grave : l’Angleterre, après dix ans d’alliance, quitte la France pour la Russie, et s’en va tenter de résoudre, avec les adversaires plus ou moins avoués de la France et même de l’Angleterre, la plus grande question du temps.

La France est exclue d’une question qui comprend tous les intérêts de la Méditerranée à la fois ; elle en est exclue quand l’Autriche, qui a Trieste dans cette mer, quand la Prusse, qui n’y a rien, sont appelées à la traiter !

La France, en outre, se trouve seule en présence des puissances du Nord, toujours au fond ennemies de sa révolution, et elle n’a plus avec elle l’Angleterre pour conjurer leur mauvais vouloir.

Qu’a dû faire la France dans cette position ? que doit-elle faire encore ?

S’agit-il de faire du bruit, de menacer, d’agiter les esprits, en un mot de tenir la conduite des faux braves ? Non.

La France doit se souvenir que, même étant seule, elle a tenu tête à l’Europe ; elle doit se rappeler que, même étant seule, elle peut défendre ou sa révolution, si c’est sa révolution qu’on menace, ou ses intérêts, si c’est à ses intérêts qu’on en veut dans la Méditerranée ; elle doit se mettre en mesure sans bruit et sans jactance.

Tout le monde lui dit : — Mais nous ne voulons pas la guerre. — Soit. Si vous ne la voulez pas, doit répondre la France, ne faites pas ce qui pourrait l’amener.

La France doit armer, non pas avec ostentation, mais avec une activité efficace. Puis, comme on dit, elle verra venir. C’est aux quatre puissances à voir ce qu’il faut penser de tout cela, et à se demander si, en s’étant trompées sur les premières conséquences de la convention de Londres, elles ne pourraient pas se tromper encore sur les dernières.


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