Portraits littéraires, Tome I/Mathurin Régnier et André Chénier

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Garnier frères, libraires-éditeurs (Ip. 159-175).

MATHURIN REGNIER
ET
ANDRÉ CHÉNIER


Hâtons-nous de le dire, ce n’est pas ici un rapprochement à antithèses, un parallèle académique que nous prétendons faire. En accouplant deux hommes si éloignés par le temps où ils ont vécu, si différents par le genre et la nature de leurs œuvres, nous ne nous soucions pas de tirer quelques étincelles plus ou moins vives, de faire jouer à l’œil quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C’est une vue essentiellement logique qui nous mène à joindre ces noms, et parce que, des deux idées poétiques dont ils sont les types admirables, l’une, sitôt qu’on l’approfondit, appelle l’autre et en est le complément. Une voix pure, mélodieuse et savante, un front noble et triste, le génie rayonnant de jeunesse, et, parfois, l’œil voilé de pleurs ; la volupté dans toute sa fraîcheur et sa décence ; la nature dans ses fontaines et ses ombrages ; une flûte de buis, un archet d’or, une lyre d’ivoire ; le beau pur, en un mot, voilà André Chénier. Une conversation brusque, franche et à saillies ; nulle préoccupation d’art, nul quant-à-soi ; une bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre ; de la rondeur, du bon sens ; une malice exquise, par instants une amère éloquence ; des récits enfumés de cuisine, de taverne et de mauvais lieux ; aux mains, en guise de lyre, quelque instrument bouffon, mais non criard ; en un mot, du laid et du grotesque à foison, c’est ainsi qu’on peut se figurer en gros Mathurin Regnier. Placé à l’entrée de nos deux principaux siècles littéraires, il leur tourne le dos et regarde le seizième ; il y tend la main aux aïeux gaulois, à Montaigne, à Ronsard, à Rabelais, de même qu’André Chénier, jeté à l’issue de ces deux mêmes siècles classiques, tend déjà les bras au nôtre, et semble le frère aîné des poètes nouveaux. Depuis 1613, année où Regnier mourut, jusqu’en 1782, année ou commencèrent les premiers chants d’André Chénier, je ne vois, en exceptant les dramatiques, de poëte parent de ces deux grands hommes que La Fontaine, qui en est comme un mélange agréablement tempéré. Rien donc de plus piquant et de plus instructif que d’étudier dans leurs rapports ces deux figures originales, à physionomie presque contraire, qui se tiennent debout en sens inverse, chacune à un isthme de notre littérature centrale, et, comblant l’espace et la durée qui les séparent, de les adosser l’une à l’autre, de les joindre ensemble par la pensée, comme le Janus de notre poésie. Ce n’est pas d’ailleurs en différences et en contrastes que se passera toute cette comparaison : Regnier et Chénier ont cela de commun qu’ils sont un peu en dehors de leurs époques chronologiques, le premier plus en arrière, le second plus en avant, et qu’ils échappent par indépendance aux règles artificielles qu’on subit autour d’eux. Le caractère de leur style et l’allure de leurs vers sont les mêmes, et abondent en qualités pareilles ; Chénier a retrouvé par instinct et étude ce que Regnier faisait de tradition et sans dessein ; ils sont uniques en ce mérite, et notre jeune école chercherait vainement deux maîtres plus consommés dans l’art d’écrire en vers.

