L’Espagne de 1840 à 1843/04

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POLITIQUE EXTÉRIEURE.

L’ESPAGNE. — ESPARTERO.

« La dernière révolution, disait il y a quelque temps un journal modéré de Madrid, a commencé par une conspiration, et a fini par une conquête. » Le mot est juste et peint parfaitement la situation de l’Espagne depuis cette époque. Le mouvement de septembre a été originairement le résultat d’une conspiration des exaltés, dans un intérêt de progrès révolutionnaire ; il a fini par tourner au profit de la force militaire, représentée par Espartero, et a donné lieu à une véritable conquête du pays par l’armée. Depuis l’exclusion de la reine régente, ces deux élémens, le principe révolutionnaire et le principe militaire, se sont fait une guerre sourde, tout en ayant l’air de se partager le pouvoir à l’amiable. Le moment semble venu où cette guerre va éclater et se produire au grand jour. La réunion des cortès nouvellement élues ne permet pas de la dissimuler plus long-temps, et la polémique des journaux de Madrid a déjà donné le signal.

La question de l’organisation de la régence est le champ de bataille. Le duc de la Victoire voudrait être régent unique ; les progressistes veulent qu’il y ait trois régens ; voilà la question. Si Espartero l’emporte, le pouvoir de fait qu’il exerce depuis six mois devient un pouvoir de droit, il est dominateur suprême, il s’élève encore ; si, au contraire, le parti exalté réussit, le temps de la décadence est venu pour le duc, il commence à avoir des égaux, et ne tardera pas à avoir des maîtres. Dans le premier cas, c’est le triomphe d’un ordre quelconque appuyé sur la force matérielle ; dans le second, c’est le triomphe pur et simple de la révolution. Les paris sont ouverts de part et d’autre, et les chances sont à peu près égales de chaque côté. Nous ne tarderons pas à savoir quelle aura été la solution, car elle s’accomplit peut-être au moment où nous écrivons.

Quoi qu’il arrive, un fait est acquis aux spectateurs désintéressés comme nous, c’est qu’il a suffi de six mois pour diviser profondément les vainqueurs de septembre. Espartero et les progressistes s’étaient pris réciproquement pour instrumens, ou pour parler plus exactement, Espartero avait laissé renverser la reine par les progressistes, et les progressistes, à leur tour, avaient laissé Espartero s’emparer de l’autorité, et ne leur donner que la seconde part dans le gouvernement. Chacun des deux complices aspire maintenant à abaisser l’autre, en attendant qu’il puisse s’en débarrasser complètement. C’est la marche naturelle et logique de ces sortes d’alliances. Il ne se passe aujourd’hui en Espagne que ce qui se passe partout ailleurs en pareil cas, et ce pays si exceptionnel, si imprévu, ne fait, sous ce rapport, que rentrer dans la règle générale.

La division qui se manifeste aujourd’hui n’est pas nouvelle. Nous l’avons signalée dès le premier jour, et ce n’était pas difficile. Jusqu’à présent tout s’est passé en concessions mutuelles ; mais il faut bien finir un jour ou l’autre par s’expliquer. Déjà, depuis plusieurs mois, on a distingué en Espagne, parmi les exaltés, ceux qui étaient partisans du ministère-régence et ceux qui ne l’étaient pas. Les premiers ont reçu le sobriquet de calzados, chaussés, parce qu’ils se sont distribué toutes les places à la suite du glorieux prononciamiento, et les autres celui de descalzos, déchaussés, parce qu’il ne s’est pas trouvé de places pour eux dans la grande curée. On comprend que les descalzos, qui sont restés en dehors, en veulent beaucoup aux calzados qui se sont moqués d’eux, et cette rivalité aurait suffi, à défaut de tout autre motif, pour jeter une grande irritation entre les fractions du parti dominant. En Espagne plus encore que partout ailleurs, la guerre aux places est le premier mobile des révolutions.

Du reste, la lutte n’est encore engagée que sous les formes les plus courtoises, et l’insouciante Espagne prélude gaiement aux nouvelles convulsions qui la menacent.

