Pour lire en automobile/La Vie chimique de l’avenir/02

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II

Après le monde extérieur, le corps. — La nourriture de l’avenir. — Curieuses transformations

Le lendemain il poursuivait en ces termes :

— Je viens de démontrer comment bientôt on allait vendre de la chaleur, du froid, de la lumière et des ténèbres en bouteilles, aussi bien que du vide, de l’air comprimé et du vent. Ceci c’est pour le monde extérieur, pour les ambiances qui nous entourent ; aujourd’hui je vais m’occuper un peu des transformations directes que la chimie de demain va imposer à notre nourriture d’abord, à notre corps ensuite.

Lorsque les alchimistes parlaient toujours de l’unité de la matière, des perles faites en lumière durcie et de la rosée matinale changée en cristal et en diamant par les Salamandres, les Sylphes et les Gnômes, à tout prendre, leurs poétiques divagations, n’étaient pas si extravagantes que cela.

On connaît la théorie de Darwin sur le transformisme et, sans vouloir lui accorder toutes les vertus, il est à croire qu’il ne va pas tarder à entrer en opération, comme disent les Canadiens, et faire un pas de géant et c’est bel et bien la chimie qui va le lui faire faire.

Du reste ces idées ne sont pas neuves : nil novi sub sole, et, c’est avec raison, que, toujours dans la bouche d’un alchimiste, l’aimable fantaisiste Anatole France place les paroles suivantes :

« Les dents de l’homme sont un signe de sa férocité. Quand on se nourrira comme il faut, ces dents feront place à quelque ornement semblable aux perles des Salamandres. Alors on ne concevra plus qu’un amant ait pu voir sans horreur et sans dégoût des dents de chien dans la bouche de sa maîtresse ».

— Voilà qui est curieux, fis-je, et si mes souvenirs sont exacts, il me semble bien qu’il y a 35 à 40 ans, le vicomte de Maricourt, le petit-fils de l’un des trois valets de chambre qui suivirent Louis XVI à l’échafaud, le baron Hue, je crois, un confrère littéraire de mon père sous l’Empire, publia une brochure aux allures prophétiques dans le même sens et sur le même sujet.

Il reprit :

— Mais aujourd’hui, grâce aux progrès incessants de la chimie, tout cela se précise et les rêves d’hier ne tarderont pas à être la réalité tangible de demain.

Bientôt la chimie, dans l’alimentation, ne sera plus seulement le monopole des confitures, fabriquées, comme chacun sait, avec des sous-produits de la houille, mais deviendra d’un usage commun dans la vie de tous.

Comme on connaît la combinaison chimique de tous les corps solides, organiques où végétaux, viandes, légumes ou fruits que nous absorbons, le jour n’est pas loin où cette abondante et encombrante cuisine sera remplacée par une pilule que nous avalerons le matin pour notre déjeuner et le soir pour notre diner. On pourra bien encore garder, à titre transitoire, les boissons et liquides, mais peu à peu les esprits vraiment raffinés, distingués et élégants, suivant le mot à la mode ne tarderont pas à les remplacer par l’inhalation des parfums.

Immédiatement il se produira dans le monde les transformations les plus heureuses et les plus fécondes et comme je ne veux pas écrire, à ce propos, un volume, je me contenterai de signaler, en courant, les plus importantes, persuadé que le lecteur bénévole saura de lui-même déduire les autres, si j’écris jamais cela.

D’abord, en première ligne, il convient de placer l’économie de temps et d’argent qui sera si colossale que, du coup, la question sociale sera absolument résolue.

Avec la chaleur, la lumière, le froid, le vide, etc, vendus en bouteilles ou en poudre, suivant les cas, il n’y aura plus ni poêles, ni lampes, ni glacières, mais seulement des appareils très simples, plus simples même qu’une ampoule électrique.

Mais c’est surtout pour tout ce qui touche à la nourriture du corps que l’économie sera admirable et les transformations incalculables d’ici un siècle ou deux.

De même que l’on n’aura plus besoin de charbon pour se chauffer, de même n’ayant plus besoin que de se nourrir avec deux ou trois petites pilules résumant tous les produits chimiques que nous absorbons si grossièrement et si bestialement aujourd’hui, sous forme de viandes ou légumes, on ne tûra plus les bêtes pour les manger et nous cesserons d’être les meurtriers de nos frères inférieurs : ce sera l’âge d’or adoucissant les mœurs.

Tous les marchands de comestibles d’aujourd’hui : épiciers, bouchers, charcutiers, fruitiers, tripiers, boulangers, crémiers, restaurateurs, cafetiers, etc., etc., auront disparu, pour faire place aux boutiques des chimistes-alimentaires qui seront forcés de passer des examens, comme les pharmaciens, pour qu’il n’y ait pas de fraude dans la bonne qualité des pilules nutritives.

Mais il ne faut pas se désoler par trop pour ces pauvres gens sans emploi ; d’abord parce que la transformation s’accomplira par étapes successives et puis parce que la plupart trouveront à utiliser leurs aptitudes dans d’autres branches de l’activité humaine. C’est ainsi que les épiciers pourront entrer dans la politique ou dans la littérature pimentée des bouis-bouis, les bouchers dans l’armée, les charcutiers dans la médecine, les limonadiers dans le corps des sapeurs pompiers, etc., etc.

Mais où les conséquences seront vraiment admirables et étranges, suivant les théories de Darwin, ce sera dans le corps humain ; cependant je vois que le sujet m’entraînerait beaucoup trop loin, car il exige encore quelques brefs développements et ce sera pour le prochain… dîner !