Portraits littéraires, Tome I/Diderot

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Garnier frères, libraires-éditeurs (Ip. 239-264).

DIDEROT


J’ai toujours aimé les correspondances, les conversations, les pensées, tous les détails du caractère, des mœurs, de la biographie, en un mot, des grands écrivains ; surtout quand cette biographie comparée n’existe pas déjà rédigée par un autre, et qu’on a pour son propre compte à la construire, à la composer. On s’enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d’un mort célèbre, poëte ou philosophe ; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi ; c’est presque comme si l’on passait quinze jours à la campagne à faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Gœthe ; seulement on est plus à l’aise avec son modèle, et le tête-à-tête, en même temps qu’il exige un peu plus d’attention, comporte beaucoup plus de familiarité. Chaque trait s’ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette physionomie qu’on essaye de reproduire ; c’est comme chaque étoile qui apparaît successivement sous le regard et vient luire à son point dans la trame d’une belle nuit. Au type vague, abstrait, général, qu’une première vue avait embrassé, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité individuelle, précise, de plus en plus accentuée et vivement scintillante ; on sent naître, on voit venir la ressemblance ; et le jour, le moment où l’on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clair-semés, — à ce moment l’analyse disparaît dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l’homme. Il y a plaisir en tout temps à ces sortes d’études secrètes, et il y aura toujours place pour les productions qu’un sentiment vif et pur en saura tirer. Toujours, nous le croyons, le goût et l’art donneront de l’à-propos et quelque durée aux œuvres les plus courtes, et les plus individuelles, si, en exprimant une portion même restreinte de la nature et de la vie, elles sont marquées de ce sceau unique de diamant, dont l’empreinte se reconnaît tout d’abord, qui se transmet inaltérable et imperfectible à travers les siècles, et qu’on essayerait vainement d’expliquer ou de contrefaire. Les révolutions passent sur les peuples, et font tomber les rois comme des têtes de pavots ; les sciences s’agrandissent et accumulent ; les philosophies s’épuisent ; et cependant la moindre perle, autrefois éclose du cerveau de l’homme, si le temps et les barbares ne l’ont pas perdue en chemin, brille encore aussi pure aujourd’hui qu’à l’heure de sa naissance. On peut découvrir demain toute l’Égypte et toute l’Inde, lire au cœur des religions antiques, en tenter de nouvelles, l’ode d’Horace à Lycoris n’en sera, ni plus ni moins, une de ces perles dont nous parlons. La science, les philosophies, les religions sont là, à côté, avec leurs profondeurs et leurs gouffres souvent insondables ; qu’importe ?  elle, la perle limpide et une fois née, se voit fixe au haut de son rocher, sur le rivage, dominant cet océan qui remue et varie sans cesse ; plus humide, plus cristalline, plus radieuse au soleil après chaque tempête. Ceci ne veut pas dire au moins que la perle et l’océan d’où elle est sortie un jour ne soient pas liés par beaucoup de rapports profonds et mystérieux, ou, en d’autres termes, que l’art soit du tout indépendant de la philosophie, de la science et des révolutions d’alentour. Oh !pour cela, non ; chaque océan donne ses perles, chaque climat les mûrit diversement et les colore ; les coquillages du golfe Persique ne sont pas ceux de l’Islande. Seulement l’art, dans la force de génération qui lui est propre, a quelque chose de fixe, d’accompli, de définitif, qui crée à un moment donné et dont le produit ne meurt plus ; qui ne varie pas avec les niveaux ; qui n’expire ni ne grossit avec les vagues ; qui ne se mesure ni au poids ni à la brasse, et qui, au sein des courants les plus mobiles, organise une certaine quantité de touts, grands et petits, dont les plus choisis et les mieux venus, une fois extraits de la masse flottante, n’y peuvent jamais rentrer. C’est ce qui doit consoler et soutenir les artistes jetés en des jours d’orages. Partout il y a moyen pour eux de produire quelque chose ; peu ou beaucoup, l’essentiel est que ce quelque chose soit le mieux, et porte en soi, précieusement gravée à l’un des coins, la marque éternelle. Voilà ce que nous avions besoin de nous dire avant de nous remettre, nous, critique littéraire, à l’étude curieuse de l’art, et à l’examen attentif des grands individus du passé ; il nous a semblé que, malgré ce qui a éclaté dans le monde et ce qui s’y remue encore, un portrait de Regnier, de Boileau, de La Fontaine, d’André Chénier, de l’un de ces hommes dont les pareils restent de tout temps fort rares, ne serait pas plus une puérilité aujourd’hui qu’il y a un an ; et en nous prenant cette fois à Diderot philosophe et artiste, en le suivant de près dans son intimité attrayante, en le voyant dire, en l’écoutant penser aux heures les plus familières, nous y avons gagné du moins, outre la connaissance d’un grand homme de plus, d’oublier pendant quelques jours l’affligeant spectacle de la société environnante, tant de misère et de turbulence dans les masses, un si vague effroi, un si dévorant égoïsme dans les classes élevées, les gouvernements sans idées ni grandeur, des nations héroïques qu’on immole, le sentiment de patrie qui se perd et que rien de plus large ne remplace, la religion retombée dans l’arène d’où elle a le monde à reconquérir, et l’avenir de plus en plus nébuleux, recélant un rivage qui n’apparaît pas encore.