Mathurin était né à Chartres, en Beauce, André, à Byzance, en Grèce ; tous deux se montrèrent poètes dès l’enfance. Tonsuré de bonne heure, élevé dans le jeu de paume et le tripot de son père qui aimait la table et le plaisir, Regnier dut au célèbre abbé de Tiron, son oncle, les premiers préceptes de versification, et, dès qu’il fut en âge, quelques bénéfices qui ne l’enrichirent pas. Puis il fut attaché en qualité de chapelain à l’ambassade de Rome, ne s’y amusa que médiocrement ; mais, comme Rabelais avait fait, il y attaqua de préférence les choses par le côté de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son train de vie qu’il n’avait guère interrompu en terre papale, et mourut de débauche avant quarante ans. Né d’un savant ingénieux et d’une Grecque brillante, André quitta très-jeune Byzance, sa patrie ; mais il y rêva souvent dans les délicieuses vallées du Languedoc, où il fut élevé ; et lorsque plus tard, entré au collège de Navarre, il apprit la plus belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Sous-lieutenant dans Angoumois, puis attaché à l’ambassade de Londres, il regretta amèrement sa chère indépendance, et n’eut pas de repos qu’il ne l’eût reconquise. Après plusieurs voyages, retiré aux environs de Paris, il commençait une vie heureuse dans laquelle l’étude et l’amitié empiétaient de plus en plus sur les plaisirs, quand la Révolution éclata. Il s’y lança avec candeur, s’y arrêta à propos, y fit la part équitable au peuple et au prince, et mourut sur l’échafaud en citoyen, se frappant le front en poëte. L’excellent Regnier, né et grandi pendant les guerres civiles, s’était endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de l’ordre rétabli par Henri IV.

Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idées auxquelles d’ordinaire puisent les poëtes, Dieu, la nature, le génie, l’art, l’amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont révélées aux deux hommes que nous étudions en ce moment, et sous quelle face ils ont tenté de les reproduire. Et d’abord, à commencer par Dieu, ab Jove principium, nous trouvons, et avec regret, que cette magnifique et féconde idée est trop absente de leur poésie, et qu’elle la laisse déserte du côté du ciel. Chez eux, elle n’apparaît même pas pour être contestée ; ils n’y pensent jamais, et s’en passent, voilà tout. Ils n’ont assez longtemps vécu, ni l’un ni l’autre, pour arriver, au sortir des plaisirs, à cette philosophie supérieure qui relève et console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Épicuriens et sensuels, ils me font l’effet, Regnier, d’un abbé romain, Chénier, d’un Grec d’autrefois. Chénier était un païen aimable, croyant à Palès, à Vénus, aux Muses[1] ; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poésie, d’amitié et d’amour. Sa sensibilité est vive et tendre ; mais, tout en s’attristant à l’aspect de la mort, il ne s’élève pas au-dessus des croyances de Tibulle et d’Horace :

Aujourd’hui qu’au tombeau je suis prêt à descendre,
Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre.
Je ne veux point, couvert d’un funèbre linceuil,
Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
Appelés aux accents de l’airain lent et sombre,
De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
Et sous des murs sacrés aillent ensevelir
Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.

Il aime la nature, il l’adore, et non-seulement dans ses variétés riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majesté éternelle et sublime, aux Alpes, au Rhône, aux grèves de l’Océan. Pourtant l’émotion religieuse que ces grands spectacles excitent en son âme ne la fait jamais se fondre en prière sous le poids de l’infini. C’est une émotion religieuse et philosophique à la fois, comme Lucrèce et Buffon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun était capable d’en ressentir. Ce qu’il admire le plus au ciel, c’est tout ce qu’une physique savante lui en a dévoilé ; ce sont les mondes roulant dans les fleuves d’éther, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances :

Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses ;
Comme eux, astre, soudain je m’entoure de feux.
Dans l’éternel concert je me place avec eux ;
En moi leurs doubles lois agissent et respirent ;
Je sens tendre vers eux mon globe qu’ils attirent :
Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.

