Pour lire en automobile/Prononciation antique/02

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II

Comment se prononçait l’u chez les égyptiens — L’ou, vieux comme le monde. — Démonstration stupéfiante

Après un long silence consacré à la contemplation quasiment religieuse des enfants, je fis un effort sur moi-même, comme si je sortais d’un rêve et, après m’être lentement agenouillé devant le sarcophage de l’une des deux petites princesses, avec des précautions infinies, je retirai la belle poupée qu’elle tenait serrée contre son cœur depuis des milliers d’années, dans ses bras de momie bien sage.

La poupée était habillée, bien conservée, avec des yeux de jade et de pierres précieuses, remplaçant l’émail.

Tout à coup mes yeux fureteurs furent attirés par deux petites cordelettes qui pendaient entre ses jambes et j’eus la subite vision que je me trouvais en face d’une poupée Égyptienne qui était machinée pour fermer les yeux à volonté ou pour parler.

J’examinai les yeux attentivement, les yeux étaient fixes, mais de grosses gouttes de sueur tombèrent de mon front sur son visage impassible et, secouant la poussière plusieurs fois millénaire, parurent lui rendre la vie qu’elle n’avait jamais eue, avec je ne sais quel énigmatique sourire.

Il n’y avait plus à douter, je devais bien me trouver en face d’une poupée parlante du temps des Pharaons et je l’avoue, j’entendais moi-même le tictac de mon cœur, tant était de plus en plus poignante mon émotion grandissante.

Enfin je tirai lentement sur une des cordelettes qui paraissaient solides, mais réduites un peu en amadou par le temps, elle se cassa dans ma main ; je fis un nœud, elle se cassa de nouveau.

M’étant relevé, je restai longtemps avec la poupée entre les mains, laissant couler mes larmes cette fois, des larmes de sang et de désespoir.

Mes hommes atterrés, n’osaient dire mot. Enfin l’excès même du désespoir provoqua une réaction salutaire ; j’eus honte de mon mouvement de défaillance et m’asseyant sur un bloc de porphyre qui séparait les sarcophages, je me mis à déshabiller lentement la poupée. Ô prodige, les étoffes ne tombaient pas encore en charpie, de sorte qu’après lui avoir retiré sa robe et un large pantalon bouffant, tel que les portent encore les femmes arabes, à l’heure présente, je découvris intacts, en haut, entre les jambes, deux petits crochets métalliques, — en airain ou en laiton probablement, qui devaient retenir les deux cordelettes.

Plus prompt que la parole, je déposai ma poupée entre les bras de sa petite maman et saisissant le pan du burnou d’un de mes fellahs, je coupai une longue bande avec mon couteau dans le sens de l’étoffe.

Je défis fébrilement la trame et je retressai solidement deux fois, trois fils ensemble, pour avoir deux ficelles improvisées que j’attachai aux deux petits crochets.

Mon impatience était extrême : et, chose étrange, mystère du cœur humain, au lieu de tirer tout de suite la ficelle, je rhabillai avec les mêmes précautions la poupée ; agir autrement m’eût semblé tout à la fois un viol et une profanation !

Je l’ai déjà dit, les milieux, les circonstances et les contacts élèvent et développent parfois tout à coup l’intelligence, les qualités cachées des individus.

Il n’y a pas à dire, les hommes primitifs et frustes qui m’entouraient étaient vivement intéressés, empoignés, presqu’aussi émotionnés que moi, si possible.

Enfin je tirai lentement une ficelle et, ô miracle, la poupée parla et j’entendis ou crus entendre en vieil égyptien : iri haru nofir — ce qui mot à mot veut dire : iri fois, haru jour, nofir bon, mais ce qui voulait dire en réalité : donne-toi du bon temps et pouvait correspondre à notre bonjour. Mais je tirai plus lentement une seconde fois et prévenu, j’entendis distinctement : iri harou nofir.

Comment, quoi, l’U se prononçait déjà OU, en diphthongue chez les Égyptiens du temps des Pharaons ! Mais alors, avec ce témoin palpable, sinon vivant, je tenais donc la démonstration de la plus grande découverte philologique des temps modernes !

J’eus un éblouissement, je l’avoue et je portai vivement ma gourde d’eau-de-vie à mes lèvres pour éviter de me trouver mal, sous le coup de la commotion.