Il n’en était pas tout à fait ainsi du temps de Diderot. L’œuvre de destruction commençait alors à s’entamer au vif dans la théorie philosophique et politique ; la tâche, malgré les difficultés du moment, semblait fort simple ; les obstacles étaient bien tranchés, et l’on se portait à l’assaut avec un concert admirable et des espérances à la fois prochaines et infinies. Diderot, si diversement jugé, est de tous les hommes du xviiie siècle celui dont la personne résume le plus complétement l’insurrection philosophique avec ses caractères les plus larges et les plus contrastés. Il s’occupa peu de politique, et la laissa à Montesquieu, à Jean-Jacques et à Raynal ; mais en philosophie il fut en quelque sorte l’âme et l’organe du siècle, le théoricien dirigeant par excellence. Jean-Jacques était spiritualiste, et par moments une espèce de calviniste socinien : il niait les arts, les sciences, l’industrie, la perfectibilité, et par toutes ces faces heurtait son siècle plutôt qu’il ne le réfléchissait. Il faisait, à plusieurs égards, exception dans cette société libertine, matérialiste et éblouie de ses propres lumières. D’Alembert était prudent, circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et timide de caractère, sceptique en tout ce qui sortait de la géométrie ; ayant deux paroles, une pour le public, l’autre dans le privé, philosophe de l’école de Fontenelle ; et le xviiie siècle avait l’audace au front, l’indiscrétion sur les lèvres, la foi dans l’incrédulité, le débordement des discours, et lâchait la vérité et l’erreur à pleines mains. Buffon ne manquait pas de foi en lui-même et en ses idées, mais il ne les prodiguait pas ; il les élaborait à part, et ne les émettait que par intervalles, sous une forme pompeuse dont la magnificence était à ses yeux le mérite triomphant. Or, le xviiie siècle passe avec raison pour avoir été prodigue d’idées, familier et prompt, tout à tous, ne haïssant pas le déshabillé ; et quand il s’était trop échauffé en causant de verve, en dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi ! il ne se faisait pas faute alors, le bon siècle, d’ôter sa perruque, comme l’abbé Galiani, et de la suspendre au dos d’un fauteuil. Condillac, si vanté depuis sa mort pour ses subtiles et ingénieuses analyses, ne vécut pas au cœur de son époque, et n’en représente aucunement la plénitude, le mouvement et l’ardeur. Il était cité avec considération par quelques hommes célèbres ; d’autres l’estimaient d’assez mince étoffe. En somme, on s’occupait peu de lui ; il n’avait guère d’influence. Il mourut dans l’isolement, atteint d’une sorte de marasme causé par l’oubli. Juger la philosophie du xviiie siècle d’après Condillac, c’est se décider d’avance à la voir tout entière dans une psychologie pauvre et étriquée. Quelque état qu’on en fasse, elle était plus forte que cela. Cabanis et M. de Tracy, qui ont beaucoup insisté, comme par précaution oratoire, sur leur filiation avec Condillac, se rattachent bien plus directement, pour les solutions métaphysiques d’origine et de fin, de substance et de cause, pour les solutions physiologiques d’organisation et de sensibilité, à Condorcet, à d’Holbach, à Diderot ; et Condillac est précisément muet sur ces énigmes, autour desquelles la curiosité de son siècle se consuma. Quant à Voltaire, meneur infatigable, d’une aptitude d’action si merveilleuse, et philosophe pratique en ce sens, il s’inquiéta peu de construire ou même d’embrasser toute la théorie métaphysique d’alors ; il se tenait au plus clair, il courait au plus pressé, il visait au plus droit, ne perdant aucun de ses coups, harcelant de loin les hommes et les dieux, comme un Parthe, sous ses flèches sifflantes. Dans son impitoyable verve de bon sens, il alla même jusqu’à railler à la légère les travaux de son époque à l’aide desquels la chimie et la physiologie cherchaient à éclairer les mystères de l’organisation. Après la Théodicée de Leibnitz, les anguilles de Needham lui paraissaient une des plus drôles imaginations qu’on pût avoir. La faculté philosophique du siècle avait donc besoin, pour s’individualiser en un génie, d’une tête à conception plus patiente et plus sérieuse que Voltaire, d’un cerveau moins étroit et moins effilé que Condillac ; il lui fallait plus d’abondance, de source vive et d’élévation solide que dans Buffon, plus d’ampleur et de décision fervente que chez d’Alembert, une sympathie enthousiaste pour les sciences, l’industrie et les arts, que Rousseau n’avait pas. Diderot fut cet homme ; Diderot, riche et fertile nature, ouverte à tous les germes, et les fécondant en son sein, les transformant presque au hasard par une force spontanée et confuse ; moule vaste et bouillonnant où tout se fond, où tout se broie, où tout fermente ; capacité la plus encyclopédique qui fût alors, mais capacité active, dévorante à la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et aussi de fumée ; Diderot, passant d’une machine à bas qu’il démonte et décrit, aux creusets de d’Holbach et de Rouelle, aux considérations de Bordeu ; disséquant, s’il le veut, l’homme et ses sens aussi dextrement que Condillac, dédoublant le fil de cheveu le plus ténu sans qu’il se brise, puis tout d’un coup rentrant au sein de l’être, de l’espace, de la nature, et taillant en plein dans la grande géométrie métaphysique quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s’ils n’eussent été chrétiens[1] ; esprit d’intelligence, de hardiesse et de conjecture, alternant du fait à la rêverie, flottant de la majesté au cynisme, bon jusque dans son désordre, un peu mystique dans son incrédulité, et auquel il n’a manqué, comme à son siècle, pour avoir l’harmonie, qu’un rayon divin, un fiat lux, une idée régulatrice, un Dieu[2].

Tel devait être, au xviiie siècle, l’homme fait pour présider à l’atelier philosophique, le chef du camp indiscipliné des penseurs, celui qui avait puissance pour les organiser en volontaires, les rallier librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la conspiration contre l’ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau et d’Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les géomètres, les mécaniciens et les littérateurs, entre ces derniers et les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les défenseurs du goût ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C’était lui qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolément, qui les appréciait de meilleure grâce, et les portait le plus complaisamment dans son cœur ; qui, avec le moins de personnalité et de quant-à-soi, se transportait le plus volontiers de l’un à l’autre. Il était donc bien propre à être le centre mobile, le pivot du tourbillon ; à mener la ligue à l’attaque avec concert, inspiration et quelque chose de tumultueux et de grandiose dans l’allure. La tête haute et un peu chauve, le front vaste, les tempes découvertes, l’œil en feu ou humide d’une grosse larme, le cou nu et, comme il l’a dit, débraillé, le dos bon et rond, les bras tendus vers l’avenir ; mélange de grandeur et de trivialité, d’emphase et de naturel, d’emportement fougueux et d’humaine sympathie ; tel qu’il était, et non tel que l’avaient gâté Falconet et Vanloo, je me le figure dans le mouvement théorique du siècle, précédant dignement ces hommes d’action qui ont avec lui un air de famille, ces chefs d’un ascendant sans morgue, d’un héroïsme souillé d’impur, glorieux malgré leurs vices, gigantesques dans la mêlée, au fond meilleurs que leur vie : Mirabeau, Danton, Kléber.