On dirait, chose singulière ! que l’esprit du poète se condense et se matérialise à mesure qu’il s’agrandit et s’élève. Il ne lui arrive jamais, aux heures de rêverie, de voir, dans les étoiles, des fleurs divines qui jonchent les parvis du saint lieu, des âmes heureuses qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un mystérieux langage aux âmes humaines. Je lis, à ce propos, dans un ouvrage inédit, le passage suivant, qui revient à ma pensée et la complète :

« Lamartine, assure-t-on, aime peu et n’estime guère André Chénier : cela se conçoit. André Chénier, s’il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu’il n’est compris de lui. La poésie d’André Chénier n’a point de religion ni de mysticisme ; c’est, en quelque sorte, le paysage dont Lamartine a fait le ciel, paysage d’une infinie variété et d’une immortelle jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes, ses monts, ses prairies et ses fleuves ; mais le ciel est au-dessus, avec son azur qui change à chaque heure du jour, avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du matin et du soir, et la nuit, avec ses fleurs d’or, dont le lis est jaloux. Il est vrai que du milieu du paysage, tout en s’y promenant ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l’œil humain, du haut des nuages, l’œil d’Élie sur son char, ne verrait en bas la terre que comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage réfléchit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosée, aussi bien que dans le lac immense, tandis que le dôme du ciel ne réfléchit pas les images projetées de la terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le ciel, et rien n’en peut abaisser la hauteur. » Ajoutez, pour être juste, que le ciel qu’on voit du milieu du paysage d’André Chénier, ou qui s’y réfléchit, est un ciel pur, serein, étoilé, mais physique, et que la terre aperçue par le poète sacré, de dessus son char de feu, toute confuse qu’elle paraît, est déjà une terre plus que terrestre pour ainsi dire, harmonieuse, ondoyante, baignée de vapeurs, et idéalisée par la distance.

Au premier abord, Regnier semble encore moins religieux que Chénier. Sa profession ecclésiastique donne aux écarts de sa conduite un caractère plus sérieux, et en apparence plus significatif. On peut se demander si son libertinage ne s’appuyait pas d’une impiété systématique, et s’il n’avait pas appris de quelque abbé romain l’athéisme, assez en vogue en Italie vers ce temps-là. De plus, Regnier, qui avait vu dans ses voyages de grands spectacles naturels, ne paraît guère s’en être ému. La campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramène plus aisément l’âme à elle-même et à Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues de Paris, à l’odeur des tavernes et des cuisines, aux allées infectes des plus misérables taudis. Pourtant Regnier, tout épicurien et débauché qu’on le connaît, est revenu, vers la fin et par accès, à des sentiments pieux et à des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment de poème sacré et des stances en font témoignage. Il est vrai que c’est par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu’il semble surtout amené à la contrition morale. Regnier, dans le cours de sa vie, n’eut qu’une grande et seule affaire : ce fut d’aimer les femmes, toutes et sans choix. Ses aveux là-dessus ne laissent rien à désirer :

Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour,
Qui n’haleine que feu, ne respire qu’amour,
Je me laisse emporter à mes flames communes,
Et cours souz divers vents de diverses fortunes.
Ravy de tous objects, j’ayme si vivement
Que je n’ay pour l’amour ny choix ny jugement.
De toute eslection mon ame est despourveue,
Et nul object certain ne limite ma veue.
Toute femme m’agrée…

Ennemi déclaré de ce qu’il appelle l’honneur, c’est-à-dire de la délicatesse, préférant comme d’Aubigné l’estre au parestre, il se contente d’un amour facile et de peu de défense :

Aymer en trop haut lieu une dame hautaine,
C’est aymer en souci le travail et la peine,
C’est nourrir son amour de respect et de soin.

La Fontaine était du même avis quand il préférait ingénument les Jeannetons aux Climènes. Regnier pense que le même feu qui anime le grand poëte échauffe aussi l’ardeur amoureuse, et il ne serait nullement fâché que, chez lui, la poésie laissât tout à l’amour. On dirait qu’il ne fait des vers qu’à son corps défendant ; sa verve l’importune, et il ne cède au génie qu’à la dernière extrémité. Si c’était en hiver du moins, en décembre, au coin du feu, que ce maudit génie vînt le lutiner ! on n’a rien de mieux à faire alors que de lui donner audience :

Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle,
Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle,
Que dans l’air les oiseaux, les poissons en la mer,
Se plaignent doucement du mal qui vient d’aymer,
Ou bien lorsque Cérès de fourment se couronne,
Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone,
Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs,
Dore le Scorpion de ses belles couleurs ;
C’est alors que la verve insolemment m’outrage,
Que la raison forcée obéit à la rage.

Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu,
Il faut que j’obéisse aux fureurs de ce dieu.

Oh ! qu’il aimerait bien mieux, en honnête compagnon qu’il est,

S’égayer au repos que la campagne donne,
Et, sans parler curé, doyen, chantre ou Sorbonne,
D’un bon mot fait rire, en si belle saison,
Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison !

On le voit, l’art, à le prendre isolément, tenait peu de place dans les idées de Regnier ; il le pratiquait pourtant, et si quelque grammairien chicaneur le poussait sur ce terrain, il savait s’y défendre en maître, témoin sa belle satire neuvième contre Malherbe et les puristes. Il y flétrit avec une colère étincelante de poésie ces réformateurs mesquins, ces regratteurs de mots, qui prisent un style plutôt pour ce qui lui manque que pour ce qu’il a, et, leur opposant le portrait d’un génie véritable qui ne doit ses grâces qu’à la nature, il se peint tout entier dans ce vers d’inspiration :

Les nonchalances sont ses plus grands artifices.

Déjà il avait dit :

La verve quelquefois s’égaye en la licence.

Mais là où Regnier surtout excelle, c’est dans la connaissance de la vie, dans l’expression des mœurs et des personnages, dans la peinture des intérieurs ; ses satires sont une galerie d’admirables portraits flamands. Son poëte, son pédant, son fat, son docteur, ont trop de saillie pour s’oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse Macette, qui est la petite-fille de Patelin et l’aïeule de Tartufe, montre jusqu’où le génie de Regnier eût pu atteindre sans sa fin prématurée. Dans ce chef-d’œuvre, une ironie amère, une vertueuse indignation, les plus hautes qualités de poésie, ressortent du cadre étroit et des circonstances les plus minutieusement décrites de la vie réelle. Et comme si l’aspect de l’hypocrisie libertine avait rendu Regnier à de plus chastes délicatesses d’amour, il nous y parle, en vers dignes de Chénier, de

la belle en quila belle en qui j’ai la pensée
D’un doux imaginer si doucement blessée,
Qu’aymants et bien aymés, en nos doux passe-temps,
Nous rendons en amour jaloux les plus contents.

Regnier avait le cœur honnête et bien placé ; à part ce que Chénier appelle les douces faiblesses, il ne composait pas avec les vices. Indépendant de caractère et de parler franc, il vécut à la cour et avec les grands seigneurs, sans ramper ni flatter.

André de Chénier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d’un amour non moins sensuel, mais avec des différences qui tiennent à son siècle et à sa nature. Ce sont des Phrynés sans doute, du moins pour la plupart, mais galantes et de haut ton ; non plus des Alizons ou des Jeannes vulgaires en de fétides réduits. Il nous introduit au boudoir de Glycère ; et la belle Amélie, et Rose à la danse nonchalante, et Julie au rire étincelant, arrivent à la fête ; l’orgie est complète et durera jusqu’au matin. O Dieu ! si Camille le savait ! Qu’est-ce donc que cette Camille si sévère ?  Mais, dans l’une des nuits précédentes, son amant ne l’a-t-il pas surprise elle-même aux bras d’un rival ? Telles sont les femmes d’André Chénier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait à elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d’ardeur à l’étude, à la poésie, à l’amitié. « Choqué, dit-il quelque part dans une prose énergique trop peu connue[2], choqué de voir les lettres si prosternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d’une jeunesse forte et fougueuse : mais, toujours dominé par l’amour de la poésie, des lettres et de l’étude, souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même, toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d’ouvrages qu’aucune bassesse n’a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l’âge et des passions, et même dans les instants où la dure nécessité a interrompu mon indépendance, toujours occupé de ces idées favorites, et chez moi, en voyage, le long des rues dans les promenades, méditant toujours sur l’espoir, peut-être insensé, de voir renaître les bonnes disciplines, et cherchant à la fois dans les histoires et dans la nature des choses les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres, j’ai cru qu’il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif ce que nombre d’années m’ont fait mûrir de réflexions sur ces matières. » André Chénier nous a dit le secret de son âme : sa vie ne fut pas une vie de plaisir, mais d’art, et tendait à se purifier de plus en plus. Il avait bien pu, dans un moment d’amoureuse ivresse et de découragement moral, écrire à de Pange :