Le journal progressiste par excellence, l’Eco del Comercio, s’est déclaré, comme de juste, pour les trois régens ; il appelle les partisans de la régence d’un seul les unitaires. À leur tour, les modérés spectateurs ironiques de ce débat, appellent trinitaires les partisans de la régence triple. De là des plaisanteries sans fin sur ce nom de trinitaires, qui est, comme on sait, celui d’un ordre monastique. Les progressistes, si ennemis des communautés religieuses, prennent, dit-on, les mœurs et jusqu’au nom des moines qu’ils ont chassés ; le temps des nouveaux frères, frailes, est arrivé, et on se donne à l’abri de cette comparaison pleine licence sur les membres des sociétés secrètes, sur le père Arguelles, le frère Espartero, etc. La fameuse division de chaussés et de déchaussés, empruntée elle-même aux ordres religieux, s’applique merveilleusement à cette nouvelle qualification des progressistes, et donne lieu à toute sorte de quolibets fort plaisans en Espagne, où la langue est pleine de locutions tirées des habitudes de la vie monastique, et où les jeux de mots populaires contre les frailes, contre leurs vices, leur gourmandise, leur orgueil, etc., forment de temps immémorial le fonds de la gaieté nationale.

Le même Eco del Comercio donne dans un de ses derniers numéros les raisons les plus amusantes du monde contre la régence unique d’Espartero. « Ce fut, dit ce journal, un hasard très heureux pour le duc de la Victoire que d’être nommé président du conseil sans ministère déterminé. Si malgré cette situation une si forte animosité s’est déclarée contre lui, que serait-ce s’il avait pris à sa charge une branche quelconque du gouvernement, ce qui l’eût forcé de donner et de retirer des emplois, de décider des questions auxquelles des tiers sont intéressés, de prendre en son nom personnel ces résolutions sur des réformes, des économies, qui ne peuvent manquer de faire des centaines et des milliers de mécontens ? Que le général voie ce qu’on a dit et ce qu’on dit tous les jours de ses collègues à propos de chaque ordre qu’ils donnent, de chaque nomination qu’ils font, et il comprendra ce que c’est que de servir de point de mire à l’opposition juste ou injuste. S’il était régent unique, les ministres trouveraient commode de rejeter toutes leurs erreurs sur la volonté du régent, et il assumerait tout entière sur sa tête l’immense responsabilité morale de l’usage si délicat du pouvoir exécutif, dans le cas par exemple où il croirait devoir résister au vœu des cortès, les suspendre, les dissoudre même, prendre enfin les mesures que pourrait exiger la gravité des circonstances. Si au contraire il y a trois régens, et que les deux autres soient des hommes expérimentés, versés dans les affaires de politique ou de gouvernement, il sera naturel que la bonne ou mauvaise opposition s’adresse à eux, comme elle s’adresse maintenant aux ministres, en attaquant chacun d’eux dans leurs attributions, et ne se portant que rarement et d’une manière vague sur celui qui préside le ministère-régence. »

Pour bien comprendre la portée de ces conseils donnés à Espartero avec cet inimitable sérieux espagnol qui laisse entrevoir une si mordante moquerie, il faut se rappeler que l’Eco del Comercio est rédigé par les principaux moteurs de la révolution de septembre, et qu’il est depuis plusieurs années l’organe avoué des chefs du grand parti progressiste. Ce parti ne veut pas encore se brouiller ouvertement avec Espartero. Moins avancés que les républicains proprement dits, qui attaquent tous les jours le duc de la Victoire avec une extrême violence dans leur journal l’Ouragan, les meneurs exaltés, tels que Calatrava, Arguelles, etc., affectent de garder de grands ménagemens pour le héros de Bergara et de Morella. Au fond, ils ne le haïssent pas moins, mais ils le craignent et veulent tâter long-temps le terrain avant de se risquer contre lui.

De là ces flatteries hypocrites qui ne trahissent qu’à demi une hostilité implacable.

Cependant, pour qui veut prendre les choses au vrai, ce langage mielleux de l’Eco del Comercio est plus insultant peut-être qu’une attaque directe, en ce qu’il aggrave l’agression par l’ironie. On ne peut rien dire en réalité de plus injurieux pour un homme qui est en possession de la domination politique, que de se montrer si empressé à lui épargner le fardeau de la responsabilité. La responsabilité suit le pouvoir, et qui réduit l’une réduit l’autre. Cette prétendue sollicitude n’est d’ailleurs qu’une menace fort intelligible. Quelle est cette presse qui attaquera si vivement Espartero régent unique, si ce n’est l’Eco del Comercio lui-même ? Qui est-ce qui provoquera cette lutte qu’on semble annoncer entre le régent et les cortès, si ce n’est le parti dont l’Eco del Comercio est l’organe ? Il est difficile de s’expliquer plus clairement, tout en ménageant les apparences.