Denis Diderot était né à Langres, en octobre 1713, d’un père coutelier. Depuis deux cents ans cette profession se transmettait par héritage dans la famille avec les humbles vertus, la piété, le sens et l’honneur des vieux temps. Le jeune Denis, l’aîné des enfants, fut d’abord destiné à l’état ecclésiastique, pour succéder à un oncle chanoine. On le mit de bonne heure aux Jésuites de la ville, et il y fit de rapides progrès. Ces premières années, cette vie de famille et d’enfance, qu’il aimait à se rappeler et qu’il a consacrée en plusieurs endroits de ses écrits, laissèrent dans sa sensibilité de profondes empreintes. En 1760, au Grandval, chez le baron d’Holbach, partagé entre la société la plus séduisante et les travaux de philosophie ancienne qu’il rédigeait pour l’Encyclopédie, ces circonstances d’autrefois lui revenaient à l’esprit avec larmes ; il remontait par la rêverie le cours de sa triste et tortueuse compatriote, la Marne, qu’il retrouvait là, sous ses yeux, au pied des coteaux de Chenevières et de Champigny ; son cœur nageait dans les souvenirs, et il écrivait à son amie, mademoiselle Voland : « Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans, et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait décernées, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte et se mit à pleurer. C’est une belle chose qu’un homme de bien et sévère, qui pleure ! » Madame de Vandeul, fille unique et si chérie de Diderot, nous a laissé quelques anecdotes sur l’enfance de son père, que nous ne répéterons pas, et qui toutes attestent la vivacité d’impressions, la pétulance, la bonté facile de cette jeune et précoce nature. Diderot a cela de particulier entre les grands hommes du xviiie siècle, d’avoir eu une famille, une famille tout à fait bourgeoise, de l’avoir aimée tendrement, de s’y être rattaché toujours avec effusion, cordialité et bonheur. Philosophe à la mode et personnage célèbre, il eut toujours son bon père le forgeron, comme il disait, son frère l’abbé, sa sœur la ménagère, sa chère petite fille Angélique ; il parlait d’eux tous délicieusement ; il ne fut satisfait que lorsqu’il eut envoyé à Langres son ami Grimm embrasser son vieux père. Je n’ai guère vu trace de rien de pareil chez Jean-Jacques, d’Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce même M. de Grimm, ou M. Arouet de Voltaire.

Les jésuites cherchèrent à s’attacher Diderot ; il eut une veine d’ardente dévotion ; on le tonsura vers douze ans, et on essaya même un jour de l’enlever de Langres pour disposer de lui plus à l’aise. Ce petit événement décida son père à l’amener à Paris, où il le plaça au collège d’Harcourt. Le jeune Diderot s’y montra bon écolier et surtout excellent camarade. On rapporte que l’abbé de Bernis et lui dînèrent plus d’une fois alors au cabaret à six sous par tête[3]. Ses études finies, il entra chez un procureur, M. Clément de Ris, son compatriote, pour y étudier le droit et les lois, ce qui l’ennuya bien vite. Ce dégoût de la chicane le brouilla avec son père, qui sentait le besoin de brider, de mater par l’étude un naturel aussi passionné, et qui le pressait de faire choix d’un état quelconque ou de rentrer sous le toit paternel. Mais le jeune Diderot sentait déjà ses forces, et une vocation irrésistible l’entraînait hors des voies communes. Il osa désobéir à ce bon père qu’il vénérait, et seul, sans appui, brouillé avec sa famille (quoique sa mère le secourût sous main et par intervalles), logé dans un taudis, dînant toujours à six sous, le voilà qui tente de se fonder une existence d’indépendance et d’étude ; la géométrie et le grec le passionnent, et il rêve la gloire du théâtre. En attendant, tous les genres de travaux qui s’offraient lui étaient bien venus ; le métier de journaliste, comme nous l’entendons, n’existait pas alors, sans quoi c’eût été le sien. Un jour, un missionnaire lui commanda six sermons pour les colonies portugaises, et il les fabriqua. Il essaya de se faire le précepteur particulier des fils d’un riche financier, mais cette vie d’assujettissement lui devint insupportable au bout de trois mois. Sa plus sûre ressource était de donner des leçons de mathématiques : il apprenait lui-même tout en montrant aux autres. C’est plaisir de retrouver, dans le Neveu de Rameau, la redingote de peluche grise avec laquelle il se promenait au Luxembourg en été, dans l’allée des Soupirs, et de le voir trottant, au sortir de là, sur le pavé de Paris, en manchettes déchirées et en bas de laine noire recousus par derrière avec du fil blanc. Lui qui regretta plus tard si éloquemment sa vieille robe de chambre, combien davantage ne dut-il pas regretter cette redingote de peluche qui lui eût retracé toute sa vie de jeunesse, de misère et d’épreuves ! Comme il l’aurait fièrement suspendue dans son cabinet décoré d’un luxe récent ! Comme il se serait écrié à plus juste titre, en voyant cette relique, telle qu’il les aimait : « Elle me rappelle mon premier état, et l’orgueil s’arrête à l’entrée de mon cœur. Non, mon ami, non, je ne suis point corrompu. Ma porte s’ouvre toujours au besoin qui s’adresse à moi, il me trouve la même affabilité ; je l’écoute, je le conseille, je le plains. Mon âme ne s’est point endurcie, ma tête ne s’est point relevée ; mon dos est bon et rond comme ci-devant. C’est le même ton de franchise, c’est la même sensibilité ; mon luxe est de fraîche date, et le poison n’a point encore agi. » Et que n’eût-il pas ajouté, si l’éternelle redingote de peluche s’était trouvée précisément la même qu’il portait ce jour de mardi gras où, tombé au plus bas de la détresse, épuisé de marche, défaillant d’inanition, secouru par la pitié d’une femme d’auberge, il jura, tant qu’il aurait un sou vaillant, de ne jamais refuser un pauvre, et de tout donner plutôt que d’exposer son semblable à une journée de pareilles tortures ?