Sans les dons de Vénus quelle serait la vie ?
Dès l’instant où Vénus me doit être ravie,
Que je meure ! Sans elle ici-bas rien n’est doux.

[3]Mais bientôt il pensait sérieusement au temps prochain où fuiraient loin de lui les jours couronnés de rose ; il rêvait, aux bords de la Marne, quelque retraite indépendante et pure, quelque saint loisir, où les beaux-arts, la poésie, la peinture (car il peignait volontiers), le consoleraient des voluptés perdues, et où l’entoureraient un petit nombre d’amis de son choix. André Chénier avait beaucoup réfléchi sur l’amitié et y portait des idées sages, des principes sûrs, applicables en tous les temps de dissidences littéraires : « J’ai évité, dit-il, de me lier avec quantité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable d’être l’ami et utile d’être l’auditeur, mais que d’autres circonstances ou d’autres idées ont fait agir et penser autrement que moi. L’amitié et la conversation familière exigent au moins une conformité de principes : sans cela, les disputes interminables dégénèrent en querelles, et produisent l’aigreur et l’antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec déplaisir ce que j’ai toujours eu dessein d’écrire m’eût été amer… »

Suivant André Chénier, l’art ne fait que des vers, le cœur seul est poète ; mais cette pensée si vraie ne le détournait pas, aux heures de calme et de paresse, d’amasser par des études exquises l’or et la soie qui devaient passer en ses vers. Lui-même nous a dévoilé tous les ingénieux secrets de sa manière dans son poème de l’Invention, et dans la seconde de ses épîtres, qui est, à la bien prendre, une admirable satire. L’analyse la plus fine, les préceptes de composition les plus intimes, s’y transforment sous ses doigts, s’y couronnent de grâce, y reluisent d’images, et s’y modulent comme un chant. Sur ce terrain critique et didactique, il laisse bien loin derrière lui Boileau et le prosaïsme ordinaire de ses axiomes. Nous n’insisterons ici que sur un point. Chénier se rattache de préférence aux Grecs, de même que Regnier aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or chez les Grecs, on le sait, la division des genres existait, bien qu’avec moins de rigueur qu’on ne l’a voulu établir depuis :

La nature dicta vingt genres opposés,
D’un fil léger entre eux, chez les Grecs, divisés.
Nul genre, s’échappant de ses bornes prescrites,
N’aurait osé d’un autre envahir les limites ;
Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon,
N’aurait point de Marot associé le ton.

Chénier tenait donc pour la division des genres et pour l’intégrité de leurs limites ; il trouvait dans Shakspeare de belles scènes, non pas une belle pièce. Il ne croyait point, par exemple, qu’on pût, dans une même élégie, débuter dans le ton de Regnier, monter par degrés, passer par nuances à l’accent de la douleur plaintive ou de la méditation amère, pour se reprendre ensuite à la vie réelle et aux choses d’alentour. Son talent, il est vrai, ne réclamait pas d’ordinaire, dans la durée d’une même rêverie, plus d’une corde et plus d’un ton. Ses émotions rapides, qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour à tour la surface de son âme, mais sans la bouleverser, sans lancer les vagues au ciel et montrer à nu le sable du fond. Il compare sa muse jeune et légère à l’harmonieuse cigale, amante des buissons, qui,

De rameaux en rameaux tour à tour reposée,
D’un peu de fleur nourrie et d’un peu de rosée,
S’égaie … …

et s’il est triste, si sa main imprudente a tari son trésor, si sa maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le seuil inexorable, une visite d’ami, un sourire de blanche voisine, un livre entr’ouvert, un rien le distrait, l’arrache à sa peine, et, comme il l’a dit avec une légèreté négligente :

On pleure ; mais bientôt la tristesse s’envole.