Avec une anxiété facile à comprendre, je tirai la seconde ficelle et la poupée me répondit clairement : Anougît harou-k — Au lieu de Anugît haru—k. Là il y avait un h dur dans le mot harou, ce qui signifie vraisemblablement, mot à mot : Anougît frotter, harou-k face de toi et semble correspondre à un procédé de salut primitif et qui n’était plus en usage, du moins couramment, dans l’Égypte primitive. Le mécanicien-constructeur de la poupée avait donc voulu faire quelque chose d’archaïque, déjà de son temps on avait trouvé cette forme de salut, facile à rendre et à imiter. Pour moi, je ne voyais qu’une chose, c’est que, pour la seconde fois, la poupée me révélait nettement que l’U se prononçait OU chez les Égyptiens, ce dont je n’avais jamais douté d’ailleurs, pour mon compte. Mais enfin, cette fois, j’en tenais donc une preuve matérielle et indiscutable.

Pour ne pas allonger outre mesure ce récit, je dirai que j’eus les mêmes difficultés et les mêmes émotions avec la poupée de la seconde petite princesse momifiée du second sarcophage, mais que je parvins à les surmonter avec autant de bonheur.

Seulement cette fois, un de mes compagnons, subjugué par l’intérêt passionnant de cette découverte que, confusément, il sentait capitale et qui était Hadj, comme tous les arabes qui ont été à la Mecque, défit lui-même un morceau de la corde de poils de chameau qui ceignait son turban, autour de sa tête, ce qui simplifia singulièrement ma besogne.

Lorsque je tirai la première cordelette ainsi reconstituée, la seconde dit : Ia atfou-i rempit nofrit — soit papa, ô mon père, si l’on aime mieux, et non pas Ia atfu-i et lorsque je tirai la seconde cordelette de poils de chameau elle me répondit : Ia maouit-i — maman, Ô ma mère, de Ia mault-i ou mui. Là encore c’était clair et probant, la lettre U était bien remplacée par la dipthongue OU. J’étais définitivement éclairé et c’est ainsi que, par le plus heureux des hasards, je venais d’avoir le bonheur de fixer définitivement un point de philologie qui séparait les linguistes en deux camps depuis des siècles.

Comme j’étais édifié, je refermai avec soin les sarcophages, après avoir remis les deux poupées, révélatrices sans le savoir, des mystères de la prononciation à travers l’humanité, dans les bras de leurs petites princesses et maîtresses, couchées là depuis des milliers d’années dans leur éternel sommeil hiératique et nous sortîmes tous de la grande pyramide, perdus, chacun de son côté, dans un abîme de réflexions, car, sans avoir compris la partie scientifique de ma découverte, tous mes hommes avaient été très frappés, très émus par la grandeur vraiment tragique de cette scène inoubliable.

Peu de temps après je m’empressai d’en dresser un rapport en double exemplaire que je remis au Khédive par l’entremise de mon cousin, ainsi qu’à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres.

Mais, n’est-ce pas, comme le hasard joue un grand rôle dans la vie ! et c’est pourquoi j’ai tenu à conter ici, simplement et sans phrases, les diverses et parfois empoignantes péripéties de cette découverte capitale au point de vue de la philologie comparée…[1]

  1. Plus tard, je devais encore trouver dans un autre sarcophage une poupée parlante, mais en hébreu, ce qui prouve qu’elle ne remontait qu’au temps de la captivité.

    En tirant la première ficelle, elle disait : Baroukh attaבָּרוּך אָתּהsois béni ! au lieu de Barukh atta et en tirant la seconde cordelette, prononçait : Adounaï Imma khemיְהוָה עִמָּכֶםDieu avec vous, et non pas Adonaï Imma khem, ce qui est venu corroborer victorieusement ma première découverte et démontrer, une fois de plus, que les hébreux, comme les Égyptiens, prononçaient toujours OU et ne connaissaient pas l’U. Dès lors, il était naturel que le grec, le latin, le sanscrit et toutes les langues dites Indo-européennes à tort et qui descendent mot à mot de la langue hébraïque, ne connaissent pas l’U, comme mon père et moi l’avions toujours soutenu, avant l’heureuse démonstration matérielle que je suis enfin arrivé à en faire, comme on vient de le voir.