Ses mœurs, au milieu de cette vie incertaine, n’étaient pas ce qu’on pourrait imaginer ; on voit, par un aveu qu’il fait à mademoiselle Voland (t. II, p. 108), l’aversion qu’il conçut de bonne heure pour les faciles et dangereux plaisirs. Ce jeune homme, abandonné, nécessiteux, ardent, dont la plume acquit par la suite un renom d’impureté ; qui, selon son propre témoignage, possédait assez bien son Pétrone, et des petits madrigaux infâmes de Catulle pouvait réciter les trois quarts sans honte ; ce jeune homme échappa à la corruption du vice, et, dans l’âge le plus furieux, parvint à sauver les trésors de ses sens et les illusions de son cœur. Il dut ce bienfait à l’amour. La jeune fille qu’il aima était une demoiselle déchue, une ouvrière pauvre, vivant honnêtement avec sa mère du travail de ses mains. Diderot la connut comme voisine, la désira éperdument, se fit agréer d’elle, et l’épousa malgré les remontrances économiques de la mère ; seulement il contracta ce mariage en secret, pour éviter l’opposition de sa propre famille, que trompaient sur son compte de faux rapports. Jean-Jacques, dans ses Confessions, a jugé fort dédaigneusement l’Annette de Diderot, à laquelle il préfère de beaucoup sa Thérèse. Sans nous prononcer entre ces deux compagnes de grands hommes, il paraît en effet que, bonne femme au fond, madame Diderot était d’un caractère tracassier, d’un esprit commun, d’une éducation vulgaire, incapable de comprendre son mari et de suffire à ses affections. Tous ces fâcheux inconvénients, que le temps développa, disparurent alors dans l’éclat de sa beauté. Diderot eut d’elle jusqu’à quatre enfants, dont un seul, une fille, survécut. Après une de ses premières couches, il expédia la mère et sans doute aussi le nourrisson à Langres, près de sa famille, pour forcer la réconciliation. Ce moyen pathétique réussit, et toutes les préventions qui avaient duré des années s’évanouirent en vingt-quatre heures. Cependant, accablé de nouvelles charges, livré à des travaux pénibles, traduisant, aux gages des libraires, quelques ouvrages anglais, une Histoire de la Grèce, un Dictionnaire de Médecine, et méditant déjà l’Encyclopédie, Diderot se désenchanta bien promptement de cette femme, pour laquelle il avait si pesamment grevé son avenir. Madame de Puisieux (autre erreur) durant dix années, mademoiselle Voland, la seule digne de son choix, durant toute la seconde moitié de sa vie, quelques femmes telles que madame de Prunevaux plus passagèrement, l’engagèrent dans des liaisons étroites qui devinrent comme le tissu même de son existence intérieure. Madame de Puisieux fut la première : coquette et aux expédients, elle ajouta aux embarras de Diderot, et c’est pour elle qu’il traduisit l’Essai sur le Mérite et la Vertu, qu’il fit les Pensées philosophiques, l’Interprétation de la Nature, la Lettre sur les Aveugles, et les Bijoux indiscrets, offrande mieux assortie et moins sévère. Madame Diderot, négligée par son mari, se resserra dans ses goûts peu élevés ; elle eut son petit monde, ses petits entours, et Diderot ne se rattacha plus tard à son domestique que par l’éducation de sa fille. On comprendra, d’après de telles circonstances, comment celui des philosophes du siècle qui sentit et pratiqua le mieux la moralité de la famille, qui cultiva le plus pieusement les relations de père, de fils, de frère, eut en même temps une si fragile idée de la sainteté du mariage, qui est pourtant le nœud de tout le reste ; on saisira aisément sous quelle inspiration personnelle il fit dire à l’O-taïtien dans le Supplément au Voyage de Bougainville : « Rien te paraît-il plus insensé qu’un précepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande une constance qui n’y peut être, et qui viole la liberté du mâle et de la femelle en les enchaînant pour jamais l’un à l’autre ; qu’une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu ; qu’un serment d’immutabilité de deux êtres de chair à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’ébranle ?  » Ce fut une singulière destinée de Diderot, et bien explicable d’ailleurs par son exaltation naïve et contagieuse, d’avoir éprouvé ou inspiré dans sa vie des sentiments si disproportionnés avec le mérite véritable des personnes. Son premier, son plus violent amour, l’enchaîna pour jamais à une femme qui n’avait aucune convenance réelle avec lui. Sa plus violente amitié, qui fut aussi passionnée qu’un amour, eut pour objet Grimm, bel esprit fin, piquant, agréable, mais cœur égoïste et sec[4]. Enfin la plus violente admiration qu’il fit naître lui vint de Naigeon, Naigeon adorateur fétichiste de son philosophe, comme Brossette l’était de son poëte, espèce de disciple badaud, de bedeau fanatique de l’athéisme. Femme, ami, disciple, Diderot se méprit donc dans ses choix ; La Fontaine n’eût pas été plus malencontreux que lui ; au reste, à part le chapitre de sa femme, il ne semble guère que lui-même il se soit jamais avisé de ses méprises.