Oh ! quand viendront les jours de massacre, d’ingratitude et de délaissement, qu’il n’en sera plus ainsi ! Comme la douleur alors percera avant dans son âme et en armera toutes les puissances ! Comme son ïambe vengeur nous montrera d’un vers à l’autre les enfants, les vierges aux belles couleurs qui venaient de parer et de baiser l’agneau, le mangeant s’il est tendre, et passera des fleurs et des rubans de la fête aux crocs sanglants du charnier populaire ! Comme alors surtout il aurait besoin de lie et de fange pour y pétrir tous ces bourreaux barbouilleurs de lois ! Mais, avant cette formidable époque[4], Chénier ne sentit guère tout le parti qu’on peut tirer du laid dans l’art, ou du moins il répugnait à s’en salir. Nous citerons un remarquable exemple où évidemment ce scrupule nuisit à son génie, et où la touche de Regnier lui fit faute. Notre poète, cédant à des considérations de fortune et de famille, s’était laissé attacher à l’ambassade de Londres, et il passa dans cette ville l’hiver de 1782. Mille ennuis, mille dégoûts l’y assaillirent ; seul, à vingt ans, sans amis, perdu au milieu d’une société aristocratique, il regrettait la France et les cœurs qu’il y avait laissés, et sa pauvreté honnête et indépendante[5]. C’est alors qu’un soir, après avoir assez mal dîné à Covent-Garden, dans Hood’s tavern, comme il était de trop bonne heure pour se présenter en aucune société, il se mit, au milieu du fracas, à écrire, dans une prose forte et simple, tout ce qui se passait en son âme : qu’il s’ennuyait, qu’il souffrait, et d’une souffrance pleine d’amertume et d’humiliation ; que la solitude, si chère aux malheureux, est pour eux un grand mal encore plus qu’un grand plaisir ; car ils s’y exaspèrent, ils y ruminent leur fiel, ou, s’ils finissent par se résigner, c’est découragement et faiblesse, c’est impuissance d’en appeler des injustes institutions humaines à la sainte nature primitive ; c’est, en un mot, à la façon des morts qui s’accoutument à porter la pierre de leur tombe, parce qu’ils ne peuvent la soulever ; — que cette fatale résignation rend dur, farouche, sourd aux consolations des amis, et qu’il prie le Ciel de l’en préserver. Puis il en vient aux ridicules et aux politesses hautaines de la noble société qui daigne l’admettre, à la dureté de ces grands pour leurs inférieurs, à leur excessif attendrissement pour leurs pareils ; il raille en eux cette sensibilité distinctive que Gilbert avait déjà flétrie, et il termine en ces mots cette confidence de lui-même à lui-même : « Allons, voilà une heure et demie de tuée ; je m’en vais. Je ne sais plus ce que j’ai écrit, mais je ne l’ai écrit que pour moi. Il n’y a ni apprêt ni élégance. Cela ne sera vu que de moi, et je suis sûr que j’aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau de ma triste et pensive jeunesse. » Oui, certes, Chénier relut plus d’une fois ces pages touchantes, et lui qui refeuilletait sans cesse et son âme et sa vie, il dut, à des heures plus heureuses, se reporter avec larmes aux ennuis passés de son exil. Or j’ai soigneusement recherché dans ses œuvres les traces de ces premières et profondes souffrances ; je n’y ai trouvé d’abord que dix vers datés également de Londres, et du même temps que le morceau de prose ; puis, en regardant de plus près, l’idylle intitulée Liberté m’est revenue à la pensée, et j’ai compris que ce berger aux noirs cheveux épars, à l’œil farouche sous d’épais sourcils, qui traîne après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées ; qui brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sacrifices ; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu’il est esclave ; j’ai compris que ce berger-là n’était autre que la poétique et idéale personnification du souvenir de Londres, et de l’espèce de servitude qu’y avait subie André ; et je me suis demandé alors, tout en admirant du profond de mon cœur cette idylle énergique et sublime, s’il n’eût pas encore mieux valu que le poète se fût mis franchement en scène ; qu’il eût osé en vers ce qui ne l’avait pas effrayé dans sa prose naïve ; qu’il se fût montré à nous dans cette taverne enfumée, entouré de mangeurs et d’indifférents, accoudé sur sa table, et rêvant, – rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu’il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains ; rêvant aux maux de la solitude, à l’aigreur qu’elle engendre, à l’abattement où elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance ; — pourquoi non ? — puis, revenu à terre et rentré dans la vie réelle, qu’il eût buriné en traits d’une empreinte ineffaçable ces grands qui l’écrasaient et croyaient l’honorer de leurs insolentes faveurs ; et, cela fait, l’heure de sortir arrivée, qu’il eût fini par son coup d’œil d’espoir vers l’avenir, et son forsan et hœc olim ? Ou, s’il lui déplaisait de remanier en vers ce qui était jeté en prose, il avait en son souvenir dix autres journées plus ou moins pareilles à celle-là, dix autres scènes du même genre qu’il pouvait choisir et retracer[6].

