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Le Klondike

Moyen pratique de le ravitailler avec l’artillerie. — Merveilleuse application de la balistique

Le lundi 28 Mars 1898 — soyons précis — tous les journaux publiaient sans sourciller la fallacieuse information suivante :

« Hier, à minuit, sont partis de la gare Saint-Lazare par le train transatlantique, à destination de l’Amérique, les membres de l’expédition Variclé qui se rendent au Klondike. Il y a quelque temps déjà, nous avons annoncé le départ de l’avant garde de cette expédition.

« M.  Variclé emporte un aérostat construit par M.  Mallet et qui s’appelle Paris-Alaska.

« Les explorateurs partiront de Juneau pour se rendre au centre minier au moyen de cet aérostat, qu’ils dirigent à volonté dans le lit du vent.

« Ils donneront de leurs nouvelles au moyen de pigeons voyageurs acclimatés à Juneau depuis deux mois. »

Inutile d’ajouter que ces gens étaient de bons fumistes et que depuis on n’en a jamais entendu parler.

Heureusement que j’arrive avec une idée infiniment plus simple et plus pratique pour ravitailler les malheureux chercheurs d’or et comme je ne demande rien à personne, je veux la soumettre de suite à mes contemporains.

Suivez bien mon raisonnement ; il est simple comme tout et, je dirai même, génial.

Du port de Juneau City où l’on débarque, au centre des gisements aurifères du Klondike, c’est-à— dire à la capitale même, à Dawson City, qu’il y ait de 20 à 30 jours de marche, suivant le temps, il importe peu ; il y a de 6 à 7 degrés, voilà tout, mettons sept, si vous voulez la bonne mesure, ça ne fait jamais que 175 lieues ordinaires, ce qui n’est pas la mer à boire, mais seulement la glace à sucer, en général… et à traverser !

D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue qu’il gèle au-dessous de 13 degrés centigrade dans ce satané pays, toujours du 1er  Septembre au 31 Mai, quand ce n’est pas pendant plus longtemps et qu’en Janvier 1896, par exemple, les amateurs du beau froid ont relevé 56 degrés et demi au-dessous de zéro centigrade — saluez !

Or donc, nous pouvons compter toujours pendant ces neuf mois sur une moyenne de plus de 20 degrés de froid.

C’est 1à où Je fais intervenir l’artillerie moderne ; d’abord je prends des canons à longue portée qui envoient leurs boulets gentiment à quatre lieues, soit seize kilomètres ; puis je charge, par la culasse naturellement, et je remplace les boulets d’acier par des boulets de beurre, de fromage, de graisse, de saindoux au milieu desquels j’ai enveloppé de la viande, du vin, des liqueurs qui gèlent moins à ces basses températures, et, pour éviter que mes boulets ne soient brisés en tombant, je les enferme dans une résille de fil de fer galvanisé, très propre et coquette, comme qui dirait un filet. Puis, le point d’arrivée étant bien fixé par des essais, je les fais recevoir dans de vastes toiles ad hoc, suspendues au-dessus de terre par des piquets et remplies elles-mêmes de son, de façon à ce que les boulets de beurre, graisse, etc., soient reçus très doucement. comme dans du coton et ne se brisent pas en tombant ; du reste le filet métallique est là pour l’empêcher. Comme ces matières sont moins lourdes que les boulets d’acier il est certain que je gagnerai encore de la distance.

Enfin, à côté de ces matières liquides et congelées, je ferai faire des boîtes à conserves en forme de boulet conique et j’enverrai ainsi facilement la plupart des produits de Potin. C’est clair ! comme dirait un ancien communard.

Maintenant, je divise mes 175 lieues par quatre et je trouve qu’il me faudra un peu plus de 43 stations de Juneau City à Dawson City pour ravitailler tout le Klondike, car, au fur et à mesure qu’un boulet de boustifaille tomberait ainsi dans le son, il serait réexpédié au poste suivant par le canon et ainsi de suite ; à chaque station, on le tremperait dans de l’huile de phoque glacée pour éviter le frottement et l’échauffement.

Comme vous voyez, j’ai pensé aux points les plus importants, mais ce n’est pas tout — et c’est là que je suis vraiment supérieur à Variclé, parce que j’emprunte à son projet ce qu’il a de pratique.

Suivez bien mon raisonnement, encore une fois, il est épatant.

À chaque station, j’établis un ballon captif à cinq cents mètres en l’air et je mets mon canon, solidement établi, dans la nacelle du ballon ; alors, à cette élévation, la trajectoire tombante au lieu de descendante — tout est là — j’obtiens une distance double et il ne me faut plus que 22 stations pour ravitailler le Klondike, à volonté, dans les grandes largeurs, pendant neuf mois de l’année.

Cette fois je crois que ma démonstration, tout à fait lumineuse, aura converti mes contemporains. Je ne demande rien pour moi, mais je crois qu’une société au capital de 25 millions pourrait facilement en voir la face et réaliser des bénéfices de 17 3/4 % dès la première année ; ce serait le salut pour ces malheureux chercheurs d’or.

Ah ! si, je demande quelque choses pour moi, tout de même, bien modestement : je demande le titre de bienfaiteur de l’humanité !