Tout homme doué de grandes facultés, et venu en des temps où elles peuvent se faire jour, est comptable, par-devant son siècle et l’humanité, d’une œuvre en rapport avec les besoins généraux de l’époque et qui aide à la marche du progrès. Quels que soient ses goûts particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de hors-d’œuvre, il doit à la société un monument public, sous peine de rejeter sa mission et de gaspiller sa destinée. Montesquieu par l’Esprit des Lois, Rousseau par l’Émile et la Contrat social, Buffon par l’Histoire naturelle, Voltaire par tout l’ensemble de ses travaux, ont rendu témoignage à cette loi sainte du génie, en vertu de laquelle il se consacre à l’avancement des hommes ; Diderot, quoi qu’on en ait dit légèrement, n’y a pas non plus manqué[5]. On lui accorde de reste les fantaisies humoristes, les boutades d’une saillie incomparable, les chaudes esquisses, les riches prêts à fonds perdu dans les ouvrages et sous le nom de ses amis, le don des romans, des lettres, des causeries, des contes, les petits-papiers, comme il les appelait, c’est-à-dire les petits chefs-d’œuvre, le morceau sur les femmes, la Religieuse, madame de La Pommeraie, mademoiselle La Chaux, madame de La Carlière, les héritiers du curé de Thivet ; — ce que nous tenons ici à lui maintenir, c’est son titre social, sa pièce monumentale, l’Encyclopédie ! Ce ne devait être à l’origine qu’une traduction revue et augmentée du Dictionnaire anglais de Chalmers, une spéculation de librairie. Diderot féconda l’idée première et conçut hardiment un répertoire universel de la connaissance humaine à son époque. Il mit vingt-cinq ans à l’exécuter. Il fut à l’intérieur la pierre angulaire et vivante de cette construction collective, et aussi le point de mire de toutes les persécutions, de toutes les menaces du dehors. D’Alembert, qui s’y était attaché surtout par convenance d’intérêt, et dont la Préface ingénieuse a beaucoup trop assumé, pour ceux qui ne lisent que les préfaces, la gloire éminente de l’ensemble, déserta au beau milieu de l’entreprise, laissant Diderot se débattre contre l’acharnement des dévots, la pusillanimité des libraires, et sous un énorme surcroît de rédaction. Grâce à sa prodigieuse verve de travail, à l’universalité de ses connaissances, à cette facilité multiple acquise de bonne heure dans la détresse, grâce surtout à ce talent moral de rallier autour de lui, d’inspirer et d’exciter ses travailleurs, il termina cet édifice audacieux, d’une masse à la fois menaçante et régulière : si l’on cherche le nom de l’architecte, c’est le sien qu’il faut y lire. Diderot savait mieux que personne les défauts de son œuvre ; il se les exagérait même, eut égard au temps, et se croyant né pour les arts, pour la géométrie, pour le théâtre, il déplorait mainte fois sa vie engagée et perdue dans une affaire d’un profit si mince et d’une gloire si mêlée. Qu’il fût admirablement organisé pour la géométrie et les arts, je ne le nie pas ; mais certes, les choses étant ce qu’elles étaient alors, une grande révolution, comme il l’a lui-même remarqué[6], s’accomplissant dans les sciences, qui descendaient de la haute géométrie et de la contemplation métaphysique pour s’étendre à la morale ; aux belles-lettres, à l’histoire de la nature, à la physique expérimentale et à l’industrie ; de plus, les arts au xviiie siècle étant faussement détournés de leur but supérieur et rabaissés à servir de porte-voix philosophique ou d’arme pour le combat ; au milieu de telles conditions générales, il était difficile à Diderot de faire un plus utile, un plus digne et mémorable emploi de sa faculté puissante qu’en la vouant à l’Encyclopédie. Il servit et précipita, par cette œuvre civilisatrice, la révolution qu’il avait signalée dans les sciences. Je sais d’ailleurs quels reproches sévères et réversibles sur tout le siècle doivent tempérer ces éloges, et j’y souscris entièrement ; mais l’esprit antireligieux qui présida à l’Encyclopédie et à toute la philosophie d’alors ne saurait être exclusivement jugé de notre point de vue d’aujourd’hui, sans presque autant d’injustice qu’on a droit de lui en reprocher. Le mot d’ordre, le cri de guerre, Écrasons l’infâme ! tout décisif et inexorable qu’il semble, demande lui-même à être analysé et interprété. Avant de reprocher à la philosophie de n’avoir pas compris le vrai et durable christianisme, l’intime et réelle doctrine catholique, il convient de se souvenir que le dépôt en était alors confié, d’une part aux jésuites intrigants et mondains, de l’autre aux jansénistes farouches et sombres ; que ceux-ci, retranchés dans les parlements, pratiquaient dès ici-bas leur fatale et lugubre doctrine sur la grâce, moyennant leurs bourreaux, leur question, leurs tortures, et qu’ils réalisaient pour les hérétiques, dans les culs de basse-fosse des cachots, l’abîme effrayant de Pascal. C’était là l’infâme qui, tous les jours, calomniait auprès des philosophes le christianisme dont elle usurpait le nom ; l’infâme en vérité, que la philosophie est parvenue à écraser dans la lutte, en s’abîmant sous une ruine commune. Diderot, dès ses premières Pensées philosophiques, paraît surtout choqué de cet aspect tyrannique et capricieusement farouche, que la doctrine de Nicole, d’Arnauld et de Pascal prête au Dieu chrétien ; et c’est au nom de l’humanité méconnue et d’une sainte commisération pour ses semblables qu’il aborde la critique audacieuse où sa fougue ne lui permit plus de s’arrêter. Ainsi de la plupart des novateurs incrédules : au point de départ, une même protestation généreuse les unit. L’Encyclopédie ne fut donc pas un monument pacifique, une tour silencieuse de cloître avec des savants et des penseurs de toute espèce distribués à chaque étage. Elle ne fut pas une pyramide de granit à base immobile ; elle n’eut rien de ces harmonieuses et pures constructions de l’art, qui montent avec lenteur à travers des siècles fervents vers un Dieu adoré et béni. On l’a comparée à l’impie Babel ; j’y verrais plutôt une de ces tours de guerre, de ces machines de siége, mais énormes, gigantesques, merveilleuses, comme en décrit Polybe, comme en imagine le Tasse. L’arbre pacifique de Bacon y est façonné en catapulte menaçante. Il y a des parties ruineuses, inégales, beaucoup de plâtras, des fragments cimentés et indestructibles. Les fondations ne plongent pas en terre : l’édifice roule, il est mouvant, il tombera ; mais qu’importe ?  pour appliquer ici un mot éloquent de Diderot lui-même, « la statue de l’architecte restera debout au milieu des ruines, et la pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n’en sont pas d’argile. »

L’athéisme de Diderot, bien qu’il l’affichât par moments avec une déplorable jactance, et que ses adversaires l’aient trop cruellement pris au mot, se réduit le plus souvent à la négation d’un Dieu méchant et vengeur, d’un Dieu fait à l’image des bourreaux de Calas et de La Barre. Diderot est revenu fréquemment sur cette idée, et l’a présentée sous les formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantôt, comme dans l’entretien avec la maréchale de Broglie, c’est un jeune Mexicain qui, las de son travail, se promène un jour au bord du grand Océan ; il voit une planche qui d’un bout trempe dans l’eau et de l’autre pose sur le rivage ; il s’y couche, et, bercé par la vague, rasant du regard l’espace infini, les contes de sa vieille grand’mère sur je ne sais quelle contrée située au delà et peuplée d’habitants merveilleux lui repassent en idée comme de folles chimères ; il n’y peut croire, et cependant le sommeil vient avec le balancement et la rêverie, la planche se détache du rivage, le vent s’accroît, et voilà le jeune raisonneur embarqué. Il ne se réveille qu’en pleine eau. Un doute s’élève alors dans son esprit : s’il s’était trompé en ne croyant pas ! si sa grand’mère avait eu raison ! Eh bien ! ajoute Diderot, elle a eu raison ; il vogue, il touche à la plage inconnue. Le vieillard, maître du pays, est là qui le reçoit à l’arrivée. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu pincée avec sourire, sera-ce toute la peine de l’incrédule ?  ou bien ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insensé par les cheveux et se complaire à le traîner durant une éternité sur le rivage[7] ? — Tantôt, comme dans une lettre à mademoiselle Voland, c’est un moine, galant homme et point du tout enfroqué, avec qui son ami Damilaville l’a fait dîner. On parla de l’amour paternel. Diderot dit que c’était une des plus puissantes affections de l’homme : « Un cœur paternel, repris-je ; non, il n’y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c’est ; c’est un secret heureusement ignoré, même des enfants. » Puis continuant, j’ajoutai : « Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées ; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu’il fût besoin de la lui exagérer. Cependant la calomnie n’y avait pas manqué. On lui avait dit… Que ne lui avait-on pas dit ?  L’occasion d’aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu’il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensai juste. » Là, je m’arrêtai et je demandai à mon religieux s’il savait combien il y avait d’ici chez moi : « Soixante lieues, mon père ; et s’il y en avait cent, croyez-vous que j’aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre ? — Au contraire. — Et s’il y en avait eu mille ? — Ah ! Comment maltraiter un enfant qui revient de si loin ? — Et s’il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne ? … » En disant ces derniers mots, j’avais les yeux tournés au ciel ; et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue. »