De son côté, Espartero recommence les mêmes manéges que lors du prononciamiento de Barcelone. Il est malade, il garde la chambre, il est las et dégoûté du gouvernement ; il parle de nouveau de donner sa démission et de se retirer à Logroño, alcade ou non. Il est vrai que les prévenances affectueuses de l’Eco del Comercio viennent répondre, un peu trop à propos, à ces déclarations modestes du comte-duc. Mais qui sait ? Il y a peut-être plus de vrai dans tout ce jeu qu’on ne croit. Il faut rendre cette justice au duc de la Victoire, que ce n’est pas lui qui a provoqué la crise. Son ambition se contentait parfaitement de la position molle qu’il s’était faite. Il lui importait peu d’exercer le pouvoir réel, pourvu qu’on lui laissât la supériorité nominale. Il a fait tout ce que les exaltés ont voulu ; pourquoi le poursuivent-ils encore de leurs exigences ?

Malheureusement, il lui devient de jour en jour plus impossible de rester dans ce pompeux repos qu’il affectionne. Il faut absolument qu’il monte ou qu’il descende ; il n’y a pas de milieu. Les exaltés ne s’accommodent plus de ce dictateur fainéant qui les alourdit du poids de sa gloire. Ils veulent marcher enfin, faire un pas de plus, au risque de laisser derrière eux le char de triomphe qu’ils ont traîné jusqu’ici et qui les lasse par sa majestueuse lenteur. Espartero comprend le danger qui le menace, et ne sait comment échapper. C’est ce qui lui fait dire à tout moment qu’il est prêt à quitter les affaires, et nous le croyons de bonne foi quand il le dit ; mais il ne tarde pas à voir que toute retraite est impossible à qui est monté si haut, et alors il se jette dans les propos les plus contradictoires. Tantôt il déclare hautement qu’il veut la régence unique et qu’il l’aura ; tantôt il dit qu’il n’aspire nullement à être régent, pourvu qu’on lui laisse le commandement de l’armée ; tantôt, enfin, il se montre prêt à transiger et à accepter la régence triple, pourvu qu’on lui donne des collègues de son choix.

Il n’y a pas moyen pour lui de se faire illusion sur le but qu’on se propose d’atteindre en posant le principe d’une triple régence. Une régence à trois, dans un pays constitutionnel, est une absurdité politique. Il tombe sous le sens que l’exercice de l’autorité royale doit être un comme cette autorité elle-même. Triple ou unique, la régence ne gouvernera que par l’intermédiaire de ministres responsables ; il est donc complètement inutile que son pouvoir soit partagé. Donner deux collègues à Espartero, c’est tout simplement s’assurer deux voix contre une et le constituer en minorité dans le gouvernement, jusqu’à ce qu’on se croie assez fort pour l’en exclure tout à fait. Il peut pas y avoir d’autre motif réel pour cette bizarre invention d’une triple régence. Cependant le choix des personnes qu’on a d’abord voulu faire entrer dans la régence était plus significatif encore, et il est possible au duc de se rattacher à l’exclusion de ces choix pour se donner un petit avantage apparent. L’un était Arguelles, le vieillard divin, le représentant obstiné des idées de 1812, l’homme qui n’a rien appris ni rien oublié dans les troubles qui ont désolé son pays depuis trente ans ; l’autre était, dit-on, l’ancien et intime ami d’Arguellles, le ministre, actuel de la justice, Gomez Becerra, si connu par la violence étroite de ses opinions. Le véritable chef des progressistes, l’ennemi juré d’Espartero depuis qu’il a été renversé par lui, M. Calatrava, ne paraissait pas encore, mais il tenait tous les fils de l’intrigue, et se réservait évidemment pour le cas où il y aurait plus tard un nouveau régent à mettre à la place de l’un des trois, on devine lequel.