Les styles d’André Chénier et de Regnier, avons-nous déjà dit, sont un parfait modèle de ce que notre langue permet au génie s’exprimant en vers, et ici nous n’avons plus besoin de séparer nos éloges. Chez l’un comme chez l’autre, même procédé chaud, vigoureux et libre ; même luxe et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe en pleine végétation, avec tous ses embranchements de relatifs et d’incidences entre-croisées ou pendantes ; même profusion d’irrégularités heureuses et familières, d’idiotismes qui sentent leur fruit, grâces et ornements inexplicables qu’ont sottement émondés les grammairiens, les rhéteurs et les analystes ; même promptitude et sagacité de coup d’œil à suivre l’idée courante sous la transparence des images, et à ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle figure à telle autre ; même art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée, et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout ce qu’elle contient ; à la prendre à l’état de filet d’eau, à l’épandre, à la chasser devant soi, à la grossir de toutes les affluences d’alentour, jusqu’à ce qu’elle s’enfle et roule comme un grand fleuve. Quant à la forme, à l’allure du vers dans Regnier et dans Chénier, elle nous semble, à peu de chose près, la meilleure possible, à savoir, curieuse sans recherche et facile sans relâchement, tour à tour oublieuse et attentive, et tempérant les agréments sévères par les grâces négligeantes. Sur ce point, ils sont l’un et l’autre bien supérieurs à La Fontaine, chez qui la forme rythmique manque presque entièrement et qui n’a pour charme, de ce côté-là, que sa négligence.