Diderot a exposé ses idées sur la substance, la cause et l’origine des choses dans l’Interprétation de la Nature, sous le couvert de Baumann, qui n’est autre que Maupertuis, et plus nettement encore dans l’Entretien avec d’Alembert et le Rêve singulier qu’il prête à ce philosophe. Il nous suffira de dire que son matérialisme n’est pas un mécanisme géométrique et aride, mais un vitalisme confus, fécond et puissant, une fermentation spontanée, incessante, évolutive, où, jusque dans le moindre atome, la sensibilité latente ou dégagée subsiste toujours présente. C’était l’opinion de Bordeu et des physiologistes, la même que Cabanis a depuis si éloquemment exprimée. À la manière dont Diderot sentait la nature extérieure, la nature pour ainsi dire naturelle, celle que les expériences des savants n’ont pas encore torturée et falsifiée, les bois, les eaux, la douceur des champs, l’harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au cœur, il devait être profondément religieux par organisation, car nul n’était plus sympathique et plus ouvert à la vie universelle. Seulement, cette vie de la nature et des êtres, il la laissait volontiers obscure, flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelée au sein des germes, circulant dans les courants de l’air, ondoyant sur les cimes des forêts, s’exhalant avec les bouffées des brises ; il ne la rassemblait pas vers un centre, il ne l’idéalisait pas dans l’exemplaire radieux d’une Providence ordonnatrice et vigilante. Pourtant, dans un ouvrage qu’il composa durant sa vieillesse et peu d’années avant de mourir, l’Essai sur la Vie de Sénèque, il s’est plu à traduire le passage suivant d’une lettre à Lucilius, qui le transporte d’admiration : « S’il s’offre à vos regards une vaste forêt, peuplée d’arbres antiques, dont les cimes montent aux nues et dont les rameaux entrelacés vous dérobent l’aspect du ciel, cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces masses d’ombre que la distance épaissit et rend continues, tant de signes ne vous intiment-ils pas la présence d’un Dieu ?  » C’est Diderot qui souligne le mot intimer. Je suis heureux de trouver dans le même ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu d’oubli peut-être de ses propres excès cyniques et philosophiques, mais aussi un dégoût amer, un désaveu formel du matérialisme immoral et corrupteur. J’aime qu’il reproche à La Mettrie de n’avoir pas les premières idées des vrais fondements de la morale, « de cet arbre immense dont la tête touche aux cieux, et dont les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau, qu’on déshonore en l’en dépouillant. » Ceci me rappelle une querelle qu’il eut un jour sur la vertu avec Helvétius et Saurin ; il en fait à mademoiselle Voland un récit charmant, qui est un miroir en raccourci de l’inconséquence du siècle. Ces messieurs niaient le sens moral inné, le motif essentiel et désintéressé de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. « Le plaisant, ajoute-t-il, c’est que, la dispute à peine terminée, ces honnêtes gens se mirent, sans s’en apercevoir, à dire les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu’ils venaient de combattre, et à faire eux-mêmes la réfutation de leur opinion. Mais Socrate, à ma place, la leur aurait arrachée. » Il dit en un endroit au sujet de Grimm : « La sévérité des principes de notre ami se perd ; il distingue deux morales, une à l’usage des souverains. » Toutes ces idées excellentes sur la vertu, la morale et la nature, lui revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le recueillement et l’espèce de solitude qu’il tâcha de se procurer durant les années souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de ses amis étaient morts, les autres dispersés ; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient souvent. Aux conversations désormais fatigantes, il préférait la robe de chambre et sa bibliothèque du cinquième sous les tuiles, au coin de la rue Taranne et de celle de Saint-Benoît ; il lisait toujours, méditait beaucoup et soignait avec délices l’éducation de sa fille. Sa vie bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes œuvres, dut lui être d’un grand apaisement intérieur ; et toutefois peut-être, à de certains moments, il lui arrivait de se redire cette parole de son vieux père : « Mon fils, mon fils, c’est un bon oreiller que celui de la raison ; mais je trouve que ma tête repose plus doucement encore sur celui de la religion et des lois. » — Il mourut en juillet 1784[8].

Comme artiste et critique, Diderot fut éminent. Sans doute sa théorie du drame n’a guère de valeur que comme démenti donné au convenu, au faux goût, à l’éternelle mythologie de l’époque, comme rappel à la vérité des mœurs, à la réalité des sentiments, à l’observation de la nature ; il échoua dès qu’il voulut pratiquer. Sans doute l’idée de morale le préoccupa outre mesure ; il y subordonna le reste, et en général, dans toute son esthétique, il méconnut les limites, les ressources propres et la circonscription des beaux-arts ; il concevait trop le drame en moraliste, la statuaire et la peinture en littérateur ; le style essentiel, l’exécution mystérieuse, la touche sacrée, ce je ne sais quoi d’accompli, d’achevé, qui est à la fois l’indispensable, ce sine qua non de confection dans chaque œuvre d’art pour qu’elle parvienne à l’adresse de la postérité, — sans doute ce coin précieux lui a échappé souvent ; il a tâtonné alentour, et n’y a pas toujours posé le doigt avec justesse ; Falconnet et Sedaine lui ont causé de ces éblouissements d’enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Térence, pour Richardson et pour Greuze : voilà les défauts. Mais aussi que de verve, que de raison dans les détails ! quelle chaude poursuite du vrai, du bon, de ce qui sort du cœur ! quel exemplaire sentiment de l’antique dans ce siècle irrévérent ! quelle critique pénétrante, honnête, amoureuse, jusqu’alors inconnue ! comme elle épouse son auteur dès qu’elle y prend goût  ! comme elle le suit, l’enveloppe, le développe, le choie et l’adore ! Et, tout optimiste qu’elle est et un peu sujette à l’engouement, ne la croyez pas dupe toujours. Demandez plutôt à l’auteur des Saisons, à M. de Saint-Lambert, qui, entre les gens de lettres, est une des peaux les plus sensibles (nous dirions aujourd’hui un des épidermes) ; à M. de La Harpe, qui a du nombre, de l’éloquence, du style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui lui batte au-dessous de la mamelle gauche,

Nil salit Arcadico… Quod laeva in parte mamillae
Nil salit Arcadico juveni. …laeva in parte mamillae
Nil salit Arcadico Quod laeva inJuv.