En acceptant la triple régence, mais en repoussant MM. Arguelles et Gomez Becerra, Espartero peut encore gagner du temps, et il est probable par cela seul que ce sera le parti qu’il prendra en définitive. S’il en est ainsi, il est encore plus probable que les exaltés consentiront provisoirement à ce terme moyen qui serait pour eux un succès suffisant pour commencer. En demandant davantage, ils risqueraient de pousser à bout Espartero, qui est encore après tout, à la tête de deux cent mille hommes. S’ils parvenaient pour cette fois à le réduire au tiers de l’autorité suprême, ils devraient se tenir pour très satisfaits. Le reste de la tactique qu’ils suivraient sans doute ensuite serait facile à prévoir. Quels que fussent les deux autres co-régens, il serait toujours possible de les effrayer ou de les séduire plus tard. Puis il y aurait plus d’un moyen d’attaquer encore la position d’Espartero : on pourrait par exemple soulever dans quelque temps la question de savoir si un régent peut constitutionnellement avoir le commandement de l’armée. Les argumens ne manqueraient pas pour soutenir le contraire, car le contraire est évidemment la vraie doctrine constitutionnelle. Or, si le commandement de l’armée était jamais retiré au duc de la Victoire, tout serait dit. Il ne descend plus alors, il tombe.

Dans le cas où il n’y aurait pas de transaction, il sera bien difficile à Espartero d’enlever la régence unique. Au sein des cortès, la question paraît perdue pour lui. Le parti de l’Eco del Comercio l’a emporté partout dans le simulacre d’élections qui vient d’avoir lieu. Une assemblée préparatoire des membres des nouvelles cortès s’est réunie récemment ; sur soixante-trois votans, il n’y a eu que deux voix pour la régence d’un seul ; la presse de Madrid, à l’exception d’un seul journal, El Castellano, qui est sous l’influence du comte-duc, a pris parti pour la régence triple. Le ministère lui-même est de connivence avec les exaltés contre son chef. Epartero ne peut mettre son espoir que dans l’armée ; avec l’armée, il peut encore faire violence aux votes, ou, en cas de résistance, fermer à clé la porte des cortès, comme Cromwell ; l’osera-t-il ? on peut en douter. Il a fait venir environ cinquante mille hommes autour de Madrid, et il a donné le commandement de cette armée à un général nommé Roncali, qui ne cache pas ses sympathies pour les opinions absolutistes. Au premier abord, cette démonstration paraît décisive ; il n’en est rien. Après avoir frappé ce grand coup, le généralissime est retombé dans son inertie ; il a hésité.

Voici un exemple qui suffira pour donner une idée de ses résolutions. Une grande revue des troupes avait été annoncée ; le bruit se répandit à Madrid que l’intention d’Espartero était de se faire proclamer régent unique dans cette revue ; un journal exprima ces inquiétudes : la revue n’a pas eu lieu. Ce fait est grave ; il montre combien tous les esprits sont préoccupés de la crise qui se prépare ; Espartero seul travaille à l’écarter. Enlacé à son tour dans les ruses de ces conspirateurs adroits qui avaient su entourer la reine de difficultés inextricables, il a fait venir de Paris son ambassadeur auprès de la cour des Tuileries, M. Olozaga, pour l’aider à se dégager des dédales parlementaires. M. Olozaga est certainement un homme fin, spirituel et délié, mais il est probable qu’il ne parviendra que pour un temps à éluder la difficulté. M. Olozaga est calzado ; il est de ceux à qui les descalzos ne pardonnent pas. Le fatal génie de l’anarchie est déchaîné sur l’Espagne ; il n’y a que la force matérielle qui puisse désormais l’arrêter.

Tôt ou tard il faudra qu’Espartero périsse, ou qu’il en vienne, quoi qu’il en aie, sinon à un 18 brumaire, du moins à quelque chose d’approchant. Il n’est pas absolument nécessaire qu’il aille jusqu’au bout ; mais il faut de toute nécessité qu’on l’y croie résolu. L’intimidation seule peut le sauver. S’il n’est pas redouté, il sera plus que faible, il sera ridicule. On commence déjà à se permettre toute sorte de mauvaises plaisanteries sur son compte. Un petit journal, el Trueno, a pris pour vignette de son titre un escamoteur habillé en Maure, avec d’énormes pistolets à sa ceinture, et tenant en main deux gobelets avec ces mots : Sous l’un était le trône, sous l’autre la constitution ; vous voyez, messieurs, qu’il n’y a plus rien. Et cette épigramme est encore une des plus innocentes de celles qui se multiplient de jour en jour contre ce victorieux jadis si respecté. Les hardiesses qu’on prend de tous côtés avec lui, après les hommages universels dont on l’a entouré, rappellent involontairement la fable des Grenouilles :

Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique ;
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de long-temps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or c’était un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première,
Qui de le voir s’aventurant
Osa bien quitter sa tanière ;
Elle approcha, mais en tremblant ;
Une autre la suivit, une autre en fit autant ;
Il en vint une fourmilière ;
Et leur troupe à la fin se rendit familière,
Jusqu’à sauter sur l’épaule du roi ;
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.