Que si l’on nous demande maintenant ce que nous prétendons conclure de ce long parallèle que nous aurions pu prolonger encore ; lequel d’André Chénier ou de Regnier nous préférons, lequel mérite la palme, à notre gré ; nous laisserons au lecteur le soin de décider ces questions et autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une réflexion pratique qui découle naturellement de ce qui précède, et que nous lui soumettons : Regnier clôt une époque ; Chénier en ouvre une autre. Regnier résume en lui bon nombre de nos trouvères, Villon, Marot, Rabelais ; il y a dans son génie toute une partie d’épaisse gaieté et de bouffonnerie joviale, qui tient aux mœurs de ces temps, et qui ne saurait être reproduite de nos jours. Chénier est le révélateur d’une poésie d’avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle ; mais il y a chez lui des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutées ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-mêmes et en leur lieu, nous laissent aujourd’hui quelque chose à désirer. Or il arrive que chacun d’eux possède précisément une des principales qualités qu’on regrette chez l’autre : celui-ci, la tournure d’esprit rêveuse et les extases choisies ; celui-là, le sentiment profond et l’expression vivante de la réalité : comparés avec intelligence, rapprochés avec art, ils tendent ainsi à se compléter réciproquement. Sans doute, s’il fallait se décider entre leurs deux points de vue pris à part, et opter pour l’un à l’exclusion de l’autre, le type d’André Chénier pur se concevrait encore mieux maintenant que le type pur de Regnier ; il est même tel esprit noble et délicat auquel tout accommodement, fût-il le mieux ménagé, entre les deux genres, répugnerait comme une mésalliance, et qui aurait difficilement bonne grâce à le tenter. Pourtant, et sans vouloir ériger notre opinion en précepte, il nous semble que comme en ce bas monde, même pour les rêveries les plus idéales, les plus fraîches et les plus dorées, toujours le point de départ est sur terre, comme, quoi qu’on fasse et où qu’on aille, la vie réelle est toujours là, avec ses entraves et ses misères, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite à mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne pas l’omettre tout à fait, et de lui donner quelque trace en nos œuvres comme elle a trace en nos âmes. Il nous semble, en un mot, et pour revenir à l’objet de cet article, que la touche de Regnier, par exemple, ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer et faire saillir certaines analyses de cœurs ou certains poèmes de sentiment, à la manière d’André Chénier.

Août 1829.

Dans le morceau suivant et en mainte autre occasion j’ai été ramené à m’occuper de Chénier : j’avais déjà parlé de Regnier dans le Tableau de la Poésie française au xvie siècle ; j’en ai reparlé, non sans complaisance et après une nouvelle lecture, dans l’Introduction au recueil des Poètes français (Gide, 1861), tome I, page xxxi.


  1. Je lis dans les notes d’un voyage d’Italie : « Vers le même temps où se retrouvaient à Pompéi toute une ville antique et tout l’art grec et romain qui en sortait graduellement, piquante coïncidence ! André Chénier, un poëte grec vivant, se retrouvait aussi. En parcourant cet admirable musée de statuaire antique à Naples, je songeais à lui ; la place de sa poésie est entre toutes ces Vénus, ces Ganymèdes et ces Bacchus ; c’est là son monde. Sa jeune Tarentine y appartient exactement, et je ne cessais de l’y voir en figure. — La poésie d’André Chénier est l’accompagnement sur la flûte et sur la lyre de tout cet art de marbre retrouvé. »
  2. Premier chapitre d’un ouvrage sur les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres. (Édit. de M. Robert.)
  3. Ces vers et toute la fin de l’élégie XXXIII sont une imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de l’élégiaque Mimnerme : Chénier les a enchâssés dans une sorte de trame.
  4. Pour juger André Chénier comme homme politique, il faut parcourir le Journal de Paris de 90 et 91 ; sa signature s’y retrouve fréquemment, et d’ailleurs sa marque est assez sensible. — Relire aussi comme témoignage de ses pensées intimes et combattues, vers le même temps, l’admirable ode : Ô Versaille, ô bois, ô portiques ! etc., etc.
  5. La fierté délicate d’André Chénier était telle que, durant ce séjour à Londres, comme les fonctions d’attaché n’avaient rien de bien actif et que le premier secrétaire faisait tout, il s’abstint d’abord de toucher ses appointements, et qu’il fallut qu’un jour M. de La Luzerne trouvât cela mauvais et le dît un peu haut pour l’y décider.
  6. Dans tout ce qui précède, j’avais supposé, d’après la Notice et l’Édition de M. de Latouche, qu’André Chénier devait être à Londres en décembre 1782, et que les vers et la prose où il en maudissait le séjour étaient du même temps et de sa première jeunesse. J’avais supposé aussi (page 161) qu’il n’était plus attaché à l’ambassade d’Angleterre aux approches de la Révolution et dès 1788. Mais les indications données par M. de Latouche, à cet égard, paraissent peu exactes : une Biographie d’André Chénier reste à faire (1852).