Demandez à l’abbé Raynal, qui serait sur la ligne de M. de La Harpe, s’il avait un peu moins d’abondance et un peu plus de goût ; au digne, au sage et honnête Thomas enfin, qui, à l’opposé du même M. de La Harpe, met tout en montagnes, comme l’autre met tout en plaines, et qui, en écrivant sur les femmes, a trouvé moyen de composer un si bon, un si estimable livre, mais un livre qui n’a pas de sexe.

En prononçant le nom de femmes, nous avons touché la source la plus abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses meilleurs morceaux, les plus délicieux d’entre ses petits papiers, sont certainement ceux où il les met en scène, où il raconte les abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou victimes, leur puissance d’amour, de vengeance, de sacrifice ; où il peint quelque coin du monde, quelque intérieur auquel elles ont été mêlées. Les moindres récits courent alors sous sa plume, rapides, entraînants, simples, loin d’aucun système, empreints, sans affectation, des circonstances les plus familières, et comme venant d’un homme qui a de bonne heure vécu de la vie de tous les jours, et qui a senti l’âme et la poésie dessous. De telles scènes, de tels portraits ne s’analysent pas. Omettant les choses plus connues, je recommande à ceux qui ne l’ont pas lue encore la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin, jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que désintéressés. C’est un admirable petit cours de morale pratique, sensée et indulgente ; c’est de la raison, de la décence, de l’honnêteté, je dirais presque de la vertu, à la portée d’une jolie actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. À la place de Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux déjà pour être sage), Horace lui-même n’aurait pas donné d’autres préceptes, des conseils mieux pris dans le réel, dans le possible, dans l’humanité ; et certes il ne les eût pas assaisonnés de maximes plus saines, d’indications plus fines sur l’art du comédien. Ces Lettres à mademoiselle Jodin, publiées pour la première fois en 1821, présageaient dignement celles à mademoiselle Voland, que nous possédons enfin aujourd’hui. Ici Diderot se révèle et s’épanche tout entier. Ses goûts, ses mœurs, la tournure secrète de ses idées et de ses désirs ; ce qu’il était dans la maturité de l’âge et de la pensée ; sa sensibilité intarissable au sein des plus arides occupations et sous les paquets d’épreuves de l’Encyclopédie ; ses affectueux retours vers les temps d’autrefois, son amour de la ville natale, de la maison paternelle et des vordes sauvages où s’ébattait son enfance ; son vœu de retraite solitaire, de campagne avec peu d’amis, d’oisiveté entremêlée d’émotions et de lectures ; et puis, au milieu de cette société charmante, à laquelle il se laisse aller tout en la jugeant, les figures sans nombre, gracieuses ou grimaçantes, les épisodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent dans ses récits ; madame d’Épinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon bleu au front, langoureuse en face de Grimm ; madame d’Aine en camisole, aux prises avec M. Le Roy ; le baron d’Holbach, au ton moqueur et discordant, près de sa moitié au fin sourire ; l’abbé Galiani, trésor dans les jours pluvieux, meuble si indispensable que tout le monde voudrait en avoir un à la campagne, si on en faisait chez les tabletiers ; l’incomparable portrait d’Uranie, de cette belle et auguste madame Legendre, la plus vertueuse des coquettes, la plus désespérante des femmes qui disent : Je vous aime ; — un franc parler sur les personnages célèbres ; Voltaire, ce méchant et extraordinaire enfant des Délices, qui a beau critiquer, railler, se démener, et qui verra toujours au-dessus de lui une douzaine d’hommes de la nation, qui, sans s’élever sur la pointe du pied, le passeront de la tête, car il n’est que le second dans tous les genres ; Rousseau, cet être incohérent, excessif, tournant perpétuellement autour d’une capucinière où il se fourrera un beau matin, et sans cesse ballotté de l’athéisme au baptême des cloches ; — c’en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot, homme, moraliste, peintre et critique, se montre à nu dans cette Correspondance, si heureusement conservée, si à propos offerte à l’admiration empressée de nos contemporains. Plus efficacement que nos paroles, elle ravivera, elle achèvera dans leur mémoire une image déjà vieillie, mais toujours présente. Nous y renvoyons bien vite les lecteurs qui trouveraient que nous n’en avons pas dit assez ou que nous en avons trop dit[9]. Nous leur rappellerons en même temps, comme dédommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand écrivain, inséré autrefois dans ce recueil par un des hommes[10] qui ont le mieux soutenu et perpétué de nos jours la tradition de Diderot, pour la verve chaude et féconde, le génie facile, abondant, passionné, le charme sans fin des causeries et la bonté prodigue du caractère.

Juin 1831.

J’ai refait plus tard une esquisse de Diderot qui se trouve au tome VII des Causeries du Lundi.