Nous savons qu’il ne faut pas s’y fier. Le soliveau pourrait bien remuer au moment où l’on y pensera le moins, et dans ce cas bien des grenouilles prendraient la fuite, au moins pour quelque temps. Dans un des derniers conseils des ministres, M. Cortina, ministre de l’intérieur, et M. Gomez Becerra, ministre de la justice, discutaient très vivement sur la question de la régence. Le premier se déclarait pour la régence d’un seul, le second pour le principe de la régence à trois. Espartero les interrompit, dit-on, pour leur dire d’un ton fort net que toutes ces querelles étaient oiseuses, et qu’il lui importait peu d’être seul ou en tiers dans la régence, ou même de n’y être pas du tout. Cette déclaration sent un peu son César, elle montre qu’Espartero a par momens la tentation de se mettre au-dessus des lois ; mais une disposition si vigoureuse dure peu, et il y a déjà bien du temps perdu. En se laissant discuter, le duc de la Victoire se laisse enlever pièce à pièce sa force morale.

On sait d’ailleurs comment procèdent les révolutionnaires. Si Madrid est trop bien gardé pour qu’ils y puissent tenter quelque coup, ils provoquent des juntes dans les provinces, et ne soulèvent la capitale que quand tout le pays est soulevé autour d’eux. Déjà quelques symptômes d’une insurrection prochaine se font sentir sur quelques points. Si Espartero se borne à attendre, s’il ne prend pas l’initiative, il court grand risque d’être prévenu.

Aussi bien le jeu actuel, quelque doucereux qu’il soit encore, semble quelquefois près de devenir sérieux, et on ne se borne pas toujours à des plaisanteries. L’Espagne est un pays où le rire est près du sang ; Espartero peut entendre tous les jours ce terrible refrain populaire qu’on chante au café Nuevo, rendez-vous des hommes d’action du parti exalté :

Dos veces duque,
Duque de nada,
Ha de sucerder te
Lo que a Quesada.

« Deux fois duc, duc de rien du tout, il t’arrivera ce qui est arrivé à Quesada. »

Ce qu’il y a de plus frappant dans tout ce conflit, c’est l’indifférence véritablement incroyable du public espagnol pour unitaires et trinitaires, calzados et descalzos également. Non-seulement les quatre cinquièmes des électeurs ont dédaigné de prendre part aux élections générales, mais les conversations ne roulent que très accidentellement, à Madrid même, sur ce qui concerne la politique ; on dirait qu’il s’agit des affaires de quelque pays lointain et à demi inconnu. L’ouverture des cortès a eu lieu sans aucune solennité ; Espartero boudait et n’y est pas venu ; la jeune reine non plus n’y a pas assisté. La Gazette officielle loue le silence respectueux que le peuple à gardé ; on sait ce que signifie le silence en pareil cas. Pour quelques-uns, c’est de la tristesse ; pour la plupart, c’est de l’incrédulité. La ville de Madrid, ou, pour parler comme les Espagnols, la cour de Madrid, esta corte, est veuve de la monarchie ; elle ne comprend pas de cérémonies politiques où elle ne voit pas de roi.

Maintenant la France doit-elle faire des vœux pour le succès d’Espartero ? Nous ne le croyons pas, quoi qu’on en ait dit. Sans doute la nomination d’un régent unique serait un retour tel quel vers les idées d’ordre. Le duc de la Victoire s’est montré d’ailleurs, depuis quelque temps, moins disposé à prêter l’oreille au parti anglais, qui s’unit de plus en plus aux anarchistes. Mais qu’importe que cet homme ait aujourd’hui quelque velléité de retourner sur ses pas ? D’abord, il réussirait pour le moment, même à se faire nommer régent unique, que ce ne pourrait être pour long-temps, et la France en serait encore une fois pour ses sympathies perdues. Ensuite, ce serait un triste succès que celui-là, et la consécration d’un état bâtard qui ne profiterait à personne. Puisque l’Espagne est destinée à boire jusqu’à la lie l’amer breuvage des révolutions, qu’elle arrive au plus vite au fond du vase. Elle ne se retournera qu’avec plus de promptitude et d’énergie vers les seules doctrines qui puissent lui convenir, les doctrines de monarchie tempérée dont elle n’a pas voulu. Tout palliatif ne pourrait avoir d’autre résultat que d’atténuer ou de détruire le salutaire effet de l’expérience qu’elle fait aujourd’hui.

