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Conséquences scientifiques des rayons Rœntgen

I

Applications pratiques. — La photographie a grande distance. — Les merveilles probables de demain en électricité.

Lettre ouverte de M.  Edison, commandeur de la Légion d’Honneur à New-York. E U.S.

Monsieur,

Il est plus que probable que vous ne vous souvenez pas de moi, pauvre diable de journaliste parisien ; cependant j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer à maintes reprises, lors de notre exposition universelle dernière en 1889 et j’ai conservé le meilleur souvenir de votre masque, quelque peu empâté, comme il convient à un homme et à un Yankee de votre âge, mais volontaire et c’est pourquoi je prends aujourd’hui la liberté grande de m’adresser directement à vous, non pas pour vous donner des conseils — loin de moi pareille téméraire idée — mais simplement pour vous adresser une humble requête, au nom même de l’intérêt de la science que nous devons aimer avec une égale passion, sinon avec un égal bonheur, quand il s’agit de ma modeste personnalité !

Ceci dit, j’entre en matière.

Vous n’êtes point sans avoir fait depuis quelques mois des expériences aussi nombreuses que variées sur les fameux rayons Rœntgen, X, cathodiques, obscurs, comme il vous plaira et vous n’avez pas été, sans vous rendre compte immédiatement, avec ce coup d’œil américain qui distingue vos compatriotes et qui est bien supérieur à celui de l’aigle, que vous vous trouviez en face d’un pur phénomène électrique, d’une certaine et nouvelle manifestation de l’électricité.

Donc, puisque nous sommes certainement d’accord sur ce point et que je n’ai nul besoin d’attendre un câblo-gramme de votre part pour en avoir la confirmation, je poursuis ma démonstration.

Puisque lumière, chaleur et électricité ne sont tout à la fois qu’un triple et unique phénomène ;

Puisque la lumière n’est que de l’électricité tangible et puisque l’électricité n’est que de la lumière invisible — du moins pour nos faibles organes ;

Puisqu’il est bien démontré aujourd’hui, grâce à l’admirable découverte de Rœntgen, que l’on peut obtenir des photographies avec la lumière obscure ou invisible, c’est-à-dire avec l’électricité, ne croyez-vous pas qu’il se dresse là, tout à coup,un vaste champ de recherches, hypothétiques sans doute au début, mais à coup sûr fécondes dans la suite, pour votre esprit sagace d’inventeur ? N’avez-vous pas le don de la double vue dans le sens supérieur de la science, c’est-à-dire la puissance presque divinatoire de prévoir, en déduisant rigoureusement l’enchainement logique des faits, des expériences et des idées qui en découlent.

N’êtes-vous pas fort, puisque le succès vous a donné la confiance en soi qui n’a rien à voir avec l’orgueil, quand elle repose sur un passé tout débordant d’un glorieux travail, comme le vôtre ?

Faites-moi donc l’honneur de me suivre pendant cinq minutes et j’espère que j’aurai la bonne fortune — quelqu’imparfaite que soit ma langue pour exprimer ces hautes espérances de la science — de vous faire partager précisément ces espérances, en même temps que mes idées.

Puisque la lumière est inutile pour photographier et que le rayon Rœntgen, c’est-à-dire un courant électrique d’un ordre particulier et encore mal défini, suffit, pourquoi ne chercheriez-vous pas à faire de la photographie à grande distance, à l’aide de la transmission de ces rayons mystérieux, de ces courants que l’on emploie aujourd’hui, sans les connaître ?


Vous voyez-vous, vous, le roi des électriciens, manœuvrant votre appareil électro-photographique à New-York, et photographiant ici, à Paris, M.  le Président de la République, à travers l’Océan Atlantique.

Quelle inauguration et quelle consécration ! pour le coup, je demanderais pour vous la Croix de grand officier de la Légion d’honneur, et je crois que vous l’auriez bien méritée.

Voyez-vous l’opérateur câblant le traditionnel ne bougeons plus et, appuyant sur la poire ou le bouton, tirant son client à 2 000 lieues !

Et pourquoi pas ?

On va crier au rêve, à l’utopie, à la fantaisie ; laissez faire et laissez dire, cher maître, et cherchez encore, cherchez toujours, c’est le fond qui vous manque le moins.

Je vais même plus loin ; j’ai la conviction profonde que la découverte des rayons Rœntgen doit mener logiquement, fatalement à celle de la photographie à grande distance, ou alors l’électricité ne serait plus l’électricité et ce n’est pas possible.

Et sur cette pente, décevante parfois, mais toujours consolante, qui nous conduit à la claire vision de la science victorieuse et émancipatrice, permettez-moi de ne point m’arrêter encore et de croire à la toute-puissance de votre géniale ténacité de chercheur et laissez moi espérer qu’après avoir trouvé le moyen de photographier les êtres à travers les mers, à 5 000 lieues, vous trouverez aussi le moyen de nous les faire voir, de nous montrer leurs visages souriants et vivants.

Permettez de croire qu’un jour vous pourrez enfin nous placer en face de ce miroir magique et nous faire causer avec nos frères d’Amérique, dont l’image tangible et réelle se reflètera devant nos yeux.

Mais avant de réaliser cette seconde partie du programme, cherchez d’abord à réaliser la première, c’est-à-dire la photographie à grande distance, à travers les océans. Ou je me trompe fort, ou les rayons Rœntgen doivent, par la logique déduction des faits, vous conduire à la réalisation de cette grande hypothèse scientifique ; mais je veux croire que cette hypothèse deviendra bientôt, grâce à vous, la réalité féconde de demain, et c’est pourquoi le modeste économiste s’est permis de vous adresser cette lettre ouverte.

Si j’ai trop cru en vous, pardonnez-moi, car là sera mon excuse et votre amour-propre ne saurait s’en froisser.[1]

À vous.
  1. Depuis mes expériences sur Mars ont victorieusement démontré comment ces espérances ne devaient être que la réalité féconde du lendemain.