  1. Chrétiens ? cela est plus vrai de Malebranche que de Leibnitz.
  2. Grimm avait déjà comparé la tête de Diderot à la nature telle que celui-ci la concevait, riche, fertile, douce et sauvage, simple et majestueuse, bonne et sublime, mais sans aucun principe dominant, sans maître et sans Dieu.
  3. Diderot, dans l’avertissement qui précède l’Addition à la Lettre sur les Sourds et Muets, déclare qu’il n’a jamais eu l’honneur de voir M. l’abbé de Bernis ; mais ceci n’est qu’une feinte. Diderot n’était pas censé auteur de la lettre ; et nous devons dire, en biographe scrupuleux, que l’anecdote des joyeux dîners à six sous par tête entre le philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour cela moins authentique.
  4. Ceci est trop sévère pour Grimm : je suis revenu, depuis, à de meilleures idées sur son compte en l’étudiant de près.
  5. C’est une rétractation partielle, une rectification de ce que j’avais écrit précédemment dans un article du Globe, dont je reproduis ici le début :
    « Il y a dans Werther un passage qui m’a toujours frappé par son admirable justesse : Werther compare l’homme de génie qui passe au milieu de son siècle, à un fleuve abondant, rapide, aux crues inégales, aux ondes parfois débordées ; sur chaque rive se trouvent d’honnêtes propriétaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent toujours que le fleuve ne déborde au temps des grandes eaux et ne détruise leur petit bien-être ; ils s’entendent donc pour lui pratiquer des saignées à droite et à gauche, pour lui creuser des fossés, des rigoles ; et les plus habiles profitent même de ces eaux détournées pour arroser leur héritage, et s’en font des viviers et des étangs à leur fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et intéressée de tous les hommes de bon sens et d’esprit contre l’homme d’un génie supérieur n’apparaît peut-être dans aucun cas particulier avec plus d’évidence que dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On était dans un siècle d’analyse et de destruction, on s’inquiétait bien moins d’opposer aux idées en décadence des systèmes complets, réfléchis, désintéressés, dans lesquels les idées nouvelles de philosophie, de religion, de morale et de politique s’édifiassent selon l’ordre le plus général et le plus vrai, que de combattre et de renverser ce dont on ne voulait plus, ce à quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant subsistait toujours. En vain les grands esprits de l’époque, Montesquieu, Buffon, Rousseau, tentèrent de s’élever à de hautes théories morales ou scientifiques ; ou bien ils s’égaraient dans de pleines chimères, dans des utopies de rêveurs sublimes ; ou bien, infidèles à leur dessein, ils retombaient malgré eux, à tout moment, sous l’empire du fait, et le discutaient, le battaient en brèche, au lieu de rien construire. Voltaire seul comprit ce qui était et ce qui convenait, voulut tout ce qu’il fit et fit tout ce qu’il voulut. Il n’en fut pas ainsi de Diderot, qui, n’ayant pas cette tournure d’esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s’isoler comme Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dans une position fausse, dans une distraction permanente, et dispersa ses immenses facultés sous toutes les formes et par tous les pores. Assez semblable au fleuve dont parle Werther, le courant principal, si profond, si abondant en lui-même, disparut presque au milieu de toutes les saignées et de tous les canaux par lesquels on le détourna. La gêne et le besoin, une singulière facilité de caractère, une excessive prodigalité de vie et de conversation, la camaraderie encyclopédique et philosophique, tout cela soutira continuellement le plus métaphysicien et le plus artiste des génies de cette époque. Grimm, dans sa Correspondance littéraire, d’Holbach dans ses prédications d’athéisme, Raynal dans son Histoire des deux Indes, détournèrent à leur profit plus d’une féconde artère de ce grand fleuve dont ils étaient riverains. Diderot, bon qu’il était par nature, prodigue parce qu’il se sentait opulent, tout à tous, se laissait aller à cette façon de vivre ; content de produire des idées, et se souciant peu de leur usage, il se livrait à son penchant intellectuel et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, à penser d’abord, à penser surtout et toujours, puis à parler de ses pensées, à les écrire à ses amis, à ses maîtresses ; à les jeter dans des articles de journal, dans des articles d’encyclopédie, dans des romans imparfaits, dans des notes, dans des mémoires sur des points spéciaux ; lui, le génie le plus synthétique de son siècle, il ne laissa pas de monument.
    « Ou plutôt ce monument existe, mais par fragments ; et, comme un esprit unique et substantiel est empreint en tous ces fragments épars, le lecteur attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie, amour et admiration, recompose aisément ce qui est jeté dans un désordre apparent, reconstruit ce qui est inachevé, et finit par embrasser d’un coup d’œil l’œuvre du grand homme, par saisir tous les traits de cette figure forte, bienveillante et hardie, colorée par le sourire, abstraite par le front, aux vastes tempes, au cœur chaud, la plus allemande de toutes nos têtes, et dans laquelle il entre du Gœthe, du Kant et du Schiller tout ensemble. »
  6. Interprétation de la Nature.
  7. On lit au tome second des Essais de Nicole : « …… En considérant avec effroi ces démarches téméraires et vagabondes de la plupart des hommes, qui les mènent à la mort éternelle, je m’imagine de voir une île épouvantable, entourée de précipices escarpés qu’un nuage épais empêche de voir, et environnée d’un torrent de feu qui reçoit tous ceux qui tombent du haut de ces précipices. Tous les chemins et tous les sentiers se terminent à ces précipices, à l’exception d’un seul, mais très-étroit et très-difficile à reconnoître, qui aboutit à un pont par lequel on évite le torrent de feu et l’on arrive à un lieu de sûreté et de lumière… Il y a dans cette île un nombre infini d’hommes à qui l’on commande de marcher incessamment. Un vent impétueux les presse et ne leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les chemins n’ont pour fin que le précipice ; qu’il n’y en a qu’un seul où ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est très-difficile à remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces misérables, sans songer à chercher le sentier heureux, sans s’en informer, et comme s’ils le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne s’occupent que du soin de leur équipage, du désir de commander aux compagnons de ce malheureux voyage, et de la recherche de quelque divertissement qu’ils peuvent prendre en passant. Ainsi ils arrivent insensiblement vers le bord du précipice, d’où ils sont emportés dans ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un très-petit nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui, l’ayant découvert, y marchent avec grande circonspection, et, trouvant ainsi le moyen de passer le torrent, arrivent enfin à un lieu de sûreté et de repos. » L’image de Nicole n’est pas consolante ; au chapitre V du traité de la Crainte de Dieu, on peut chercher une autre scène de carnage spirituel, dans laquelle n’éclate pas moins ce qu’on a droit d’appeler le terrorisme de la Grâce : on conçoit que Diderot ait trouvé ces doctrines funestes à l’humanité, et qu’il ait voulu faire à son tour, sous image d’île et d’océan, une contre-partie au tableau de Nicole. — Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une île déserte, et les hommes y sont également de misérables égarés.
  8. Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors à ses débuts, publia dans quelque almanach littéraire le récit d’une visite qu’il avait faite au philosophe, récit piquant, un peu burlesque, où les qualités naïves de l’original sont prises en caricature. Diderot s’en montra très-mécontent. Garat présageait par ce trait son talent de plume, mais aussi sa légèreté morale. Cette visite chez Diderot, qu’on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses Révélations indiscrètes du xviiie siècle, est peut-être le premier exemple en notre littérature du style à la Janin ; dans ce genre de charge fine, l’échantillon de Garat reste charmant.
  9. On peut voir aussi deux articles détaillés sur cette Correspondance dans le Globe, 20 septembre et 5 octobre 1830.
  10. M. Ch. Nodier (Revue de Paris).