Le triomphe définitif d’Espartero serait immoral. Il viendrait à l’appui de ces idées perverses sur la légitimité du succès qui sont depuis quelque temps en faveur dans le monde. Ce n’est pas tout que de réussir ; il faut encore réussir par des moyens honnêtes. La conduite du comte-duc envers la reine Christine est impardonnable. Il ne peut pas être permis de se jouer ainsi des mots les plus sacrés. Quand on a trahi successivement tous les partis, on doit être successivement abandonné par tous. La France surtout serait trop généreuse d’oublier les torts qu’Espartero a eus avec elle. Ce ne sont pas quelques cajoleries plus ou moins sincères de M. Olozaga qui peuvent nous faire passer sur les propos insolens de Barcelone et sur les cris de mort encouragés dans cette ville contre les Français. La France a des amis en Espagne, des amis véritables, les modérés, qui sont maintenant en dehors de ce qui se passe ; elle se doit à eux, et sa seule politique est de leur être fidèle dans la mauvaise fortune comme dans la bonne.

Encore si Espartero avait eu quelque raison spécieuse pour se montrer si hostile à notre pays, nous dirions qu’il devait être Espagnol avant tout, et nous serions loin de lui faire un reproche de s’être montré bon patriote ; Mais l’intérêt évident de la France est que l’Espagne soit grande, forte et bien gouvernée, pour que les deux pays puissent se servir au besoin de point d’appui contre le nord de l’Europe ; la France n’a rendu que des services au gouvernement d’Isabelle et à Espartero tout le premier, qu’elle a successivement débarrassé de don Carlos et de Cabrera ; la France enfin n’a pas de traité de commerce à imposer à l’Espagne, de contrebande en grand à y entretenir, et l’anarchie de la Péninsule ne peut que lui être dangereuse et non profitable. Il ne peut donc y avoir dans le cœur de tout bon Espagnol que de l’affection pour la France, et c’est ce que nous n’avons pas trouvé dans Espartero. Qu’il recherche encore les sympathies des Anglais, ces éternels ennemis de la prospérité de son pays, puisqu’il les a préférées aux nôtres, mais qu’il ne compte jamais sur nous qu’il a méconnus et insultés.

Nous concevrions d’ailleurs qu’on pût hésiter un moment sur la nature des sentimens que doit exciter la situation du duc de la Victoire, s’il présentait quelques garanties sérieuses pour faire un jour le bien de l’Espagne ; mais, de bonne foi, peut-on conserver encore la moindre illusion sur ce point ? Une usurpation comme la sienne ne peut être excusée que lorsqu’elle est suivie de grands services rendus à l’état. Bonaparte et Cromwell, ses deux modèles, ont marqué les premiers jours de leur règne par de grandes choses. Lui, depuis six mois entiers qu’il est investi de la dictature, qu’a-t-il fait ? Rien, absolument rien. Au contraire, l’état de l’Espagne est dix fois pire aujourd’hui qu’au mois de septembre dernier, tandis qu’il a suffi de moins de temps au premier consul pour rétablir l’ordre au dedans et fonder la grandeur de la France au dehors.

Espartero n’a eu qu’une pensée depuis qu’il est le maître, c’est la conservation d’un état militaire écrasant et inutile. Tant que la guerre civile a duré, on conçoit que l’Espagne se soit épuisée pour entretenir son armée sur un pied formidable, quoique ce soit encore beaucoup que deux cent mille hommes pour arriver à signer la convention de Bergara et pour bloquer un an entier les misérables forteresses de Cabrera. Mais depuis qu’il n’y a plus de combats à soutenir, à quoi bon ce chiffre énorme de troupes, le plus considérable sans comparaison que l’Espagne ait jamais eu ? Si le généralissime avait mis à exécution les projets de conquête qu’il a eus successivement sur le Roussillon et sur le Portugal, passe encore ; mais cette puissante armée ne sert absolument qu’à garder la personne de son chef, et elle absorbe bien au-delà de tous les revenus publics. Une nation a pourtant autre chose à faire que de cultiver les lauriers d’un général heureux.

Toutes ces forces font-elles au moins respecter la propriété, l’ordre public, la sécurité des personnes ? Pas le moins du monde. Nous avons déjà dit dans quel état l’Espagne se trouvait sous ce rapport. Le tableau que nous en avons donné est toujours vrai et se charge de jour en jour de nouvelles ombres. Dès bandes carlistes ont recommencé à paraître dans le Maestrazgo et sur d’autres points. Les vols à main armée et les déprédations de toute sorte se multiplient dans les provinces d’une manière effrayante. À Carthagène, la populace a donné un charivari à l’alcade et a cassé ses vitres ; la troupe n’a pas bougé. À Valence, la multitude s’est opposée à l’exécution d’un décret de la régence portant que tout habitant fournirait un état exact de sa fortune. L’ayuntamiento a adressé immédiatement une représentation à la régence pour lui demander de ne pas exiger l’exécution de ce décret. Et veut-on savoir dans quelles circonstances cette représentation a été décidée ? Voici le fait, et il est curieux. Un attroupement considérable était réuni en plein jour sur la place de l’église Notre-Dame des Abandonnés. Un homme en est sorti, portant une chaise sur laquelle il est monté, et il a affiché publiquement sur la façade de l’église le placard suivant : « Ordre du peuple à tous les habitans de cette ville et à ceux du dehors, aux nationaux de la banlieue et aux compatriotes. Il est défendu, sous peine de mort, de remettre à quelque autorité que ce soit ni argent, ni papier destiné à payer des contributions. Compagnons, nous n’avons rien à craindre ; le peuple est libre ! Nous devons tous mourir pour la liberté ! Tirez l’épée contre quiconque voudrait interrompre notre marche ; ne nous laissons plus gouverner sous le nom menteur de nationalité. Vive la république ! meurent la régence et tous les fonctionnaires publics ! Celui qui arrachera ce placard sera assassiné. Compagnons ! révolution ! » Signé, Un Patriote, et pour insignes, deux têtes de mort.

Le lendemain, au départ du courrier, ce placard n’avait pas encore été arraché. Il y est peut-être encore. Est-ce là un état régulier ? Et que fait l’armée, puisqu’elle ne réprime pas de pareilles scènes ?

La situation des finances est ce qu’elle doit être au milieu de tout ce désordre. Beaucoup de contribuables exécutent les injonctions du placard de Valence, et refusent de payer les impôts. La contrebande anglaise est organisée sur une échelle si gigantesque, que le gouvernement s’est cru forcé de prendre des mesures contre elle à Xérès ; mais la population a pris les armes, et le gouvernement a cédé. Il n’y a en ce moment d’employés payés dans toute la Péninsule, que ceux qui se paient de leurs propres mains, sur le peu de taxes qu’ils perçoivent ; l’armée elle-même commence à manquer de tout. Pendant quelque temps, les troupes ont assuré leur solde en s’emparant, par la force, des caisses publiques ; mais cette ressource est épuisée : les caisses sont vides. Dans plusieurs régimens, les officiers sont obligés, pour ne pas mourir de faim, de manger à la gamelle, et quelquefois de prendre les rations des soldats, qui se tirent alors d’affaire comme ils peuvent. Le ministre des finances, M. Gamboa, a donné sa démission de découragement ; son successeur provisoire, M. Ferrer, vient de convoquer une réunion de capitalistes pour leur demander à emprunter huit à dix millions, en anticipant les revenus de l’île de Cuba ; il n’a encore rien obtenu.

Comme si ce n’était pas assez de cette désorganisation générale, le ministère-régence s’est créé bénévolement de nouveaux embarras en compliquant la question politique par la question religieuse. Nous avons déjà parlé de l’exil du vice-régent de la nonciature apostolique ; ce que nous avions prévu à ce sujet est arrivé. Le pape a répondu à l’acte de persécution du gouvernement espagnol par une simple allocution comme celle qui vient de faire reculer le roi de Prusse dans toute sa puissance. Cette allocution est arrivée à Madrid au moment de l’ouverture des cortès, et y a produit une sensation extraordinaire. Le public espagnol, qui s’intéresse peu à la politique, s’est ému à la voix du vénérable chef de la chrétienté. Les journaux exaltés attaquent l’allocution avec une violence inouie, qui n’est qu’une preuve de plus de l’impression qu’elle a produite ; la terrible accusation de schisme et d’hérésie fait son chemin, et tous les cœurs catholiques s’ulcèrent de plus en plus.

Et c’est sur la tête de l’homme qui a mis son pays dans un pareil état que nous désirerions voir se maintenir l’autorité ! Mais il ne fera de cette autorité que l’usage qu’il en a déjà fait, en supposant même qu’on la lui laisse, et que les Van-Halen, les San-Miguel, les Lorenzo, les Linage, tous ces militaires anarchistes qu’il a eu la folie d’élever aux plus hauts emplois, ne brisent pas bientôt son épée entre ses mains. Jamais homme n’a eu plus belle et plus facile mission à remplir. Il n’avait besoin ni de talent ni d’activité pour devenir un des héros les plus illustres de l’histoire ; il n’avait qu’à faire son devoir. Quand la reine Christine est venue généreusement mettre sa fille sous sa garde, il était en possession d’un pouvoir immense. Il n’avait qu’un mot à dire pour fonder un gouvernement, et il aurait vieilli ensuite, chargé d’honneurs, dominateur superbe et inactif, comme il aime à l’être, dans une situation plus haute encore que celle de lord Wellington en Angleterre. Il n’a pas su le vouloir ; habitué à gagner au jeu, il a dissipé sans compter cette magnifique fortune que le hasard lui avait faite. Que sa destinée s’accomplisse maintenant, et qu’il recueille ce qu’il a semé.

Sans doute, il laissera un vide immense en Espagne, dès qu’il n’occupera plus le devant de la scène. Autant il eût été aisé de tout organiser à l’abri de son nom, autant il deviendra difficile d’établir un peu d’ordre dans l’état, quand ce dernier point d’appui n’existera plus. Mais qu’y faire ? Quand ce qui eût été puissant pour le bien ne sert que pour le mal, il serait insensé de ne pas savoir s’en passer. Premier sujet du trône, Espartero eût été le bienfaiteur de l’Espagne ; usurpateur, il n’est qu’un fléau. Ce qu’il y a de passif dans son caractère eût été utile au second rang, et ne peut être que funeste au premier. Il faut en prendre son parti.

Espérons d’ailleurs que, quand même les saturnales progressistes dureraient encore long-temps, il ne sera pas impossible de réunir plus tard quelques élémens d’ordre en Espagne. Un fait s’accomplit en ce moment qui permet de concevoir quelque pensée d’avenir, c’est l’union définitive du parti fueriste des provinces basques avec le parti modéré. Dans tout le reste de la Péninsule, les modérés ont refusé de prendre part aux élections. Les seuls candidats de cette couleur qui aient été élus l’ont été par les provinces basques, et ils y ont réuni l’unanimité des voix. Les griefs de ces provinces contre le gouvernement actuel ne sont pas moindres que ceux des modérés. Après leur avoir garanti solennellement leur liberté par le traité de Bergara, Espartero la laisse détruire impunément. Les juntes de Biscaye vont bientôt se réunir sous l’arbre de Guernica pour protester contre cette violation de la foi jurée. Les chefs du parti fueriste et ceux du parti modéré sont en rapport constant et s’entendent parfaitement pour la direction à donner à la résistance. Il en est à peu près de même de toute la portion éclairée de l’ancien parti carliste. Plus le désordre actuel se prolongera, et plus il y aura de chances pour qu’il se forme enfin un grand parti de gouvernement.

Il y a plus. Toute la fantasmagorie révolutionnaire de ces dernières années n’a pas sensiblement altéré le fonds des mœurs, qui sont restées monarchiques et catholiques. L’agitation n’est qu’à la surface. On jugera de cette permanence des mœurs au milieu des fluctuations politiques par l’exemple suivant. M. Ferrer, l’ancien président de la junte de Madrid, maintenant vice-président du conseil des ministres, est un des coryphées les plus avancés du prétendu parti démocratique. Dès qu’il a su qu’Espartero prétendait à être régent unique, il a pensé, avec juste raison qu’il ne resterait pas long-temps ministre si Espartero l’emportait. Qu’a-t-il fait alors ? Il s’est donné à lui-même comme dédommagement un titre de Castille. Il est maintenant marquis de Casa-Ferrer, vicomte de Douro, ou quelque chose de pareil. Avec de tels démagogues, il y a toujours de la ressource pour les idées monarchiques.


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